E. Flammarion (p. 253-279).
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XII

— Tu dis que Marie veut que tu viennes avec nous ? C’est inouï, mon cher ! Mais elle va au-devant de mes secrets désirs, la pauvre belle ! Je n’aurais jamais espéré tant de sa docilité. Elle est unique, cette femme !

Henri Duhat, très honteux du rôle qu’il jouait entre ces deux êtres, formidablement ennemis l’un de l’autre, quoique liés par une passion non moins cruelle que la haine, se demandait comment il se délierait, lui, du fameux secret professionnel qui lui pesait lourdement sur la conscience, l’entraînait même dangereusement à sa propre perte.

— Oui. Je n’en suis pas plus fier. Toi, tu vas certainement à un scandale énorme, Yves. Je lui ai parlé, à mots couverts, de… névroses, pour être poli, et elle n’a pas très bien compris ce que je voulais dire. J’y renonce. Qu’elle devine, si elle l’ose. Tout ce que je puis faire, c’est soutenir le plus faible, le cas échéant.

Le marquis se promenait, tel un fauve en cage, dans son bureau du Majestic et il y était entouré de merveilleux cadeaux destinés à la fiancée : œuvres d’art, bibelots curieux, bijoux, dentelles, jusqu’à un coussin de soie rouge où il avait fait broder, par une ouvrière émérite, le dernier bouquet peint par la charmante pastelliste, afin de remplacer celui qu’il avait si cavalièrement fendu en deux.

— Je sais où je veux aller, Henri. Pourquoi cette divine créature ne me guérirait-elle pas, surtout depuis que son frère est mort ? Tu ne peux l’imaginer combien ce garçon-là était encombrant. Il l’aimait vraiment trop.

Duhat, les yeux baissés, n’osait pas répondre à cette nouvelle supposition. Un trouble grandissant s’emparait de lui en présence de l’assassin, car il n’y avait guère moyen de douter de sa culpabilité. Supprimer la vie humaine, qui n’a pas d’importance, c’était tellement dans ses manières… de voir.

— Ce pauvre garçon me paraissait plutôt frivole, courant les dancings et s’amusant très loin de l’affection raisonnable que tu lui prêtes, Yves.

— Affection raisonnable ? Alors, tu as fait toutes tes études de clinique pour aboutir… aux affections raisonnables ? Tu crois à la raison de l’humanité, quand l’homme est dépravé et la femme séduisante, qu’ils vivent tout près l’un de l’autre dans la plus entière des libertés ?

Duhat eut le frisson. De quel genre de morale aurait-il pu parler, maintenant ? Il ne lui en fallait pas connaître davantage des imaginations de son farouche client, pour être convaincu… Ce qu’avait dû lui coûter ce crime ? Une voiture de soixante mille francs à lancer dans un ravin et pas une hésitation mentale, car il conservait les bras tout chauds d’avoir brassé les œuvres de guerre, là-bas, dans la grande cuve où bouillaient toutes les chairs pantelantes des plus nobles humanités. Or, faire la guerre pour soi, c’est se débarrasser de son ennemi particulier ; moins qu’un jeu pour Yves, qui ne comprenait pas qu’on pût tuer pour voler (peut-être parce qu’il n’avait pas besoin d’argent !) mais qui n’admettait pas que quelqu’un se mît en travers de sa route. Un lobe de son cerveau était engourdi. Il n’était pas fou, seulement privé de sensibilité. Une chose quelquefois bien gênante, la sensibilité. Henri Duhat s’en apercevait tous les jours !

Yves de Pontcroix, reprit, le ton décisif :

— Il n’y aura donc qu’un faire-part dans les journaux et, à ce propos, tu iras voir Gompel qui te rédigera ça le mieux du monde. Moi, je ne veux pas revenir à Paris et je suis ravi de ne pas avoir à m’y créer un salon… qui serait celui de ma femme que l’on courtiserait sous mes yeux, naturellement. J’en ai assez. Pontcroix ou un yacht sur la mer. Elle n’a pas besoin de gloire et de toutes ses combinaisons louches. C’est Gompel, le marchand de tableaux, qui m’a présenté à elle. Il lui en présenterait d’autres. Non ! Fuir !… La marquise de Pontcroix n’a plus à se soucier de son existence. Elle m’appartient. Oui, fuir… et très loin. J’ai tellement soif de solitude.

Henri Duhat s’occupa des derniers préparatifs du sacrifice pour épargner le plus possible les entrevues pénibles à la fiancée. Sans cesse dérangée par les couturières ou les bijoutiers, Marie vivait emportée dans une espèce de tourbillon où les objets lui semblaient tous teints d’une pourpre sinistre, depuis les fleurs jusqu’aux meubles. Elle ne regardait plus ni les écrins, ni les toilettes. Elle vivait en dedans pour écouter une voix lointaine, lamentable, lui crier : « Au secours ! Il m’a tué ! »

Le mariage se fit très simplement et civilement, un matin, de très bonne heure, selon les formelles volonté de Marie Faneau. Il n’y eut que l’assistance réglementaire des témoins, ce qui scandalisa le maire lui-même à cause de la qualité des époux. Le deuil récent expliquait le manque de cérémonie, mais point qu’on lui eût interdit le discours en lui adressant dix mille francs pour les pauvres de l’arrondissement. Ces grands noms sont d’un sans-gêne qui frise l’impertinence.

Marie abandonnait momentanément son atelier (qu’elle gardait comme pied-à-terre permis par le marquis) à la brave Ermance, dont les larmes ne tarissaient plus.

Avant de monter en voiture, Mme de Pontcroix, furtive et toute tremblante, vint embrasser la pauvre femme, lui recommander sa chère petite Fanette, qu’elle lui laissait en attendant de leur faire signe à toutes les deux. Ah ! les reverrait-elles jamais ?

— C’est bien pis que l’enterrement ! hoquetait Ermance, que la grosse augmentation des gages ne consolait pas et qui retenait Fanette, hurlant à la mort de toute sa petite voix suraiguë.

Lucot, le chauffeur, avait reçu des ordres sévères pour couper au plus court et ne traverser, sous aucun prétexte, les pays par où était passée l’autre voiture.

Henri Duhat ne prononça pas un seul mot durant tout le voyage. Il assista au déjeuner, dans un immense et somptueux hôtel de province, en refusant tous les plats sous prétexte d’une migraine causée par le vertige de la vitesse. Il déclara, d’un ton dur qu’on ne lui connaissait pas :

— Vous voudriez nous faire tuer que vous ne vous y prendriez pas autrement, mon cher Yves.

— N’es-tu pas là pour nous sauver ? répliqua le marquis, absolument sans inquiétude, probablement parce qu’il ne conduisait pas lui-même, cette fois.

Il prenait souvent la main de sa femme et roulait, sous son index impatient, l’anneau d’or, très lourd, qui la faisait sa prisonnière. Une étrange langueur s’emparait de lui, quand, par hasard, la ronde épaule de Marie heurtait la sienne.

Elle non plus ne parlait pas, mais ce n’était point pour étonner ce grand taciturne… qui redoutait tant le langage de l’amour humain. Elle se bornait à lui sourire, d’un sourire trop résigné pour être franc.

Malgré sa rapidité, le voyage lui semblait interminable ; un supplice inédit qu’elle ne supporterait peut-être pas jusqu’au bout. Arriverait-on jamais ? Et ne valait-il pas mieux être précipités tous dans n’importe quel ravin que s’échouer dans le ténébreux abîme de la nuit nuptiale ?

Enfin, au soleil couchant, l’auto roula, plus doucement, sous la voûte d’une avenue d’ormeaux centenaires.

— Chérie, dit son mari, de sa voix sourde qui s’altérait un peu, voici Pontcroix. Le port et la ville sont loin. Nous sommes en plein désert, mais, vous le savez déjà, c’est un conte de fée que ce château, et puisque la fée y est venue, j’espère tous les miracles.

Elle répondit, très naturellement, cette phrase qui fit tressaillir Henri Duhat :

— Tous les miracles… excepté celui qui ressuscite les morts ?

Le château avait un aspect presque religieux avec son calvaire situé juste en face de la porte principale. Entouré de landes en fleurs, il se dressait tout gris, d’un gris de lichen et de mousses argentées, sur un pan de roches dont quelques-unes affectaient des formes de moines. Des vaches à clarine et des petits moutons bruns broutaient paisiblement, gardés par des bergères en coiffes aux ailes mouvantes. On ne voyait presque pas de croisées du côté de ce calvaire, mais, de l’autre côté, vers le chenal qui blanchissait les fonds du paysage, le bordant d’un nuage tombé, il y avait les plus larges ouvertures, des galeries toutes à jour, festonnées de plantes grimpantes.

La limousine s’arrêta devant un perron où se trouvaient, dévotement rangées, comme à l’église, trois femmes en costumes du pays, pailletés de belles broderies au corsage, et trois hommes, d’air extrêmement sérieux sous leurs grands chapeaux. Cela formait trois couples qui étaient nés dans les dépendances du manoir, s’y étaient mariés et voulaient bien y mourir. Les femmes firent une révérence d’autrefois, les hommes se découvrirent, en agitant vigoureusement les rubans de velours de leurs chapeaux, puis, discrètement, les gens de Pontcroix se retirèrent sans même qu’on eût à leur demander leurs noms parce qu’ils faisaient partie des pierres de cette demeure seigneuriale. Ils en étaient l’âme, qu’on ne devait pas voir.

En gravissant le grand escalier, Marie aperçut, par les ogives, le plus ravissant des jardins suspendus. Un fouillis de fleurs, d’arbustes, des orangers, des buissons ardents, des lilas blancs, des roses rouges y formaient une couronne touffue sous laquelle disparaissaient un petit préau monacal et une chapelle, dont toutes ces floraisons parfumées, forcées en serres ou poussées librement, formaient les encensoirs. La cour intérieure était dallée de marbre jaune et prenait un air italien aux reflets du couchant.

— Mon Dieu, bégaya Marie, un instant isolée avec Duhat sur la galerie d’où l’on pouvait contempler les merveilles de ce jardin éblouissant au sein de cette nature sauvage, quel crime ai-je donc commis, moi, malheureuse fille, qui n’ai jamais rêvé rien d’aussi féerique, même le pinceau à la main, pour être condamnée à voir cela sous des voiles de deuil… et peut-être en mourir ?

Duhat s’inclina. Il semblait harassé de fatigue.

— Madame, je vous laisse ici. Je n’en peux plus. Ayez pitié de vous, sinon de lui, et souvenez-vous que je suis le plus humble de vos serviteurs, quoi qu’il arrive. Il a fait de Pontcroix, que j’ai connu le plus froid des monastères, un palais des mille et une nuits. Puissiez-vous y vivre en oubliant.

Elle dut visiter, son mari lui tenant le coude pour la soutenir dans les passages obscurs, tous les appartements meublés avec un luxe inouï, salons anciens ou boudoirs modernes, et elle finit par tomber, brisée d’émotion, sur le divan bleu de la chambre nuptiale, toute azurée comme un ciel de printemps, ronde comme un immense nid. Les deux larges fenêtres se commandant, le jour semblait traverser, de part en part, la fameuse tour de la légende. D’un côté, c’était le jardin terrasse aux parfums enivrants, de l’autre, la lande vaste et unie, l’horizon splendide qui ne se terminait que par la frange d’écume de la baie.

— Marianeau, fit Yves de Pontcroix, debout devant elle entre ces deux merveilles, haut et sombre, mais bien chez lui, effaçant enfin tous les souvenirs du monde nouveau pour ne rappeler que le seigneur ancien, maître absolu d’une destinée de femme, je suis heureux de vous recevoir ici, parce que le cadre est digne de vous. Ma belle chérie, vous êtes fatiguée, je vous laisse. Nous dînerons vers huit heures, n’est-ce pas ? Vous avez une heure encore pour vous reposer un peu. Si vous avez besoin des femmes que vous avez vues en arrivant, il n’y a qu’à les appeler. Il y en a une qui sait coiffer… Donnez-moi vos mains ! Oui, vous êtes très fatiguée ? Vous êtes triste ? Vous ne m’aimez plus ?

— À quoi bon ! soupira-t-elle accablée.

— C’est un peu vrai. Si vous m’aimiez encore, vous me feriez croire en Dieu et, alors, il me faudrait entrer dans les ordres.

Il avait dit cela d’un ton amer, non comme une ironie, mais comme la conclusion logique du drame intérieur qui le hantait.

Marie aurait voulu dormir ou se cacher, fuir dans l’inconscience ou courir vers une gare, prendre un train. Elle n’était pas chez elle, ni à sa place chez lui !

Elle sonna les servantes qui lui préparèrent un bain et l’aidèrent à revêtir une robe de soieries blanches qu’elle voila d’une écharpe noire, dès qu’elles furent parties. Ces femmes discrètes eurent la touchante attention de ne pas voir qu’elle pleurait. Sans un bijou, sans une fleur, elle avait relevé haut ses cheveux, en casque de guerrière pour ne rien abandonner aux surprises des caresses, puis, courageusement, parce que c’était l’heure et qu’elle ne voulait pas faire attendre, elle descendit dans la grande salle d’en bas, où elle se sentit toute petite, comme à jamais perdue.

Elle y retrouva son mari, en élégant costume d’intérieur, la boutonnière fleurie d’un bouton de rose. Henri Duhat l’écoutait, stupéfait, sous son flot de paroles étourdissantes. Il devinait cet homme criminel tellement détaché de tous les mondes civilisés qu’il en paraissait plus grand, moins coupable, hors du temps et de la réalité. Certainement, il n’avait aucun remords, était enfin très heureux, ou croyait à l’impunité ou touchait à la plus complète félicité de sa vie d’amour… et il y avait derrière lui le cadavre du frère de sa femme qu’il adorait !

Tous les trois ils mangèrent, ou firent semblant, dans une superbe vaisselle d’argent timbrée d’un très vieil écusson fleurdelisé, et ils burent un vin couleur de topaze brûlée dans des hanaps dont la hauteur fit un instant sourire la pauvre Marianeau.

Elle demanda de l’eau pure, car elle avait la fièvre.

Les servantes, timides, malgré leur costume rutilant de princesses de comédies, contemplaient à la dérobée la belle dame de Paris dont la chevelure d’or pourpré représentait toute la fortune.

Mais c’était la maîtresse. Il n’y avait rien à dire, sinon qu’elle était trop triste pour tant de bonheur.

Puis les deux hommes allèrent fumer un moment sur la galerie festonnée de lierre, se saluèrent correctement en échangeant la plus cordiale poignée de main, et chacun rentra dans son appartement.

Marie attendait le fauve, en proie à une terreur sans nom. Il avait acquis tous les droits sur elle et elle devenait sa propriété légitime, une des statues de ce château où l’on rencontrait des dames de marbre aux beaux yeux morts ! Il l’avait d’ailleurs royalement payée, lui ayant fait dire, par son notaire breton, qu’elle serait l’héritière de toute sa fortune, de tous ses biens, s’il venait à s’en aller le premier, selon l’usage même, avait ajouté maître Mahaut, toujours précis, dans le cas où elle ne lui donnerait pas d’enfant.

La chambre était calme, tellement bleue qu’elle se perdait dans le ciel d’azur sombre qui baignait la tour et la pénétrait par ses deux fenêtres ouvertes. Du midi montait l’odeur exquise des corbeilles fleuries et, au nord, on voyait la lune radieuse faire neiger le flot lointain de la baie. Ah ! la belle nuit d’amour, si on avait pu oublier l’horreur de la haine ! Était-ce bien vrai, cette folie du meurtre ? Cela ne pouvait-il se reléguer dans l’antiquité de la légende ? Le cauchemar n’allait-il pas replier ses ailes noires pour laisser planer, enfin libre, le beau rêve couleur d’or et de saphir ? Ne vivrait-on pas entièrement le conte de fée qu’il avait évoqué lui-même en lui faisant les honneurs de sa maison, la vieille et religieuse maison des ancêtres qu’il transformait pour elle seule en un temple des voluptés païennes ?

Il frappa très doucement. Elle sauta sur une petite lampe d’albâtre dont elle alluma l’électricité. parce qu’elle redoutait cette caressante clarté de la lune inondant la chambre de ses rayons couleur de miel.

— Entrez ! dit-elle, mise debout surtout par son irrésistible envie de fuir.

Son cœur battait à se rompre. Elle espérait bien que sa vie s’arrêterait là, devant le désespoir de ne rien oser tenter pour venger le mort. Que pouvait-elle, qui ne serait pas odieux ? Ce à quoi elle pensait la révoltait, mais lui laisserait-il le temps, voudrait-il regarder autre chose qu’elle même ?

Il s’avança de son pas souple.

— Marianeau, fit-il, d’un ton relativement affectueux, vous êtes très fatiguée par ce dur voyage, tellement rapide qu’il vous a coupé le souffle. Je vous en prie, ne respirez pas en haletant comme si vous étouffiez. Tenez ! Vous tremblez si fort que vous allez tomber. (Il l’enveloppa de son bras et la fit se rasseoir auprès de lui.) Qu’est-il donc arrivé de plus que ma laideur ou ma brutalité pour vous éloigner de moi ? Il y a autre chose que votre frayeur de petite fille devant l’ogre ? Que vous a-t-on dit ? Vous n’imaginez pas ce que peut être le tourment d’un jaloux tel que moi. Allons, un peu plus de courage ! Avouez que vous continuez à me craindre… malgré que vous m’ayez permis les audaces.

Il essayait de plaisanter de son irritante façon, très courtoise et très cruelle parce qu’elle dénotait une maîtrise au moins singulière de son tempérament passionné. Il faisait ce qu’il voulait de sa force et n’en était dominé que dans certaines occasions, heureusement très rares :

Marie répondit, d’une voix à peine distincte :

— C’est nerveux. Je ne sais plus pourquoi j’ai peur. Je vous en fais mes excuses, monsieur, car je devrais pouvoir mieux vous remercier.

Il eut son habituel rire sourd.

— Monsieur ? Eh bien, madame, il va falloir que je vous fasse la cour, puisque nous ne nous reconnaissons plus !

Il jouait avec sa main et lui ôta son alliance qu’il mit à son petit doigt. Puis il gronda, entre ses dents :

— Comme leur amour, leur sale amour détruit toute la confiance et fait perdre la notion de l’absolu aux pauvres créatures qui en furent les victimes ! Marie, vous souvenez-vous que je vous ai dit un jour : Je vous aurai consentante… ou je vous tuerai ?

— Vous me tuerez, Yves, je n’implore plus que cette dernière grâce de votre part.

Elle venait de crier, malgré elle, son nom, car elle ne se souvenait que trop.

— Ma chérie ! Mais c’est vous qui êtes effrayante ! (Il glissa vivement à ses pieds, lui serra les genoux, et la regarda, un moment silencieux :) Et pourquoi ne te ferais-je pas la cour, Marianeau ?… Oui, tu es très belle et tu me plais infiniment, mais ce que j’aime le plus en toi, c’est que tu es d’une race égale à la mienne en force, quoique bien différente… J’aime ta peau qui a la douceur de la fleur et ton sang qui coule dessous en lui donnant le reflet de l’aurore. J’aime tes yeux qui sont ouverts larges à toute lumière, d’une indéfinie couleur comme celle de la mer changeante. Sont-ils gris, sont-ils bleus, sont-ils verts ? Ou, sont-ils simplement, tes yeux, le plus beau regard du monde ? Tiens ! Je suis si doux et si heureux, ce soir, que je resterais enchanté, enchaîné à tes pieds toute la nuit ! Nous sommes seuls dans l’immensité, Marie. C’est l’heure unique, celle qui ne revient jamais, et nous avons le droit, tous les droits d’en profiter. Marie, je veux que tu m’aimes encore, moi. Je veux te reconquérir… Abandonnons un peu la terre et notre époque. On a tout détruit et tout tué, oui. Il ne reste plus que nous, rois d’un monde nouveau… que nous ne repeuplerons pas !… Marie, j’ai été violent, grossier, cela est possible. Je ne m’en souviens plus du tout et vous l’oublierez parce que la vie commence aujourd’hui. Vous m’aimerez, tu m’aimeras parce que tu m’as vu tel que je suis, ou que je veux être, quand mon masque est tombé. Pourquoi ne me comprendrais-tu pas, toi, qui peux si facilement reconstituer un visage d’après ses apparences ? Pourquoi aurais-tu le dégoût de celui qui t’a voulue tout entière, légitimement, pour ne pas t’offenser ou te désespérer ? Je ne suis pas fou, Marie, et mon amour, à moi, est d’une essence un peu plus rare que celui des humains, parce qu’il ne finit pas. La satiété ne le menace pas. Il n’a pas le but ridicule de la procréation. Il faut laisser ce soin à nos domestiques. La procréation est un usage de basse-cour ou d’étable, et elle fournit assez d’esclaves pour que les gens libres ne s’en occupent pas. Je ne crois pas que, maintenant, ceux qui sont doués de la faculté de réfléchir puissent songer à préparer, le plus sérieusement possible, de nouvelles hécatombes. Il n’y a pas d’autre raison aux grandes guerres que… le surpeuplement. Quand ces idiots-là sont trop, ils s’entretuent, ou tombent les uns sur les autres, parce qu’ils ont faim. C’est une illusion dangereuse qu’espérer de l’homme normal un sentiment normal de sa vraie force, qui serait de jouir de la vie telle qu’elle est, et elle est bonne quand on est le maître de sa volonté !… Il faut avoir vu le massacre de près pour se rendre compte que… les meilleurs chefs sont ceux qui savent sacrifier le plus d’esclaves et qui déblaient le terrain devant eux pour arriver le plus rapidement au but. (Il rêva, un instant.) Non, Marie, la vie humaine ne vaut pas la peine qu’on se donne pour la défendre, ni, surtout, celle qu’on prend pour la perdre. Une chose compte, puisque c’est sur cela que repose la loi de la vie : la volupté. Or, la volupté n’est belle qu’à l’état pur. Marie, je vous adore. Je ne veux être pour vous ni un maître, ni un esclave. Est-ce que Henri Duhat vous a dit ce que j’attendais de vous ?

Penchée sur lui, elle écoutait, affolée, buvant ses paroles comme on boirait un poison enivrant, et dans cette atmosphère qui avait à la fois le goût de la fleur et celui du sel de l’océan, elle ne savait plus trop, en effet, si elle était encore de ce monde ou si te cauchemar, le rêve l’emportait dans une contrée d’affreuse solitude ou de divine joie.

Non, fit-elle d’une voix étranglée par les larmes, votre médecin ne m’a rien dit. Je ne lui aurais pas permis une telle injure. Et lui, n’a pas osé.

Il éclata d’un rire franchement jeune :

— Une injure ? Et comment appelles-tu les recommandations de la mère à la nouvelle épouse ?… Comment faut-il nommer toutes les plaisanteries permises sur la robe blanche de la jeune mariée qui ne doit la mettre qu’une fois ? Vraiment, vous qui êtes, vous l’avez avoué, une femme et non pas une ignorante, comment appelez-vous tous les usages bien mondains qui tendent à inventorier les cabinets de toilette des gens qui s’aiment ? Tudieu, ma chère, je trouve enfin excessive cette pudeur, votre plus grand charme, je l’avoue, qui ne résiste pourtant pas à votre désir de vouloir être heureuse ! Vous êtes la plus jolie femme que je connaisse, mais vous êtes la plus naïve des amoureuses, si vous reculez toujours devant la force. Que signifient donc tous ces roucoulements, ces serments et ces promesses de folie, si nous ne jouons pas franc jeu le jour, pardon, la nuit des noces ? Marianeau, je vous aime assez, moi, pour ne pas vous imposer mon amour qui ne ressemble pas tout à fait à l’autre, mais, tout de même, rendez-moi cette justice, c’est que j’ai le droit pour moi. Sang pour sang ! J’ai le plein pouvoir de l’époux qui réclame celui d’une virginité !

Marie s’arracha, d’un mouvement violent, des bras qui la serraient. Elle se redressa, tremblante, mais bien décidée à rompre le charme féroce qui l’enveloppait. Son cerveau éclatait. Elle ne suivait plus le sens des mots. Tout tournait autour d’elle. Quelle était donc cette spéciale espèce de meurtrier qui réclamait une virginité, ou le sang d’un nouveau meurtre ?

— Allons, fit-elle, en laissant tomber sur lui un regard de mépris horrifié, continuez ! Avouez ! Quelle victime vous faut-il encore et de quelle façon très lâche ou très ignoble désirez-vous tuer cette nuit ?

Il se leva à son tour, les mains crispées dans sa robe qu’il déchirait sans le savoir.

— Pourquoi parlez-vous de tuer ? Vous ne risquez la mort que si vous m’irritez par une résistance trop prolongée. Vous disiez m’aimer assez pour tout souffrir de mon amour ? Je vous ai crue… et qui sait si vous ne seriez pas devenue mon égale ? Qui sait si ce n’eut pas été vous qui eussiez fini par dominer ? J’avais mis, moi, toute ma confiance en vous !… Et puis, non, il y a autre chose ! Ne mentez pas ! Ah ! mon médecin n’a pas osé vous le dire ? Encore un timide amoureux qui tremble devant vous, n’est-ce pas ? Appelle-le donc à ton secours, ma très belle furie ! Personne, ici, n’entend jamais rien, les murs sont trop épais, la chambre est trop haute et tu es dans la tour de Brelande, la femme infidèle, celle qui est morte de faim. Ah ! non ! leur pudeur !… C’est édifiant ! Si seulement je l’avais dévêtue, si j’avais fait tous les gestes les plus ridicules de vos jolies petites passions honnêtes, je m’expliquerais tes airs très indignés, ça vaudrait la peine. Ouvre-moi ton corsage, là, seulement, au-dessus des seins, sans plus… (Et il ajouta, la voix frémissante, les yeux tout à coup lumineux :) Maintenant, j’ai soif. Je ne veux pas le défigurer ni toucher à la bouche, parce que je liens à la merveille de ton visage pâle, mais ne me mets pas en colère, dis !

Par un miraculeux effort de ses nerfs, Marie put répondre, froidement.

— Soit ! j’accepte. Mais j’ai sur la poitrine, en ce moment, tout près du cœur, une chose à laquelle je tiens beaucoup. Une lettre. Je l’avais cachée là, justement, parce que, connaissant votre effroyable jalousie, je ne pensais pas que vous pourriez la trouver… puisque vous me laissiez… la liberté de ma personne.

— Une lettre ? Tu as caché une lettre d’amour dans ton corsage, toi ? Ce n’est pas vrai ou tu veux me rendre fou !

— Regardez vous-même.

Elle s’approcha de la petite lampe d’albâtre et, lentement, chastement, les yeux rivés à ses yeux, le tenant encore sous le magnétisme de la femme qui sacrifie même sa vie à sa volonté, elle lui désigna, collée à sa chair par la moiteur de la fièvre, un frêle morceau de papier, pas une lettre, un lambeau de lettre, certainement.

Yves de Pontcroix se rua sur elle, prêt à mettre en pièces la femme avec la lettre.

— Lisez ! ordonna-t-elle en rattachant son corsage.

Il plaça sous la lampe ce lambeau de papier, le lissa, de son index rageur, le déchiffra, recula, puis répéta, d’un ton guttural comme le cri d’une bête blessée :

« Marianeau, il va me tuer ! »

— C’est l’écriture de mon frère. Vous la connaissez.

Il y eut un lourd silence.

— Oui, dit-il de sa voix redevenue sourde, c’est bien l’écriture de votre frère !

— Vous avouez ?

— J’avoue quand il me plaît, madame, vous le savez bien.

Elle fut forcée de s’asseoir sur le divan ou elle parut si pâle, si morte, qu’il ne put s’empêcher de lui dire :

— Comme vous devez souffrir, Marie !

Elle ferma les yeux, mais ne pleura pas. Elle ne pouvait plus pleurer,

— Alors, fit-il d’un accent devenu subitement très doux, c’est pour cela que vous ne m’offriez plus vos lèvres ? Si je pouvais vous prouver que je n’ai pas tué votre frère, me les donneriez-vous encore ?

Elle répondit, tout bas, suffoquée par la passion qui débordait en elle :

— Oui.

Il prit sa main, y reglissa l’anneau d’or qui la refaisait sa prisonnière.

— Au revoir, Marie, dit-il reprenant son ton railleur et glacé d’homme du monde qui prend congé. Vous êtes fatiguée. Moi aussi… et nous avons toute la vie devant nous. À demain.

Et de son pas souple, nonchalant, il se retira.

Dans le corridor, sorte de pont couvert qui reliait la tour aux autres bâtiments, il rencontra son médecin qui errait comme une âme en peine, s’efforçant de calmer sa fièvre à la brise nocturne dont les parfums, au contraire, l’exaspéraient.

— Que faites-vous donc là, mon cher ? demanda le marquis souriant. Il est au moins deux heures du matin ! Vous n’êtes donc pas fatigué, vous, comme tout le monde, ici, de cette course aux abîmes ?

— Non, Yves, j’étais un peu inquiet.

— Ah ! quel cœur sensible vous avez depuis quelques mois ! dette Marie Faneau, quelle enchanteresse ! Elle apprivoiserait un tigre… et même un médecin. Rassurez-vous (et il lui frappa durement sur l’épaule). Personne n’a besoin de vos services. Je suis guéri, mon cher ! (Il ajouta d’un ton confidentiel :) Entendez-vous bien ? Me voici redescendu au rang de simple mortel, Henri. Réjouissez-vous. Il y a un imbécile de plus sur la terre. Je n’ai plus besoin de voir du sang pour être heureux ! Non, en vérité, je n’ai jamais été plus heureux que cette nuit ! À demain ? J’ai laissé dormir la marquise. Qu’on ne la réveille pas trop tôt, surtout.

Il mit un doigt sur sa bouche et s’éloigna de son pas élastique, peut-être un peu plus lent.

Le lendemain, vers midi, un domestique entrant chez son maître, car la marquise déclarait ne pas l’avoir vu, le découvrait étendu, tout habillé, sur un fauteuil, le front troué d’une balle.

Il avait écrit ceci, pour sa femme :


Citation début Marianeau, je n’ai pas tué votre frère. Le pauvre névrosé m’avait montré ce papier, un jour que nous nous étions disputés à votre sujet, et, poursuivi par une des idées baroques hantant souvent les monomanes de la persécution, il m’avait dit, en riant : Si vous vouliez me supprimer, voilà qui empêcherait ma sœur d’être à vous.

Le malheur, c’est que, moi, je ne lui ai pas demandé de supprimer le papier, après notre réconciliation. Je n’y ai même pas pensé. Citation fin

Tout mon amour.

Le médecin qui, le premier, lut la lettre, laissée ouverte sur un bureau, murmura, bouleversé :

— Si elle peut croire cela, et c’est possible, elle l’aimera toujours. Il vient de recréer le vampire.

3 Septembre 1921.