Hachette (p. 297-310).



XIX

ÉVASION DU PRINCE


« J’ai vécu ainsi pendant deux ans ; je n’eus, pendant ces deux années, d’autre espoir, d’autre désir, d’autre idée que de m’échapper de cet enfer rendu plus horrible par les souffrances, les désespoirs, les maladies, la mort de mes compagnons de misère. Je préparais tout pour ma fuite. J’avais étudié avec soin les cartes géographiques qui tapissaient les murs ; j’avais adroitement et longuement interrogé les marchands qui couraient le pays, qui allaient aux foires et qui venaient faire des affaires avec les gens de la ville ; je m’étais fabriqué un passeport, ayant eu entre les mains bien des feuilles de papier timbré et un cachet aux armes de l’empereur, avec lesquels j’avais mis en règle mon plakatny (passeport). J’avais réussi à me procurer de droite et de gauche un vêtement complet de paysan aisé ; j’avais amassé deux cents roubles sur les gratifications qui nous étaient accordées et sur la petite somme qu’on allouait pour nos vêtements et notre nourriture.

« Me trouvant en mesure d’exécuter mon projet de fuite, je sortis le soir du 10 novembre de l’établissement d’Ekatérininski-Zavod. J’avais sur moi trois chemises, dont une de couleur, retombant sur le pantalon, comme les portent les paysans russes ; un gilet et un large pantalon en gros drap ; et, par-dessus, un armiak, espèce de burnous de peau de mouton, qui descendait à mi-jambe, et de grandes bottes à revers bien goudronnées. Une ceinture de laine, blanche, rouge et noire, attachait mon armiak ; sur la tête j’avais une perruque de peau de mouton, laine en dehors, et, par-dessus, un bonnet en drap bien garni de fourrure. Une grande pelisse en fourrure recouvrait le tout ; le collet, relevé et noué au cou avec un mouchoir, me cachait le visage et me tenait chaud en même temps. Dans un sac que je tenais à la main, j’avais mis une paire de bottes, une chemise et un pantalon d’été bleu ; du pain et du poisson sec ; je mis mon argent sous mon gilet ; dans ma botte droite je plaçai un poignard. Il gelait très fort. J’arrivai au bord de l’Irtiche, qui était gelé ; je le traversai, et je pris le chemin de Para, qui se trouvait à douze kilomètres d’Ekatérininski-Zavod. À peine avais-je fait quelques pas au delà de l’Irtiche, que j’entendis derrière moi le bruit d’un traîneau. Le cœur me battit avec violence ; c’étaient sans doute les gendarmes envoyés à ma poursuite. Je tressaillis, mais j’attendis, le poignard à la main, décidé à vendre chèrement ma vie. Je me retournai quand le traîneau fut près de moi ; c’était un paysan.

« Où vas-tu ? me demanda-t-il en s’arrêtant devant moi. »

Moi

« À Para.

Le paysan

« Et d’où viens-tu ?

Moi

« Du village de Zalivina.

Le paysan

« Veux-tu me donner soixante kopecks, je te mènerai jusqu’à Para ? J’y vais moi-même.

Moi

« Non, c’est trop cher. Cinquante kopecks.

Le paysan

« C’est bien ; monte vite, mon frère. »

« Je me mis près du paysan, et nous partîmes au galop ; le paysan était pressé, la route était belle, les chevaux étaient bons ; une heure après, nous étions à Para. Je descendis dans une des rues de la ville ; je m’approchai d’une fenêtre basse, et je demandai à haute voix, comme font les Russes :

« Y a-t-il des chevaux ? »

Le paysan

« Pour aller où ?

Moi

« À la foire d’Irbite.

Le paysan

« Il y en a une paire.

Moi

« Combien la verste ?

Le paysan

« Huit kopecks.

Moi

« C’est trop ! Six kopecks ?

Le paysan

« Que faire ? Soit. Dans l’instant. »

« Quelques minutes après, les chevaux étaient attelés au traîneau.

« D’où êtes-vous ? me demanda-t-on.

« — De Tomsk ; je suis le commis de Golofeïef ; mon patron m’attend à Irbite. Je suis fort en retard ; je crains que le maître ne se fâche : si tu vas vite, je te donnerai un pourboire. »

« Le paysan siffla, et les chevaux partirent comme des flèches. Mais la neige commença à tomber, épaisse et serrée ; le paysan perdit son chemin, et, après des efforts inutiles pour le retrouver, il me déclara qu’il fallait passer la nuit dans la forêt. Je fis semblant de me mettre en colère ; je menaçai de me plaindre à la police en arrivant à Irbite ; rien n’y fit ; nous fûmes obligés d’attendre le jour. Cette nuit fut affreuse d’inquiétudes et d’angoisses. Je me croyais trahi par mon guide, comme

l’avait été quelques années

J’attendis le poignard à la main. (Page 299.)

auparavant l’infortuné Wysocki, forçat comme

moi, fuyant comme moi, et qui, après avoir été égaré toute une nuit comme moi dans la forêt où j’étais, fut livré aux gendarmes par son conducteur. Quand le jour parut, je menaçai encore mon paysan de le livrer à la police pour m’avoir fait perdre mon temps. Le malheureux fit son possible pour retrouver quelques traces du chemin qu’il avait bien réellement perdu, et, au bout de quelques instants, il s’écria tout joyeux :

« — Voici des traces que je reconnais ; c’est le chemin que nous devions suivre.

« — Va donc, lui dis-je, et à la grâce de Dieu ! »

« Le paysan fouetta ses chevaux et arriva bientôt chez un ami qui me donna du thé et d’autres chevaux pour continuer ma route. Je changeai ainsi de chevaux et de traîneau jusqu’à Irbite ; j’avais couru, sans m’arrêter, trois jours et trois nuits. Les dernières vingt-quatre heures je repris toute ma sécurité ; la route était tellement encombrée de traîneaux, de kibitkas (espèce de cabriolet sur patins l’hiver, sur roues l’été), de télégas, d’hommes à cheval, de piétons qui chantaient à tue-tête, criaient, se saluaient, que je ne courais plus aucun danger d’être reconnu ni arrêté. Je fis comme eux : je chantai, je criai, je saluai des inconnus. J’étais à mille kilomètres d’Ékatérininski-Zavod.

« Le soir du troisième jour, nous entrâmes dans la ville d’Irbite.

« Votre passeport », me cria le factionnaire, il ajouta très bas : « Donnez vingt kopecks et passez. »

« Je donnai vite les vingt kopecks et je m’arrêtai devant une hôtellerie, où j’eus assez de peine à me faire recevoir : tout était plein. L’izba était déjà encombrée de yamstchiks (conducteurs de chevaux et traîneaux). Je pris ma part d’un bruyant repas sibérien composé d’une soupe aux raves, de poissons secs, de gruau à l’huile et de choux marinés. Chacun s’étendit ensuite sur les bancs, sous les bancs, sur les tables, sur le poêle et par terre ; je me couchai par terre, mais je ne pus dormir ; j’avais compté ce qui me restait d’argent : je n’avais plus que soixante-quinze roubles. Avec une aussi faible somme je devais renoncer à voyager en traîneau ; il me fallait achever ma route à pied ; j’avais des milliers de verstes à faire avant de me trouver au delà de la frontière russe, et je devais mettre près d’un an à les parcourir. Je ne perdis pourtant pas courage ; j’invoquai Dieu et la sainte Vierge, qui me procureraient sans doute quelque travail, quelque moyen de gagner ma vie pour arriver jusqu’en France, seul pays au monde qui ait été compatissant et généreux pour les pauvres Polonais. Le lendemain je quittai de grand matin l’izba et Irbite ; en sortant de la ville, le factionnaire me demanda mon passeport ou vingt kopecks ; je préférai donner les vingt kopecks, et bien m’en prit, car à quelque distance de la ville je voulus jeter un coup d’œil sur mon passeport, je ne le trouvai pas ; j’eus beau chercher, fouiller de tous côtés, je ne pus le retrouver ; il ne me restait qu’une passe de forçat pour circuler dans les environs d’Ékatérininski-Zavod ; je l’avais sans doute perdu dans un traîneau ou dans la ville, à la couchée. Un tremblement nerveux me saisit. Sans passeport je ne pouvais m’arrêter dans aucune ville, aucun village ; je me trouvais condamné à passer mes nuits dans les forêts ou dans les plaines immenses nommées steppes ; cet hiver de 1856 était un des plus rigoureux qu’on eût vus depuis plusieurs années ; la neige tombait en abondance ; je me trouvais sans cesse couvert d’une couche de neige, que je secouais. Elle tombait si serrée, qu’elle effaçait les traces des routes praticables ; heureusement que les voyageurs sibériens ont l’habitude de planter dans la neige de longues perches de sapin pour guider leurs compatriotes ; mais souvent ces perches, abattues par les ouragans, manquent aux voyageurs. Je marchai pourtant sans perdre courage ; parfois je rencontrais des yamstchiks qui venaient à ma rencontre ; je suivais la trace qu’avait laissée leur traîneau, et je marchais ainsi jusqu’à la nuit ; alors je creusais dans la neige un trou profond en forme de grotte ; je m’y établissais pour dormir, en fermant de mon mieux, avec de la neige, l’entrée de ma grotte. La première nuit que je passai ainsi, je m’éveillai les pieds presque gelés, parce que j’avais mis sur moi mon manteau de fourrure, le poil en dedans ; je me souvins que les Ostiakes (peuplades du nord de la Sibérie), qui se font des abris pareils dans la neige quand ils voyagent, mettent toujours leurs fourrures le poil en dehors. Ce moyen me réussit ; je n’eus jamais les membres gelés depuis. Un jour, l’ouragan et le chasse-neige furent si violents, que les perches de sapin furent enlevées ; je ne rencontrai personne qui pût m’indiquer mon chemin, et je m’égarai. Pendant plusieurs heures je marchai vaillamment, enfonçant dans la neige jusqu’aux reins, cherchant à me reconnaître, et m’égarant de plus en plus. La faim se faisait cruellement sentir ; mes provisions étaient épuisées de la veille ; le froid engourdissait mes membres ; je n’avançais plus que péniblement ; la fatigue me faisait tomber devant chaque obstacle à franchir ; enfin, au moment où j’allais me laisser tomber pour ne plus me relever, j’aperçus une lumière à une petite distance. Je remerciai Dieu et la sainte Vierge de ce secours inespéré ; je recueillis les forces qui me restaient, et j’arrivai devant une izba qui était à l’extrémité d’un hameau, dont les fenêtres s’éclairaient successivement. Une jeune femme se tenait près de la porte de l’izba. Je demandai à entrer ; la jeune femme m’ouvrit sur-le-champ, et je me trouvai dans une chambre bien chaude, en face d’une vieille femme, mère de l’autre.

« — D’où viens-tu ? Où te mène le bon Dieu ? me demanda la vieille.

« — Je suis du gouvernement de Tobolsk, mère, lui répondis-je, et je vais chercher du travail dans les fonderies de fer de Bohotole, dans les monts Ourals. »

« Les deux femmes
La jeune femme m’ouvrit sur le champ.
se mirent à me préparer un repas ; quand j’eus assouvi ma faim, je profitai du feu qu’elles avaient allumé pour faire sécher mes vêtements et mon linge humide de neige. La vue de mes quatre chemises éveilla les soupçons des femmes. Je m’étendis sur un banc et je commençais à m’endormir, quand je fus éveillé par des chuchotements qui m’inquiétèrent ; j’ouvris les yeux, et je vis quelques paysans qui étaient entrés et qui s’étaient groupés autour des femmes.

« Où est-il ? » demanda l’un d’eux à voix basse.

« La jeune femme me montra du doigt ; les hommes s’approchèrent et me secouèrent rudement en me demandant mon passeport.

« — De quel droit me demandez-vous mon passeport ? lui répondis-je.

« Est-ce que l’un de vous est golova (tête, ancien) ?

« — Non, nous sommes habitants du hameau.

« — Et comment osez-vous me déranger ? Qui me dit quelles gens vous êtes et si vous n’êtes pas des voleurs ? Attendez, vous trouverez à qui parler.

« — Nous sommes d’ici, et nous avons le droit de savoir qui nous logeons chez nous.

« — Eh bien ! je me nomme Dmitri Boganine, du gouvernement de Tobolsk, et je vais à Bohotole pour avoir de l’ouvrage dans les établissements du gouvernement, et ce n’est pas la première fois que je traverse le pays. »

« J’entrai alors dans les détails que j’avais appris par l’étude des cartes du pays et mes conversations avec les marchands d’Ékatérininski-Zavod. Je finis enfin par leur montrer mon passeport, qui n’était autre chose que la passe que j’avais conservée.

« Aucun d’eux ne savait lire, mais la vue du cachet impérial leur suffit ; ils furent convaincus que j’avais un passeport en règle, et ils se retirèrent en me demandant humblement pardon de m’avoir dérangé.

« Mais nous sommes excusables, ami ; on nous ordonne d’arrêter les forçats qui s’échappent.

« — Comment des forçats pourraient-ils se trouver si loin des pocélénié (lieu de détention) ?

« — Il s’en échappe quelquefois, et nous en avons arrêté quelques-uns. »

« Ils me quittèrent, et j’achevai ma nuit tranquillement. »