Le Haut Commandement

Le Haut Commandement
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 50-76).

LE HAUT COMMANDEMENT


M. le général Goiran, ministre de la Guerre, répondant au Sénat à une question de M. de Tréveneuc sur le commandement de l’armée et le rôle du généralissime, s’exprimait ainsi : « Il n’y a pas de généralissime, il n’y a qu’un vice-président du Conseil supérieur de la Guerre… Le gouvernement doit conserver, en cas de guerre, la haute direction de l’ensemble des opérations ; son exécuteur est le ministre de la Guerre. Il y a des commandans de groupes d’armées ; à chaque commandant de groupes d’armées on donne une mission ; pour la remplir, il a toute liberté d’action. »

Ces paroles émurent profondément l’opinion publique et les deux Chambres, car partout l’on avait pris l’habitude d’attribuer au vice-président du Conseil supérieur de la guerre le titre de généralissime, avec l’idée que cet officier serait investi, en cas de guerre, du commandement de toutes les forces de notre armée de terre. Cette conception était erronée, et la réponse du général Goiran, cause fortuite de la chute du ministre Monis, était sinon opportune, du moins exacte, comme nous le verrons lorsque nous parlerons de l’organisation du haut commandement en France après la guerre de 1870. En réalité, le vice-président du Conseil supérieur de la Guerre était le commandant désigné du groupe principal de nos armées, c’est-à-dire du groupe du Nord-Est dans l’éventualité d’une guerre contre l’Allemagne.

Des polémiques nombreuses d’où la passion politique ne fut malheureusement pas exclue, s’élevèrent de tous côtés jusqu’au jour où le gouvernement prit le parti de régler enfin d’une façon précise, par deux décrets du 28 juillet 1911, la question du haut commandement. Cependant la publication de ces décrets ne mit pas fin aux discussions, car ils ne pouvaient donner satisfaction à toutes les intransigeances qui forment, en définitive, les deux extrêmes suivans.

Les uns, ennemis du gouvernement établi, voudraient qu’un chef militaire fût maître absolu en tout ce qui concerne l’organisation et l’emploi de la force armée, indépendamment de toute action gouvernementale. D’autres, qui n’ont que méfiance et suspicion à l’égard des chefs de l’armée, voudraient leur enlever presque tout pouvoir, jusqu’à la conduite des opérations militaires.

Avant de discuter très sommairement ces deux opinions opposées et irréductibles, il semble utile de bien définir les termes dont nous nous servirons.

Le haut commandement comprend l’ensemble des officiers généraux commandant des unités supérieures au corps d’armée, avec leurs états-majors propres, avec tous les organes spéciaux dont ils font partie ou qui sont soumis à leur autorité (Conseil supérieur de la Guerre, Comité d’état-major, École supérieure de Guerre, Centre des Hautes Études militaires) et enfin de l’état-major général de l’armée.

En cas de guerre, les forces françaises de l’armée de terre seraient réparties suivant les nécessités en armées et en groupes d’armées ayant chacun un théâtre d’opérations distinct. D’après le décret sur le service des armées en campagne, « le commandant de toutes les troupes réunies sur un même théâtre d’opérations est un général de division qui a le titre de commandant en chef. Il reçoit du président de la République une commission temporaire. » Le commandant d’une armée qui opère isolément prend aussi le titre de commandant en chef.

Ainsi, en cas de conflit avec l’Allemagne, nous aurions un groupe principal d’armées opérant sur notre frontière du Nord-Est et commandé par un officier général commandant en chef qui, jusqu’à ces derniers temps, était le vice-président du Conseil supérieur de la Guerre. Puis, sur d’autres théâtres d’opérations, nous aurions, soit des armées, soit des groupes d’armées commandés chacun par un commandant en chef désigné suivant les prévisions.

Chacun de ces commandans en chef aurait, ou du moins devrait avoir, le pouvoir de conduire en toute indépendance les opérations militaires dans la région qui lui est attribuée et avec les moyens d’action qui lui sont confiés. Le titre de généralissime ne pourrait s’appliquer qu’à l’officier général ayant la direction de toutes les armées, par suite le droit de modifier leur composition et leur répartition, de donner à chacun des directives particulières. Il n’y a pas à proprement parler de généralissime en France ; c’est le gouvernement, c’est-à-dire son représentant militaire, le ministre de la Guerre qui, d’après le décret portant règlement sur le service des armées en campagne, arrête l’ordre de bataille, c’est-à-dire la formation des troupes en armées et groupes d’armées. Cette disposition déjà ancienne, mais peu connue du public, explique l’émotion qu’a pu causer à certains esprits la perspective de voir les opérations militaires d’ensemble dans la main du gouvernement, dont aucun membre peut-être ne sera militaire.

De là à vouloir, comme certains le prétendraient, ôter au gouvernement toute action sur la préparation et la conduite de la guerre, il y a loin ; on arriverait ainsi à une absurdité ; je m’excuse d’avoir à le montrer.

Il est certain d’abord que l’organisation de l’armée dépend non seulement de nécessités militaires, mais aussi de considérations sociales et financières dont l’Etat ne peut se désintéresser : l’élément militaire ne saurait avoir la prétention de constituer l’armée uniquement d’après ses vues personnelles.

Ensuite, avant d’utiliser cette armée organisée, il faudra la mobiliser, puis la concentrer. La mobilisation consiste à faire passer sur place tous les corps d’armée du pied de paix au pied de guerre ; la concentration consiste à diriger tous les corps d’armée sur des points désignés d’avance, en les répartissant suivant les nécessités résultant de la situation diplomatique spéciale que seul le gouvernement peut prévoir et connaître. Prenons un exemple pour éclairer le débat. Dans la perspective d’une guerre contre l’Allemagne, le gouvernement seul peut savoir sur quelles alliances, sur quelles ententes il a le droit de compter, connaître quels sont ses adversaires. Dans la situation que nous crée l’incident d’Agadir, suivant les dispositions de l’Espagne à notre égard, nous aurions à maintenir vers les Pyrénées une armée plus ou moins forte ou bien nous pourrions dégarnir notre frontière du Sud ; en dehors du gouvernement, qui pourrait prendre une décision à cet égard ? La neutralité de la Belgique, celle de la Suisse, sont-elles absolument assurées ? Ces pays ont-ils pris des dispositions suffisantes pour faire respecter leur neutralité par nos ennemis ? L’armée anglaise viendra-t-elle nous prêter son concours, où et à quel moment ? A quelle époque l’armée russe sera-t-elle prête ? L’Italie marchera-t-elle immédiatement contre nous ? A chaque situation créée par notre diplomatie répondra une répartition de forces adéquates.

On ne saurait donc prétendre que le gouvernement puisse laisser à un officier général seul le soin d’établir le plan de concentration. En revanche, du plan de concentration, c’est-à-dire de la manière dont les troupes sont groupées en armées, dépend fatalement aujourd’hui la conduite des premières opérations, car, aussitôt la concentration des troupes opérée, ce qui sera l’affaire de quelques jours seulement, les hostilités commenceront avec la plus grande vigueur. Il n’en était pas de même autrefois : les préliminaires d’une campagne se prolongeaient fort longtemps en raison de la lenteur de marche des armées ; le commandant en chef, arrivé sur son théâtre d’opérations particulier, avait toujours le temps de modifier les dispositions de ses troupes ; il était certes plus maître qu’aujourd’hui de la conduite initiale de la guerre. Cette considération nous amène à cette conclusion que, maintenant plus que jadis, il est essentiel que le gouvernement, maître en quelque sorte du mode de concentration des troupes, soit parfaitement éclairé par les chefs qui doivent prendre le commandement des armées. Cette entente est une nécessité, pour ainsi dire moderne. On parle toujours, par exemple, de la supériorité de l’offensive. Comment le général commandant en chef du groupe principal de nos forces pourrait-il prendre l’offensive, si la concentration de l’armée française est plus lente que celle de l’adversaire ? Comment le pourrait-il encore, si, contrairement au principe stratégique de l’économie des forces, on a donné trop d’importance aux armées destinées à la garde de nos côtes et de nos frontières secondaires, affaiblissant de la sorte la force du groupe du Nord-Est ?

Jusqu’ici, je n’ai considéré que l’armée de terre, mais, en réalité, nos deux armées de terre et de mer doivent coopérer à une action d’ensemble, et leurs opérations doivent être coordonnées en vue d’un but commun, non seulement après la déclaration de la guerre, mais même dans la période de préparation. Je vais essayer de le faire comprendre.

En ce moment, il est question de compenser le défaut de notre natalité par l’organisation de la conscription en Algérie et la formation de réserves de troupes noires, avec l’intention, en cas de guerre, de ramener en France, d’une part, une fraction de notre 19e corps d’armée, d’autre part, des unités composées de troupes arabes et de troupes noires. Ce projet n’est réalisable que si nous avons la liberté de la Méditerranée pendant un temps suffisant, et ceci ne peut avoir lieu que si toute notre flotte de combat est concentrée dans cette mer et domine les flottes réunies de l’Autriche et de l’Italie.

Or, dans les discussions qui se produisent depuis quelque temps sur l’emploi de nos forces navales, les uns, comme M. de Lanessan (Projet de résolution déposé le 22 juin dernier), veulent fractionner notre flotte en deux parties, lune dans la Méditerranée, l’autre dans l’Océan ; d’autres la voudraient entièrement concentrée dans l’Océan ou la Manche. Si l’une de ces deux solutions était adoptée, il serait inutile de compter sur notre 19e corps d’armée, sur nos forces algériennes et sur nos troupes noires pour la campagne de France ; il serait donc tout à fait inutile de dépenser les sommes énormes que coûteront la conscription en Algérie et le recrutement d’une armée noire. On voit donc que, dès le temps de paix, l’organisation de notre armée de terre et qu’aux premiers momens de la guerre la conduite des opérations initiales dépendent étroitement de la répartition et de l’utilisation de nos forces navales, question qui ne saurait être tranchée ni par un généralissime, ni par un amiralissime, s’il en existait, mais par le gouvernement seul. Je tire de cette nécessité une seconde conclusion : le gouvernement doit être éclairé par des compétences militaires et maritimes pour prendre une décision appropriée aux circonstances.

Enfin, pendant la guerre elle-même, la situation des belligérans ne peut-elle pas se modifier ? Des alliances peuvent se rompre ou se former ; des débarquemens sur nos côtes peuvent se produire, etc. ; encore ici, l’intervention du gouvernement s’impose dans la répartition des forces au cours même d’une campagne.

Quant à l’opinion extrême qui prétendrait enlever au général commandant en chef un groupe d’armées ou une armée la conduite des opérations militaires et faire diriger de loin ces opérations par le gouvernement ou ses conseillers, elle n’est pas défendable. Cela ne veut pas dire qu’elle ne l’emportera pas, malgré son absurdité même, car, assez récemment encore, on a vu l’ingérence malheureuse et maladroite du gouvernement dans les expéditions militaires au Maroc et en Afrique. Il est toujours bon de rappeler les hommes à l’observation des principes reconnus justes dans tous les temps et que Bonaparte exprimait si nettement dans sa lettre au Directoire du 25 floréal an IV : « Il faut pour cela non seulement un général, mais encore que rien ne le gêne dans sa marche et ses opérations. J’ai fait la campagne sans consulter personne ; je n’eusse rien fait de bon s’il eût fallu me concilier avec la manière de voir d’un autre. J’ai remporté quelques avantages sur des forces très supérieures et dans un dénuement absolu de tout, parce que, persuadé que votre confiance se reposait sur moi, ma marche a été aussi prompte que ma pensée. Si vous m’imposez des entraves de toute espèce, s’il faut que je réfère de tous mes pas aux commissaires du gouvernement, s’il ont le droit de m’ôter ou de m’envoyer des troupes, s’ils ont le droit de changer mes mouvemens, n’attentez plus rien de bon... Je ne puis rendre à la patrie des services essentiels qu’investi entièrement et absolument de votre confiance. »

Chaque commandant en chef doit être absolument libre de conduire les opérations militaires ; les membres du gouvernement eux-mêmes le pensent. Auront-ils toujours le sang-froid nécessaire pour ne pas s’immiscer dans l’exécution ? Nous ne pouvons à cet égard avoir que des espérances, non des certitudes. N’avons-nous pas vu récemment la funeste influence du pouvoir central russe sur les opérations de la guerre de Mandchourie ? N’est-il pas à craindre que les enseignemens de l’histoire ne soient oubliés demain ?

En résumé, on ne saurait refuser au gouvernement une action sur la préparation et la conduite de la guerre dans son ensemble ; mais, dans une démocratie, où il peut se faire qu’aucun nombre du gouvernement n’ait la compétence militaire nécessaire, il convient de mettre à sa disposition un organe spécial qui lui permette de prendre des décisions éclairées et judicieuses.

Quelques mots sur la manière dont le haut commandement fut organisé et fonctionna à différentes époques ne seront peut-être pas inutiles.

Dans un État monarchique, l’instruction militaire constitue l’une des parties les plus importantes de l’éducation du souverain ; celui-ci exerce habituellement le commandement de toutes les forces de terre et de mer ; c’est un véritable généralissime. Lorsque ce monarque possède une grande valeur militaire, ou lorsqu’il est bien secondé par un homme de guerre dont il suit volontiers les conseils, ce procédé procure certes le rendement maximum de la machine militaire et les meilleurs résultats. Nous verrons plus loin ce système fonctionner sous deux formes différentes, en France sous Napoléon, en Allemagne pendant la campagne de 1870-1871.

Les régimes démocratiques, généralement soupçonneux, craignent toujours de donner des pouvoirs trop étendus à leurs généraux et sont hostiles à la conception d’un généralissime. Alors, ou bien le pouvoir central assume lui-même la tâche de diriger l’ensemble des mouvemens : tel fut le cas sous le Directoire ; ou bien il délègue son pouvoir non à un homme, mais à une collectivité, comme le fit la Convention au Comité de Salut Public. Il y a là un certain danger parce que les collectivités tendent toujours à intervenir clans la conduite même des opérations militaires, comme nous l’avons vu par la lettre de Bonaparte.

Cependant l’inconvénient résultant de l’absence d’un généralissime disparaît parfois lorsque, dans la collectivité chargée de la direction d’ensemble de la guerre, se trouve un homme supérieur qui possède, avec la compétence voulue, assez d’autorité morale pour dominer ses collègues et leur imposer sa volonté. Cela s’est produit sous la Convention, où les décisions militaires du Comité de Salut Public étaient dictées par le grand Carnot, appelé à juste titre l’organisateur de la victoire. Il fut en fait, à cette époque, un véritable généralissime sans le titre. Non seulement il déterminait la répartition des forces, réglait le mouvement des armées, mais il leur inculquait une doctrine nouvelle parfaitement appropriée à la situation politique et militaire, au tempérament national, et, on peut bien le dire aussi, aux vrais principes de la stratégie. C’est lui qui revint à l’idée de tous les grands capitaines, idée méconnue dans les armées du XVIIIe siècle, de l’économie des forces et de l’emploi des masses pour frapper de formidables coups au point décisif. Plus tard, Napoléon appliquera ce même principe avec toute l’ampleur de son vaste génie.

Comme le disait fort bien le général Bonnal dans ses conférences à l’Ecole de Guerre, « la cause principale du revirement des idées sur la guerre qui s’est produit en France, en 1791, doit être attribuée à l’excitation et au développement consécutif des forces morales... On comptait aux armées de la République que le salut de la France résidait uniquement dans l’extermination de ses ennemis. Mort aux tyrans ! devint le cri de guerre de la Nation et alors s’évanouit piteusement la doctrine des positions et des manœuvres dites savantes. » Mais les diverses armées qui opéraient sur un même théâtre étaient restées indépendantes les unes des autres et recevaient directement leurs instructions de Paris. Si les conséquences fâcheuses qui devaient résulter de ce système vicieux furent parfois évitées, c’est que, comme le dit Bonnal, « dans les armées républicaines, généraux, officiers et soldats avaient hautement surpassé leurs adversaires en talens et en vertus militaires, » et il rappelle l’appréciation de Soult sur les armées de cette époque : « Je puis bien le dire, c’est l’époque de ma carrière où j’ai le plus travaillé et où les chefs m’ont paru le plus exigeans. Aussi, quoiqu’ils n’aient pas toujours mérité d’être pris pour modèles, beaucoup d’officiers généraux qui, plus tard, ont pu les surpasser, sont sortis de leur école... Jamais les armées n’ont été plus obéissantes, ni animées de plus d’ardeur ; c’est l’époque des guerres (1794) où il y a eu le plus de vertu parmi les troupes. »

Dès le Consulat, Bonaparte devint le chef des armées, mais il ne le fut pleinement qu’à partir de 1805. Alors tout est dans sa main puissante ; il est à la fois généralissime et amiralissime ; lui seul dirige tout ; il n’accepte aucune aide- ; il donne des ordres qui doivent être ponctuellement exécutés par tous. « Tenez-vous-en strictement aux ordres que je donne, écrit-il... moi seul sais ce que je dois faire. » Une pareille unité de direction porta tous ses fruits tant que les généraux n’eurent qu’à commander des corps d’armée, mais, dès qu’il leur fallut, à partir de 1812, conduire des armées éloignées du maître, ces chefs devinrent insuffisans ; leur éducation militaire n’était pas faite. Quant aux officiers d’état-major, avec la méthode personnelle de commandement de Napoléon, ils n’étaient, pour ainsi dire, que des agens de transmission, incapables d’aider le haut commandement. Aussi, le maître disparu, il n’y eut plus aucun disciple initié à sa méthode. En 1870, nous avons payé cher cette ignorance de la grande guerre dans laquelle étaient restés nos généraux.

Pendant la brillante époque napoléonienne, comment le commandement était-il organisé chez nos adversaires ? A la tête des armées se trouvaient des monarques, des princes ou des généraux qui, n’ayant ni confiance en eux-mêmes, ni autorité effective sur leurs subordonnés, hésitant par cela même à prendre une décision, passaient leur temps à rassembler des conseils de Guerre incapables eux-mêmes de proposer une solution convenable. La campagne de 1806 montre où conduit la direction par des conseils auliques quand il s’agit de la guerre.

Nous allons voir, en examinant brièvement l’organisation du haut commandement dans le royaume du Prusse, comment le leçon d’Iéna y fut interprétée. On avait compris la nécessité d’un commandement suprême, c’est-à-dire d’un généralissime ; mais en même temps, on avait reconnu l’inconvénient de la méthode trop personnelle de Napoléon. Celle-ci ne convient qu’à un homme de génie et, même supérieurement appliquée, elle a le tort de ne rien laisser après la disparition de l’homme. Les Allemands ont pensé qu’on ne peut pas toujours trouver un génie et que souvent le généralissime sera de moyenne envergure ; il convient donc de l’étayer d’un état-major fortement imbu d’une doctrine ferme ; c’est à former cet état-major qu’on s’est appliqué dès que les circonstances le permirent. On nomma un chef d’état-major général permanent, car, pour former un corps et fonder une doctrine, il faut beaucoup de temps et une continuité de vues qui ne va pas avec des changemens incessans. Dès 1857, de Moltke fut chef d’état-major général de l’armée et il conserva ces fonctions pendant une trentaine d’années. L’éducation militaire des jeunes officiers d’état-major, commencée à l’Académie de Guerre, se continuait à l’état-major de l’armée sous la haute direction de de Moltke, dont les idées pénétraient le corps tout entier, grâce à sa méthode d’enseignement par l’étude de cas concrets sur la carte et sur le terrain.

La création d’un véritable état-major de guerre est l’œuvre de de Moltke qui a pu, à la fin de sa vie, dire avec une certaine vérité et une fierté justifiée, en parlant de la guerre future : « Notre force sera dans la direction, dans le haut commandement, en un mot, dans le grand état-major. Cette force, la France peut nous l’envier, elle ne la possède pas. » Depuis lors, ces paroles ont heureusement cessé d’être vraies.

L’état-major général de l’armée ainsi très fortement constitué étudiait les mesures à prendre en cas de guerre avec les différentes puissances et dans les situations diplomatiques les plus variées. Le chef de l’état-major présentait à l’approbation du gouvernement des mémoires qu’il adressait en conséquence tantôt au ministre de la Guerre, tantôt au président du Conseil. On voit par là que le gouvernement ne restait nullement étranger aux conceptions militaires du chef d’état-major général. Dans la période de 1857 à 1870, on ne compte pas moins de vingt mémoires de de Moltke, rien qu’en ce qui concerne l’éventualité d’une guerre avec la France.

Au début de la campagne de 1866 contre l’Autriche, le chef d’état-major général n’avait pas encore reçu toute l’autorité d’un généralissime effectif et les ordres rédigés par lui étaient notifiés aux troupes par le Ministre de la Guerre. Comme cette disposition donnait lieu à des retards, un ordre du Roi, en date du 2 juin, donna à de Moltke toute indépendance relativement au Ministre de la Guerre qui n’est plus chargé, en Allemagne, que des questions administratives : recrutement, armement, habillement, alimentation, solde, construction des forteresses, mobilisation[1]. Le chef d’état-major général est le véritable chef de l’armée, mais sous l’autorité nominale ou effective de Sa Majesté.

En 1870, l’autorité du vieux roi Guillaume était plutôt nominale. Toutefois, les ordres du chef d’état-major étaient toujours rédigés sous une forme impersonnelle et comme une émanation du souverain[2] ; de Moltke était bien le généralissime effectif, car il dirigeait toutes les armées. C’est ainsi que de Versailles, il écrit au commandant de l’armée de Metz, le 23 octobre, pour lui dicter les conditions à imposer à la garnison dont on attend la capitulation et pour lui faire connaître l’utilisation de l’armée de Metz après la capitulation.

Néanmoins, Guillaume Ier, chef du gouvernement, reste le généralissime nominal ; il est lui-même à l’armée et tous les ordres sont donnés en son nom ; mais il est accompagné pendant toute la campagne de son ministre des Affaires étrangères, le comte de Bismarck, et l’on peut dire que le siège du gouvernement et du pouvoir civil était alors au grand quartier général.

Dès qu’une question n’était pas purement et exclusivement militaire, le chef de l’état-major ne la traitait plus seul. Il faisait des propositions. Par exemple, depuis le 23 janvier 1871, des négociations étaient engagées entre le chancelier et M. Jules Favre en vue d’un armistice ; de Moltke avait établi à cet égard un projet qui pût être utilisé pour la rédaction définitive de la partie militaire de cet accord (n° 653 de sa correspondance). On voit encore ici l’intervention du gouvernement dans la conduite de la guerre et il ne saurait en être autrement dans tous les pays.

L’unité de doctrine dans tout le commandement et dans l’état-major allemand, qui peut se résumer en deux mots, offensive et solidarité, s’est affirmée dans la guerre contre la France par des faits que le chef d’état-major général, auteur de la doctrine, n’avait certes pas prévus. Les premières batailles, les deux du 6 août et celles des 14 et 16 août, ont été engagées, non par le haut commandement, mais par des généraux en sous-ordres ou par de simples officiers d’état-major, tous si fortement imbus de l’esprit offensif qu’ils ne craignaient pas d’aller de l’avant et d’attaquer, même contrairement aux intentions du généralissime, sûrs qu’ils étaient d’être immédiatement soutenus par toutes les unités voisines marchant délibérément au canon et appliquant dans toute sa rigueur et dans toute sa logique le principe de la solidarité. Le succès fut la récompense de l’audace, d’une audace que l’on pouvait parfois qualifier d’irréfléchie.

Je ne parlerai pas du commandement français en 1870. Dans un remarquable article fort documenté, paru dans la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1910, M. Emile Ollivier fait un tableau saisissant de la manière dont le commandement fut improvisé au milieu d’intrigues qui mettaient d’avance la zizanie entre les différens chefs. Il en résulta ce manque de solidarité regrettable qui, le 6 août, isola le corps Froissard, le fit succomber sous le nombre et laissa échapper pour nous l’occasion d’une victoire certaine.

En 1866, les troupes autrichiennes sont réparties sur deux théâtres d’opérations ; l’empereur François-Joseph envoie de Vienne ses instructions d’une part à l’archiduc Albert en Italie, d’autre part au Feldzeugmeister Benedek en Bohême. L’empereur est généralissime ; Benedek et l’archiduc sont commandans en chef chacun dans sa région. Il y a unité de direction par le chef du gouvernement, mais chaque général conduit les opérations comme il l’entend.

Dans une guerre future, il est probable que le haut commandement allemand fonctionnerait comme en 1870 ; toutefois, l’Empereur actuel aurait peut-être une action plus effective et plus personnelle que son ancêtre sur la conduite générale de la guerre.

Après nos désastres, dus en partie à la supériorité du haut commandement ou plus exactement à la perfection de l’état-major général de l’Allemagne, nous avons cru devoir imiter l’organisation de nos adversaires en l’adaptant néanmoins à notre tempérament et à nos institutions.

En vue de former un nouveau corps d’état-major, mieux préparé à sa mission de guerre, nous avons créé une École supérieure de Guerre qui employa d’abord les méthodes d’instruction de l’Académie de guerre de Berlin, mais les éleva bientôt à un haut degré de perfectionnement.

Ultérieurement on créa, sous la présidence du Ministre de la Guerre, le Conseil supérieur de la Guerre composé des officiers généraux désignés pour le commandement des différentes armées et d’autres sans commandement éventuel ; ces officiers recevaient une lettre de service permanente. Le Conseil supérieur de la Guerre devait être consulté sur toutes les questions se rattachant à la préparation à la guerre, notamment sur le plan de concentration ; ce plan était établi par l’état-major général de l’armée suivant les vues du ministre qui n’était pas astreint à tenir compte des avis du Conseil supérieur de la Guerre.

Le vice-président de ce conseil était le commandant désigné du groupe d’armées du Nord-Est ; cet officier était mis au courant du plan de concentration, mais il n’avait aucune action sur l’élaboration de ce plan qui pourtant lui imposait, en quelque sorte, ses premières opérations. C’était là, à tous points de vue, une situation regrettable et une cause de conflits entre le vice-président du Conseil supérieur et le chef d’état-major général, conflits d’autant plus dangereux qu’à la mobilisation, ce dernier partait en campagne comme major général du commandant en chef du groupe d’armées du Nord-Est. Les membres du Conseil supérieur de la guerre ayant un commandement éventuel en cas de mobilisation étaient chargés de l’inspection des corps d’armée entrant dans la composition de leur armée ; mais cette inspection était bisannuelle et limitée à quelques jours seulement. Ils étaient aidés par une sorte de bureau militaire composé d’un officier supérieur et de deux capitaines, noyau de leur futur état-major ; leurs chefs d’état-major de guerre, qui conservaient d’ailleurs en temps de paix le commandement d’une brigade ou d’un régiment, étaient désignés, mais mis seulement à leur disposition pour quelques rares exercices sur la carte ou sur le terrain. On comprend tous les inconvéniens d’un pareil système : les chefs d’état-major auraient quitté leur commandement à la mobilisation, d’où une désorganisation fâcheuse des unités intéressées ; d’autre part, les généraux en chef et leurs chefs d’état-major, se connaissant à peine, ne pouvaient avoir ni l’unité de vues, ni la confiance réciproques indispensables au succès.

Nous venons de voir qu’à la mobilisation le chef de l’état-major général de l’armée devait partir en campagne ; de la sorte, le ministre de la Guerre n’avait plus alors sous la main l’homme qui connaissait toutes les ressources disponibles et qui pouvait le mieux l’aider dans la lourde tâche que lui impose l’entretien constant des armées combattantes et des services de l’arrière.

Un Comité consultatif d’état-major devait s’occuper des questions relatives au fonctionnement technique des services d’état-major.

En 1906, on créa un nouvel organe consultatif, le Conseil supérieur de la défense nationale, destiné à coordonner l’action des différens départemens ministériels et à faciliter l’étude en commun des questions touchant à la défense. Placé sous la présidence du chef du gouvernement, il comprenait les ministres des Affaires étrangères, de la Guerre, de la Marine, des Finances et des Colonies. Ce n’était donc qu’un diminutif du conseil des ministres. Un comité, composé du directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères et des chefs d’état-major de l’Armée et de la Marine, était adjoint au Conseil supérieur de la défense nationale. À ce comité était annexé un secrétariat, composé du secrétaire du Conseil supérieur de la guerre assisté de trois officiers supérieurs désignés par les ministres de la Guerre, de la Marine et des Colonies. Mais ce comité et ce secrétariat, où ne figuraient que des personnes déjà surchargées de travail dans leurs départemens respectifs, ne constituait pas un organe permanent et productif. Bref, le conseil supérieur de la défense nationale n’a, pour ainsi dire, jamais fonctionné.

Plus tard encore, on institua un Centre de Hautes Études militaires où de jeunes officiers supérieurs, spécialement choisis, viennent, pendant plusieurs mois, s’occuper d’études stratégiques sous la direction du Conseil supérieur de la Guerre et de l’état-major de l’armée. Cette institution est destinée à former les aides du haut commandement, et l’on compte aussi trouver dans l’avenir, parmi eux, quelques-uns de nos commandans en chef préparés à leur difficile mission. Ce cours d’études stratégiques a fonctionné pour la première fois en 1911 ; évidemment, il y eut bien quelques tiraillemens au début ; la doctrine stratégique n’était pas encore bien fixée et ne s’affirmera que peu à peu (il en fut de même à l’Ecole supérieure de guerre pour la doctrine tactique) ; l’état-major de l’armée n’était jusqu’alors ni bien organisé ni bien préparé en vue de devenir un organe d’instruction ; enfin l’École de guerre où l’on eût trouvé d’excellens élémens fut délibérément mise à l’écart. Néanmoins, on peut affirmer que le cours des Hautes Études est de nature à nous donner dans quelques années d’excellens résultats.

Telle était l’organisation du haut commandement jusqu’en cette année 1911.

On peut lui reprocher peut-être de n’avoir pas poussé assez loin, à certains égards, l’imitation de l’organisation allemande. Ainsi la durée des cours à notre École de guerre est de deux années seulement ; l’Académie de guerre d’Allemagne conserve trois années ses élèves. De plus, nos jeunes brevetés, au sortir de l’Ecole, au lieu de continuer leur instruction à l’état-major de l’armée, sont placés immédiatement dans les états-majors des brigades, des divisions et des corps d’armée.

Cependant, les professeurs de notre École de guerre, se reportant aux enseignemens de l’histoire militaire, particulièrement des campagnes napoléoniennes, ont déterminé et fait adopter une doctrine tactique ferme qui ne fut consacrée officiellement qu’en 1895, lors de la publication du décret sur le service des armées en campagne. Jusqu’à cette époque, il y avait une assez grande diversité d’opinions parmi nos officiers généraux qui n’avaient point travaillé en commun.

Il en est résulté qu’au début, la doctrine enseignée à l’École s’est trouvée souvent en opposition avec celle appliquée dans les corps où servaient nos brevetés. Mais les principes de notre règlement ont pénétré, lentement il est vrai, mais jurement, dans les milieux militaires et, s’il reste encore quelques divergences de vues, il ne faut pas s’en exagérer l’importance[3]. On eût été plus vite et plus sûrement si l’on avait copié de plus près l’institution prussienne en faisant passer tous les brevetés par le grand état-major de l’armée où ils auraient complété leur instruction. Malgré cela, on se serait encore heurté à une difficulté inhérente à nos institutions, à l’instabilité du chef d’état-major général qui change beaucoup trop souvent pour que l’on puisse réaliser la continuité de vues indispensable à l’établissement d’une doctrine ; celle-ci ne peut se former dès lors que par la tradition. C’est ainsi que la doctrine tactique a été établie à l’École de guerre, c’est ainsi que se formera la doctrine stratégique au Centre des Hautes Études militaires.

Enfin, le chef d’état-major allemand est, comme on l’a vu. le généralissime effectif ; c’est lui qui prépare la guerre, c’est lui qui la conduit sous la haute autorité de son souverain. En France, ni le gouvernement, ni le parlement ne consentiraient à donner une pareille autorité à un officier général ; comme l’a dit le général Goiran, nous n’avons pas de généralissime. D’ailleurs, s’il en existait un, il serait, lui aussi, trop instable pour imprimer une impulsion durable, car, pris parmi les généraux ayant une certaine ancienneté, il n’aurait jamais que peu d’années à remplir ces hautes fonctions avant d’être atteint par l’inexorable limite d’âge.

Cela paraît être tout d’abord une cause d’infériorité militaire pour les États démocratiques ; en fait, il n’en est rien, car la doctrine ne dépend pas alors d’un seul homme qui peut se tromper, elle est le résultat d’une tradition, comme je viens de l’exposer, et la tradition est plus durable que l’œuvre d’un homme.

Puis, tandis qu’en Allemagne l’officier d’état-major consacre tout son temps à l’étude des campagnes et à la préparation à la guerre, nos officiers brevetés sont absorbés par des travaux de chancellerie, par la vie de bureau qui dégoûte les jeunes et atrophie les qualités militaires indispensables aux auxiliaires du commandement.

Enfin, probablement par crainte des personnalités, nous avons abusé des Comités et des Conseils destinés à donner des avis sans avoir aucune responsabilité.

Les collectivités consultatives ne peuvent émettre qu’une opinion moyenne et sont incapables de conceptions d’une certaine hardiesse ; or, en guerre, aussi bien dans la préparation que dans l’exécution, il faut oser, beaucoup oser. En outre, les collectivités sont, en général, opposées à tout progrès rapide et semblent ignorer que la vitesse est, à l’époque actuelle, l’un des facteurs les plus importans du succès[4]. Le Conseil supérieur de la Guerre, par exemple, doit être consulté sur le plan de concentration. Ce plan, élaboré méthodiquement, suivant les procédés que nous avons empruntés aux Allemands, est certes parfaitement conçu, fort bien étudié dans tous ses détails ; il répond au mieux aux idées didactiques en cours, mais notre concentration méthodique a le défaut d’être plus lente que celle de nos adversaires probables et nous sommes par cela même réduits à la défensive initiale. Si un officier, aujourd’hui, proposait un plan de concentration nous permettant de gagner quelques jours et de prendre vigoureusement l’offensive avant les Allemands, mais reposant sur des principes nouveaux, hardis, voire audacieux, on peut être certain que le Conseil supérieur de la Guerre désapprouverait cette conception ; et pourtant, je ne serais pas éloigné de penser que l’auteur d’une telle proposition aurait raison contre tous ; je tendrais à lui donner raison pour trois motifs : 1° son plan s’accorderait au mieux avec le tempérament de notre race ; 2° il faut s’efforcer de faire ce à quoi l’ennemi ne s’attend pas ; 3° l’audace est toujours un réconfortant moral pour celui qui ose, et un déprimant pour l’adversaire. Aussi, je ne puis dire assez combien je suis personnellement opposé à toute institution de Conseils et de Comités consultatifs ; le général Brun en a supprimé un certain nombre ; il a fort bien fait, et je regrette qu’il n’ait pas été jusqu’au bout dans cette voie.

Est-ce à dire que l’autorité supérieure (gouvernement, ministre, général commandant en chef, etc.) ne doive s’éclairer d’aucun avis ? Telle n’est point ma pensée, mais cette autorité doit procéder comme le faisait Napoléon, qui consultait individuellement les hommes compétens, comme le recommandait aussi tout spécialement Bugeaud. Les leçons de l’histoire qui a condamné les conseils auliques ne seront-elles donc jamais écoutées ?

Les discussions récentes soulevées à la tribune du Parlement ont montré la nécessité de procéder à la réorganisation du haut commandement des armées de terre et amené le Président de la République à signer deux décrets, l’un sur le Conseil supérieur de la Guerre et l’État-major de l’armée, l’autre sur le Conseil supérieur de la défense nationale. Le rapport du Ministre de la Guerre qui précède le premier de ces décrets, fait ressortir, en les résumant, les inconvéniens de la situation actuelle : « l’Etat-major de l’armée, chargé de toute la préparation à la guerre, travaille d’une manière indépendante et sans relations directes avec l’officier général destiné à prendre le commandement du groupe principal de nos armées. »

... Enfin, la constitution actuelle de l’État-major de l’armée n’assure pas « pour le cas de guerre à la fois au Ministre un auxiliaire d’une autorité suffisante, au commandant en chef, un major général compétent. »

Le but du décret est « de mieux assurer l’unité de direction et de pensée en coordonnant tous les efforts vers un but commun. »

En voici les dispositions principales :

Un officier général membre du Conseil supérieur de la Guerre reçoit le titre de chef d’état-major général et sera le commandant en chef désigné du groupe d’armées du Nord-Est ; il assume ainsi le rôle anciennement dévolu au vice-président du Conseil dont le titre est supprimé. L’ancien chef d’état-major général de l’armée prend le titre de chef d’état-major de l’armée. Ces changemens de noms paraissent un peu puérils et ne constituent pas une réforme bien utile. En revanche, le chef d’état-major général, commandant éventuel du principal groupe d’armées, a maintenant la direction de l’état-major de l’armée ; il s’occupe de toutes les questions de préparation à la guerre. A cet effet, l’état-major de l’armée se subdivise en trois groupes : les deux premiers ont pour objet uniquement la préparation à la guerre, le troisième étant chargé des affaires courantes. Le premier groupe comprend : 1° le bureau des opérations militaires et de l’instruction générale de l’armée (ancien 3e bureau) ; 2° le bureau d’études de l’organisation et de la tactique des armées étrangères (ancien 2e bureau) ; 3° le bureau des chemins de fer et des étapes (ancien 4e bureau).

Le deuxième groupe comprend : 1° le bureau de l’organisation et de la mobilisation de l’armée (ancien 1er bureau) ; 2° la section d’Afrique ; 3° la section historique.

Le troisième groupe comprend : 1° la section du personnel du service d’état-major ; 2° la section chargée des affaires du service courant de l’état-major ; 3° les sections d’administration.

Telle est la réforme capitale ; elle est fort heureuse. Cependant le décret n’est peut-être pas suffisamment clair. Le chef d’état-major général est-il indépendant du Ministre, comme en Allemagne, pour toutes les questions de préparation à la guerre ? A-t-il seul la haute main sur les deux premiers groupes de l’état-major ? Cela semblerait ressortir des termes suivans du décret : « Le chef d’état-major de l’armée seconde le chef d’état-major général pour toutes les questions de préparation à la guerre et traite directement avec le Ministre des affaires de service courant. Cette formule manque de précision. Bref, en temps de paix, le chef d’état-major de l’armée reçoit l’impulsion de deux supérieurs ; il y a là une situation qui peut devenir délicate. En cas de mobilisation, il reste auprès du Ministre. Le premier sous-chef d’état-major de l’armée, qui dirige en temps de paix le premier groupe de l’état-major, devient, en cas de guerre, le major général du groupe des armées du Nord-Est. Ces innovations sont fort sages, car, à la mobilisation, elles laissent au Ministre un auxiliaire précieux et donnent au principal commandant en chef un major général bien orienté et parfaitement au courant des intentions de son chef.

Lorsque, par de nouvelles mesures encore à l’étude, le Ministre aura enlevé à nos officiers brevetés le travail de chancellerie et aura dirigé toute leur activité vers la guerre, nous aurons un état-major de valeur supérieure à l’état-major allemand, en raison même de la supériorité incontestable de notre corps d’officiers au point de vue de l’instruction générale.

Le décret modifie l’organisation du Conseil supérieur de la Guerre : a) Il enlève aux fonctions des membres de ce Conseil leur caractère permanent : « Les lettres de commandement dont ceux-ci sont détenteurs ne sont plus valables à l’avenir que pour une seule année. » Cette mesure est motivée dans le rapport de la manière suivante : « Il importe de ne conserver à la tête de nos armées que des généraux en pleine possession de leurs moyens et de se réserver la possibilité de faire entrer au Conseil supérieur des personnalités nouvelles ayant affirmé des qualités supérieures de commandement. Cette révision annuelle des lettres de service aura, en outre, l’avantage de tenir les activités toujours en haleine. » Ces argumens sont de faible valeur ; en effet, une loi récente permet toujours au Ministre de se débarrasser des officiers généraux qui ne sont plus en possession de leurs moyens et, par conséquent, de tenir les activités toujours en haleine ; d’autre part, il y aurait inconvénient à modifier trop fréquemment la composition du Conseil et de changer annuellement le chef d’état-major général, car la continuité des vues en souffrirait très gravement, b) Le décret met, dès le temps de paix, à la disposition des membres du Conseil supérieur de la Guerre pourvus d’un commandement d’armée, au lieu de leur cabinet militaire actuel, le chef d’état-major et le chef du bureau des opérations militaires qui leur sont normalement attachés en temps de guerre et un capitaine. On ne peut qu’approuver cette disposition qui permettra aux commandans en chef désignés d’avance « d’apprécier leur personnel au cours des voyages d’état-major, inspections et travaux d’études. Poursuivant un labeur commun, chefs et états-majors arriveront à créer entre eux cette confiance réciproque, indispensable en campagne. » Il n’est pas à craindre, d’ailleurs, que ces chefs d’état-major d’armée restent oisifs ; leurs attributions essentielles, définies par le décret, suffisent largement à employer l’activité d’officiers jeunes, vigoureux, allans, pleins d’entrain, comme seront choisis, il faut l’espérer, ces auxiliaires du haut commandement : 1° préparation à la guerre de leurs états-majors au moyen de voyages et de travaux d’études ; 2° participation aux tournées d’inspection des membres du Conseil supérieur de la Guerre ; 3° collaboration, sous la direction du chef d’état-major général, aux travaux du Centre des Hautes Études militaires.

Le Conseil supérieur de la Guerre, comprenant dix généraux, doit se réunir en principe une fois par mois et chaque fois qu’il est nécessaire de le consulter. Il est obligatoirement consulté : « sur l’organisation générale de l’armée, sur les méthodes générales d’instruction, sur les dispositions essentielles de la mobilisation, sur le plan de concentration, sur l’établissement de nouvelles voies stratégiques, sur l’adoption de nouveaux engins de guerre, sur la suppression ou la création des places fortes, sur la défense des côtes et, d’une manière générale, sur toutes les mesures pouvant affecter la constitution de l’armée et la préparation à la guerre. »

On a proposé d’astreindre les commandans d’armée à rester au centre des troupes qu’ils auraient à commander en campagne. C’est une utopie ; les corps d’armée constituant une armée peuvent, sur le territoire, se trouver fort éloignés les uns des autres, car ils sont groupés en armées d’après la facilité des transports de concentration ; il n’y a donc pas de région d’armée, si je puis m’exprimer ainsi ; c’est à Paris que les commandans en chef sont le mieux au centre de leurs troupes ; c’est à Paris qu’ils pourront le plus facilement être réunis sous la direction du chef d’état-major général pour traiter des cas concrets sur la carte, diriger le cours des hautes études militaires et faire des échanges d’idées qui doivent toujours se clore par un résumé du chef d’état-major général, sous la haute autorité du ministre de la Guerre président.

Seulement, ce que je déplore, c’est : 1° de faire de la réunion d’un certain nombre de généraux un conseil consultatif ; 2° de voir ce Conseil comprendre dix membres, ce qui est beaucoup trop : plus un Conseil est nombreux, plus ses avis sont ternes et fades, à moins que l’un de ses membres n’ait, par de très grands services rendus au pays, acquis une autorité morale incontestable sur tous ses collègues ; ce cas ne se présente pas après une longue période de paix.

Enfin le décret modifie la composition et les attributions du Comité d’état-major. Ce Comité, placé sous la présidence du chef d’état-major général, comprend : « Le chef d’état-major de l’armée, vice-président, les chefs d’état-major d’armée, le commandant de l’Ecole supérieure de guerre, les officiers généraux ou supérieurs remplissant en temps de guerre les fonctions de chef d’état-major auprès des membres du Conseil supérieur de la Guerre non pourvus de commandemens d’armées. » Ses attributions essentielles sont : « 1° L’étude de toutes les questions concernant le fonctionnement technique de l’état-major dont est saisi le ministre ; 2° l’examen de toutes les modifications reconnues nécessaires par ses membres au cours de leurs inspections annuelles en tant que chefs d’état-major d’armée ; 3° la réalisation de mesures ayant pour but l’amélioration du fonctionnement des états-major d’armée et des états-majors subordonnés ; 4° la préparation aux examens d’entrée et de sortie de l’Ecole supérieure de guerre. »

Il suffit de lire cette énumération des attributions du Comité d’état-major pour voir que son utilité est fort contestable. Je le verrais disparaître avec une réelle satisfaction. Pour les trois premières attributions ci-dessus, le Ministre trouverait dans les rapports d’inspections tous les avis susceptibles de l’éclairer ; pour les examens de l’Ecole supérieure de guerre, il n’a qu’à donner mission, chaque année, à un certain nombre d’officiers qu’il choisira. Le Comité d’état-major est, à mon avis, un organe inutile et dangereux à la fois, comme toutes les collectivités consultatives.

Le second décret apporte quelques changemens au Conseil supérieur de la Défense nationale. Il a paru nécessaire au ministre, et on ne saurait que l’approuver, de faire assister aux séances de ce Conseil avec voix consultative, outre les chefs d’état-major de l’Armée et de la Marine, le chef d’état-major général, le vice-amiral inspecteur général des escadres et l’officier général président du Comité consultatif de défense des colonies.

Le Comité et le secrétariat ont été remplacés par une section d’études comprenant les officiers supérieurs chargés du bureau des opérations dans les trois départemens ministériels intéressés, mis à la disposition du Président du Conseil supérieur de la Défense nationale. « Cette section se réunit sur la convocation du Président du Conseil, étudie et prépare toutes les questions qui doivent être soumises aux délibérations. Les trois officiers qui la composent peuvent assister aux séances du Conseil comme secrétaires adjoints. Le Conseil se réunit deux fois par an obligatoirement. »

On voit que l’on n’a pas sensiblement remédié aux inconvéniens que j’ai signalés. C’est encore un Conseil consultatif qui est chargé d’éclairer le gouvernement, en temps de paix, sur toutes les mesures de préparation à la guerre intéressant plusieurs départemens ministériels. Une fois la guerre engagée, ce même conseil subsistera-t-il ? En tout cas, il sera tronqué par le départ des officiers de terre et de mer les plus importans qui seront allés prendre leur commandement. Seront-ils remplacés ? D’autre part, la section d’études, d’après les termes mêmes du décret, n’est pas un organe permanent de travail, et j’en considère la permanence comme une nécessité, car les études importantes auxquelles elle devra se livrer ne doivent jamais être interrompues.

Personnellement, je suis partisan d’une solution tout autre. Étant donné que le gouvernement doit avoir une action sur la préparation et sur l’exécution de la guerre dans son ensemble, que la répartition des forces terrestres et navales entre les armées et entre les escadres est de son ressort, j’estime qu’il convient de mettre à sa disposition, non un conseil, mais un organe militaire permanent, qu’on appellera Etat-major de la Défense nationale ou autrement, mais un organe comprenant un chef qui dirige et des officiers qui travaillent incessamment sous ses ordres.

Ce chef aurait, en tout temps, à élaborer des plans de campagne dans les différentes éventualités à prévoir, comme de Moltke le faisait de 1857 à 1870 et à soumettre ces plans au gouvernement.

Les états-majors de l’Armée et de la Marine organiseraient leurs plans particuliers d’après les directions du gouvernement ainsi bien éclairé. Le chef d’état-major général de l’armée et le vice-amiral inspecteur général des escadres devraient être, à mon avis, les chef et sous-chef d’état-major de la Défense nationale ; on éviterait de la sorte toute cause de conflit entre eux et les états-majors de l’Armée et de la Marine. En cas de guerre, les deux officiers ci-dessus désignés iraient prendre le commandement de leur armée et de leur escadre ; mais tous les autres officiers de l’état-major de la Défense nationale restante Paris, l’organe continuerait à fonctionner régulièrement ; la tradition assurerait la continuité de vues nécessaires. Un conseil donne des avis généralement médiocres ; un état-major mûrit chaque question et la traite bien parce que c’est l’œuvre d’un seul homme, et non d’une collectivité.

Dans son rapport sur le budget de la Guerre de 1907, M. Messimy compte peu sur le Conseil supérieur de la Défense nationale, à l’égard duquel il s’exprime dans les termes suivans (p. 216) : « Les Commissions, dans leurs rares délibérations, sont impropres à jouer le rôle d’organe directeur et à donner l’impulsion unique si désirable ; à l’ère du désordre va succéder l’ère des Commissions interministérielles : il n’est pas certain que ce régime nouveau, quoique supérieur à l’ancien, soit assez fort pour empêcher le retour à l’anarchie. » Rien n’est plus juste, à mon avis. M. Messimy estime que la seule manière de faire « pour conduire à des résultats positifs est la création d’un ministère de la Défense nationale. » La discussion de cette proposition sortirait du cadre de cette étude.

En résumé, si j’ai adressé quelques critiques aux deux décrets qui viennent de paraître sur le haut commandement en France, je reconnais qu’ils constituent un très grand progrès sur le passé. Il nous reste à examiner la question des personnalités.

C’est dans le choix des personnalités que la passion politique exerce la plus fâcheuse influence, on ne saurait le méconnaître. Les institutions ne valent que par les hommes qui les mettent en œuvre ; c’est dans le choix de ces hommes que le Gouvernement ne saurait apporter trop de soin. Certes, il a le droit et le devoir d’exiger de tous les officiers le loyalisme le plus absolu, mais il se tromperait étrangement en le cherchant parmi ceux qui font avec ostentation étalage de leur dévouement au Gouvernement établi et aux institutions existantes. Dans ma longue carrière, j’ai connu, sous l’Empire, des officiers plus impérialistes que l’Empereur, et d’autres, plus tard, affirmant avec beaucoup de bruit leur républicanisme à toute épreuve. J’ai reconnu que presque tous n’étaient que des arrivistes ; les uns, sans valeur militaire et sentant leur incapacité, ne voient d’autre moyen d’avancement que les témoignages d’une ardeur politique aussi chaude que feinte ; d’autres, de valeur réelle, sont possédés d’une ambition exagérée qui ne peut être satisfaite que par les mêmes procédés. Les uns et les autres sont les ennemis les plus dangereux d’une démocratie ; la plupart n’hésiteraient pas à changer d’opinion suivant les circonstances ; ils sont prêts aux coups d’Etat. Certains des plus chauds partisans du boulangisme ne sont-ils pas devenus les républicains les plus intransigeans ? En 1792, Dumouriez se coiffait du bonnet phrygien au club des Jacobins ; l’année suivante, il trahissait la République et la Patrie. Cet exemple devrait donner à réfléchir à nos gouvernemens ; ils devraient comprendre que les officiers les plus loyaux sont ceux qui, craignant l’intrusion de la politique dans l’armée, n’étalent pas leurs sentimens et se taisent. Ces officiers, d’un loyalisme sûr, sont de beaucoup les plus nombreux ; mais ils travaillent sans bruit ; ce sont ces serviteurs modèles que la République doit rechercher pour le haut commandement ; ils ne trahiront pas la confiance mise en eux, même si leurs traditions de famille ne leur permettent pas d’admirer sans réserve toutes nos institutions. Ils servent la Patrie et n’oublieront pas que la France est représentée par le Gouvernement qu’elle s’est volontairement donné et qu’ils respectent. Appelés dans un Conseil, ces officiers n’hésiteront pas à donner leur opinion, fût-elle contraire à celle des puissans du jour ; mais, dans l’exécution, ils obéiront ponctuellement et sans réserve, car ils sont guidés par le sentiment du devoir ; ils pourront être ardens et indépendans dans les discussions ; ils seront toujours fidèles dans l’action.

Il y eut malheureusement des époques récentes où des ministres se sont laissés hypnotiser par des officiers politiciens et les ont appelés à de hautes situations, malgré leur incapacité notoire. Il nous faut, disaient-ils, une armée républicaine. Il convient de préciser ce que doit être l’armée française aujourd’hui. Tous les hommes valides de la nation sont appelés dans l’armée qui est, suivant une juste expression, la Nation armée. Dès lors, au point de vue politique, elle doit renfermer en son sein, et dans tous les grades, toutes les opinions, et à peu près dans la même proportion que dans le pays entier. Aujourd’hui, il est indiscutable que la nation est républicaine, l’armée l’est certainement aussi ; cette conception d’une armée républicaine est justifiée à tous égards. Mais certains sectaires en ont une toute différente ; pour eux, l’armée doit bien comprendre tous les citoyens, le service militaire étant une charge commune à tous ; mais ils voudraient interdire l’accès des grades élevés à tous les hommes qui n’ont pas leurs idées politiques ; ils cherchent, et malheureusement ils arrivent parfois, à faire porter au commandement des grandes unités des officiers qui font parade de sentimens politiques exagérés et le plus souvent faux, et à en écarter d’autres de la plus haute valeur. Il y a là un vrai danger pour l’armée qui risque ainsi d’être médiocrement commandée, un vrai danger pour la République, que nous voulons forte et durable, et qui peut être à la merci d’ambitieux sans scrupules.

La vertu militaire la plus indispensable à celui qui commande, c’est la grandeur, la noblesse du caractère ; le caractère d’un chef doit être fortement trempé, car il devra prendre des décisions viriles, entraînant le sacrifice de nombreuses vies humaines, décisions d’où dépendront son honneur, et, plus encore, le salut même du pays. Comment obtenir une pareille résolution d’un courtisan habitué à toutes les compromissions qu’il croit profitables ?

La République doit aimer et pousser les hommes de caractère et choisir les chefs de son armée d’après leur valeur professionnelle et surtout d’après leur valeur morale. Elle trouvera dans ses rangs tous les hommes aptes aux plus hauts commandemens ; elle y trouvera, car ils y sont légion, des hommes au loyalisme éprouvé qui méritent toute sa confiance. Laissons l’armée à sa noble et belle mission ! Écartons d’elle toutes nos dissensions politiques. Je ne serais pas éloigné de penser que telles sont, du reste, les vues de hautes personnalités qui ont une action prépondérante aujourd’hui dans les Conseils du Gouvernement et au Parlement.

En résumé, la nouvelle organisation du haut commandement constitue un progrès réel qu’on ne saurait contester sans mauvaise foi ; elle est néanmoins perfectible, comme toutes les choses humaines. Notre doctrine tactique a été l’œuvre de notre Ecole supérieure de guerre ; notre doctrine stratégique sera l’œuvre du Centre de Hautes Etudes militaires. L’une et l’autre se maintiendront chez nous par la tradition dans ces deux institutions, tout en sachant évoluer, comme j’ai essayé de le montrer. Il y aura donc bientôt unité de vues complète dans notre armée. Les institutions sont bonnes et l’on en tirera le meilleur parti, si l’on choisit bien les hommes mis à leur tête, et j’estime, en toute conscience, que, malgré les paroles de de Moltke, nous n’aurons prochainement rien à envier aux Allemands en tout ce qui touche le haut commandement et nos états-majors, tout au contraire.


Général H. LANGLOIS.

  1. Sous la Révolution et sous l’Empire, nos ministres de la Guerre n’étaient aussi que les grands pourvoyeurs de l’armée.
  2. Voici quelques exemples pris dans la correspondance de de Moltke :
    N° 250. Au commandant en chef de la 3e armée, Reims.
    Reims, le 6 septembre 1870, 7 heures du soir.
    « On a l’honneur de prier le commandant en chef d’examiner s’il n’y a pas lieu de renforcer la cavalerie, etc. »
    N° 258. Au commandant en chef de la subdivision de l’armée de la Meuse.
    Reims, le 7 septembre 1870, 7 heures du soir.
    « On a l’intention de porter ultérieurement la subdivision de l’armée de la Meuse contre le front nord de Paris, etc. »
    N° 274. Aux commandans des 1re, 2e et 3e armées.
    Reims, le 17 septembre 1870.
    « Par décision de Sa Majesté, le service des étapes sera jusqu’à nouvel ordre réglé ainsi qu’il suit, etc. »
    N° 360. Au commandant en chef de la 3e armée.
    Versailles, le 1er novembre 1870.
    « On a l’honneur de faire connaître au commandant en chef que, par ordre de Sa Majesté, la 5e division d’Infanterie, etc. »
  3. Il ne faudrait pas entendre, par cette expression de doctrine, que tous les esprits dussent être coulés dans le même moule ; que tout cas concret dût recevoir de tous une unique et même solution. Ce serait une absurdité. La doctrine établit certains principes généraux immuables dont chacun de nous doit être pénétré, par exemple, le principe de l’offensive et celui de l’économie des forces ; puis, elle expose d’autres principes qui, eux, sont soumis à la loi d’évolution et, par conséquent, doivent varier avec les circonstances, entre autres avec les progrès de l’armement. Seulement, la doctrine donne les lois générales de l’évolution tactique qui permettent de ne pas faire fausse route lorsque des changemens s’imposent. Par exemple, l’étude approfondie de l’histoire montre que, plus l’armement se perfectionne, plus l’offensive offre d’avantages ; on peut donc condamner a priori toute théorie qui, fondée sur les propriétés meurtrières d’armes nouvelles, conclurait à la supériorité de la défensive. Une autre loi, bien démontrée par les faits, est que les progrès de l’armement rendent plus difficile chaque jour la prise de contact avec l’adversaire et plus longs les préliminaires de tout engagement ; de cette loi on peut déduire que les organes de contact doivent se modifier. C’est ainsi que les détachemens mixtes (de couverture ou de contact) dont l’emploi eût été une lourde faute il y a moins d’un siècle, deviennent aujourd’hui d’un usage fréquent et de plus en plus justifié.
  4. En 1866, le canon prussien modèle 1864, en acier à chargement par la culasse, avait fait ses preuves comme excellente arme de guerre. On ne l’ignorait pas en France, et le Comité d’artillerie fut chargé de faire des études pour établir un nouveau matériel de campagne de valeur au moins égale à celle du matériel allemand. Mais les travaux du Comité, dont beaucoup de membres étaient sceptiques, tandis que d’autres ne voulaient pas se rendre à l’évidente nécessité de faire quelque chose, avançaient avec une lenteur désespérante. L’Empereur, qui prévoyait peut-être déjà la guerre, finit par perdre patience et confia personnellement au général de Reffye, l’inventeur de la mitrailleuse, l’exécution d’un programme que presque tous les artilleurs d’alors croyaient irréalisable ; ce programme était le suivant : « Faire un canon en bronze, se chargeant par la culasse et tirant avec la poudre noire, supérieur au canon prussien modèle 1864. » Il fallait le bronze, parce que les usines françaises ne pouvaient pas, à cette époque, fournir de l’acier à canons, et la poudre noire ordinaire, parce qu’on en possédait un stock considérable. Ce problème, jugé insoluble, fut pourtant résolu en quelques mois par le général de Reffye qui présentait, peu de temps avant la déclaration de la guerre, des canons de 5 et de 7 remplissant toutes les conditions imposées ; mais il était trop tard pour en doter notre artillerie qui fit la campagne dans des conditions d’infériorité que seuls des techniciens peuvent juger à leur réelle valeur. Quelques canons de Reffye, fabriqués pendant la guerre, servirent à Paris, mais le modèle n’en fut définitivement arrêté et mis en service qu’après la paix. Il est regrettable que l’Empereur ait attendu un peu tard pour s’adresser à une personnalité, et non au Comité d’artillerie, afin de réaliser une réforme qui s’imposait à bref délai.
    Plus tard le canon de campagne à tir rapide fut, au Comité d’artillerie, l’objet d’une hostilité longtemps irréductible ; il fallut que le Ministre de la Guerre passât outre et commandât la mise en fabrication, malgré les avis de ce Comité.
    On trouve des résistances de même ordre au Comité d’état-major. Depuis une vingtaine d’années, la plupart des professeurs de l’École de guerre, des commandans de cette école et deux inspecteurs éminens demandaient l’élévation de la durée du service des officiers à leur entrée à l’École et la suppression du classement de sortie. Ces deux réformes, peu révolutionnaires cependant, ont toujours effrayé le Comité d’état-major et restent encore en suspens. On dit que la dernière va peut-être aboutir bientôt !
    Je me borne à ces exemples ; on pourrait les multiplier. Les comités, les conseils, les commissions, irresponsables pourtant, sont d’une timidité déplorable, incapables de faire grand et de faire vite. Ce sont des freins puissans à tous les progrès, et ils sont d’autant plus dangereux que nous vivons à une époque où les progrès marchent à pas de géant.