E. Flammarion (p. 93-116).
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V

Quand Marie Faneau rentra chez elle, son frère était déjà installé devant un potage fumant et Ermance, selon son expression, commençait à ne pas s’endurer.

— Je suis d’une demi-heure en retard, fit Marie d’une voix très calme, et je te demande pardon, Michel.

Il répondit, affectant une grande indifférence :

— Oh ! j’en prendrai l’habitude.

— Ce ne sera pas la peine ! murmura Marie, qui descendit dans sa chambre pour enlever ses vêtements encore tout humides, car elle avait couru sous la neige, serrant toujours Fanette contre elle.

— Tu avais donc emmené ce chien-là ? Tu tiens donc au respect de la famille ? gouailla Michel lorsqu’elle reparut, le visage très rose, les yeux étincelants et ses cheveux tordus à la diable.

— Mon petit, laisse-moi manger. Tu me taquineras ensuite.

Le dîner achevé dans le plus religieux silence, Michel alluma une cigarette, qu’on ne lui interdit point, et Marie s’allongea sur le divan, près du feu, où, grâce à Ermance, flambait toute une brassée de bois blanc.

— Je n’ai pas l’intention de te rien cacher, Michel. Je ne saurais vivre en dissimulant. Je suis toujours la même, fit-elle, parlant très lentement, comme préoccupée de mesurer ses phrases à la force de son souffle. M. de Pontcroix est venu me chercher en auto pour aller jeter les perles dans l’eau, à Saint-Cloud… où il a commencé à neiger, entre parenthèses. Il a lancé le collier par-dessus bord… mais il m’a avoué que c’était lui le mystérieux donateur. Ça m’a un peu dégoûtée, car il lui a fallu me jouer une telle comédie pour en aboutir là que je n’y vois guère d’autre explication que la folie… Je suis revenue par le train. Cet homme est très intelligent, très bien élevé, séduisant d’une étrange et indiscutable séduction, mais il est fou… sinon dangereux.

— Alors ?

— Alors, nous allons rompre toute espèce de relations avec ce Monsieur.

— … Seulement… tu as pleuré, Marianeau ?

— Ceci ne regarde que moi, Michel.

Le jeune homme allait et venait dans l’atelier à peine éclairé par le feu, la lampe de la table étant voilée d’un abat-jour d’étoffe.

Il s’arrêta devant le divan, se croisa les bras en essayant de rire :

— Comme il aurait mieux valu me laisser laver les perles chez un marchand consciencieux ! Tu m’en voudrais, mais tu aurais moins de chagrin.

Elle redressa vivement le front.

— N’importe quelle offense me fera toujours moins de peine qu’une indélicatesse de ta part, Michel.

Il glissa félinement à ses genoux. Sa grande blouse grise d’atelier, dont il se servait comme d’une robe de chambre, lui donnait un aspect singulièrement féminin et sa figure très pâle, ses cheveux très blonds, le rendaient, à la lueur capricieuse des flammes, presque angélique. Il ressemblait aux jeunes clercs du moyen âge qu’on voit en prière, dans les églises, à côté du chevalier bardé de fer dormant sur son tombeau.

— Marianeau ! Je ne veux pas que tu pleures. J’irai demain pour lui expliquer…

— Quoi ?

Ils demeurèrent les yeux dans les yeux.

— Tu l’aimes !

— Non. Je ne crois pas. J’ai beau m’étudier, je ne ressens que de l’indignation contre son inqualifiable conduite. Proportions gardées, ce qu’il a fait vis-à-vis de moi est aussi violent que ce qu’il a fait… à l’Olympia. Je n’y comprends rien et je vais me remettre au travail sans plus penser à ce personnage détraqué.

— Marianeau ! Et, s’il t’aimait, lui ?

— Allons donc ! On ne s’y prend pas de cette façon quand on aime une femme pour le bon ou pour le mauvais motif. On ne la traite pas comme un objet… à moins que d’être soi-même insensible.

— Qu’en sais-tu ?

Marie Faneau détourna les yeux.

Son frère lui baisa passionnément les mains.

— Marianeau, celui-là est plus fort que toi, que moi, que nous. Il est d’un monde que nous ignorons. Un milieu très riche, très libre, enfante des monstres si particuliers ! Nous autres, nous faisons ce qu’on nous fait faire. Eux, font ce qu’ils veulent. On va loin quand rien ne barre la route ! Et après la guerre, cette guerre, on en verra de toutes les couleurs. Ces gens de l’aristocratie ont retrouvé leur goût du sang et de la noce. Ils mêlent tout, se croient tout permis. J’ai un peu peur, moi.

— De quoi as-tu peur ?

Le jeune homme pencha le front comme accablé par une pensée qu’il n’osait traduire.

— Et s’il allait… jusqu’au bon motif ?

— C’est qu’il m’aimerait sincèrement !

— L’épouserais-tu ?

— Oui, peut-être.

— Tu vois… que tu l’aimes !

Ils cessèrent de causer, le cœur serré par deux sentiments qu’ils sentaient opposés l’un à l’autre et ne voulaient pas s’expliquer l’un à l’autre.

— Il faut aller nous coucher, Michel, dit résolument Marie. Nous avons veillé tard, hier, et je dois composer une illustration pour un gala, demain. Soyons raisonnables. Toute notre fortune, à nous, ne l’oublions jamais, est dans la régularité de notre travail.

— Marianeau, des perles, des fourrures, un bel hôtel, bien chauffé, une maison de campagne, le château, la voiture et les voyages… Oh ! si j’étais à ta place, Marie, je me vendrais sans amour, rien que pour le plaisir de posséder tout ça !

— Et de le partager avec toi, bien entendu ?

Il leva la tête et un éclair de haine assombrit ses yeux bleus jusqu’à les rendre noirs.

— Non ! ma Grande ! Il y a quelque chose de changé ! car, hier, dans ce bal, quand je l’ai vu penché sur ton épaule et te parlant à l’oreille, celui qui avait envie de tuer l’autre, ce n’était peut-être pas lui. Ah ! il a bien de la chance, lui, d’être fort et d’oser tordre les bras des femmes ! On ne peut en venir à bout… que comme ça… et après, elles vous aiment, c’est couru !

Marie Faneau se leva, toute frémissante. Elle appela sa chienne, lovée près du feu.

— Vite, Fanette ! Au lit ! Nous nous réchaufferons en faisant de beaux rêves : des perles, des fourrures, des châteaux en Espagne… ou en Bretagne. (Elle prit à deux mains le front de son frère, dans un élan maternel.) Toi, mon Mimi, je te jure que tu ne me quitteras jamais. Seulement, il faut veiller sur tes imaginations. Folie pour folie, je n’ai que l’embarras du choix. Ce n’est pas très rassurant.

Il éclata en sanglots convulsifs, la tête dans sa robe. Elle dut aller lui chercher un verre d’eau et de fleurs d’oranger pour en obtenir un peu de ce calme dont elle-même avait tant besoin.

Le lendemain, vers quatre heures, Ermance entra dans l’atelier, où un modèle enfant posait un amour jouant avec une guirlande de roses. Les fleurs, en papier, venaient, d’ailleurs, très mal.

— Mademoiselle, un jardinier apporte encore des roses rouges. Cette fois, il y a un bout de carton. J’y ai demandé et il m’a montré l’endroit. Ça vient du même pont.

Marie eut, dans le premier mouvement de colère intérieure, l’envie de faire refuser la gerbe, mais elle ne le pouvait guère sans étonner son public : l’enfant et la bonne.

— Allons, dit-elle, avec un geste d’impatience, nous peindrons donc sur nature. Au diable les fleurs en papier !

Et elle étudia ces roses avec un tel acharnement qu’elle ne découvrit la lettre, implorant une audience, que beaucoup plus tard, quand il était déjà trop tard pour répondre, car elle n’avait pas le téléphone dans sa maison datant de Philippe-Auguste.

Le modèle était parti, le frère n’était pas encore revenu, lorsque M. de Pontcroix pénétra chez elle comme chez lui, la brave Ermance ne l’ayant pas accompagné, pensant qu’il connaissait le chemin.

— Marie Faneau, voulez-vous me pardonner ?

Très grave et très hautain, il avait plutôt l’air d’exiger des excuses.

Marie se hâta de relever l’abat-jour de sa lampe, une lampe trop intime, de raviver les braises du feu mourant et de… renvoyer Fanette.

— Monsieur, dit-elle le plus froidement possible, je suis étonnée de vous revoir ici. J’ai horreur des comédiens. J’ai surtout assez le respect de mon nom pour ne pas permettre qu’on se moque de moi. Nous n’avons plus rien à nous dire : vous mentez trop aisément.

— Non, puisque je ne vous ai pas dit ce fameux mot qui donne des illusions dangereuses à toutes les femmes. Je ne vous ai pas encore menti, mademoiselle, puisque je ne vous ai pas encore joué la comédie de l’amour.

Alors, Marie Faneau, qui depuis longtemps contenait sa souffrance avec tout le noble courage d’une créature ayant à la fois charge d’âme et responsabilité d’artiste, perdit la tête. Elle eut le fameux coup de folie auquel, selon le jeune névrosé, son frère, toute humanité a droit. De cet homme à elle une chaîne se formait, car, malgré leur vertu ou leurs tares, la grande nature, ignorante des usages sociaux ou des complications de guerre, les avait, depuis toujours, dédiés l’un à l’autre, et cette Marie Faneau, si raisonnable, si réservée, subitement vibrante d’une passion qu’elle s’ignorait, cria, rugit, véritable lionne en pleine jungle :

— Et moi, moi, monsieur Yves de Pontcroix, qu’est-ce que vous faites de moi ? Est-ce que, par hasard, je n’aurais pas un cœur, des entrailles, qui ne puissent être broyées, tordues, par vos savantes pratiques de mondain bien élevé ? Vous voulez donc me faire dire ce mot la première ! et vous tenez, n’est-ce pas, à ce que je me jette à votre tête, parce que je suis, en réalité, une ouvrière travaillant pour gagner sa vie ? Il vous est trop humiliant d’avouer que votre goût s’égare ! Une fille sans fortune et sans dot, non seulement ça ne s’épouse pas, mais encore ça ne peut pas s’afficher, parce que, tout de même, c’est quelqu’un ! Est-ce que je vous ai demandé des bijoux, moi ? Est-ce que j’ai besoin de vos fleurs ? Croyez-vous que vous pouvez m’éblouir par votre faste et vos airs de blasé revenu de loin ? Mais j’ai dans mes pinceaux plus d’or et de pourpre à répandre que vous n’avez de mépris et de cruautés à nous montrer, tant que vous pouvez faire figure de grand seigneur ou de noceur, ce qui est synonyme. Vous vous êtes bien battu, parce que vous étiez fort. À présent, vous allez nous écraser de votre orgueil, parce que nous sommes faibles ? Un lâche, qui, en ce moment, travaillerait toute la journée, rien qu’en ayant rempli le seul devoir de gagner son pain, vaudrait peut-être dix braves comme vous ! Vous avez le temps de mesurer vos paroles, sinon vos gestes !… Eh bien, oui, je vous aime… et je me moque de vous, à mon tour, car je saurai vous aimer sans vous mendier les caresses que vous n’osez pas me donner, probablement parce que vous leur préférez je ne sais quel plaisir dont on n’est pas obligé d’avouer le caprice ou la honte. Monsieur de Pontcroix, hier, vous m’auriez demandé d’être votre amie, sans condition et sans restriction, surtout sans enlèvement, j’aurais accepté. Aujourd’hui, je vous prie de sortir de chez moi pour n’y plus revenir. Je vous méprise tout autant que je vous aime, voilà…

Marie Faneau, droite, dans une longue blouse de soie noire, à peine échancrée au col, son beau chignon roux croulant sur sa nuque, paraissait grande, dressée dans une colère sauvage qui donnait à ses prunelles grises des reflets de feu vert, d’un phosphore que distillait depuis longtemps une corruption cérébrale gagnée au contact de l’autre. On n’aime jamais impunément dans le vide ! Elle avait la splendeur enragée d’une créature prête à mordre.

Yves de Pontcroix bondit sur elle et la fit prisonnière.

— Voulez-vous être ma femme ? Il est impossible que vous n’arriviez pas à me comprendre, si vous m’aimez vraiment.

— Non ! Non ! Je refuse ! Lâchez-moi ou j’appelle.

— Je vous jure, Marie, que je vous respecte et que ce n’est pas comme vous vous offrez que je vous veux. Vous méritez autre chose… vous méritez que je vous rende en honneur et hommages le sacrifice que vous me ferez en m’épousant. Voulez-vous m’écouter à votre tour ? Et tâchez de ne pas avoir peur, vous qui êtes si franche et si généreuse ? Je ne vous prendrai pas en traître, non, je vous estime trop, maintenant, pour le tenter. Je vous veux consentante, Marie. En devenant mienne, ma femme légitime, comme je l’entends, désormais, vous ne risquez que la mort… Acceptez-vous ?

Elle eut un étourdissement. Les mains prises en arrière et serrées à lui rompre les poignets, elle se tenait encore debout par un miracle de sa volonté. Elle ne s’abattrait pas sur cette poitrine où ne vibrait plus rien. Cet homme n’avait donc pas de cœur qu’il remplaçait le mot amour par le mot mort ?

Elle haletait, sans une plainte. Quelle maladie affreuse, quelle infirmité rejetaient donc ce terrible personnage, jeune, élégant, de gestes si souples, de muscles si forts, en dehors de l’humanité normale ?

— Et que m’importe ? bégaya-t-elle saisie d’une pitié qui n’était que l’autre forme de sa passion. Malade, je vous aurais soigné. J’étais prête à me dévouer tout entière, et pour la vie, à votre sort… mais, vous mentez trop bien ! Et puis, je me refuse au mariage… parce que j’ai eu un amant !… Oh ! ne m’étranglez pas !… Vous n’avez pas le droit d’être jaloux, puisque vous ne pouvez pas m’aimer. Cet amant, que je n’ai pas choisi, n’est plus. Personne, pas plus mon frère que d’autres, n’a jamais rien su de lui. Il est inutile que vous appreniez son nom. Ça n’ajouterait rien à ma faute, ni à la sienne, hélas ! J’ai parlé… simplement parce que je vous aime, que vous ne m’y forciez pas et que j’ignore l’art du mensonge où vous excellez, vous, monsieur. Lâchez-moi, dites ? C’est l’heure à laquelle mon frère revient de son atelier.

— Marie, vous serez ma femme légitime. Je le veux.

— Je suis trop pauvre et vous êtes riche, très riche, paraît-il ?

— On ne l’est jamais assez, puisqu’on ne peut jamais acheter tout ce que l’on désire. Marie, je désire votre vie, votre sang, votre admirable santé, votre adorable beauté. Il faut consentir… parce que vous m’aimez. Je suis le plus fort, en effet, car je possède votre amour !… En me le donnant, vous me donnez tout… moi je n’ai rien, qu’un nom et une fortune — je suis le plus pauvre des deux. Voulez-vous ?

Elle inclina la tête, fermant les yeux, car elle allait se trouver mal.

— Marianeau ! cria la voix railleuse de Michel dans l’escalier, je sais des histoires extraordinaires sur le marquis ! À l’atelier, le fils Fusard prétend qu’il a été chassé de l’armée pour des choses qu’on ne se raconte qu’à l’oreille…

Il écarta la portière, qui masquait le fond de l’atelier, donnant sur la spirale sombre et en jaillit comme un diable d’une boîte.

Sa sœur se redressa, brusquement lâchée par Yves de Pontcroix, qui s’avança, cérémonieux :

— Monsieur Michel Faneau, dit-il, parfaitement maître de lui, je crois que vous m’aiderez à étouffer ces racontars stupides, car, mon cher, deux frères se doivent l’assistance contre les rustres quand ils sont de bonne lignée. Mademoiselle votre sœur vient de m’accorder sa main. Je lui enverrai, ces jours-ci, mon notaire pour lui transmettre quelques indications au sujet de la toujours ennuyeuse question d’argent et, je vous prie, parce que vous êtes un peu chez vous, ici, de m’accorder, vous, les grandes entrées de la maison.

Il souriait, mordant nerveusement sa lèvre inférieure. Michel n’eut que le temps de recevoir sa sœur dans ses bras parce qu’elle perdait connaissance.

— Vous l’avez donc tuée ? balbutia-t-il épouvanté.

— Non vraiment, pas encore, cher monsieur ! Comme vous exagérez et quel indiscret vous faites ! Votre façon de lui apprendre des propos d’atelier sur mon compte motiverait seule sa défaillance. Elle vous dira elle-même qu’elle accepte de devenir ma femme. Je suis tout à fait incapable de manquer de respect à celle qui a le beau courage de m’aimer et qui est devenue la fiancée du marquis de Pontcroix. Je vais demander la fidèle Ermance, n’est-ce pas ?

Et il partit conservant sa glaciale, son incorruptible politesse.

— Michel, dit Marie ouvrant les yeux en respirant péniblement, je n’ai à rougir ni devant toi, ni devant lui, seulement, regarde mes mains !

Elle plaça dans les siennes ses doigts bleuis qu’elle remuait difficilement, tout engourdis encore de la dure pression à laquelle on les avait soumis.

— Ah ! le misérable ! C’est ça qu’il appelle : accorder une main… et tu aimes ce Monsieur, tu veux l’épouser ?

Assise sur le divan, les prunelles dures, fixes, comme une hypnotisée, elle répéta :

— Oui, je veux être sa femme. Je le veux. Après tout… je ne risque rien… La mort, mais, c’est une plaisanterie, la mort, en amour…

Le notaire vint un matin, personnage important, gourmé, très chic, aussi gonflé d’expressions redondantes que son portefeuille l’était de paperasses :

— Mademoiselle Marie Faneau ?

— C’est moi, monsieur.

Marie, vêtue d’une robe de drap noir, sans une broderie, sans un bijou, comme portant déjà le deuil de tous les bonheurs, le reçut dans son atelier, laissant le dessin inachevé sur son chevalet et ses ongles encore tachés de pastel.

Tout en essuyant ses mains dans son petit mouchoir de soie, elle retenait la turbulente Fanette qui essayait de montrer les dents.

— Mademoiselle, commença le vieux Monsieur avec une courtoisie d’une autre époque, je suis Me Mahaut-Justin de Saupré. Depuis près de quarante ans je gère les intérêts de mes clients, les marquis de Pontcroix. Je suis d’origine bretonne, comme eux, du reste. M’étant présenté moi-même, je vous dois, maintenant, tous les sincères compliments que m’inspirent tant (le grâces unies à un talent que je sais déjà célèbre. En vous voyant, mademoiselle, rien ne m’étonne plus de la part de M. le marquis de Pontcroix. (Et il étala sur la table octogone différents actes couverts d’une écriture d’une finesse effarante, quoique fort lisible, puis il mit un lorgnon d’or en réunissant, non sans une certaine afféterie, son index à son pouce.) On m’a prié de rédiger le plus honorable des contrats pour tous les motifs que j’ai consignés dans ces minutes, que je suis obligé de vous lire, afin que vous ayez l’obligeance d’y apposer votre signature, si vous le jugez bon. (Il fit un geste de regret déférent.) Oh ! je sais, mademoiselle, combien les jeunes dames ont horreur des comptes, des chiffres ! Mais n’ayant pas de représentant de famille à qui je puisse m’adresser, je suis bien forcé de… d’en référer à vous, et croyez bien, mademoiselle, que tout le plaisir est pour moi.

Au moment où il allait prendre un feuillet, Michel Faneau pénétra dans l’atelier et vint s’asseoir sur le divan, auprès de sa sœur. Elle avait désiré sa présence, mais s’était arrangée pour qu’il ne commît pas de graves imprudences dès le début.

— Mon frère Michel, dit-elle simplement.

Le notaire salua en glissant un regard de coin, un peu étonné. On lui avait sans doute parlé d’un étourneau, mal élevé, d’un animal dans le genre de Fanette. Or, Fanette continuait à montrer les dents et le jeune homme, d’une rare élégance, qui survenait, ne souriait pas du tout.

— Monsieur, ajouta Marie d’un ton doucement résigné, je crois qu’il est bien inutile de me soumettre les décisions de mon fiancé. J’accepte d’avance tout ce qu’il lui fera plaisir de faire… pour ou contre moi. Je n’ai pas d’autre fortune que mon travail et celui de mon frère. Nous vivons tous les deux au jour le jour, sans nous soucier du lendemain. C’est vous dire, monsieur, que je n’ai pas la prétention de discuter des chiffres, car je n’y connais rien. Et puis, un contrat, cela prévoit tant de choses pour l’avenir… que… ça ressemble vraiment trop à… un testament.

— Mademoiselle, je suis ici justement, pour vous expliquer…

— Voulez-vous me permettre une question, à moi, le frère de Marie Faneau ? interjeta le jeune homme qui jouait avec son étui à cigarettes sans même penser à l’ouvrir. Qu’est-ce que c’est, d’abord, que M. Yves de Pontcroix ? Nous ne le connaissons pas du tout.

Naïveté ou insolence, la phrase tomba comme une pierre dans l’eau et éclaboussa le notaire qui se tenait en strict équilibre sur le bord de cet abîme. Cela le scandalisa, intérieurement, parce qu’il connaissait, lui, ses clients depuis des siècles et, chargé des pleins pouvoirs du dernier marquis de la famille, il n’en revenait pas ! Oh ! ces artistes, ces parisiens de la turbulente rive gauche, d’où sont sortis tant de clercs de notaire, d’étudiants de l’avocasserie complètement indignes de la vie sérieuse, mais tracassiers, chicaniers en diable, dangereux…

Me Mahaut de Saupré avala sa salive et répliqua, non sans une certaine morgue :

— Les Pontcroix sont bretons, monsieur, depuis les croisades ! Et le dernier survivant que, grâce à Dieu, l’horrible grande guerre a bien voulu nous rendre, est le quarante-deuxième du titre depuis le règne de Godefroy de Bouillon, premier roi de Jérusalem.

— Tiens ! Tiens ! fit Michel se renversant en arrière. Et comment le savez-vous ?

L’étourderie voulue du jeune homme amena un sourire sur les lèvres un peu pâlies de sa sœur.

— Veuillez excuser mon frère, monsieur Mahaut, mais il ne prend jamais rien au sérieux… que devant des preuves. C’est un graveur qui ne connaît que l’art, très mordant, d’appuyer son burin.

Le notaire s’inclina en ne s’adressant qu’à elle :

— Voici tous les parchemins requis, mademoiselle, au moins pour établir la lignée directe de mon client et voici, en outre, ce qu’on appelle un arbre généalogique.

— … Qui sera, pour ma sœur, celui de la science du bien et du mal, comme dans la Bible ! objecta tranquillement Michel, ne voulant rien épargner aux Pontcroix, fussent-ils nés à l’époque du Paradis terrestre, mais sentant qu’il perdait la partie avec l’espoir de découvrir un grand aventurier.

La séance fut longue, effroyablement chargée de remarques griffonnées en marges et de reports sur les comptes courants. On finit par apprendre nettement l’existence du manoir de Pontcroix, à quelque distance de la baie de ce port perdu, un port de pèche où l’on ne voyait pas beaucoup de Parisiens venir se retremper dans la pleine solitude.

— Et nous le regrettons ! — déclara maître Mahaut, jouant l’amabilité parce que retors.

La fiancée lui semblait vraiment digne de toutes les couronnes, mais le frère demeurait le point noir, parmi les perles de l’écrin. On le lui signalait comme un singe. C’était presque un homme.

— Terres, landes, prés, bois, vergers, jardins d’agrément, maison de rapport ou fermes, le domaine de Pontcroix est une merveille, mademoiselle, continua Me Justin Mahaut, et mon client n’a pas négligé d’embellir cette retraite, même après la guerre. Il y fit une longue, convalescence, qui l’y attacha davantage, car nous aimons le lieu de notre naissance, surtout quand nous fûmes assurés d’y échapper à la mort ! J’ajouterai que, pour la partie pittoresque, et je m’adresse à une artiste, naturellement, il y a aussi une tour historique dans laquelle certaine dame Brelande Saulgis de Pontcroix endura le supplice de la faim sous Louis XIII

— C’est charmant, monsieur le notaire, gronda Michel, et ma sœur vous sait un gré infini de cette attention.

— Votre sœur, monsieur, destinée à devenir marquise de Pontcroix, ne peut que me savoir gré, oui, de lui apprendre les curiosités du manoir, d’autant mieux que la dame Brelande mourut de faim en une occasion unique, au moins pour la lignée des femmes de la famille qui ne relate aucune adultère l’espace de plusieurs siècles.

— Fichtre ! les marquis de Pontcroix ne sont pas déjà tendres pour les innocentes et on s’imagine, en effet, ce qu’ils peuvent être pour… les coupables.

— Monsieur Faneau, soupira le notaire avec la mine d’un qui connaît son Paris galant, vous êtes jeune ! Quand vous serez marié, vous penserez tout autrement. (Et il reprit, sur un ton plus doctoral) : Donc, M. le marquis Yves-Gaston-René de Pontcroix peut timbrer ses actes de la couronne héritée de droit à la mort de son père, Yves-Charles-Léon de Pontcroix. Votre fiancé, mademoiselle, est bien authentiquement marquis de Pontcroix sans conteste et, de ce chef, demeurant orphelin, depuis ses vingt ans révolus, jouit d’un revenu annuel de trois cent cinquante mille francs, aux taux de cette malheureuse époque, car avant la guerre… (il leva les bras). La fortune est, comme j’ai eu l’honneur de vous le prouver, d’origine américaine, pour les temps modernes. La nommée Maud Hymer, que je dus vous faire connaître au courant de ces lectures un peu ardues, était une citoyenne du Colorado ayant épousé un Pontcroix, jadis pauvre, qui fit retour à ses jeunes frères, lors de sa mort, de la plus grande partie de ses biens, à charge, par eux, de restaurer le château, de racheter des terrains, étant lui-même trépassé sans enfant.

— C’est fou ! conclut Michel absolument écrasé sous les titres et sous les chiffres. On se croirait dans un roman de Bourget. C’est presque aussi beau que si c’était du toc.

— C’est rigoureusement exact, monsieur, martela le vieux notaire, offensé qu’on pût le prendre pour un romancier célèbre. Dans nos études de province nous n’omettons même pas la mention d’une perte de bétail entamant les revenus pour une somme relativement minime. Ce que nous portons en compte des fermages à Quimper se retrouve sur les comptes envoyés à Paris et tous les doubles de nos bordereaux sont toujours à la disposition du client chicanier…

Il pouvait parler encore longtemps sur ce ton. Personne ne l’écoutait plus, mais une tristesse affreuse s’extravasait d’un papier sur l’autre et de tous ces parchemins, de tous ces actes, de tous ces contrats, si avantageux, montait la plus effroyable odeur de tombe qu’une jolie femme ait jamais respirée.