Hachette (p. 39-58).



IV

MADAME PAPOFSKI ET LES PETITS PAPOFSKI


Le général finissait la revue des appartements, quand on entendit des cris et des vociférations qui venaient de la cour.

Le général

Qu’est-ce que c’est ? Dérigny, vous qui êtes leste, courez voir ce qu’il y a, mon ami : quelque malheur arrivé à ma nièce ou à ses marmots probablement. Je vous suivrai d’un pas moins accéléré. »

Dérigny partit ; les domestiques russes étaient déjà disparus ; on entendait leurs cris se joindre à ceux de leurs camarades ; le général pressait le pas autant que le lui permettaient ses nombreuses blessures, son embonpoint excessif et son âge avancé ; mais le château était grand ; la distance longue à parcourir. Personne ne revenait ; le général commençait à souffler, à s’irriter, quand Dérigny parut.

« Ne vous alarmez pas, mon général : rien de grave. C’est la voiture de Mme Papofski qui vient d’arriver au grand galop des six chevaux, mais personne dedans.

Le général

Et vous appelez ça rien de grave ? Que vous faut-il de mieux ; ils sont tous tués : c’est évident.

Dérigny

Pardon, mon général ; la voiture n’est pas brisée ; rien n’indique un accident. Le courrier pense qu’ils seront tous descendus et que les chevaux sont partis avant qu’on ait pu les retenir.

Le général

Le courrier est un imbécile. Amenez-le moi, que je lui parle. »

Pendant que le général continuait à se diriger vers le perron et la cour, Dérigny alla à la recherche du courrier. Tout le monde était groupé autour de la voiture, et personne ne répondait à l’appel de Dérigny. Il parvint enfin jusqu’à la portière ouverte près de laquelle se tenait le courrier, et vit avec surprise un enfant de trois ou quatre ans étendu tout de son long sur une des banquettes et dormant profondément. Il se retira immédiatement pour rendre compte au général de ce nouvel incident.

« Que le diable m’emporte si j’y comprends quelque chose ! » dit le général en s’avançant toujours vers le perron.

Il le descendit, approcha de la voiture, parla au courrier, écarta la foule à coups de canne, pas très fortement appliqués, mais suffisants pour les tenir tous hors de sa portée ; les gamins s’enfuirent à une distance considérable.


Il vit avec surprise un enfant de trois ou quatre ans.

Le général

C’est vrai ; voilà un petit bonhomme qui dort paisiblement ! Dérigny, mon cher, je crois que le courrier a raison : on aura laissé l’enfant dans la voiture parce qu’il dormait. — Ma nièce est sur la route avec les sept enfants et les femmes. »

Le général, voyant les chevaux de sa nièce trop fatigués pour faire une longue route, donna des ordres pour qu’on attelât ses chevaux à sa grande berline de voyage et qu’on allât au-devant de Mme Papofski.

Rassuré sur le sort de sa nièce il se mit à rire de bon cœur de la figure qu’elle devait faire, à pied, sur la grand’route avec ses enfants et ses gens.

« Dites donc, Dérigny, j’ai envie d’aller au-devant d’eux, dans la berline, pour les voir barboter dans la poussière. La bonne histoire ! la voiture partie, eux sur la route, criant, courant, appelant. Ma nièce doit être furieuse ; je la connais, et je la vois d’ici, battant les enfants, poussant ses gens, etc. »

La berline du général attelée de six chevaux entrait dans la cour ; le cocher allait prendre les ordres de son maître, lorsque de nouveaux cris se firent entendre :

« Eh bien ! qu’y a-t-il encore ? Faites taire tous ces braillards, Sémeune Ivanovitch ; c’est insupportable ! On n’entend que des cris depuis une heure. »

L’intendant, armé d’un gourdin, se mettait en mesure de chasser tout le monde, lorsqu’un nouvel incident vint expliquer les cris que le général voulait faire cesser. Un lourd fourgon apparut au tournant de l’avenue, tellement chargé de monde que les chevaux ne pouvaient avancer qu’au pas. Le siège, l’impériale, les marchepieds étaient garnis d’hommes, de femmes, d’enfants.

Le général regardait ébahi, devinant que ce fourgon contenait, outre sa charge accoutumée, tous les voyageurs de la berline.

Le général

Sac à papier ! voilà un tour de force ! C’est plein à ne pas y passer une souris. Ils se sont tous fourrés dans le fourgon des domestiques. Ha, ha, ha ! quelle entrée ! Les pauvres chevaux crèveront avant d’arriver !… En voilà un qui bute !… La tête de ma nièce qui paraît à une lucarne ! Sac à papier ! comme elle crie ! Furieuse, furieuse !… »

Et le général se frottait les mains comme il en avait l’habitude quand il était très satisfait, et il riait aux éclats. Il voulut rester sur le perron pour voir se vider cette arche de Noé. Le fourgon arriva et arrêta devant le perron. Mme Papofski ne voyait pas son oncle ; elle poussa à droite, à gauche, tout ce qui lui faisait obstacle, descendit du fourgon avec l’aide de son courrier ; à peine fut-elle à terre qu’elle appliqua deux vigoureux soufflets sur les joues rouges et suantes de l’infortuné.

« Sot animal, coquin ! je t’apprendrai à me planter là, à courir en avant sans tourner la tête pour me porter secours. Je prierai mon oncle de te faire donner cent coups de bâton.

Le courrier

Veuillez m’excuser, Maria Pétrovna : j’ai couru en avant d’après votre ordre ! Vous m’aviez commandé de courir sans m’arrêter, aussi vite que mon cheval pouvait me porter.

Madame Papofski

Tais-toi, insolent, imbécile ! Tu vas voir ce que mon oncle va faire. Il te fera mettre en pièces !…

Le général, riant.

Pas du tout ; mais pas du tout, ma nièce : je ne ferai ni ne dirai rien, car je vois ce qui en est. Non, je me trompe. Je dis et j’ordonne qu’on emmène le courrier dans la cuisine, qu’on lui donne un bon dîner, du kvas[1] et de la bière.

Madame Papofski, embarrassée.

Comment, vous êtes là, mon oncle ! Je ne vous voyais pas… Je suis si contente, si heureuse de vous voir, que j’ai perdu la tête ; je ne sais ce que je dis, ce que je fais ! J’étais si contrariée d’être en retard ! J’avais tant envie de vous embrasser ! »

Et Mme Papofski se jeta dans les bras de son oncle, qui reçut le choc assez froidement et qui lui rendit à peine les nombreux baisers qu’elle déposait sur son front, ses joues, ses oreilles, son cou, ce qui lui tombait sous les lèvres.

Madame Papofski

Approchez, enfants, venez baiser les mains de votre oncle, de votre bon oncle, qui est si bon, si courageux, si aimé de vous tous ! »

Et, saisissant ses enfants un à un, elle les poussa vers le général,

qu’ils abordaient avec terreur ; le

Elle appliqua deux vigoureux soufflets sur les joues rouges et suantes de l’infortuné. (Page 46.)

dernier petit, qu’on venait

d’éveiller et de sortir de la berline, se mit à crier, à se débattre.

« Je ne veux pas, s’écriait-il. Il me battra, il me fouettera ; je ne veux pas l’embrasser ! »

La mère prit l’enfant, lui pinça le bras et lui dit à l’oreille :

« Si tu n’embrasses pas ton oncle, je te fouette jusqu’au sang ! »


« Approchez, enfants, venez baiser les mains de votre oncle. (Page 44.) »

Le pauvre petit Ivane retint ses sanglots et tendit au général sa joue baignée de larmes. Son grand-oncle le prit dans ses bras, l’embrassa et lui dit en souriant :

« Non, enfant, je ne te battrai pas, je ne te fouetterai pas ; qui est-ce qui t’a dit ça ?

Ivane

C’est maman et Sonushka. Vrai, vous ne me fouetterez pas ?

Le général

Non, mon ami ; au contraire, je te gâterai.

Ivane

Alors vous empêcherez maman de me fouetter ?

Le général

Je crois bien, sois tranquille ! »

Le général posa Ivane à terre, se secoua pour se débarrasser des autres enfants qui tenaient ses bras, ses jambes, qui sautaient après lui pour l’embrasser, et offrant le bras à sa nièce :

« Venez, Maria Pétrovna, venez dans votre appartement. C’est arrangé à la française par mon brave Dérigny que voici, ajouta-t-il en le désignant à Mme Papofski, aidé par sa femme et ses enfants ; ils ont des idées et ils sont adroits comme le sont tous les Français. C’est une bonne et honnête famille, pour laquelle je demande vos bontés. »

Madame Papofski

Comment donc, mon oncle, je les aime déjà, puisque vous les aimez. Bonjour, monsieur Dérigny, ajouta-t-elle avec un sourire forcé et un regard méfiant ; nous serons bons amis, n’est-ce pas ? »

Dérigny salua respectueusement sans répondre.

Madame Papofski, durement.

Venez donc, enfants, vous allez faire attendre votre oncle. Sonushka, marche à côté de ton oncle pour le soutenir.

Le général

Merci, bien obligé, je marche tout seul : je ne suis pas encore tombé en enfance ; Dérigny ne me met ni lisières ni bourrelet. »

Madame Papofski, riant aux éclats

Ah ! mon oncle, comme vous êtes drôle ! Vous avez tant d’esprit ! »

Le général

Vraiment ! c’est drôle ce que j’ai dit ? Je ne croyais pas avoir tant d’esprit.

Madame Papofski, l’embrassant.

Ah ! mon oncle ! vous êtes si modeste ! vous ne connaissez pas la moitié, le quart de vos vertus et de vos qualités !

Le général, froidement.

Probablement, car je ne m’en connais pas. Mais assez de sottises. Expliquez-moi comment vous avez laissé échapper votre voiture, et pourquoi vous vous êtes entassés dans votre fourgon comme une troupe de comédiens. »

Les yeux de Mme Papofski s’allumèrent, mais elle se contint et répondit en riant :

« N’est-ce pas, mon cher oncle, que c’était ridicule ? Vous avez dû rire en nous voyant arriver.

Le général

Ha, ha, ha ! je crois bien que j’ai ri ; j’en ris encore et j’en rirai toujours : surtout de votre colère contre le pauvre courrier qui a reçu ses deux soufflets d’un air si étonné ; c’est qu’ils étaient donnés de main de maître : on voit que vous en avez l’habitude.

Madame Papofski

Que voulez-vous, mon oncle, il faut bien : huit enfants, une masse de bonnes, de domestiques ! Que peut faire une pauvre femme séparée d’un mari qui l’abandonne, sans protection, sans fortune ? Je suis bien heureuse de vous avoir, mon oncle, vous m’aiderez à arranger…

— Vous n’avez pas répondu à ma question, ma nièce, interrompit le général avec froideur ; pourquoi votre voiture est-elle arrivée avant vous ?

Madame Papofski

Pardon, mon bon oncle, pardon ; je suis si heureuse de vous voir, de vous entendre, que j’oublie tout. Nous étions tous descendus pour nous reposer et marcher un peu, car nous étions dix dans la voiture ; j’avais fait descendre Savéli le cocher et Dmitri le postillon. Mon second fils, Yégor, a imaginé de casser une branche dans le bois et de taper les chevaux, qui sont partis ventre à terre ; j’ai fait courir Savéli et Dmitri tant qu’ils ont pu se tenir sur leurs jambes : impossible de rattraper ces maudits chevaux. Alors j’ai seulement fouetté Yégor, et puis nous nous sommes tous entassés avec les enfants et les bonnes dans le fourgon des domestiques, et nous avons été longtemps en route, parce que les chevaux avaient de la peine à tirer. J’ai fait pousser à la roue par les domestiques pour aller plus vite, mais ces imbéciles se fatiguaient quand les chevaux avaient galopé dix minutes, et ils tombaient sur la route ; il y en a même un qui est resté quelque part sur le chemin. Il reviendra plus tard. »

Le général, se retournant vers ses domestiques, donna des ordres pour qu’on allât au plus vite

« Ces imbéciles se fatiguaient quand les chevaux avaient galopé dix minutes. »


avec une charrette à la recherche de ce pauvre garçon.

Madame Papofski

Ah ! mon cher oncle ! comme vous êtes bon ! Vous êtes admirable !

Le général, quittant le bras de sa nièce.

Assez, Maria Pétrovna ; je n’aime pas les flatteurs et je déteste les flatteries. Voici votre appartement ; entrez, je vous suis. »

Mme Papofski rougit, entra et se trouva en face de Mme Dérigny et des enfants, qui achevaient les derniers embellissements dans la chambre de la nièce du général. Mme Dérigny salua ; Jacques et Paul firent leur petit salut ; Mme Papofski leur jeta un regard hautain, fit une légère inclinaison de tête et passa. Le général, mécontent du froid accueil fait à ses favoris, fit un demi-tour, se dirigea, sans prononcer un seul mot, vers la porte de la chambre, après avoir fait à Mme Dérigny et à ses deux enfants signe de le suivre, et sortit en fermant la porte après lui. Il retrouva dans le corridor les huit enfants de Mme Papofski, rangés contre le mur.

Le général

Que faites-vous donc là, enfants ?

Sonushka

Mon oncle, nous attendons que maman nous permette d’entrer.

Le général

Comment, imbéciles ! vous ne pouvez pas entrer sans permission ?

Mitineka

Oh non ! mon oncle : maman serait en colère.

Le général

Que fait-elle quand elle est en colère ?

Yégor

Elle nous bat, elle nous tire les cheveux.

Le général

Attendez, mes amis, je vais vous faire entrer, moi ; suivez-moi et ne craignez rien. Jacques et Paul, faites l’avant-garde des enfants : vous aiderez à les établir chez eux. »

Le général avança jusqu’à la porte qui donnait dans l’appartement des enfants, et les fit tous entrer ; puis il alla vers la porte qui communiquait à la chambre de sa nièce, l’entr’ouvrit et lui dit à très haute voix :

« Ma nièce, j’ai amené les enfants dans leurs chambres ; je vais leur envoyer les bonnes, et je ferme cette porte pour que vous ne puissiez entrer chez eux qu’en passant par le corridor.

Madame Papofski

Non, mon oncle ; je vous en prie, laissez cette porte ouverte ; il faut que j’aille les voir, les corriger quand j’entends du bruit. Jugez donc, mon oncle, une pauvre femme sans appui, sans fortune !… je suis seule pour les élever.

Le général
Ma chère amie, ce sera comme je le dis, sans quoi je ne vous viens en aide d’aucune manière. Et, si pendant votre séjour ici j’apprends que

« Que faites-vous donc là, les enfants ? »

vous avez fouetté, maltraité vos enfants ou vos femmes, je vous en témoignerai mon mécontentement… dans mon testament.
Madame Papofski

Mon bon oncle, faites comme vous voudrez ; soyez sûr que je ne… »

Tr, tr, tr, la clef a tourné dans la serrure, qui se trouve fermée. Mme Papofski, la rage dans le cœur, réfléchit pourtant aux six cent mille roubles de revenu de son oncle, à sa générosité bien connue, à son âge avancé, à sa corpulence, à ses nombreuses blessures. Ces souvenirs la calmèrent, lui rendirent sa bonne humeur, et elle commença sa toilette. On ne lui avait pas interdit de faire enrager ses femmes de chambre : les deux qui étaient présentes ne reçurent que sottises et menaces en récompense de leurs efforts pour bien faire ; mais, à leur grande surprise et satisfaction, elles ne reçurent ni soufflets ni égratignures.



  1. Boisson russe qui a quelque ressemblance avec le cidre.