Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 5-8).

EN SENTINELLE




Pantin, octobre 1870 (Siège de Paris).


Il est minuit : le temps est calme et le ciel clair.
Je suis en faction sur le chemin de fer,
Seul, la main au fusil, l’œil perdu dans l’espace.
J’entends auprès de moi, comme un soupir qui passe,
Un grand vent secouant les arbustes chétifs.
La lune, se montrant par instants fugitifs
À travers les flots blancs que forment les nuages,
Sur les champs dévastés verse de clairs mirages ;
À droite, noir géant silencieux, le fort
Veille, et Paris, couché sous l’horizon, s’endort.

Oh ! qu’il est doux alors de laisser la pensée

S’envoler au hasard de son aile lassée !
Dans ces moments trop courts, qu'il est doux de revoir,
À la pâle clarté de la lampe du soir,
Près du foyer paisible où la flamme pétille,
Cette moitié de vous qu’on nomme : la famille…
Que le nom de l’absent est souvent prononcé !
Comme on parle de lui ! Lorsque le vent glacé
Vient tristement pleurer le long de la fenêtre,
On se dit l’un à l’autre : « Où donc peut-il bien être ?
« Dort-il ? Est-il debout ? A-t-il froid ? A-t-il faim ? »
Et c’est un long souci qui jamais ne prend fin…



Tel était le tableau qui me venait à l’âme.
J’oubliais tout : le sang, et le fer, et la flamme,
Et l’ennemi vainqueur, et la guerre, et l’effort
De la France envahie, et le deuil, et la mort.
J’en étais revenu, porté par ma pensée,

Aux tranquilles moments d’une époque passée,
Moments sans prix jadis, tant pleurés aujourd’hui…
Tout à coup sur ma droite un vif éclair a lui.
Dix secondes après, retentissant, sauvage,
Le son arrive à moi ; puis, traçant son sillage
Avec un bruit semblable au râle prolongé
Du fer rouge dans l’eau subitement plongé,
L’obus part, tombe, éclate, et puis rien… Le silence
De nouveau sur les champs plane lugubre, immense ;
Rien n’a changé ; la lune au profil chagriné
Semble toujours glisser dans le ciel moutonné,
Argentant les champs noirs semés de maisons blanches ;
Un vent capricieux vient agiter les branches ;
Et peut-être à l’instant, frappés dans leur sommeil,
Quelques hommes demain n’auront pas de réveil !…



Ô toi, dont le rayon vaporeux me caresse,
Toi dont le doux mystère est comme une promesse,

Toi qui sembles là-haut me comprendre et me voir,
Étoile, clou d’argent qui tiens le voile noir
Que ne peut soulever l’essor de ma pensée,
Ah ! dis-moi si déjà les hommes t’ont blessée ;
S’ils ont foulé ton sol de leurs pieds furieux ;
Dis-moi s’ils sont là-haut, chaste étoile des cieux ;
Si la pure auréole où ton orbite nage
Connaît l’odeur du meurtre et le cri du carnage ;
Dis-moi si, quand mes yeux s’élèvent jusqu’à toi,
C’est une terre encor qui brille devant moi…
Oh ! non, non, n’est-ce pas ? Si, comme sur la terre,
Avait passé sur toi le souffle de la guerre,
Mon regard jusqu’à toi ne serait pas monté
Et ton rayon si pur serait ensanglanté !