Le Langage et la Vie (essai)/Partie II

Atar & Carl Winter’s (p. 63-111).

DEUXIÈME PARTIE


L’ÉVOLUTION DU LANGAGE ET LA VIE

ÉVOLUTION ET PROGRÈS

Dans la première partie, j’ai essayé de montrer par quels liens indissolubles le langage est uni à la vie individuelle et sociale. Ces vues nous feront-elles comprendre aussi comment les langues évoluent ? Contribueront-elles à dissiper certaines idées erronées concernant cette évolution ? Personne ne doute plus que les langues changent d’une façon continue, et cette certitude est une grande conquête de la linguistique. Mais nous sommes encore trop portés à confondre évolution et progrès, changement et perfectionnement. Notre foi indéracinable dans le progrès nous incite à croire que le langage ne peut que se perfectionner ou décliner. Si nous abordons cette question, ce n’est pas qu’elle soit très importante en elle-même, mais elle nous permettra de serrer de plus près les caractères du langage naturel que notre étude précédente a fait ressortir.

Demandons-nous donc successivement pourquoi nous confondons le progrès des langues avec leur évolution, ce qu’il faut entendre par progrès linguistique, enfin, si l’on a des indices certains d’un semblable progrès, soit dans les langues étudiées séparément, soit dans le langage humain pris en bloc. Je ne prétends pas embrasser dans toute son ampleur un sujet qui exigerait une érudition supérieure peut-être aux forces humaines ; mon seul but est de dénoncer des préjugés et de dissiper des malentendus qui perpétuent certaines erreurs de méthode dans l’étude du langage.

La faute en est au subjectivisme que nous apportons à l’examen de ces questions. Ce qui nous empêche de juger impartialement le progrès linguistique, c’est que le progrès est une croyance avant d’être une réalité. La foi dans le progrès est une nécessité vitale ; l’idée de transformation pure et simple nous répugne ; rien de plus décourageant pour l’esprit humain que la doctrine du πάντα ῥεῖ. Il nous est difficile de constater qu’une chose change sans mêler un peu de nous à l’idée de ce changement. C’est que nous ne voyons guère la réalité telle qu’elle est ; elle nous apparaît en fonction de nous-mêmes ; nous lui attribuons des valeurs ; changement signifie pour nous progrès ou régression. Ce n’est pas tout : le progrès étant un besoin de notre nature, non seulement nous le supposons là où il n’existe pas, mais, quand il existe, nous le généralisons ; de là cette erreur que nous retrouverons dans la question du progrès linguistique : nous imaginons qu’il y a progrès ou recul dans la totalité de l’objet considéré, alors qu’il peut y avoir avance sur certains points et régression sur d’autres.

Le langage n’échappe pas à ces diverses interprétations erronées, et c’est surtout notre langue maternelle que nous jugeons subjectivement. Elle fait partie de nous-mêmes ; expression de notre vie, de notre personnalité, elle ne peut se modifier sans que nous attachions un sens à ce changement. Chose bizarre : dans une communauté linguistique, bien peu d’individus se rendent compte de l’évolution de la langue, puisqu’elle se fait, nous l’avons dit, inconsciemment et collectivement ; et pourtant presque tous croient que les destinées de cette langue dépendent de la volonté humaine, qui peut la perfectionner ou la corrompre. Nous croyons à la perfectibilité de la langue maternelle comme nous croyons à sa supériorité sur les autres idiomes. Peut-être, en discutant cette seconde croyance, verrons-nous mieux la valeur à accorder à la première.

En fait, quand nous comparons deux langues, nous avons peine à nous dire simplement qu’elles présentent entre elles des différences et que ces différences reflètent des mentalités diverses. Là encore nous introduisons dans l’examen des notions de valeur. Pour la plupart des gens, les langues sont, a priori, supérieures les unes aux autres, sous le rapport de l’harmonie, de l’expression, de la clarté, de la logique, etc. Mais ces critères sont subjectifs ; c’est notre langue maternelle que nous prenons pour norme ; comment ne pas lui donner la préférence, au moins inconsciemment, puisqu’elle est un peu nous-mêmes et inséparable de notre vie ?

Ce qui nous frappe surtout dans un idiome étranger, c’est son système phonique, la nature de ses sons, le vêtement musical des mots. C’est là que notre subjectivisme s’étale ; un « accent » étranger plaît ou déplaît dans la mesure où il s’harmonise avec le nôtre. Le Russe chante en parlant : cela paraît bizarre à ceux dont la langue n’a pas d’accent de hauteur ; les Français ont peine à digérer les sons gutturaux de l’allemand (Ach ! Komm !) ; nous nous moquons de la diphtongaison des voyelles anglaises, qui nous font penser à des miaulements (Why and how have I bound my mule ?) ; le nasillement des Yankees nous agace, et ainsi de suite.

Mais voici qui est plus curieux : le son fricatif de ach ! nous choque chez les Allemands et nous charme chez les Espagnols ; pourquoi ? Nous touchons là à un préjugé autrement grave et bien plus tenace ; il consiste à juger une langue d’après le peuple qui la parle, et ce peuple lui-même, cela va sans dire, nous le jugeons sommairement d’après un petit nombre de principes populaires et conventionnels. Les sons gutturaux de l’allemand nous rappellent la « rudesse germanique » ; l’accent marseillais ne ferait pas rire si, en l’entendant, nous ne pensions à quelque galéjade. Que dire des jugements analogues portés sur des langues disparues ! On croit fort et ferme à l’harmonie du grec ancien, qui a pourtant connu les affriquées gutturales du suisse allemand ; les Hellènes actuels aimeraient mieux parler le turc que le grec prononcé à la Périclès. Beaucoup de langues sauvages nous paraissent telles parce qu’elles sont parlées… par des sauvages ; et les sauvages nous paraissent tels, Montaigne l’a déjà dit, parce qu’ils ne portent pas de hauts de chausses.

Il en est de même des formes d’expression : nous avons peine à nous figurer que des gens puissent rendre normalement leurs pensées par des procédés très différents des nôtres. Que dirions-nous d’une langue où l’on pourrait entendre des phrases telles que : Moi malade, Maître pas gentil, Chien bonne bête ? Nous traiterions cette langue d’idiome barbare, de « petit nègre » ; mais il se trouve que c’est aussi d’excellent russe, et le russe passe pour être une langue de civilisation.

Pour échapper à ce subjectivisme, il faudrait posséder une norme ; peut-être en aurions-nous une si nous savions ce que c’est que le progrès.

Qu’est-ce que le progrès ? Pour les uns, c’est l’amélioration des conditions matérielles de l’existence, le développement de la technique ; c’est la machine à vapeur, le télégraphe, l’aéroplane, la mitrailleuse à tir rapide. Pour d’autres le progrès réside dans le développement des cerveaux et des cœurs à travers les générations, dans une vie plus complète, plus profonde, dans l’harmonie sociale des désirs et des croyances. Pour d’autres, c’est simplement plus de bonheur. Quelle commune mesure y a-t-il entre ces diverses conceptions ? Qui pourrait prouver que plus de bien-être rend meilleur, que la civilisation, en accroissant nos besoins et en exaspérant notre sensibilité, nous rapproche d’une humanité idéale ?

En matière de langage aussi il y a un progrès matériel et un progrès idéal. Une langue peut acquérir des mots nouveaux pour exprimer les formes nouvelles de la civilisation et de la pensée, notamment celles qui lui viennent du dehors ; cet enrichissement superficiel est-il un progrès réel, intérieur ? Le chinois s’est-il perfectionné parce qu’il a appris à désigner un canon, un dirigeable, un député ? S’agit-il même de changement proprement dit ? Il semble qu’il n’y en ait que lorsque le système grammatical est modifié, lorsqu’il s’enrichit d’une forme nouvelle, telle que l’article, ou lorsque l’ordre des mots dans la phrase, libre jusqu’alors, devient fixe, et ce changement ne peut être appelé progrès que lorsqu’on a des raisons valables de juger le nouvel état supérieur à l’ancien ; voilà le progrès idéal ; mais est-il vraiment jamais possible ? D’après quel critère le juger dans chaque cas ? Ce critère sera-t-il littéraire, logique, social ?

On entend dire couramment que les auteurs de la Renaissance ont enrichi le français, que les classiques du xviie siècle, en l’épurant, lui ont donné plus de clarté et de précision, que le romantisme l’a affranchi, en lui permettant d’exprimer toutes les nuances de l’émotion. Comme si tout cela pouvait s’appliquer au français en tant que système linguistique ! Inutile de dire qu’il s’agit, non d’une comparaison, mais d’une confusion entre la langue parlée et la langue littéraire. C’est pourtant un funeste préjugé de croire qu’une langue est en progrès parce que sa littérature est prospère ; tout au plus pourrait-on dire que le perfectionnement de la langue et l’abondance des chefs-d’œuvre littéraires sont deux manifestations indépendantes d’un même fait, le haut degré de civilisation atteint par un groupe social ; mais il serait téméraire d’affirmer que l’une ne peut se produire sans l’autre.

Bref, le langage ne poursuivant pas d’idéal esthétique (v. p. 48), le critère cherché dans la production littéraire est sans valeur.

PROGRÈS LOGIQUE ET NÉCESSITÉS DE L’EXPRESSION

Le langage, avons-nous vu, ne poursuit pas davantage un idéal logique ; on a lu (p. 36) ce qu’il faut penser de la logique du langage ; si le progrès devait se faire dans ce sens, les langues internationales telles que l’espéranto et l’ido seraient un avant-goût de ce que sera une langue parfaite ; mais aucun idiome ne s’achemine vers ce type linguistique. Quiconque se rend compte des nécessités imposées au langage par les sentiments et l’action comprend combien un pareil idéal est chimérique. Il n’est pourtant pas inutile d’entrer dans quelques détails à ce sujet.

La première condition que la logique pose au langage, c’est d’être clair et d’éviter l’ambiguïté ; pour cela, il faut, autant que possible, que chaque signe n’ait qu’une valeur et que chaque valeur ne soit représentée que par un signe ; qu’un mot, par exemple, n’ait qu’un sens, et que chaque idée n’ait qu’un mot pour la représenter ; que les préfixes et les suffixes aient chacun une fonction bien vivante et une seule ; qu’il en soit de même des signes grammaticaux, désinences, pronoms, particules, etc. C’est le principe d’univocité. Il ne s’agit pas là positivement d’une chimère ; les langues internationales sont basées là-dessus : preuve indirecte que les langues ordinaires ne s’en rapprochent pas assez. Une langue satisferait aux besoins intellectuels de la pensée si elle tendait au moins habituellement dans cette direction ; mais c’est l’exception plutôt que la règle. Comment en serait-il autrement ? Le langage est une construction qui se fait et se défait sans cesse, et les survivances du passé font la plupart du temps double emploi avec les créations nouvelles.

On peut objecter que, en dehors des langues internationales, la langue scientifique cherche à se conformer au principe d’univocité. Mais c’est précisément ce qui l’éloigne du langage de la vie. Les sciences naturelles ont des noms pour toutes les bêtes de la création ; le style d’une démonstration mathématique est entièrement logique ; mais les noms que forge la science sont ou bien inintelligibles pour le vulgaire, tant les choses désignées sont spéciales (ischiocèle, lipôme, etc.), ou bien, pour entrer dans le langage ordinaire, ils doivent s’adapter à lui en perdant quelque chose de leur sens définitionnel et en s’affectivant (voyez, par exemple, ce que le langage courant a fait des mots philosophie, idéalisme, casuistique, métaphysique, etc.). Construisez vos phrases en parlant comme si vous démontriez un théorème de géométrie : on rira ou on bâillera.

Dans le langage journalier, il n’est pas un mot qui n’ait plusieurs sens et ne prête à la confusion ; on ne sait jamais exactement ce que c’est qu’une table, puisqu’il y a des tables à écrire, des tables de logarithmes, etc. ; une colonne (colonne de temple, de journal, etc.), un ouvrage (ouvrage manuel, en dix volumes, etc.), jouer (du piano, aux cartes), relier (un livre, deux objets), essuyer (un meuble, une tempête), et ainsi de suite.

Bien que dans la pratique les confusions soient évitées grâce au contexte et à la situation, le vocabulaire suffit à montrer que le langage ne progresse pas dans le sens de la clarté logique.

Et la pluralité des fonctions grammaticales ? Voilà qui est beaucoup plus grave. Il semble par exemple que la distinction entre le singulier et le pluriel soit une notion de tout repos (un chien, des chiens). Mais dès que l’on dit : Le chien est l’ami de l’homme, nous voilà désorientés ; n’y aurait-il qu’un chien dans toute la création ? Notre esprit partage le temps en trois tranches : le passé, le présent, l’avenir ; les temps de nos verbes semblent refléter cette distinction. Mais prenons le présent du verbe arriver : dans J’arrive maintenant, il s’agit bien du temps présent, mais dans J’arrive à l’instant, on parle au passé (= Je viens d’arriver) à moins que ce ne soit au futur (= Je vais arriver) ; c’est le passé que désigne le présent historique (Hier soir j’arrive, je frappe à la porte, personne ne répond, etc.). Dans une dépêche : J’arrive demain se rapporte à l’avenir ; sans compter que, quand on dit : Le Rhône coule à Genève, on donne à entendre qu’il coule, a coulé et coulera. C’est un dédale, mais un dédale où nous nous retrouvons fort bien ; seulement ce n’est pas la logique qui est notre fil d’Ariane.

L’observation la plus superficielle montre qu’il n’y a pas là une anomalie, mais un phénomène constant. L’histoire de quelques faits nous apprendra que les nécessités de l’expression, c’est-à-dire de la vie, sont plus impérieuses que celles de la logique ; l’expression évite la notation exacte des faits et pousse à des créations incessantes ; en effet rien ne s’use autant que ce qui est expressif ; de là l’obligation de toujours innover. Nous avons vu (p. 26) qu’il est impossible d’extérioriser un sentiment et d’agir par le langage sans déformer les idées ; rappelons l’exagération (On ne voit que lui.On n’arrive pas plus à propos), l’expression par le contraire (Vous voilà dans un joli état) et surtout la métaphore, dont la langue fait une consommation fantastique (p. ex. pour pleurer : verser, répandre des larmes, remplacé littérairement par : verser un ruisseau, un torrent de larmes, fondre en larmes, dans la langue familière par : pleurer comme une fontaine, et en argot par : pisser de l’œil, gicler des mirettes). Les images restent les mêmes, les expressions changent : la sagacité a désigné d’abord l’odorat du chien de chasse ; maintenant que cette figure est morte, on dit d’un homme perspicace qu’il a du flair ou du nez. Depuis longtemps ennuyer ne suffit plus à la langue populaire ; embêter est déjà à moitié inexpressif ; il a fallu créer successivement assommer, scier, canuler, raser, barber, tenir la jambe, sans compter les locutions qu’on ne peut imprimer.

La pensée pure peut faire progresser le langage dans le sens intellectuel ; la science et la philosophie déteignent sur lui ; le livre et le journal, répandus à profusion, font pénétrer jusque dans la masse la langue écrite, plus réfléchie, plus logique que la langue parlée ; mais pour que celle-ci subît entièrement ces influences, il faudrait qu’elle renonçât à exprimer la vie.

L’histoire des mots les plus simples montre combien cela est impossible. Le latin caput avait pénétré en ancien français sous la forme chef ; mais, dès le latin vulgaire, il avait un redoutable concurrent dans testa (proprement « pot ») ; tête a fini par supplanter chef ; mais à son tour il vieillit ; il n’est plus expressif ; il ne suffit plus quand il s’agit de parler de la tête familièrement, comiquement, injurieusement. Le peuple recourt à des mots tels que bille, boule, caboche, citron, citrouille, ciboulot ; tous guettent la succession de tête ; lequel y parviendra ? On ne peut encore le dire ; mais quand ce sera fait, le même petit jeu recommencera. Une impression très nette ressort de l’histoire de la plupart des mots usuels : ils n’ont pas été créés avant tout pour désigner les choses simplement et clairement.

Donner aux objets des noms exacts et non équivoques, c’est le propre de la science, de la technique, non du langage courant ; aussi, rien de plus curieux que les transformations subies par les termes scientifiques quand ils passent dans l’usage journalier pour exprimer des choses de la vie réelle.

D’abord la langue commune cherche à les digérer ; si elle n’y arrive pas, elle les repousse, ou bien elle les garde pour s’en amuser et les tourner en ridicule. « Votre fille, dit Sganarelle, est muette parce qu’elle a perdu l’usage de la parole, et la cause en est l’empêchement de l’action de la langue… causé par de certaines humeurs qu’entre nous autres savants nous appelons humeurs peccantes, d’autant que les vapeurs formées par les exhalaisons des influences qui s’élèvent dans la région des maladies… ont une certaine malignité causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme… ossabundus, néquies, etc. » C’est ainsi qu’un grand nombre de mots ont passé dans la langue avec des nuances comiques ou péjoratives (p. ex. énergumène, élucubration, pérorer, sophistiquer, etc.).

Quand le parler ordinaire ne peut se passer de mots rébarbatifs appliqués à des choses devenues usuelles, il les taille à sa mesure, les tronque, les décapite ; un mot trop long ne saurait être d’un usage régulier ; aussi ces mutilations, quoi qu’en disent les puristes, paraissent aussitôt naturelles : automobile, vélocipède, chemin de fer métropolitain deviennent auto, vélo, métro ; on dit la R. P. pour la représentation proportionnelle, et l’on est erpéiste ou anti-erpéiste.

Le plus souvent les mots savants, ainsi que les choses auxquelles ils correspondent passent dans l’usage grâce aux impressions qui s’en dégagent, plus que par leur sens exact ; en désignant d’une façon imprévue des idées banales, ils servent les besoins de l’expression. Ainsi les adjectifs infini, illimité, incommensurable, colossal, monumental, microscopique, imperceptible, impondérable, infinitésimal sont devenus à peu près usuels ; mais pour cela ils ont dû dépouiller leurs sens compliqués et prendre celui de « très grand » ou « très petit », et la langue les a adoptés pour rendre ces idées incolores avec des nuances plus affectives et plus expressives.

Cette transformation est la rançon du passage d’un terme technique dans la langue parlée ; elle est bien caractéristique de la nature de l’une et l’autre forme d’expression : la science vise à nommer sans équivoque des choses précises, sans immixtion de jugement subjectif ou de sentiment ; la langue courante renverse les termes : elle veut des mots représentant des idées simples, faciles à manier, mais elle y ajoute sans cesse des valeurs subjectives et affectives. On retrouvera aisément ce double caractère (simplicité de l’idée et valeurs ajoutées) dans l’emploi figuré des mots suivants : le prisme de l’imagination, un embryon de système, un zèle apostolique, perdre son centre de gravité. Il n’est pas jusqu’aux éléments formatifs qui ne suivent ce mouvement : archi- et ultra- sont des préfixes d’origine et de formation savantes ; voyez ce qu’ils sont devenus dans archicomble, archifou, archimillionnaire, ultradécolleté, ultrarepu, sans compter les ultras de la Restauration

Toutes ces expressions s’useront à leur tour, comme chef et tête ; il faudra les remplacer, aux dépens de la logique et du bon sens, pour satisfaire les besoins tyranniques de la vie et de l’action. Ainsi ultra- se décolorera comme très dans très heureux, qui produisait autrefois le même effet (très vient du lat. trans, synonyme de ultra « au-delà »).

Ce que nous disons des mots savants s’applique naturellement à tous les termes désignant des choses distantes de la vie journalière, termes mythologiques (cf. regagner ses pénates), mots rappelant des faits relatifs à des civilisations disparues (des agapes fraternelles, les célestes phalanges).

La syntaxe, elle aussi, ne cesse de s’enrichir de formes affectives qui s’intellectualisent ensuite. Une phrase prédicative comme : Ce tableau est très beau ne suffit plus pour marquer l’intensité de l’admiration (voir plus haut ce qui a été dit de très) ; les variantes exagératives extrêmement, excessivement beau, admirable, incomparable, merveilleux ne concernent que le vocabulaire ; mais dire qu’un tableau est un chef-d’œuvre, une merveille, c’est déjà entamer la grammaire logique, car l’idée prédicative est rendue illogiquement par un substantif. Que dire du renversement de l’ordre sujet-prédicat, obligatoire dans les jugements logiques : Il est admirable, ce tableau ! et de la suppression de la copule, signe naturel de ces jugements : Quelle merveille, ce tableau ! Est-ce beau, ce tableau ! La belle chose que ce tableau ! Or rien n’empêche que ces tournures ne deviennent, avec le temps, des types de phrases purement intellectuels ; c’est ce qui est arrivé p. ex. à la forme c’est… qui, c’est… que (C’est moi qui ai fait cela) ; elle a été fortement expressive à l’origine, elle a fini par ne plus marquer qu’une distinction logique. Mais voici que, sous la poussée affective, ce tour redevient expressif, avec un autre sens et une autre intonation ; on entend déjà dire familièrement : C’est ce tableau qui est beau ! au lieu de « Il est très beau ». Preuve évidente que les formes de syntaxe, comme les mots, doivent servir, dans le langage naturel, à l’expression affective des idées, et que, intellectualisées par le temps et l’usage, ne suffisant plus à leur fonction véritable, elles sont remplacées par d’autres, que le langage met au service de la vie.

TENDANCE ANALYTIQUE ET TENDANCE EXPRESSIVE

On considère généralement comme un critère du progrès linguistique la tendance générale des langues à devenir analytiques ; en effet, comme on va le voir, cette tendance est une application du principe d’univocité décrit plus haut (p. 73) ; mais il ne sera pas difficile de voir qu’au cours de l’évolution cette tendance analytique est constamment contrariée par la tendance expressive.

Sans doute, toute compréhension repose sur l’analyse ; chacune de nos pensées est comme une fusée qui jaillit d’un seul élan des ténèbres de l’intuition et s’éparpille en étincelles lumineuses ; ces étincelles sont les éléments séparables de la pensée et les éléments de la phrase ; les cendres sont les mots et les signes grammaticaux catalogués dans les dictionnaires et les grammaires. Cette analyse peut devenir habituelle et obligatoire pour les sujets parlants, et plus elle l’est, plus la langue satisfait aux besoins de la compréhension ; les langues qui se rapprochent le plus de cet idéal sont appelées langues analytiques.

Disons d’abord que cette dénomination est ambiguë. En donnant une importance exagérée aux mots découpés par l’écriture, on est porté à croire que la tendance analytique ne se réalise pleinement que lorsque chaque mot ou chaque signe forme un élément libre ; or la division des mots par l’écriture n’est pas essentielle dans cette question ; elle est souvent un trompe-l’œil qui fait croire à un progrès linguistique dans bien des cas où une tendance opposée est en jeu. On prétend par exemple que le latin est plus synthétique parce qu’il est flexionnel, et le français plus analytique, parce qu’il indique les rapports grammaticaux par des particules « indépendantes » ; on croit que corpus hominis est plus synthétique que le corps de l’homme (à cause de la particule de, soi-disant distincte du substantif homme) ; c’est une idée erronée, et, en tout cas, la distinction n’est pas une marque de l’intellectualité plus ou moins grande de l’expression. L’essentiel est que chaque idée et chaque aspect de l’idée aient leurs symboles distincts. Or dans hominis le symbole-relation du génitif (-is) et le symbole-idée (homo) sont tout aussi distincts que dans le français de l’homme ; la façon dont le symbole grammatical (-is, de) est mis en relation avec le symbole lexicologique (homo, homme) importe fort peu pour la clarté. Les futurs lat. amabo et français j’aimerai sont tout aussi analytiques que l’anglais I shall love ; dans tous, les éléments de l’idée sont également séparables ; c’est aussi bien le cas pour lat. -bo que pour franç. -rai et angl. I shall ; seule la superstition du mot isolé par l’écriture conventionnelle peut fausser la vue de cette identité (cf. encore fr. je chante et lat. canto, où fr. je : fr. chantelat. -o : lat. cant-).

Reprenons maintenant la question du futur pour montrer que la répartition d’une idée en mots distincts peut provenir de tout autre chose que la tendance à l’analyse. Soit le futur latin intrabo, où la notion de futur est marquée d’une façon analytique et intellectuelle bo (intra + bo). Le latin vulgaire remplace cette forme par intrare habeo. C’est ce genre de formes que l’on a l’habitude d’appeler analytique : à tort ; car, lors de sa création, le type de futur en habeo a voulu rompre avec la forme purement intellectuelle et exprimer un élément subjectif impliqué dans l’idée de futur (devoir, obligation, nécessité). À ce moment habeo n’a pas eu la valeur d’un pur signe indiquant l’avenir ; c’était un mot distinct, significatif, à sens concret (intrare habeo = à peu près « il me faut entrer »). Autre point important : au moment de sa création, habeo a eu sans doute plusieurs concurrents ; car c’est le propre des créations expressives d’être diverses (voyez plus haut ce qui a été dit du mot tête) ; il a donc fallu qu’il élimine peu à peu les autres formes (peut-être debeo, volo, convenit, etc.). Alors seulement il a pu être identifié avec la notion intellectuelle du futur ; il a graduellement fait corps avec l’infinitif précédent et a été compris comme un signe pur et simple de ce temps. Agglutiné au radical, il conserve son autonomie psychologique et grammaticale, et se prête à toutes les combinaisons possibles du même type. Tel est le propre des signes grammaticaux purs ; car si l’agglutination est complète pour le sens, on sait que le résultat est un mot sans vertu créatrice (comparez : pleurer de rage, où de a une valeur grammaticale, avec : tout de suite, où de est fondu dans le complexus, mot pur et simple dont rien ne peut être détaché et reproduit analogiquement).

La transformation de habeo en outil grammatical est consommée dans la forme entièrement suffixale du futur français en -ai (j’entrerai) ; c’est là qu’il faut chercher le point d’aboutissement de l’effort intellectuel et analytique, nullement dans la création intrare habeo. (À remarquer seulement que, pour la conscience linguistique actuelle, le signe du futur est -rai et non plus -ai).

Mais voici qu’à son tour ce futur est battu en brèche ; il est insuffisant pour les besoins de l’expression affective, et plusieurs formes périphrastiques aspirent à lui succéder (je vais entrer, je veux entrer, et, provincialement : il veut pleuvoir ; il doit venir à cinq heures, j’ai à vous parler, etc.) ; aucune n’a triomphé définitivement. Si c’est l’auxiliaire vouloir qui devient plus tard le symbole du futur, il passera sans doute par les étapes qu’a franchies le futur du grec moderne : de ὑπάξω on a passé à θέλω ἵνα ὑπάγω, et, par condensation successive, cette forme est devenue θένα πάω, θα πάω, où θα n’est plus qu’un préfixe. Dans tous les cas, les formes habeo, je veux, θέλω sont des produits de la pensée émotive et active, nullement de la pensée intellectuelle et analytique. Les formes périphrastiques du futur proviennent d’une conception subjective de l’avenir, que nous imaginons surtout comme la portion du temps réservée à nos désirs, nos craintes, nos résolutions et nos devoirs. Ainsi, contrairement à la doctrine traditionnelle, intrabo et j’entrerai semblent plus intellectuels que intrare habeo et je veux entrer.

L’histoire des adverbes français en -ment est exactement parallèle. Le latin offre des adverbes de manière en -e (clare) et en -ter (fortiter), sans valeur expressive. Les besoins de la vie et de l’action font surgir, à côté du type normal, des adverbes à valeur concrète (clara mente, forti animo, passibus æquis, etc.) ; par leur nombre et leur vivacité, ils battent en brèche les adverbes réguliers et les font peu à peu oublier ; mais la diversité des formations est un principe de désordre ; les besoins de la compréhension reprennent leurs droits. En latin vulgaire, mente triomphe de ses concurrents, précisément parce qu’il prend une valeur de plus en plus logique et grammaticale ; puis il devient purement suffixal dans fr. -ment (clairement, fortement). De nouveau l’expression ne se contente plus de ce moyen, elle crée des formations telles que marcher d’un pas tranquille, d’un pied rapide, parler à voix basse, crier à tue-tête, etc. De toutes ces formations, qui feront oublier l’honnête suffixe -ment, l’une triomphera de nouveau, et… tout sera à recommencer.

L’évolution apparaît dès lors sous un aspect assez différent : les langues évoluent sous l’action de deux tendances contraires : la tendance expressive, qui enrichit la pensée d’éléments concrets, produits de l’affectivité et de la subjectivité du sujet parlant, et qui reflète dans la langue ces éléments nouveaux par la création de formes, spécialement de mots ; d’autre part, la tendance intellectuelle et analytique, qui élimine les aspects de la pensée restés étrangers à l’idée pure, et diminue le volume des éléments linguistiques en faisant d’une partie d’entre eux des signes grammaticaux. La tendance expressive travaille pour le vocabulaire, et la tendance analytique pour la grammaire. Une forme linguistique évoluant à travers le temps peut être comparée à un accordéon qui tantôt se distend et tantôt se replie.

TENDANCE ANALYTIQUE ET CHANGEMENTS PHONÉTIQUES

Envisageons maintenant le cas où la tendance intellectuelle (considérée comme indice de progrès) est contrecarrée par des changements phonétiques.

On reconnaît généralement que l’article (par exemple grec ὁ ἄνθρωπος, par opposition à ἄνθρωπος) et plus encore la distinction entre l’article défini, indéfini et partitif (français le pain, un pain, du pain), sont des conquêtes de l’intelligence. Les Russes disent : Chien bon animal, Chien ami d’homme, de sorte que, en dehors d’un contexte déterminé, on ne sait pas si l’on veut parler de tous les chiens ou seulement de Turc ou de Médor, si homme désigne l’humanité tout entière ou un individu particulier. Mais remarquons, entre parenthèses, que le latin s’est fort bien passé d’article et n’en reste pas moins un modèle de langue exacte, celle où le droit a reçu sa forme classique. Les Peaux-Rouges Dakotas se sont octroyé un article défini et un indéfini, tout comme le français ; pourtant les langues américaines ne passent pas pour des idiomes idéalement logiques et analytiques. Il est curieux aussi que le français ait créé ses articles à une époque de demi-barbarie, où les fines nuances d’idées n’étaient guère à l’ordre du jour. Mais concédons le caractère logique de l’article et posons-nous une question d’un autre genre : puisque le français s’est donné un article défini et un indéfini, ces signes grammaticaux conserveront-ils leur valeur ? Les grammaires continuent à nous le faire croire, mais la réalité actuelle ne paraît pas leur donner entièrement raison. Par suite de changements phonétiques affectant les finales, l’article est employé de plus en plus à une fonction de première nécessité, mais pour laquelle il n’avait pas été créé : la distinction du singulier et du pluriel. Dans l’immense majorité des cas, le français ne peut la faire que par l’article. Par eux-mêmes, des mots tels que table, chaise, homme, femme, route, arbre, âme, etc., ne portent pas en eux la marque du nombre, car l’-s du pluriel s’est amuï et (abstraction faite, bien entendu, de l’orthographe) ne se reconnaît plus que dans quelques liaisons (hommes intelligents, femmes aimables), qui tendent à disparaître et sont par nature d’un emploi restreint. C’est donc à l’article que la langue recourt pour faire cette distinction, à laquelle il ne contribuait autrefois que par surcroît (vieux fr. la table, les tables avec s prononcés), mais qui, aujourd’hui, lui incombe entièrement (la table, les tables ; une table, des tables) ; il s’ensuit que les articles s’agglutinent de plus en plus aux substantifs (les hommes) ou aux groupes substantifs (les grands hommes). Comme il a été dit plus haut à propos du futur, il pourrait bien résulter un jour de cette agglutination un préfixe grammatical désignant le nombre. Par quoi marquera-t-on, à ce moment, les déterminations exprimées par l’article ? Sans doute, il reste la distinction entre l’homme et un homme ; mais sera-t-elle assez forte pour maintenir les articles dans leur ancien rôle ? Il en est des organes linguistiques comme des organes corporels : ils ne peuvent fournir qu’une somme déterminée de travail, et si leur effort est concentré sur une fonction nouvelle, l’ancienne fonction ne saurait plus être remplie avec la même régularité.

Or, pour l’article, cette nouvelle fonction n’est pas la seule ; voici qu’il sert à distinguer les genres, surtout l’indéfini (un ami, une amie, plus clair que l’ami, l’amie). Cette fonction, il l’a toujours eue accessoirement, comme celle de distinguer les nombres ; mais elle est devenue tout à fait absorbante depuis que les finales des mots ne marquent plus cette différence. En latin, il était possible d’assigner, par leur finale, le genre féminin aux mots qui sont devenus en français rose, femme, table, tuile, règle, eau, etc. ; la terminaison -a suffisait pour cela ; mais dès l’ancien français, par suite de confusions créées par les changements phonétiques, cette finale a cessé d’être significative (cf. rose et père) ; actuellement table, rose, etc., sont aussi peu reconnaissables comme féminins que homme, four, mur, souffle le sont comme masculins. Notez que la distinction des genres est un luxe linguistique, sans relation avec la logique ; il n’y a aucune raison pour que table soit du féminin plutôt que du masculin ; le soleil est masculin en français et féminin en allemand ; pour la lune c’est le contraire. L’anglais ne distingue pas les genres et il ne s’en porte pas plus mal ; on sait que les langues internationales abandonnent également cette distinction, jugée inutile. Et voilà à quoi servent les articles en français moderne !

Le français pourra les recréer, s’il continue à en sentir le besoin ; mais il pourra aussi en perdre l’habitude. L’arabe avait, comme lui, ses deux articles : il n’a gardé que le défini ; ce qui correspondait à l’autre (la nounification) n’a plus qu’une valeur orthographique. Si d’ailleurs le français se refait ses articles, il faudra peut-être plusieurs siècles pour cela (combien de temps n’a-t-il pas fallu pour que le lat. ille devienne l’article le !) ; n’assistons-nous pas ici, comme dans tant d’autres cas, à un véritable travail de Sisyphe, à une patiente restauration des ruines accumulées par les changements phonétiques ? Quel loisir reste-t-il à la langue pour des progrès définitifs ?

L’ÉVOLUTION SOCIALE ET LE LANGAGE

Cherchons dans une autre direction une confirmation de la thèse progressiste. Puisque le langage est au service de la vie sociale, peut-être répond-il toujours plus à un idéal social ? Peut-être trouve-t-il au moins, dans la poursuite de cet idéal, moins d’obstacles que dans l’accomplissement de sa fonction logique ?

Quelle est la fonction sociale du langage ? Sans doute, de permettre à tous les membres d’une communauté de se comprendre sur toute l’étendue du domaine linguistique. Il faut pour cela que la langue soit portée à un haut degré d’unification, et il est certain que toutes les langues civilisées tendent vers ce but.

Elles s’en rapprochent au fur et à mesure que disparaissent les particularités individuelles et dialectales ; cette disparition est d’autant plus rapide que la civilisation se développe et que la conscience sociale grandit. Alors les dialectes s’abaissent au rang de patois ; les patois eux-mêmes s’éteignent ; les innovations sont soigneusement contrôlées, les néologismes ne passent qu’à la faveur de l’assentiment tacite de la communauté. L’obéissance à une norme linguistique (parler et écrire correctement) s’étend à tous les membres du groupe ; elle est consacrée par l’action de l’école, le prestige de la littérature et des Académies.

Tous les idiomes des peuples civilisés ne sont pas, il est vrai, au même point, dans cette marche irrésistible vers l’unification : il est intéressant de comparer à cet égard le français et l’allemand.

En pays de langue française, aucun dialecte n’est plus assez vivace pour compromettre l’existence d’une langue commune ; ils ne sont presque plus que des patois, dont on recueille soigneusement les débris avant que leur disparition ne soit un fait accompli. Le résultat est que le français met en état de se comprendre des individus habitant les extrémités opposées du territoire linguistique. L’unification interne est plus profonde encore : non seulement les parlers locaux se font toujours plus rares, mais on fait la guerre aux provincialismes, les prononciations locales sont tournées en ridicule. Le vocabulaire et la syntaxe concourent, par un lent travail de nivellement (qui ne va pas sans pertes sensibles pour l’expression), à la notation exacte d’idées, d’opinions, de sentiments partagés par toute la communauté. On a pu dire avec quelque exagération que, pour avoir du style, un Français n’a qu’à écrire comme les bons auteurs français. Cette langue semblerait donc avoir atteint un degré idéal d’unification, si l’on ne tenait pas compte de facteurs de décentralisation dont nous parlerons plus bas ; vue du dehors, elle apparaît comme un merveilleux instrument d’échanges sociaux.

La position de l’allemand est loin d’être aussi favorable. Les dialectes y sont encore en pleine vie, depuis la Mer du Nord jusqu’au Gothard, non seulement dans les campagnes, mais jusqu’au cœur des villes. Quelle action exercent-ils sur la langue commune, le hochdeutsch ?

Cette langue est comme une mer où ils vont se déverser ; grâce à eux, le niveau change sans cesse, la qualité des eaux est continuellement modifiée. Ils encombrent la langue de leur vocabulaire spécial, pittoresque et bigarré ; la diversité de leurs tours grammaticaux retarde l’unification des formes et de la syntaxe, à tel point qu’il est peu d’œuvres littéraires où les particularités dialectales ne jouent aucun rôle expressif. Mais ces richesses, qui donnent tant de saveur réaliste à l’expression courante et au style des écrivains, gênent la fonction sociale du langage. L’allemand a beaucoup plus de mots qu’il ne lui en faut, et, chose plus grave, il regorge de formes grammaticales concurrentes ; de là une grande liberté dans l’usage individuel de la langue. Beaucoup s’en félicitent : en réalité c’est une entrave ; les tolérances linguistiques ne favorisent nullement la rapidité des échanges par le langage ; toute diversité suppose un choix à faire, c’est-à-dire un effort inutile ; pour être un levier social, le langage a besoin d’une discipline ; l’indépendance ne lui est pas plus utile que le luxe et le superflu. Telle est la situation actuelle de l’allemand.

Mais cette supériorité du français n’est-elle pas compromise par d’autres influences ? Allons-nous retrouver ici le jeu de bascule que l’évolution linguistique nous présente sans cesse ?

En fait, le progrès social entraîne une différenciation croissante des sous-groupes de la communauté, et cette différenciation se traduit automatiquement dans le langage.

D’abord les rapports entre individus se diversifient en s’affinant. De là toutes sortes de nuances linguistiques qui compliquent l’échange des idées et qui sont aussi illogiques que les nuances affectives dont il a été parlé dans la première partie. Rien n’est plus caractéristique sous ce rapport que les appellations. Les Romains et les Grecs tutoyaient tout le monde, même leurs magistrats, leurs empereurs et leurs dieux. Nous avons appris à distinguer les gens socialement par tu et par vous, et le jeu de cette distinction est assez compliqué : un fils vousoie son père, qui tutoie son fils, et dit vous à sa femme devant des tiers et tu dans l’intimité. Sous l’ancien régime, à une époque où la hiérarchie des classes était très accentuée, l’allemand avait quatre formes d’appellation ; on disait non seulement : Verstehst du ? et Verstehen Sie ? mais Versteht Ihr ? et Versteht Er ? Les deux premières seules ont subsisté, la troisième se perd, la dernière est morte. L’anglais, toujours pratique, n’a plus que vous et ne tutoie que Dieu.

Et encore les divers modes d’allocution ne sont-ils qu’un des innombrables exemples de différenciation sociale. Dans ces deux phrases : « Justine, mon chapeau ! » — « Lequel Madame mettra-t-elle ? », on reconnaît la maîtresse et la servante ; cette nuance n’aurait pu être rendue ni en grec ni en latin.

Le progrès de la civilisation est caractérisé aussi par une spécialisation à outrance dans tous les domaines de l’activité ; à notre époque, cette diversité est encore accrue par le développement de la liberté individuelle. Songez à la multiplicité des occupations (métiers manuels, et professions libérales, division du travail), aux associations de toute espèce, aux formes toujours plus complexes des gouvernements, de l’administration, du droit, de la législation, à l’influence grandissante de la caserne, de l’école, qui elle-même se spécialise à l’infini ; ajoutez-y le développement colossal des sciences, de la technique et des sports, sans oublier que les classes sociales subsistent avec leurs traits distinctifs, sans être aussi franchement séparées qu’à certaines époques du passé.

Or, chacun de ces centres d’activité, chacune de ces conditions crée un milieu ; qui se ressemble s’assemble ; mais, chose à bien noter, il ne s’agit plus nécessairement de groupes réels et concrets des individus ; c’est par la pensée, la forme de vie et le langage qu’ils voisinent ; les individus appartenant à un milieu spécial (p. ex. les juristes, les médecins, les sportsmen, etc.) peuvent être séparés matériellement, géographiquement ; d’autre part, des individus de milieux différents peuvent habiter et habitent d’ordinaire une même localité ; bien plus, une personne appartient le plus souvent à plusieurs milieux par sa condition sociale, sa profession, ses distractions (club, sport, etc.). Or, chaque milieu se crée sa langue propre, consistant dans une terminologie, une phraséologie conventionnelles, souvent aussi dans des formes grammaticales aberrantes. On voit dès lors le caractère de ces langues spéciales et le genre d’action qu’elles exercent sur la langue commune. Comme ces milieux particuliers se détachent sur le fond de la vie commune, leurs langues expriment non seulement ce qui est propre à telle ou telle activité, mais des choses et des actes de la vie de tous y trouvent souvent une expression nouvelle ; c’est surtout le cas pour les milieux ayant un caractère social autant que professionnel (par ex. les domestiques, les militaires, les marins, les malfaiteurs) ; il arrive donc que des choses sans relation avec ces milieux y sont désignées d’une façon particulière (par ex. celles de la vie domestique, les rapports sexuels, le mariage, la mort, etc.). De là une diversité tout à fait superflue. Ainsi la langue commerciale nous a dotés de l’expression faire faillite, et dans l’argot parisien cela s’appelle faire binelle.

En outre les langues spéciales, comme les milieux qu’elles représentent, ne sont pas séparées géographiquement comme les dialectes ; elles s’interpénètrent ; non seulement elles sont parlées par des habitants d’une même ville (les langues de milieux sont surtout les produits de la vie urbaine), mais une même personne, par le fait qu’elle appartient à plusieurs milieux à la fois, pratique à tour de rôle et au gré des circonstances, plusieurs langues spéciales. Il n’est pas étonnant que ces langues se fassent de mutuels emprunts, que la langue commune accueille à son tour ; or ces acquisitions nouvelles font le plus souvent double emploi avec des expressions déjà en usage. De là de grandes ressources pour l’expression, mais une richesse nuisible à l’unification sociale.

Ainsi, est-il bien nécessaire que le même animal ait deux noms, selon qu’il est vivant ou mort ? C’est pourtant ce qui arrive en anglais pour le bœuf, qui s’appelle ox tant qu’il est sur ses quatre pattes, et beef quand il est cuit à la broche ; et il en est de même du veau et du mouton ; cette différenciation est due à la langue des cuisiniers anglais, qui singeaient le français à force de pratiquer la cuisine française. Les veneurs allemands appellent l’oreille Löffel, Schüssel, Lauscher, Gehör, suivant le gibier dont il s’agit ; quant au mot Ohr, que tout le monde emploie, ils n’en veulent pas ; les pattes d’une bête sont nommées tout aussi diversement : Lauf, Pranke, Arm, Ständer, Fang, Ruder, Latsche.

Mais c’est surtout en généralisant leur emploi et en prenant un sens métaphorique que les mots spéciaux pénètrent abondamment dans la langue de tout le monde. C’est que le langage de la vie, nous l’avons vu à propos des termes scientifiques (p. 79), est toujours à l’affût d’expressions nouvelles, plus frappantes, plus affectives que celles que l’usage intellectualise ; il saisit au passage les mots issus des divers milieux et qui, par leur spécialité même, ont plus de relief. On sait qu’il n’y a pas que les sportsmen pour parler de match ; on dit C’est un record, comme on disait hier C’est un comble, ce qui signifie tout simplement qu’une chose est très étonnante ; on s’entraîne pour un examen, un rescapé n’est plus nécessairement un mineur ; un pays est handicapé dans la lutte économique.

En résumé, les langues spéciales répandent dans la langue commune une foule d’expressions qui jouent sensiblement le même rôle que les mots dialectaux, et peuvent, comme eux, retarder l’unification de l’idiome. Donc, toujours progrès et recul simultanés, mouvement de bascule, gain d’un côté et perte de l’autre.

Ces faits, comme tous ceux que nous avons analysés, font toucher du doigt l’erreur de ceux qui cherchent à prouver le progrès linguistique en découpant dans le système d’une langue deux ou trois faits marquant un progrès ou une régression, pour en conclure ensuite que l’ensemble de la langue progresse ou recule ; un système linguistique est une chose trop complexe pour que cette méthode suffise à cette recherche. Comme on l’a vu, il y a toujours marche en avant sur certains points, reculade sur d’autres, et il est très difficile de calculer, à un moment donné, l’actif et le passif d’une langue ; on peut la comparer à un front d’armée où quelques régiments avancent, d’autres restent en arrière, sans compter que d’autres encore sont décimés par les obus ennemis.

Mais il y a plus : on a l’impression que les opérations du langage, comme les transformations sociales et politiques, comme notre développement physique et moral, échappent en grande partie à notre observation directe en même temps qu’à notre contrôle. Elles sont du domaine de l’inconscient et de l’intuition ; pour saisir exactement le travail souterrain de l’instinct linguistique, il faudrait avoir prise sur l’esprit L’évolution du langage et la vie humain et sur le corps social. Le langage pourrait se prêter à l’analyse s’il était une opération consciente ; il ne le deviendra que le jour où l’homme pourra arrêter ou accélérer à son gré les battements de son cœur.

PROGRÈS DANS LE LANGAGE EN GÉNÉRAL

Telle est notre conclusion sur le progrès des langues prises individuellement ; conclusion plus sceptique que négative ; notre intention était moins de nier le progrès linguistique que de prouver l’insuffisance de nos méthodes. Reste la question du progrès général du langage. Supposons une vue panoramique de toutes les langues parlées sur notre globe depuis les temps les plus reculés que l’histoire peut atteindre. Constate-t-on, à les prendre dans leur ensemble, un progrès certain ? D’après tout ce que nous savons sur les relations qui unissent le langage et la vie, cela revient à se demander si la vie humaine et l’esprit humain sont en progrès. L’idée seule de répondre à cette question donne le vertige ; cette réponse, je me garderai bien de la risquer, me bornant à signaler à ceux qu’elle tenterait quelques erreurs à éviter.

Nous sommes hypnotisés par les formes extérieures de notre civilisation européenne ; le progrès matériel, indéniable, dont nous jouissons, nous trompe sur la réalité du progrès interne, seul valable (v. p. 70). Par contre-coup, l’homme préhistorique (dont nous ignorerons d’ailleurs éternellement le langage) nous paraît assez voisin de la bête ; pourtant rien de ce que nous connaissons de l’homme, aussi haut que nous pouvons remonter dans le temps, ne nous donne l’impression d’un état absolument primitif ; il suffit de rappeler les merveilleuses découvertes préhistoriques faites dans les cavernes pyrénéennes. Notre conception des sauvages n’est guère moins enfantine, surtout au point de vue du langage. Répétons-le : il est regrettable qu’on ne puisse étudier les langues des civilisés comme les langues incultes ; nos idées sur ces dernières changeraient beaucoup. D’ailleurs, de ce qu’une langue est le reflet d’une civilisation inférieure, il ne s’ensuit pas que cette langue soit elle-même primitive. « Aucun idiome quel qu’il soit, dit M. Meillet, ne donne, ni de près ni de loin, l’idée de ce qu’a pu être une langue primitive. » Les tribus kolaryennes de l’Inde, qui sont encore à ce point de barbarie qu’elles ignorent à peu près la poterie et l’usage des métaux, ont une langue riche et ingénieuse, abondante en nuances d’expression. Le français du xiie siècle fait l’admiration des linguistes ; cette époque n’est pourtant pas la plus brillante de la civilisation française. La perfection linguistique ne suit donc pas nécessairement la courbe de la culture

Faute de juger sans parti pris et de séparer résolument une langue du peuple qui la parle et du degré de civilisation qu’elle suppose, nous voyons la langue des sauvages à travers leur culture inférieure. On nous dit par exemple que chez les Cafres les femmes parlent une autre langue entre elles et avec les hommes ; c’est un fait analogue à ce que nous avons appelé des langues spéciales, et l’origine de cette distinction est purement sociale ; est-on bien sûr que le cas soit très différent de celui d’un huissier français qui, en famille, parle comme tout le monde, mais, pour libeller une minute, écrit un charabia que beaucoup de ses compatriotes sont incapables de comprendre ? Il paraît aussi qu’un peuple sauvage a un nom différent pour désigner chaque pied du cheval ; mais qu’on se rappelle les noms donnés par les chasseurs allemands aux oreilles et aux pattes des animaux (p. 101). Un voyageur anglais reproche à une langue de non-civilisés d’employer le même mot pour aimer quand il s’agit d’un ami ou d’une chose comestible ; cet Anglais voit la chose à travers sa propre langue, qui distingue to love et to like ; mais alors les Français sont des sauvages, puisqu’ils disent indifféremment aimer une femme et aimer la choucroute !

Dans certaines langues non-civilisées, les femmes sont mises, pour le genre, au rang des choses inanimées. Voilà qui est monstrueux ; mais il y a mieux encore. Nous connaissons une autre langue où un verbe transitif, tel que tuer, aimer, a son régime direct au génitif s’il s’agit d’êtres animés, et à l’accusatif pour les objets inertes. On tue un homme, un bœuf, un cheval, au génitif ; on détruit un mur, on lance une flèche, de la boue, à l’accusatif. Le plus curieux de l’affaire est que la femme est classée parmi les choses inanimées : on ne peut pas la tuer comme un bœuf, au génitif ; elle n’a droit qu’à l’accusatif, comme la boue ; pour bénéficier du génitif, il faut qu’elles soient plusieurs : la quantité compense la qualité. Et si un animal, comme le chien, par exemple, a l’idée saugrenue d’adopter le genre féminin, immédiatement il tombe au rang de la femme, il est condamné à l’accusatif. Voilà, direz-vous, une langue bien primitive ! Pourtant c’est la langue de Tourguenieff et de Tolstoï. Si les féministes de l’empire des tzars croient au progrès linguistique, ils devront réclamer sans retard le droit au génitif pour les femmes russes. — Je n’ai pas altéré la réalité de ce point de grammaire ; je l’ai seulement exposé comme on l’aurait fait s’il s’agissait de quelque langue polynésienne : la leçon est bonne à retenir.

Nous négligeons surtout de faire entrer le temps comme facteur du progrès linguistique.

Ce que nous connaissons du langage humain dans le passé compterait à peine pour une douzaine de mois aux yeux de la préhistoire et de l’anthropologie. Nous ignorons comment les hommes ont parlé avant l’an 3000 : qu’est-ce que cela en comparaison de tout le passé ? Un jour que M. Cartailhac, le grand anthropologiste, montrait à ses étudiants les fresques découvertes par lui dans les cavernes préhistoriques, un des assistants demanda si l’on pouvait fixer l’époque à laquelle ces peintures avaient été faites : « Oui, répondit calmement M. Cartailhac, entre 6 000 et 250 000 ans avant J.-C. »

Quel enseignement tirer des langues nées et mortes dans le court espace de temps que notre vue peut embrasser, c’est-à-dire entre 3 000 ans avant J.-C. et le xxe siècle de notre ère ? Y surprend-on un développement certain du langage humain ? Plusieurs langues parlées avant les Grecs et les Romains ont atteint un degré de perfection que beaucoup de nos langues modernes ignorent ; ainsi le sanscrit présente un idéal d’exactitude logique à faire pâlir d’aise un espérantiste. Quant au grec, il suffit de dire qu’il a pu rendre la pensée d’Homère, de Sophocle, de Platon et d’Aristote ; quelle langue a jamais mieux servi les formes les plus diverses de l’idée et du sentiment ? L’indo-européen lui-même, pour autant que la science actuelle permet de le reconstruire, ne donne nullement l’impression d’un idiome primitif.

Ainsi, même pour le langage humain vu dans l’ensemble de son développement, le progrès linguistique n’est rien moins qu’une certitude. Nous surprenons plutôt, dans toutes les phases de son évolution, un mouvement perpétuel à forme rythmique, une sorte d’oscillation décomposée elle-même en oscillations de moindre ampleur. Et ceci rappelle de très près l’histoire de l’art, où il n’est pas possible de découvrir un progrès, mais seulement un mouvement oscillatoire et des rythmes.

La vie de l’homme nous offre dans toutes ses manifestations un gaspillage effroyable d’efforts et d’existences. Qui sait ? Aucun de ces efforts n’est perdu peut-être ; mais, pour croire au progrès intégral, on est obligé de mettre, pour ainsi dire, l’éternité dans son jeu. Pour le progrès linguistique, il n’en va pas autrement : l’histoire du langage offre l’image d’une dépense insensée de formes linguistiques : ce n’est qu’une succession de ruines et de reconstructions

Une seule chose ne peut être niée : l’aspiration de l’homme vers le mieux, sa foi dans la perfectibilité de toutes choses. Cette foi est inlassable, elle renaît après toutes les déceptions et toutes les chutes. La philosophie est une preuve admirable de cet instinct indéracinable : depuis que l’homme s’est mis à penser, les philosophes ne cessent d’édifier des systèmes qui tous semblent nous ouvrir les portes de l’infini et de l’éternité, et qui le lendemain sont anéantis par des systèmes opposés ; mais chaque fois, la poussée vers la vie et la croyance reprend un nouvel essor. Malgré ses chutes et ses perpétuels recommencements, l’homme continue sa route, le regard fixé vers des cimes supraterrestres. Les atteindra-t-il un jour ? Ce n’est pas à nous de répondre.