Le Héros (1725)
Traduction par Joseph de Courbeville.
(p. 81-82).


XIX

PARADOXE CRITIQUE
SUR L’HÉROÏSME SANS DÉFAUT



Un héros à l’abri de l’ostracisme d’Athènes n’est pas en Espagne à couvert de la critique : celle-ci l’éloignerait et le proscrirait, comme autrefois, si elle avait un pouvoir égal à son injustice et à sa violence. C’est sur ce caractère de la critique envieuse, que j’établis ce paradoxe, lequel condamne d’abord un grand homme qui ne laisserait rien à reprendre en lui : quelque légère faute échappée à dessein lui est nécessaire pour contenter l’envie, pour repaître la malignité d’autrui ; sans cette adresse, disent les auteurs de cette maxime politique, un mérite le plus universel sera la victime de ces deux passions. L’envie et la malignité sont comme de cruelles Harpies, qui se jettent sur les meilleures choses, lorsqu’elles ne trouvent pas d’autre proie à quoi s’attacher.

Il y a effectivement des âmes si noires, de si mauvais esprits, qu’ils savent défigurer les plus belles qualités, flétrir les vertus les plus pures, pervertir les intentions les plus droites : en un mot corrompre par leurs bouches empoisonnées tout ce qu’ils voient de bon dans les autres est leur unique étude, et le seul art dans lequel ils excellent. Il est donc d’un habile homme de hasarder quelque petite négligence, sur laquelle la mauvaise humeur de ces atrabilaires se puisse exercer : cette négligence dont ils feront une faute monstrueuse est capable de leur donner le change, et de dérober à leur esprit ulcéré l’attention aux choses essentielles ; elle est une espèce de contrepoison qui empêche que leur fiel ne gagne le fond du mérite, et qui le fixe à la surface. D’ailleurs, un petit défaut naturel ne sied-il pas quelquefois mieux que si on ne l’avait point ? Une petite tache au visage n’est-elle pas quelquefois un agrément ? Il y a des défauts qui cessent de l’être lorsqu’ils paraissent dans un certain point de vue, lorsqu’on sait, pour ainsi dire, les mettre à leur place. Alcibiade s’en prêta quelques-uns de cette nature dans le métier de la guerre, et Ovide dans le métier des vers, pour amuser l’envie par ces bagatelles, et pour la distraire de l’essentiel.

Cependant, j’estime cette précaution de nos politiques fort inutile ; et je me figure que la présomption en est plus le principe que la prudence. Le soleil même n’a-t-il pas ses éclipses ? Le plus beau diamant n’a-t-il pas ses pailles ? La reine des fleurs n’a-t-elle pas des épines ? L’art n’est point nécessaire où la nature suffit toute seule ; quelque parfaite, et quelque attentive qu’elle soit, assez de fautes échapperont toujours à notre faiblesse, sans que nous ayons besoin de la seconder.