Le Front de l’Atlas
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 524-552).
LE FRONT DE L’ATLAS

AVEC
LE GÉNÉRAL LYAUTEY
SUR LA HAUTE MOULOUYA


I. — DANS LA FORÊT DE CÈDRES

Derrière le général Lyautey, dont le fanion flottait sur la voiture de tête, nous avions quitté, le matin, la charmante Rabat, la côte et la brise de mer. Autour de nous, depuis des heures, s’étendait une campagne brûlée, où la moisson, faite depuis longtemps, ne laissait plus dans les plis du terrain qu’un reflet doré de paille et de hauts chardons argentés, mêlés aux verdures métalliques du triste palmier nain. Pays dur, austère, sans grâce, riche, et qui semble pauvre, peuplé, et qui semble vide. Si l’on n’est pas agriculteur, si l’on ne suppute point en passant la valeur des terres noires ou rouges dans lesquelles nos autos s’enfoncent, si l’on ne voit pas en pensée de puissantes machines labourer d’immenses espaces que jamais charrue n’a touchés, — il ne reste qu’à s’abandonner, sous le voile qui vous défend de la poussière et du soleil, au plaisir engourdi de brûler en vitesse ces étendues monotones réservées à d’autres rêves qu’à ceux de l’imagination... Ou bien encore, pour trouver de l’intérêt à ce morne pays, il faut y avoir fait colonne, avoir planté sa tente près de cet arbre rabougri, avoir été attaqué dans ce ravin avoir attendu sur ce plateau pendant des semaines et des mois la soumission d’une tribu ; il faut, comme cet ancien instructeur des troupes chérifiennes qui fait route avec moi, avoir vu revenir, un soir, dans cette plaine de Meknès, les troupes d’une harka du Sultan, poussant devant leurs chevaux des femmes hurlantes, échevelées, qui demandaient l’aman, et les farouches cavaliers lancer à la volée les têtes des rebelles, qu’ils portaient au bout de leurs sabres ou des baguettes des fusils… Évidemment, de pareilles images au fond de la mémoire vous tiennent en éveil et répandent des couleurs énergiques sur ces plateaux fastidieux. Mais qui n’a pas ces souvenirs se sent prodigieusement perdu sur cette machine qui roule à travers ces espaces, où rien encore ne décèle ce qu’ils pourront donner un jour, lorsqu’une vie plus active viendra les animer ; et dans l’esprit désenchanté apparaît ce sentiment : « C’est donc là cet Eldorado qui nous a coûté tant de sang, et qu’ont jalousement convoité toutes les grandes nations de l’Europe ! »


Et voilà que tout à coup, comme nous venions de traverser le grand plateau solitaire d’El Hajeb, se découvrit à nos yeux un paysage d’une grandeur singulière, tel que sans doute la nature n’en a pas fait deux pareils.

Devant nous s’étendaient les premières pentes de l’Atlas couvertes de leurs forêts de cèdres, et, à nos pieds, une dépression profonde, hérissée de choses bleuâtres, de milliers de petites collines pointues, enchevêtrées inextricablement, un océan de vagues pétrifiées et lumineuses, un pays irréel qui paraissait taillé dans une matière dure et précieuse, opale, onyx ou béryl : tout cela baigné dans la lumière des fonds de tableau du Vinci. L’imagination arrachée violemment à sa torpeur était emportée d’un bond vers le lointain des âges, aux époques où ces milliers de collines, ces milliers de coupes d’azur étaient autant de cratères qui projetaient vers le ciel leurs gaz enflammés et leurs laves incandescentes, illuminant la solitude et le prodigieux silence que l’homme ne troublait pas encore. Nulle trace de végétation ni de vie. Dans ce pays de pierrerie il semblait que pas un insecte ne pût trouver sa nourriture. On eût dit qu’en descendant au fond de ce gouffre bleuté, on allait pénétrer soudain dans un de ces domaines du songe, comme on en voit dans les histoires arabes, et qu’on devait trouver, au seuil de ce royaume fabuleux, le derviche et les mots magiques qui peuvent seuls en ouvrir l’entrée...

C’est toujours ainsi au Maroc. Pendant des heures et des heures, si l’on roule en automobile, et pendant des journées, si on est à cheval ou à mulet, on traverse une campagne que ni sa pauvreté ni sa richesse ne savent rendre attrayante, sauf au moment où le printemps rapide la couvre d’une végétation prodigieuse de fleurs, hélas ! si promptement fanées que le regret en suit presque aussitôt l’inoubliable vision. Et soudain, au milieu de cette monotonie, une chose étonnante, qui ne ressemble à rien de ce qu’on a pu voir ailleurs, vient apporter au regard un plaisir imprévu et à l’esprit un nouveau et long sujet de rêverie. Ce sont les villes de la côte, Mehdia, Rabat, Mazagan, Saffi, Mogador, Azemmour, villes aux noms charmants, dont les enceintes rouges avec leur vieil appareil guerrier, leurs tours, leurs redans, leurs bastions qui se reflètent dans les eaux, ne semblent plus aujourd’hui qu’un décor de féerie, un roman de Walter Scott, entre le calme blanc des maisons et le va-et-vient de la mer... C’est au milieu des terres, au bord de son ravin verdoyant, dans sa triple et quadruple enceinte, Meknès avec ses portes géantes, divinement ornées, qui s’ouvrent sur le souvenir d’une majesté défunte et les vestiges mélancoliques d’une puissance abolie, — beaux jardins abandonnés, pleins d’ifs, d’oliviers et de rosiers sauvages, palais ruineux, couverts de tuiles vertes, où parmi les mosaïques, les plafonds peints, les stucs délabrés, quelques femmes, oubliées là, d’anciens harems de Sultan, mènent leur vie recluse, sous la garde d’esclaves noirs aussi misérables qu’elles. C’est Fez où se conserve, embaumé dans le cèdre, un moyen âge de prières, de vieille science caduque, de métiers immobiles, toute la civilisation de l’Andalousie moresque ; ville sombre où les hommes ont un visage pâle, de beaux yeux qui ne laissent rien voir de l’âme ; où les maisons et les palais ont pris la lèpre noirâtre d’une pierre de tombe moisie ; où l’on entend partout, sans la voir, l’eau qui gronde et ruisselle ; où le passant s’arrête pour écouler quoi ? ce bruit d’eau ? Ah ! non, bien autre chose, cette voix reconnue, ce lointain murmure des siècles qui vous arrête pareillement tout à coup dans un vieux quartier de Paris, à l’ombre de Saint-Séverin ou de Saint-Germain-l’Auxerrois ; ville inquiète, inquiétante, où les Juifs convertis ont mis beaucoup de leur sang, où les anciens proscrits d’Espagne et les mécontents d’Algérie ont porté beaucoup de leur haine, et dont le mystère attache mais ne la fait pas aimer... C’est à cent lieues de là, dans le Sud, au pied du Grand Atlas neigeux, dans un cercle de jardins, de palmiers et d’oliviers, un immense labyrinthe de brique et de boue séchée que le vent depuis dix siècles emporte chaque jour en poussière et qui se reconstruit sans cesse : Marrakech ouverte et joyeuse, qui, elle aussi, garde bien des secrets, mais paraît étaler toute sa vie sous vos yeux ; Marrakech aux tons de noisette, ou plutôt de gazelle qui fuit dans le soleil couchant, et dont les peintres éternellement chercheront en vain la couleur...


Au bord de la falaise abrupte où nous étions arrivés après des kilomètres d’ennui, s’élève le bordj d’Ito qui, au moment où la guerre éclata, était le poste le plus avancé que nous eussions sur le plateau, et d’où nos sentinelles surveillaient, par delà cette vallée de la mort, la mystérieuse forêt de cèdres où jamais encore nos colonnes ne s’étaient aventurées. Depuis, nous avons pénétré profondément dans la montagne ; la petite forteresse n’est plus qu’un relais pour les convois qui vont ravitailler des postes plus lointains. Quelques territoriaux dont j’aperçois les figures débonnaires y tiennent garnison, et l’on ne peut s’empêcher de songer en passant au singulier destin de ce petit groupe d’hommes de France, de quarante à quarante-cinq ans qui, devant ce royaume de féerie, où rien d’autre ne vit que les jeux de la lumière, au-dessus de ces volcans morts, montent la garde depuis des mois et des mois, et paraissent veiller sur cet horizon lunaire... A moins d’être un vrai poète, rien de plus accablant qu’un tel paysage d’autre monde. Et sans doute aujourd’hui détournent-ils avec horreur les yeux de cette merveille glacée dans ces bleus d’oiseau-mouche ou de martin-pêcheur, pour reposer leur vue sur le plateau que nous laissons derrière nous, bien triste avec ses ‘cailloux et ses revêches palmiers nains, mais dont la platitude même est un repos pour l’esprit.

Hélas ! je ne saurai jamais si, à l’entrée du gouffre bleuâtre, il y avait vraiment un derviche pour en garder la porte. Par une pente vertigineuse, toujours suivant l’auto du général (dont le fanion flottant au vent avait bien, lui aussi, quelque chose de magique au milieu de ce paysage contemporain de très vieux âges du monde), nous descendîmes la falaise d’Ito, laissant à notre droite le domaine des cratères éteints, qui disparut comme un mirage. En bas nous ne trouvâmes, au lieu de pierreries, que les gros cailloux ronds en forme de boulets, dont l’artillerie volcanique a rempli ces fonds de vallée. Roulant, bondissant, dérapant au milieu de ces pierrailles, de cahot en cahot nous arrivâmes à la forêt de cèdres.


Dès qu’on entre parmi ces arbres, qui dépassent en magnificence tous les arbres de nos bois, on a l’impression d’avoir soudain rapetissé, d’être devenu lilliputien, de pénétrer dans un règne de la nature où tout est de proportions plus vastes, où la vie des hommes, des animaux et des plantes a plus de force et de durée. Tandis que nos grandes futaies nous accablent de leur ombre et de leur mélancolie, ici au contraire la foret aérée et lumineuse respire moins le mystère de la légende que la sérénité d’une haute pensée claire. Au-dessus d’une brousse épaisse de thuyas et de chênes verts, les troncs énormes, largement espacés, portent leurs ramures étagées comme les gradins d’une immense architecture végétale. Chaque arbre, royalement isolé dans un domaine qui n’appartient qu’à lui, fait songer à quelque palais d’été aux multiples terrasses superposées et verdoyantes. Les uns s’achèvent en pyramide de quarante mètres de hauteur. D’autres, brisés par le vent ou par l’âge, forment à leur sommet des nappes de verdure, pareilles à des prairies aériennes. D’autres, plus étonnants encore, sans aucune verdure sur leurs branches, se dressent comme de grands cadavres d’une blancheur sépulcrale. Surprenantes momies d’arbres embaumées dans la résine qui les garde pour des siècles contre la pourriture, et les laisse debout indéfiniment dans la mort ! Au milieu de cette forêt si empressée à vivre, ces géants pétrifiés ont la solennité du temps, l’indifférence d’un obélisque au-dessus d’une foule humaine occupée à ses besognes d’un jour. La plupart ont succombé à la vieillesse ; beaucoup aussi ont été les victimes d’un drame fréquent dans ces forêts. Pour abattre ces colosses qui atteignent cinq ou six mètres de tour, c’est l’habitude des bûcherons de mettre le feu à leur pied. Il n’est pas rare qu’ils brûlent la moitié de ces arbres magnifiques, la plus puissante, la plus belle, afin d’avoir l’autre moitié. Fréquemment le cèdre résiste, le feu s’éteint, l’homme s’en va ; l’arbre meurt, mais toujours debout, bravant les orages et le temps, il devient à son tour un de ces grands corps de pierre qui mettent au milieu de ces verdures « une blancheur de statue. D’autres fois, il arrive que le feu vienne à bout de sa besogne : l’énorme fût craque et se brise à trois ou quatre mètres du sol ; mais sa masse trop puissante lasse très souvent la cognée, ou bien les moyens font défaut pour emporter ce corps trop lourd. Alors le blanc cadavre reste allongé sur place, et sa base charbonneuse, toujours enracinée dans la terre, semble un gros cierge funèbre qui s’est éteint près de lui...

Avant de les rencontrer ici, debout sur leurs montagnes, je les ai vus partout, ces arbres merveilleux, dans les cités du Moghreb. C’est leur bois presque éternel qui protège de la mort tout ce qu’on peut admirer dans ces villes de brique, de plâtre et de terre séchée. Au milieu de matériaux périssables, eux seuls ont la force et la durée. Si dans un palais de Meknès ou de Fez l’imagination peut se faire encore quelque idée de ce qu’était une demeure de Jérusalem ou de Tyr ; si cette dentelle de stuc a pu traverser les siècles ; si dans cette medersa une vasque de marbre jaunie, brisée, mais charmante encore, sert toujours aux ablutions ; si l’on voit dans l’arceau de cette fenêtre minuscule, au-dessus de ce balcon ajouré, apparaître le visage d’un étudiant pâli par la faim et l’étude d’une scolastique désuète, c’est que depuis des siècles des poutres et des chevrons, triplement étages et peints de mille fleurs ou sculptés comme la pierre dont ils ont presque la couleur, supportent ces toits de tuiles vertes où pousse l’herbe et où les pigeons roucoulent...

Il y a, çà et là par le monde, d’autres forêts de cèdres, au Liban, en Kabylie ; mais celles-là sont des forêts condamnées, mortes pour toujours à l’espérance. Elles ne se reproduisent plus et sont en train de disparaître, comme s’il n’y avait plus, pour les nourrir, dans un univers appauvri, assez d’air, de lumière et de fraîcheur souterraine. Mais ici la forêt vit. Elle meurt et renaît sans cesse. Et c’est peut-être la plus grande merveille de cette forêt merveilleuse. Au pied de tous les arbres surgissent, entre les pierres, des pousses d’un vert bleu, qui dans quelques centaines d’années deviendront ces chefs-d’œuvre forestiers dont je vois les nappes paisibles s’étager autour de nous. Lorsque partout ailleurs les cèdres ne seront plus qu’une grande image de souvenir et de poésie, les hommes pourront venir contempler longtemps encore dans l’Atlas, au milieu de ces troncs superbes, de ces pousses vivaces et de ces patriarches blanchis, les témoins de la Bible et du Cantique des Cantiques !

Comment échapper sous ces branches à l’obsession de la très vieille histoire qui semble se passer à leur ombre, qui est morte depuis si longtemps et qui pourtant vit toujours ? C’est toujours le vieux monade d’Abraham et de Salomon que recouvrent ces vastes ramures. Et comme si à la présence du cèdre était nécessairement attachée l’idée du Juif, ici ce n’est pas seulement dans un grand souvenir verdoyant qu’on revoit Israël, on le retrouve en chair et en os, moins poétique peut-être qu’au temps de Rebeeca, mais toujours pareil à lui-même sous sa calotte noire et sa djellaba crasseuse. C’est lui le bûcheron ; c’est lui qui porte l’incendie dans le tronc séculaire ; c’est lui qu’on voit la hache et la torche à la main, au pied de l’arbre pour le détruire. Par quelle sorte de maléfice s’est-il découvert ici cette vocation de bûcheron, lui pourtant si peu rustique ? Sans doute je sais bien qu’il est dans l’ordre des choses que des bois soient exploités, mais cela prend ici une sorte de caractère fatal que ce soit justement des Juifs qui mettent le feu et la cognée dans un arbre quasi religieux, qu’ils devraient respecter, semble-t-il, comme un membre de leur famille et le symbole, pour ainsi dire, de leur pérennité...

De distance en distance on rencontre au bord du chemin un groupe de ces bûcherons juifs, leur djellaba de laine relevée sur leurs cuisses nues, tenant leur hache à deux mains, comme s’ils présentaient les armes. Près d’eux, des cavaliers en burnous se tiennent immobiles sur leurs petits chevaux, le fusil droit sur la selle, pour protéger la piste, car la forêt n’est pas sûre. Au passage du général, cavaliers et bûcherons s’inclinent, en abaissant devant eux leurs fusils et leurs cognées. Puis les cavaliers s’élancent à la poursuite de nos voitures, paraissant et disparaissant, comme les personnages d’un conte romantique, au milieu de ces cèdres eux-mêmes à la mesure des légendes.


On ne reste jamais très longtemps parmi les arbres, et la rapidité de l’auto abrège encore ce plaisir. Ces forêts de l’Atlas forment dans la montagne de longs rubans étroits, séparés par des cuvettes profondes, remplies de ces gros cailloux ronds qui semblent avoir été roulés par des ruisseaux de feu, comme en était jonchée la vallée au-dessous du poste d’Ito. Les cèdres ne s’aventurent guère au-dessous de quinze cents mètres. Dès que le terrain se creuse, ils s’arrêtent. Il faut à leurs racines un sol couvert de neige la plus grande partie de l’année, et qui en conserve pendant l’été l’humidité et la fraîcheur. D’en bas, on les voit tout là-haut, penchés au bord des cirques, comme les sentinelles géantes de l’immense troupe forestière qui se presse derrière eux. On dirait qu’ils redoutent la tristesse de ces dépressions stériles, auxquelles les indigènes donnent souvent le nom de vallées de la peur ou de la mort, et qui semblent emprisonnées dans leur grand cercle tragique.

Au fond de ces lugubres vallées, deux minces lignes de cailloux marquent seules le chemin à suivre, avec des tas de pierres dressées en pyramide pour indiquer encore la piste lorsque la neige est tombée, — mince trace d’une volonté ordonnée, continue, tout à fait étrangère aux gens de ces montagnes, et qui est déjà de la conquête. De loin en loin, un petit buisson d’hommes, cavaliers ou fantassins, assurent notre sécurité, présentent les armes au passage ; et nous les laissons derrière nous à la solitude et au brouillard... La nuit vient ; la pluie menace ; il faut se hâter pour atteindre avant l’obscurité complète le poste de Timhadit. Nos voitures filent rapidement à travers les pierrailles, sur la piste à peine tracée, dans ce pays à peine soumis, échappent aux ténèbres et au danger avec une si belle aisance qu’on semble presque ridicule d’avoir des armes avec soi. Autour de nous, ce n’est plus que choses vagues formes imprécises, espaces vides que la brume remplit, pâles éclaircies dans lesquelles on aperçoit des collines en pain de sucre, des restes d’anciens volcans, une nature tourmentée, d’une géologie fiévreuse, des crêtes boisées qui s’éloignent, les grands gestes d’adieu des cèdres, et quelquefois un long squelette blanc, avec ses branches nues, déchiqueté, funèbre, et qui semble dans le brouillard un perchoir fantastique pour des oiseaux fabuleux... L’humidité nous pénètre ; cette fin de journée est glaciale. Dans ce crépuscule de pluie on devient plus sensible à l’hostilité des choses. Les pressentiments du soir, les vaines inquiétudes commencent à vous traverser l’esprit. Pourquoi le sort qui a frappé les cèdres du Liban et de la Kabylie épargnerait-il ceux-ci ? Pourquoi les forêts de là-bas vont-elles à une mort inévitable ? N’y a-t-il pas une opposition mystérieuse entre la vie de ces arbres d’un autre âge et notre propre vie ? On dirait qu’ils ne peuvent subsister qu’en pleine liberté, au milieu de solitudes quasi vierges, dans lesquelles n’habite qu’une humanité primitive. L’administration de nos bois triomphera-t-elle de cette humeur, de ce dégoût, évident chez ces arbres, pour notre civilisation ? Continueront-ils de se reproduire et de vivre quand nous serons installés parmi eux, ou bien se laisseront-ils aller à leur penchant naturel vers le renoncement et la mort ?...

Soudain, des coups de feu. Une fusillade enragée. Des flammes qui sortent du canon des fusils et s’éteignent aussitôt. Une troupe de burnous flottants enveloppe nos automobiles dans un tourbillon de chevaux. Ce sont les goumiers du poste et les partisans indigènes venus pour rendre les honneurs. Devant nous surgit de la plaine un cône volcanique, comme nous en avons deviné d’autres déjà dans le brouillard. Par des lacets rapides nos voitures l’escaladent, toujours suivies, précédées, entourées des cavaliers fantômes, qui, sans s’embarrasser du chemin et toujours déchargeant leurs armes, font l’assaut du cratère au milieu des cailloux qui roulent, des moutons et des chèvres qui regagnent le douar installé sous la protection du poste, et qui s’affolent et fuient de tous côtés, des ânes, des mulets chargés de madriers ou d’approvisionnements pour les troupes, et qui se débandent et se mêlent à cette fantasia sous la pluie. C’est une vraie ballade du Nord, l’assaut dans les nuages. Une balle siffle à nos oreilles. Sans doute parmi ces partisans qui font parler la poudre, tout le monde n’est pas également satisfait de notre présence ici... Puis, un coup de clairon, une gaie sonnerie, un réseau de fil de fer barbelé, une porte, des baïonnettes. Nous sommes au sommet du volcan, dans le poste de Timhadit.


II. — UN POSTE DE L’ATLAS

Ce poste de Timhadit se dresse en plein pays hostile, au milieu de ces Berbères de l’Atlas passionnés d’indépendance, et qui sont, à leur manière, d’une essence aussi primitive, aussi rare que les cèdres de leur foret. Depuis le fond des âges, ils n’ont jamais connu de maîtres étrangers. Les Romains ne les ont jamais soumis ; les plus grands Sultans du Maroc, qui tinrent un moment sous leur pouvoir toute l’Afrique du Nord et l’Espagne, ne les ont pas domptes davantage. Tels Salluste les a peints dans sa Guerre de Jugurtha, tels ils sont encore aujourd’hui, après plus de deux mille ans. L’Islam a passé sur eux sans toucher à leur vie profonde. Ils se disent bien musulmans, mais ils ignorent tout du Coran, car ils ne parlent pas l’arabe, et leur religion véritable c’est le culte de leurs saints locaux, l’adoration des sources, des pierres, des arbres sacrés, une religion toute d’instinct qui peuple le monde de génies, de forces bienveillantes ou hostiles. La seule autorité politique qu’ils reconnaissent est celle de leurs assemblées, où les Anciens délibèrent sous le regard de la foule. Mais cette foule est prodigieusement versatile, tracassière et frondeuse, inquiète du pouvoir qu’elle confie, divisée en partis toujours prêts à se trahir afin de faire triompher leur intérêt ou leur passion. Leur seule loi, c’est la coutume. Mais cette coutume est constituée par un ensemble d’usages d’une complexité si grande, d’un formalisme si étroit, d’une application si difficile dans son menu détail, qu’au lieu d’être un principe d’ordre, elle devient une source de désordre. Pour cacher une raison d’intérêt, justifier une querelle, c’est un jeu de découvrir dans le maquis de ce droit coutumier quelque usage violé, en sorte que, par un paradoxe étrange, le respect de la tradition vient fortifier ici l’anarchie.

Pour un rien les fusils partent. Tout est matière à dispute chez ces populations belliqueuses . une source, un bois, un pâturage, une femme, une bête volée, un fusil, une poignée de cartouches. On se bat indéfiniment de famille à famille et de tribu à tribu. Combats souvent peu meurtriers, mais dont la répétition finit si bien par épuiser les villages et les douars qu’il en est où l’on chercherait vainement un homme aux cheveux gris. Ici, vraiment, la guerre donne sa couleur à la vie : c’est un entraînement pour les uns, une source de profit pour les autres, un divertissement pour tous. Et cela dure jusqu’au jour où l’un des partis en guerre, quelquefois les deux ensemble, gênés dans leurs occupations plus terre à terre, mais plus utiles à leur vie, souhaitent de remiser les armes dans un coin pour prendre en main la charrue ou la faucille, ou mener paître leurs troupeaux. Alors on se donne rendez-vous chez un marabout du voisinage ; on égorge un mouton devant sa porte, on lui offre du bétail, du grain, des douros trébuchants, moyennant quoi, le saint homme convoque les parties adverses dans l’enceinte sacrée de sa demeure, écoute les raisons de leur dispute, qu’il connaît aussi bien qu’eux, leur fait à son tour un discours où il donne à chacun également tort et raison, puis tout le monde récite la Fatiya, la bénédiction coranique, et la querelle est un moment suspendue.


Ainsi vivent ces Berbères, qui réalisent une gageure, peut-être unique dans l’histoire, d’avoir sauvé leur liberté au milieu d’une complète anarchie. Aujourd’hui, ils nous opposent la même résistance farouche qu’ils ont opposée jadis aux Romains et aux Arabes. Depuis plus de deux mille ans, ils n’ont perdu aucune des qualités de force, de souplesse et de ruse que Salluste admirait chez eux. Nus et le couteau entre les dents, ils s’avancent, la nuit, en rampant sous les fils de fer barbelés, pour poignarder nos sentinelles. Jusque sous le mur du projecteur ils trouvent le moyen de voler des sacs d’orge ; et, lorsque l’alarme est donnée et que le phare éclaire le terrain, c’est tout juste s’il fait miroiter dans la pierraille un peu du grain tombé par l’ouverture d’un sac... On en a vu pénétrer à la faveur des ténèbres dans un campement de trois mille hommes, se faufiler sous les tentes, arracher aux soldats endormis leur Lebel que, suivant la consigne, ils gardent pendant leur sommeil attaché au poignet... Quelquefois, après un marché ou une fête, des cavalière décident tout à coup de faire parler la poudre, et vêtus de leurs plus beaux caftans, sur leurs selles brillamment ornées, vont surprendre à l’improviste des hommes qui font la corvée d’eau... Dès qu’ils sont attaqués, des feux allumés sur les cimes les rassemblent, avec une vitesse incroyable, de tous les points de l’horizon. La rapidité de leurs chevaux, leur habileté à utiliser le moindre accident de terrain, en fait des adversaires redoutables, surtout pour les convois et les trains régimentaires que nos troupes traînent avec elles, et qu’ils guettent de préférence, car ce qui leur plait par-dessus tout dans la guerre, c’est encore le pillage. Nos obus ne les effraient pas ; ils accourent au bruit du canon, cavalcadent sous nos mitrailleuses. Eux-mêmes sont fort bien pourvus d’armes du dernier modèle. Les agents de l’Allemagne, établis en zone espagnole, leur font passer abondamment des munitions et de l’argent. Les fusils à longs canons, les antiques moukhalas à capsule, incrustés d’os et annelés d’argent, ne servent guère que pour les fantasias, et contre nous ils utilisent des fusils 74, des Winchester, des Martini, des Mauser, voire des Lebel qu’ils ont volés dans nos postes, ou achetés n’importe quel prix à quelque déserteur de la Légion, à des contrebandiers espagnols, et pour lesquels ils paient jusqu’à deux francs la cartouche.

Tout le long de l’Atlas, ils ont formé, pour nous combattre, de vastes groupements de tribus, véritables confédérations obéissant à des chefs qu’ils se sont donnés eux-mêmes, ou qui se sont imposés à eux par l’autorité de leur famille, leur énergie, leur éloquence, la combativité des fidèles qu’ils ont su rassembler autour de leur personne, le nombre de leurs cartouches et la qualité de leurs fusils. Mais il y a toujours dans ces confédérations quelques tribus disposées à se séparer des autres ; et dans l’intérieur des tribus des mécontents toujours prêts à soutenir à coups de fusil leur opinion personnelle. Des haines et des jalousies opposent sans cesse les uns aux autres les personnages importants. Les familles elles-mêmes sont profondément divisées ; et ce n’est pas la moindre cause de faiblesse de ces groupements éphémères formés autour d’un chef, que ces disputes entre pères et enfants, entre frères, neveux et cousins, qui tous ont leurs partisans, et liquident invariablement leurs querelles par la trahison et le meurtre.


Au milieu de ce désordre berbère qui essaie de se discipliner contre nous, un poste comme celui où nous arrivons ce soir, c’est une pensée qui travaille derrière sa ceinturé de murailles, de mitrailleuses et de canons. Là vient aboutir l’écho de toutes les passions qui agitent les tribus, des intérêts qui les divisent, des raisons qui les rassemblent, des disputes entre les familles, des résolutions qui se prennent aux marchés et aux moussems, des palabres entre chefs dans les kasbahs de terre rouge qui ne présentent au dehors que d’étroites meurtrières pour laisser passer le fusil, mais d’où s’échappent aussi bien des secrets, — bref, tout le drame de cette montagne qui se défend et qui se trahit.

Ce qui fait la vraie valeur de ces petites forteresses, c’est moins leur armement et leur position stratégique que l’intelligence du chef qui les anime de sa vie, l’art avec lequel il pratique tout un délicat travail d’information, de diplomatie, d’intrigues. Ce n’est pas une tâche aisée, dans l’extrême confusion des partis et des querelles, de contrôler les rumeurs contradictoires, de distinguer les personnages sur lesquels nous pouvons nous appuyer, de nous mettre en relation avec eux sans toutefois les compromettre, de les attirer à nous par l’appât d’un profit, d’une augmentation d’influence, au besoin par de l’argent. Il s’agit de rallier autour de ces murailles une clientèle de gens qui se déclarent franchement nos amis et font à l’occasion le coup de feu à nos côtés. D’autres, sans se reconnaître ouvertement nos partisans, trouvent leur avantage à vivre en bon accord avec nous, fréquentent nos infirmeries, les marchés qui s’établissent toujours à l’abri de nos postes. Peu à peu ils arrivent à considérer notre venue comme une source de profit et un gage de sécurité ; ils élargissent autour de nous l’atmosphère respirable.et ces alliances non déclarées sont parfois plus profitables qu’une amitié ouverte, car, par leur intermédiaire, nous arrivons à agir sur des tribus que leur hostilité ou leur éloignement aurait dérobées tout à fait à notre influence immédiate.

Nous lancer brutalement à l’assaut de ces montagnes eût exigé des sacrifices en tout temps déraisonnables et qu’en ce moment nous étions bien incapables de faire. Sans compter qu’une telle conquête, obtenue par la violence, fût demeurée longtemps précaire dans ce pays si difficile, où chaque homme est un guerrier. Mais quand la patiente besogne de ces postes perdus nous a ménagé partout des intelligences et des amis, nous poussons plus loin nos colonnes, qui ne rencontrent plus devant elles qu’une résistance amoindrie, et nous établissons plus avant un autre fortin tout pareil, qui recommence le même travail de pacification, d’entente et de désagrégation des tribus.

Cette méthode d’action conquérante, — merveilleusement adaptée à un pays où toute la vie se passe entre la bataille et la palabre, où même au cours d’un combat les adversaires ne cessent pas de s’envoyer des messagers, où pour tout dire la parole est aussi active que le fusil, — le général Lyautey l’a reçue du général Gallieni lorsqu’il travaillait avec lui à Madagascar et au Tonkin. Il l’a appliquée lui-même avec un rare succès aux confins de l’Oranie, mais nulle part avec une telle ampleur que sur ce front de l’Atlas.

Depuis le Riff jusqu’à Agadir, sur dix-sept cents kilomètres, on rencontre ces postes, ces instruments de guerre et de diplomatie, les uns encore accrochés aux premières pentes de l’Allas, les autres déjà profondément établis dans les vallées, tantôt très rapprochés et se donnant pour ainsi dire la main, comme dans la région de Taza où l’ennemi se montre particulièrement agressif, tantôt séparés par des distances considérables, et dans une solitude complète, comme ce fort de Timhadit, placé au cœur de la forêt.

Ils se ressemblent tous. C’est sur une position dominante une enceinte de pierres, entourée d’un fossé et d’un réseau de fils de fer barbelés ; des bâtiments pour la troupe couverts de tôle ondulée et chargés de lourds cailloux pour empêcher que la toiture s’envole sous l’effort de la bourrasque ; des amoncellements de sacs, de grains, de chaux, de madriers, de matériaux de toutes sortes, destinés au poste lui-même ou à d’autres postes plus lointains ; aux angles, de petites redoutes avec des mitrailleuses et des canons ; une assez haute plate-forme pour y placer un projecteur ; et, dominant le tout, la longue perche de la télégraphie sans fil qui relie cet endroit perdu avec le reste du monde... Quelquefois un jardin, quelques fleurs, des légumes ; des arbres, si l’espace le permet ; et dans l’architecture, un détail agréable, si l’officier et les maçons qui ont construit le bordj ont eu le goût de l’égayer d’un peu de pittoresque local.


Sur le cratère de Timhadit, il y a tout juste de la place pour les approvisionnements et les hommes. La fantaisie s’est donné peu de carrière ; les bâtisses aux toits de tôle ont toutes le morne aspect des constructions du génie. Mais ce soir, la fumée du bois de cèdre qui alimente les foyers où l’on fait la cuisine, et que le vent promène à travers les bâtisses et les matériaux entassés, embaume tout cela et répand un parfum d’encens et de chapelle tout à fait inattendu dans ce réduit militaire.

Au pied du poste j’aperçois, dans une enceinte de broussailles, des feux qui brillent, des paillettes, des tentes, des chevaux, des mulets, des ânes, des moutons, des chèvres, toute une population errante venue chercher un refuge à l’abri de nos canons. Un éclair, jailli de l’antenne de la télégraphie sans fil, vient éclairer une seconde l’immense paysage triste, dans lequel circule une vie qui n’a pas changé depuis des siècles, une vie toujours instable, toujours en mouvement, qui se déplace avec les saisons et les querelles des tribus, et connaît l’inquiétude et le danger quotidien, comme aux plus vieux âges du monde. La montagne, les cèdres, tout le vaste décor s’illumine un instant, et aussi cette pauvre existence d’en bas, de bêtes et de gens parqués dans leur enceinte épineuse. Et c’est comme si tout à coup surgissait de la nuit des temps une image de vie très ancienne, qu’on croyait évanouie à jamais. Puis, le bref éclair disparu, tout retombe à son mystère. On serait presque tenté de croire que rien de tout cela n’a jamais existé, si du fond des ténèbres on n’entendait monter le chant d’un homme qui rentre au douar, et qui signale ainsi son approche pour éviter que le veilleur lui envoie un coup de fusil.

Ah ! c’est bien mélancolique dans ce crépuscule mouillé, ce chant qui monte, ces feux qui brillent, ces abois de chiens, ces flaques d’eau qui font un peu partout dans la plaine des miroirs moins brillants à mesure que la nuit vient, ces croupes chargées d’arbres à peine visibles maintenant et qui s’avancent comme des menaces sur la morne plaine sans vie, et cette poignée d’hommes de France échoués sur ce cône volcanique ! Comme aux territoriaux d’Ito, c’est une singulière aventure qui leur est arrivée au milieu de la vie, à ces gens de Narbonne, de Béziers, de Carmaux, de venir monter la garde au sommet de ce cratère, au milieu de cette foret, au pied de cette haute perche qui pourrait en quelques minutes les faire communiquer avec leurs foyers lointains, mais qui n’est pas dressée ici à l’usage de la tendresse… En dépit des canons, des mitrailleuses, du projecteur, de tout cet appareil guerrier d’une complication si moderne, l’existence qu’ils mènent ici n’est pas très différente de celle d’une légion romaine, campée il y a plus de deux mille ans dans les montagnes de Kabylie contre les Berbères de Jugurtha. D’un bout à l’autre de l’année, il faut escorter les convois, bâtir ces postes, les défendre, faire colonne en toute saison dans ce pays diabolique. Pas d’eau, pas de chemins tracés ; des pierrailles et des pierrailles ; des marches épuisantes dans les neiges, les boues de l’hiver, sous l’effrayant soleil d’été ; des jours torrides, des nuits glacées sous la petite tente ou des abris de fortune ; des vivres souvent avariés et qui n’arrivent toujours qu’avec parcimonie, en quantités strictement mesurées par suite de la lenteur et de la difficulté des convois ; les fièvres, la dysenterie, un climat excessif où la fatigue devient aisément mortelle ; le morne ennui particulier à ces pays dépourvus de tous les aspects de la vie que nous aimons chez nous ; l’isolement entre ces petits murs d’où on ne peut sortir sans risquer un coup de fusil ; l’exil dans ces endroits écartés où l’on reste des semaines, quelquefois plusieurs mois, séparé du reste du monde, sans une nouvelle, sans une lettre, lorsque le mauvais temps rend la piste impraticable, ou qu’un « salopard » aux aguets a assassiné le courrier. Et par-dessus tout cela, le vague sentiment amer qu’au milieu de la grande rumeur du front de France, tout cet effort ingrat est un peu oublié ou méconnu...


C’est pourtant une dure et belle histoire », cette conquête du Maroc en pleine guerre européenne, avec des forces considérablement diminuées ! Dès les premières semaines du mois d’août 1914, on avait dû embarquer pour la France la moitié des troupes d’occupation. Les bataillons d’Afrique avaient été vidés de leurs meilleures unités. Il ne restait, en fait de Légionnaires, que des Allemands, des Autrichiens, des Hongrois, et la proximité de la zone espagnole favorisait les désertions. Les régiments de vieux Sénégalais aguerris se battaient dans les Flandres. Les jeunes ne les remplaçaient point, — le soldat noir ne s’improvise pas comme le soldat européen, voire algérien ou marocain, — et ces recrues ne composaient qu’une troupe médiocre en face d’un adversaire de la valeur des Berbères.

Avec ces pauvres éléments, ces Légionnaires, allemands pour la plupart, ces soldats noirs improvisés, quelques bataillons de tirailleurs algériens, des coloniaux us(Ss par des fatigues excessives, et quelques régiments de territoriaux du Midi, il a fallu tenir cet immense front de l’Atlas, donner sans cesse l’impression de la force à des gens belliqueux naturellement inclinés à prendre pour de la faiblesse toute inaction prolongée, et en dépit de notre désir de recourir surtout à des moyens pacifiques, nous montrer d’autant plus entreprenants que nous étions moins nombreux. Partout nous avons résisté à la poussée des tribus, auxquelles les émissaires allemands racontaient tous les jours que nous étions battus en Europe, et qu’elles n’avaient qu’un suprême effort à faire pour nous expulser du pays. Partout nous avons affermi notre occupation ancienne, agrandi au delà de tout espoir les régions pacifiées, mis à profit le trouble même apporté par le conflit et la rupture des traités qui paralysaient notre action, pour créer librement des routes, des chemins de fer, des ports, des villes, réveiller ce pays mort et l’animer comme par enchantement... Mais les événements formidables qui se sont déroulés sur notre sol ont fait paraître peu de chose cette œuvre magnifique et lointaine. Peut être aussi parce que la lutte s’est poursuivie sans à-coup, grâce à une vigilance et une méthode parfaites, on est trop disposé à croire que la tâche était facile et que les choses ne pouvaient se passer autrement. Et surtout, pendant dix années, nous avons été fatigués d’une longue suite irritante de négociations, d’accords, que nous lisions dans les journaux d’un œil inquiet et lassé sans en comprendre le détail, mais où chacun sentait trop bien des menaces secrètes, d’où nos ennemis, à leur moment, pourraient faire sortir la guerre. En sorte qu’en dépit du succès que nous y rencontrons, le Maroc porte sur lui la défaveur d’avoir été pour nous si longtemps une terre d’inquiétude, un sujet de disputes passionnées à la Chambre, un champ de bataille toujours ouvert pour deux diplomaties rivales,.

Ainsi s’en va la rêverie sur ce cratère de Timhadit, entre les quatre murs de la chambre qu’un officier du poste a mise à ma disposition. Dehors, il pleut à verse. La première pluie d’automne, mêlée d’éclairs et de tonnerre, crépite sur la tôle ondulée, plaque les bâches sur les sacs de grains. Du cèdre brûle dans la cheminée, emplissant l’étroite pièce de son odeur de chapelle. Arbre vraiment merveilleux à tous les moments de sa vie, merveilleux dans la montagne, merveilleux dans l’architecture des cités, merveilleux quand il flambe et qu’il exhale son âme en parfum. Sur les murs blanchis à la chaux, pendent quelques tapis berbères, avec des raies blanches et noires et les croix de couleur vive qui en sont le décor le plus fréquent. A la patère est accroché un bras de buis verni, le bras articulé du maître du logis, qui a laissé son bras de chair et d'os dans quelque tranchée du front de France, et qui suspend celui-là, plus encombrant qu’utile (si perfectionné qu’il soit), comme on suspend à la muraille sa canne ou son parapluie. Devant les vitres, mêlés aux éclairs de l’orage, passent les longs sillons violets de la télégraphie sans fil... Et l’odeur de la fumée qui, mieux que ma course rapide, me fait entrer dans la forêt et le mystère de ses cantons perdus où personne encore n’a mis le pied ; ces croix sur ces tapis (qui sont peut-être un souvenir du temps où le Christianisme avait pénétré ces montagnes, et qui, à travers les âges, ont conservé la valeur d’un talisman) ; ce bras inerte qui travaille ici, comme le bras vivant a travaillé sur la Somme et à Verdun, et qui relie l’obscur combat qu’on mène dans cette montagne à la grande lutte de France ; ces étincelles bleues, ces mots, ces pensées, ces ordres envoyés par delà des lieues de solitude et de silence, cette électricité docile, si étrange au sommet de ce cratère qui, dans la nuit des temps, éclairait l’immensité de son incendie sauvage, — tout cela remplit cette chambre d’une rare poésie, sur laquelle flotte, inexprimable, inexprimé, et cependant partout présent, le sentiment de la montagne hostile.


III. — HALLALI DANS LA MONTAGNE

Nous voici lancés de nouveau à travers la brume et la pluie dans le paysage indéchiffrable de lave et de volcans éteints. Sur les hauteurs dénudées ou sous les branches retombantes des cèdres, brillent les feux allumés par les patrouilles chargées de surveiller tout un pays hostile, où des regards invisibles épient le passage de nos voitures au milieu de ces déserts qui, jusqu’aujourd’hui, n’avaient jamais vu passer que des tentes et des troupeaux. D’un ciel livide s’échappent çà et là de grands éclats de lumière argentée. Et nous allons de cirque en cirque, de défile en défilé, contournant un monticule, franchissant un pli de terrain, pour retrouver toujours les mêmes dépressions glissantes et pierreuses, la même tristesse, les mêmes feux, la même solitude avec son double rang de cailloux, et au bord de la piste toujours ces petits buissons d’hommes qui protègent notre passage et rendent les honneurs sous la pluie.

En vérité, ce n’est pas un chemin, c’est une pensée que nous suivons derrière l’auto du général qui file devant nous. dérape, fait de grandes embardées, mais va toujours son train ; c’est une pensée qui se glisse, s’insinue par cette vallée au cœur des tribus ennemies. Nous rouions depuis Timhadit dans des régions tout à fait insoumises. Hors de l’étroit couloir gardé par les bivouacs dont nous voyons briller les feux, et par ces piquets de soldats échelonnés dans la vallée, l’insécurité est complète. A notre droite et à notre gauche s’étendent les domaines où règne le prestige des deux grands chefs berbères qui dominent le Moyen Atlas : Sidi Raho et Moha Ou Hammou le Zaïani, personnages assez mystérieux qu’aucun officier de chez nous n’a jamais vus face à face, et dont les caractères, si l’on en croit la légende qui s’est formée autour d’eux et les renseignements de nos postes, seraient aussi violemment contrastés que les rayures blanches et noires qu’on voit sur des tapis berbères.


Moha Ou Hammou le Zaïani est un vieillard de plus de soixante-dix ans. Jadis petit chef de tribu, comme tous les cheikhs de l’Atlas, il tenait son pouvoir des Anciens qui l’avaient élu en jetant, suivant la coutume, une poignée d’herbe devant lui. Mais cela est vite fané, une poignée d’herbe dans la montagne ! Pour asseoir son autorité au-dessus de l’opinion changeante, il accepta ou sollicita, je ne sais, du sultan Moulay Hassan, le titre de (laid, ce qui valut à celui-ci la satisfaction illusoire d’être représenté en pays insoumis, et à Moha le bénéfice beaucoup plus positif de recevoir des fusils. En ce temps-là, dans la montagne on ne se servait encore que. de vieux moukhalas à pierre ou à capsules, et quelques armes plus modernes donnaient à qui les possédait un avantage décisif dans les querelles intestines.

Quelques coups de fusil, judicieusement distribués, avaient déjà fait du Zaïani un chef craint et respecté, lorsque, à la mort d’Hassan, des soldats de son fils, le sultan Abd el-Aziz, mal payés et manquant de tout, vinrent se mettre à son service et constituèrent autour de sa personne une solide garde du corps. Appuya sur ces mercenaires (qu’il payait, m’a-t-on dit, avec le produit d’un impôt prélevé chez les prostituées nombreuses dans les grosses bourgades) il réussit peu à peu à établir sa puissance au-dessus des assemblées anarchiques. L’individualisme forcené de la race se retrouve tout entier dans la façon dont le vieux chef comprend l’exercice du pouvoir. L’autorité des anciens, la force de la coutume, les influences religieuses, tout a dû céder devant lui. Partout à la tête des tribus ou des fractions de tribus, il a placé ses enfants et ses neveux, qui font peser sur les biens et les personnes l’arbitraire le plus absolu. Sa fortune s’élèverait, parait-il, à plusieurs millions, tant en troupeaux qu’en argent, — vieilles pièces d’or de cent francs, à l’effigie de Louis XIV et de Louis XV, doublons espagnols, douros portugais, voire des écus tournois, comme en étaient remplis les coffres qu’en septembre 1914, nos spahis trouvèrent dans son camp, lorsqu’ils l’emportèrent d’assaut. On raconte que dans ses kasbahs de terre rouge, il mène une vie dissolue, et que ce septuagénaire n’admet dans son harem que des femmes de dix-sept à vingt ans. Mais en dépit de tout cela, il jouit d’un prestige immense : prestige de l’homme fort chez des gens qui n’estiment rien autant que la force, prestige de l’homme riche au milieu de populations très pauvres, prestige enfin que revêt aux yeux de tout ce monde si attaché à ses coutumes, le chef assez puissant et audacieux pour les violer.

Au cours de la dure campagne que nous menons depuis tantôt dix ans contre lui, nous lui avons porté de rudes coups, mais lui aussi nous a fait la vie dure, entraînant sans cesse ses hommes à l’attaque de nos garnisons, de nos colonnes, de nos convois, répandant sur notre compte de faux bruits dans les marchés, trouvant toujours des raisons pour exciter ses partisans, dès qu’il les sentait faiblir. Cependant, aujourd’hui, de nombreux indices font croire que notre vieil adversaire commence à perdre confiance. Sa famille ne serait pas une famille berbère, si elle n’était profondément divisée. Ses fils, ses neveux se haïssent de ces haines irréductibles qui, pour se satisfaire, n’hésitent pas à trahir les intérêts de la tribu. Déjà l’un de ses fils a fait sa soumission. Et peut-être le jour est-il proche où l’on verra le vieux roi de la montagne, le Zaïani lui-même, venir nous demander l’aman.


Mais un homme qui certainement ne fera jamais la paix avec nous, c’est ce Sidi Raho dont l’influence est autrement subtile et difficile à saisir. Il ne dispose point, comme le Zaïani, d’une force armée autour de lui : il est seul ou presque seul, mais un mot tombé de sa bouche peut rassembler autour de sa personne une foule de guerriers. Ce n’est pas non plus un marabout tenant d’une longue suite d’ancêtres le pouvoir des miracles, mais il est entouré d’un profond respect religieux. De quoi est faite cette force secrète, le charme mystérieux qui attire autour de lui les imaginations et les cœurs ?... On le représente comme un homme juste, désintéressé, d’une dignité parfaite, — qualités rares en tous lieux, et surtout dans ce pays de violence, où les passions s’opposent avec une brutalité primitive, — mais il y a évidemment autre chose dans l’attirance qu’il exerce, autre chose qu’il faudrait être soi-même un Berbère pour sentir. Il est de ces hommes dont on dit qu’ils ont le bonheur sur leurs épaules. Ils marchent, et on les suit ; ils parlent et on leur obéit. Quand ils meurent, on leur élève un tombeau, une petite koubba bien simple, dont la blancheur éclate comme une pensée rare dans l’aridité d’alentour ; et pendant des générations, les femmes viennent la prier, demander des enfants, se guérir de leurs maux, invoquer le génie toujours vivant dans ces pierres. Au fond de l’âme berbère, à côté de ce goût effréné de liberté qui aboutit à l’anarchie, il y a un profond besoin d’aimer, de suivre des individus puissants, qui va jusqu’à l’idolâtrie et qui explique que la seule, la vraie religion de ces gens, c’est l’adoration des morts dans lesquels ils ont reconnu ou cru voir de la grandeur.

Sidi Raho aura un jour sa koubba dans quelque endroit de la montagne. Déjà la vénération des femmes l’entoure, de son vivant, d’une atmosphère miraculeuse. Leur passion et leurs bavardages ont autant fait pour son prestige que pour le Zaïani les fusils de Moulay Hassan et les soldats d’Abd-el-Aziz, ce qui n’a rien pour surprendre, car de tout temps les femmes ont eu dans la société berbère une autorité morale, que la civilisation arabe leur a toujours refusée. La force de cet homme s’alimente de toutes les choses, — sentiments, pensées, usages, — que le Zaïani brutalise. Chez lui aucune cupidité ; nul grossier désir du pouvoir. Il est pauvre. Il y a dix ans, il possédait une kasbah près de l’endroit où nous avons construit le poste d’Anoceur ; il avait là des troupeaux, La kasbah, nous l’avons détruite. Dieu sait où sont allés ses moutons ! Sidi Raho est ruiné, mais il nous fait toujours la guerre. C’est un saint, un irréductible, une flamme, un de ces feux qu’on allume sur les sommets au moment du danger et qui rallient autour d’eux tous les gens des tribus ; c’est un brûlant appel aux armes, un accent passionné dont on retrouve l’écho dans ces poèmes qu’improvisent ici les femmes, et qui, dans leur naïveté, expriment un attachement si tragique à tant de choses menacées, aux marchés bombardés par nos avions, aux kasbahs abandonnées, aux tentes, aux troupeaux qu’on emmène toujours plus loin dans la montagne, au coin de la forêt où l’on allait faire du bois, à la source, au pâturage, — lamentations touchantes, orgueil d’un combat heureux, brûlant désir de continuer de vivre comme on a toujours vécu :


O Aïcha ! O Doho ! O jeunes filles ! — Si Roumi je dois être, — Qu’ai-je besoin de moutons ? — Qu’ai-je besoin de l’étrier — où j’engage mon pied ?


C’est tout cela et bien d’autres choses encore que nous ne savons pas ou que nous ne pourrions comprendre, qui forment le prestige de ce personnage singulier, que mon compagnon de voiture a vu, un jour, de loin, se retirant dans la montagne après un combat malheureux, au pas de son grand ambleur gris, avec, pour toute escorte, un serviteur cramponné à la queue de sa monture, et qui portait derrière lui, au bout d’un long bâton, un petit drapeau jaune...

Qu’y a-t-il donc dans ces montagnes, torrides en été, glaciales en hiver, pour inspirer à tous ces gens tant d’acharnement à les défendre ? Depuis que nous leur avons interdit l’accès des plaines où ils descendaient aux derniers jours de l’automne pour se mettre à l’abri des rigueurs de la saison et mener paitre leurs troupeaux, leur existence est devenue terriblement difficile. L’hiver est dur sous la tente toute chargée de neige ! Et la plupart, ils sont à demi nus, n’ayant d’autre vêtement qu’une simple djellaba de laine... Comment faire vivre les troupeaux, les bœufs, les moutons, les chèvres, quand tout disparait sous la neige ?... On en voit conduire leurs bêtes jusqu’à portée de nos canons, en pleine zone balayée par nos obus et par nos mitrailleuses, risquant la mort plutôt que de voir le bétail mourir de faim... La misère, la maladie les ravagent, assurent nos médecins qui les voient défiler dans les infirmeries des postes, — car si hostiles qu’ils soient, ils y viennent, et en grand nombre, demander qu’on les soigne... « Voilà dix ans que je leur fais la guerre, me dit mon compagnon de route, l’ancien officier instructeur des tabors chérifiens, et je crois bien les connaître. Ce sont des gens admirables. Et ce n’est ni vous ni moi qui leur reprocherons, n’est-ce pas ? de nous recevoir à coups de fusil. » Et cet homme à la fois sensible et dur, comme sont souvent les militaires, conclut avec mélancolie : « Je les aime et je les tue. »

Le plus surprenant peut-être, c’est que ces Berbères de l’Atlas, si acharnés à se défendre, montrent une aisance étonnante à s’adapter, sinon à notre esprit, du moins aux formes pratiques de notre activité, dès qu’ils descendent dans la plaine et qu’ils vivent à notre contact. Ce sont eux qui, déferlant sans cesse des montagnes où la vie est difficile vers la plaine où elle est plus douce, constituent le vrai fond de la population maughrabine et donnent au Maroc le caractère tout à fait original d’un pays d’Islam travailleur et peu fanatique. La civilisation musulmane les ayant à peine effleurés, ils ne lui ont pas emprunté ce noble amour de la paresse, ce mépris du travail qui caractérise l’Orient. Ce n’est pas une humanité raidie, comme l’Arabe, dans les préceptes d’un Livre qui commande toutes les pensées et tous les actes de la vie. Actifs, gais, ouverts, âpres au gain, politiciens, bavards, frondeurs, ils ont beaucoup du caractère des paysans de chez nous et même physiquement leur ressemblent avec leur physionomie avisée, leur collier de barbe peu épaisse, leurs traits frustes et qui n’ont rien de la régularité sémitique. Dans les villes de l’intérieur et de la côte, on les reconnaît tout de suite au milieu des populations moresques si affinées et si molles. Partout on les rencontre sur les chantiers et les routes. Ils ont fourni presque tous les soldats de cette division marocaine, fameuse sur le front de France. Volontiers ils vont travailler à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, dans nos usines de guerre. Ils sont notre meilleure ressource dans l’effort que nous faisons pour vivifier le vieil empire du Moghreb. S’ils luttent encore contre nous dans ce réduit de l’Atlas, c’est de la même façon qu’ils luttaient contre Rome, par amour de la liberté et non par cet esprit de fanatisme religieux qui éternise, même après la défaite, de vagues espoirs de guerre sainte toujours vivants au fond du cœur.


De chaque côté de la vallée, les montagnes s’étaient insensiblement rapprochées, et nous étions maintenant au fond d’un cirque de rochers couvert de chênes verts et de cèdres, qui semblait infranchissable. Là commence le col de Tarzeft, point de passage délicat, très propre à favoriser une embuscade des rebelles dont on signalait les vedettes à deux ou trois kilomètres de chaque côté de la route. Car il y avait là une route, une véritable route, que nos soldats avaient tracée d’hier, et où nos voitures commencèrent de monter avec une peine extrême, tant la pente était rapide et rendue glissante par la pluie. Cette route s’élevait en lacet à travers un maquis d’arbres arborescents, que dominaient de place en place les cèdres, grands seigneurs de ces bois. Leurs ramures sombres largement étalées laissaient passer des faisceaux de lumière, qui déchiraient de traits éblouissants les brumes pareilles à des fumées bleuâtres accumulées sous leurs branches. D’un côté du chemin, ils écrasaient de leur puissance notre passage de fourmis en voyage ; de l’autre, nous les dominions, et l’on apercevait de haut leurs cimes, le plus souvent fracassées, qui s’étalaient en belles nappes vertes aux bords harmonieusement ployés.

Au milieu de cette nature où les arbres et les hommes semblent les débris d’un ancien monde, tantôt on s’abandonnait au plaisir d’aller si librement et si vite à travers l’âpreté des choses et l’hostilité des gens, d’avancer dans ce chaos comme sur une route de France, et de surprendre ce matin, à son réveil, cette forêt presque vierge ; tantôt l’esprit cédait au regret de penser que nous allions bouleverser tant d’usages d’autrefois, pour établir à la place d’une naïve anarchie nos disciplines d’Europe, comme si nous étions assurés de l’excellence de notre civilisation, et que, sous l’ordre apparent de nos sociétés policées, il n’y eût pas autant de brutalité foncière, d’égoïsme et de désordre. Et comme, dans les poésies arabes, on voit deux cavaliers qui, découvrant de loin la ville vers laquelle ils cheminent, inventent chacun une image pour en vanter les délices et se livrent tour à tour à un transport auquel l’autre répond, ainsi, tout le long de la route, il me semblait entendre en moi deux voyageurs qui n’étaient pas d’accord, célébrer l’un après l’autre, ou tous les deux ensemble, des sentiments tout contraires.

Mais quand nous fûmes sur le sommet du col, et que nous vîmes les dernières pentes du Moyen Atlas s’abaisser rapidement à nos pieds, et au delà une immense vallée d’un vert jaune, et au delà encore une nouvelle barrière de montagnes plus élevées que celles que nous venions de traverser, le grand Atlas aux longues lignes paisibles d’où surgissaient des pics éblouissants, de hauts cimiers empanachés de neige, — alors nous ne pensâmes plus qu’au spectacle qui nous attendait là-bas.

Là-bas, dans la vallée verdâtre où coule la Haute Moulouya, six mille hommes attendaient l’arrivée du général. Pour la première fois, des troupes de Meknès, ouvrant la route que nous avons suivie, viennent d’opérer leur jonction avec une colonne partie du Sud Oranais, et qui pour la première fois elle aussi traversait le Grand Atlas [1]. La double chaîne de montagnes qui sépare le Sud Algérien des plateaux du Moghreb, et où n’avaient encore passé que de rares voyageurs déguisés en Musulmans ou en Juifs, vient d’être franchie par nos troupes. Une voie nouvelle relie, par-dessus les deux Atlas, le Maroc et l’Algérie.

C’est vers ce grand résultat que nous entraîne depuis la mer, d’une allure si décidée, le fanion du Général. Des yeux nous cherchons les soldats, qui sont campés quelque part, au bord de la rivière en partie mystérieuse, qui va des régions inconnues, soumises au pouvoir du Zaïani, jusqu’aux plaines pacifiques de la Méditerranée. Mais on ne voit que les neiges des sommets, la couleur soufrée de la plaine, les cèdres de la forêt, et partout la solitude. Passé le col, tout s’efface. Dans une descente vertigineuse à travers un éboulis de rochers, nous disparaissons sous les cèdres, les chênes verts et les thuyas. Puis encore une vallée de la peur et de la mort ; encore un volcan qui se dresse, noir de cendre et de lave, sans trace de végétation aucune, comme si cette lave et cette cendre avaient jailli la veille et restaient toujours brûlantes. Enfin, au delà du volcan, cette fois ; c’est décidément la plaine qui s’étale sur cent kilomètres jusqu’au pied des montagnes, et si pareille aux grands plateaux du Sud que lorsque les spahis d’Algérie, exilés depuis quatre ans au Maroc, l’aperçurent, l’autre jour, pour la première fois, ils se crurent revenus chez eux, et s’élancèrent avec des cris de joie vers ces libres espaces dans une fantasia délirante.

Des souffles chauds, déjà sahariens, passaient dans l’air chargé d’une odeur de menthe brûlée. Des collines en forme de table, qu’on appelle des gara, témoins d’époques géologiques que l’imagination ne réalise pas, surprenaient le regard dans cette immense monotonie qu’elles n’arrivaient pas à briser. Çà et là flamboyaient les enceintes carrées de terre rouge, où les sédentaires de la plaine s’abritent avec leurs troupeaux, — murailles lumineuses qui font de loin quelque illusion, mais qui ne sont pour la plupart que des masures détruites par les pillards ou dévastées par le temps, et que leurs hôtes ont quittées pour s’installer ailleurs, car on ne reconstruit jamais ces choses de boue qui s’effondrent.

Sur les tables des collines quelques cavaliers blancs et bleus surveillaient l’horizon. Au bord de la piste sablonneuse, qu’on avait tracée la nuit même, des équipes de Joyeux étaient encore occupées à raser les touffes d’alfa. A tout moment nous pensions découvrir, au détour de quelque gara, les troupes que nous venions chercher ; mais les gara succédaient aux gara, et on ne voyait toujours rien. Enfin, comme sur une image de Raffet ou de Dauzat, des lignes minces, régulières et silencieuses, rangées pour la parade, immobiles sous les armes, apparurent tout à coup, minuscules au pied des montagnes, dont les sommets étincelaient sous le soleil de midi. et l’impression d’étrangeté fut si forte de trouver là six mille hommes, dans cette solitude, perdue elle-même au milieu de tant de solitude, que nous fûmes saisis à leur vue comme si nous ne les avions pas attendus.


Maintenant la nuit est venue. Des deux côtés de la rivière profondément encaissée dans une coupure du plateau, brillent les feux d’alfa allumés parmi les tentes. De très loin, une grande lueur balaie par instants la plaine : c’est le projecteur d’Itzer, — un autre poste que l’on construit plus haut dans la vallée, un autre Timhadit, une enceinte de pierre au sommet dosa colline, une pensée qui veille et rayonne autour d’elle, .effroyablement perdue entre cette double barrière de montagnes, et qui, dès que la neige couvrira le chemin que nous avons parcouru, se trouvera pendant cinq mois isolée du reste du monde. Des trompettes et des cors de chasse sonnent de longues fanfares avant l’extinction des feux. Ces feux, les gens de la montagne les regardent briller ; ces fanfares, ils les entendent. A quoi pense-t-on sous les cèdres ?... Le Général va et vient devant sa tente. Sa haute et mince silhouette apparaît un instant dans la clarté d’un brasier pour se perdre aussitôt dans l’ombre. Et tandis qu’il se promène, à la fin de cette journée qui restera comme une date dans la conquête de l’Atlas, je songe (et peut-être lui-même y songe-t-il aussi en écoutant ces musiques) à cette autre journée de juillet 1914, où toute son œuvre au Maroc faillit être abandonnée.


Ce jour-là,. 29 juillet, un télégramme envoyé de Paris mit cette œuvre en plus grand danger que n’aurait pu le faire une révolte générale de toutes les tribus du Mogbreb. Dans le péril que créait la guerre désormais inévitable, le Gouvernement considérait qu’il nous était impossible de nous maintenir au Maroc. En conséquence, il ordonnait d’évacuer tout l’intérieur du pays, de renvoyer en France la moitié de nos troupes, de ramener le reste à la côte, de ne conserver que les ports et, si c’était possible, la communication avec l’Algérie par Rabat, Fez et Taza.

Quelle fut l’angoisse de cet homme dont je ne vois plus en ce moment que la cigarette allumée !... Obéir à un pareil ordre, c’était perdre d’un seul coup le fruit de dix années d’efforts et de sanglants sacrifices, livrer de nouveau à l’anarchie une contrée où nous avions établi une tranquillité qu’elle n’avait jamais connue, abandonner les ressources immenses que ce pays pouvait nous fournir dans la lutte qui commençait, renoncer enfin sans combattre à l’un des beaux enjeux de la guerre. Et ne pouvait-on craindre aussi qu’une révolte du Moghreb n’ébranlât l’Afrique du Nord, de l’Atlantique à l’Egypte ?... Sur toute l’étendue de l’Atlas, nous étions partout aux prises avec les tribus dissidentes. Quel renouveau d’ardeur et de force agressive allait donner à ces Berbères, déjà si âpres et acharnés, une retraite dont les émissaires allemands fixaient déjà le jour et l’heure ? Parmi les tribus soumises, les unes n’attendaient que l’occasion de reprendre les armes ; les autres, découragées par la vue de notre faiblesse, et pour se faire pardonner leur docilité ancienne, se retourneraient contre nous. Nos bataillons devraient s’ouvrir un passage, en combattant tous les jours, à travers trois cents kilomètres d’un pays révolté. Décimés par l’ennemi, épuisés par la chaleur écrasante, laissant des morts et des blessés en route, beaucoup de matériel aussi, dans quel état de délabrement arriveraient-ils à la côte ? Au lieu des belles troupes d’Afrique qu’on attendait en France, ce seraient des troupes épuisées par ce grand effort sans profit qui débarqueraient à Marseille et à Bordeaux. Encore serait-il nécessaire d’en garder un grand nombre pour protéger nos ports d’embarquement, sauvegarder nos nationaux, et rétablir tout le long de la mer cette ligne de résistance que nous avions abandonnée sur l’Atlas. Quant à maintenir ouverte la communication avec l’Algérie par Fez et par Taza le long d’une ligne d’étapes de plus de cinq cents kilomètres, il n’y fallait pas songer.

Et pourtant l’ordre était là.

Le lendemain, le général réunissait ses lieutenants, Gouraud, Henrys, Brûlard, Peltier, qu’il avait fait venir à Rabat pour leur communiquer la résolution qu’il avait prise. On lui demandait vingt bataillons, il en enverrait davantage ; mais il refusait d’abandonner un seul pouce du terrain que nous avions occupé. Au lieu de ramener à la côte les effectifs que le Gouvernement laissait à sa disposition, c’était au contraire la côte qu’il voulait jeter en avant, en renforçant les garnisons avancées de tout ce qui, dans l’intérieur, pouvait porter un fusil. A tout prix, il fallait nous maintenir sur l’Atlas, garder intacte l’armature de nos postes, contenir les tribus dans leurs montagnes. Alors peut-être pourrait-on conserver la tranquillité de la plaine, en tout cas retarder l’insurrection et permettre à nos bataillons de ne pas arriver fourbus, comme des épaves à la mer.

Ce jour-là, le Général gardait le Maroc à la France, ou plutôt, le lui donnait une seconde fois. Ainsi, presque au même moment, aux deux extrémités de l’immense front de bataille, deux hommes qui avaient fait les mêmes expériences et vécu les mêmes pensées, Gallieni sur la Marne et Lyautey sur l’Atlas, rétablissaient par un coup de génie une situation désespérée. Au cours de leur vie aventureuse ils s’étaient fait l’un et l’autre la même idée du commandement et du chef. Ils avaient appris à reconnaître qu’au-dessus de l’obéissance et de la discipline, au-dessus même de la volonté qui sait prendre une responsabilité, il y a l’imagination, la pensée qui découvre des solutions imprévues ; et qu’à la guerre comme partout, ce qui fait les miracles, c’est l’esprit de poésie dans l’action.

Et ce soir, après trois années de guerre, nous sommes ici, au cœur des tribus dissidentes, entre la double chaîne que nos troupes viennent de franchir, sur cette Haute Moulouya que les plus grands sultans du Maroc n’ont jamais réellement occupée, bien qu’ils se soient enorgueillis, dans leurs actes officiels, du titre de princes moulouyens. Quand nous reviendrons, au printemps, un pont sera jeté sur cette rivière si longtemps inaccessible, à l’endroit même où nous campons et qu’on nomme le Gué des Colombes. De tous côtés autour de nous, s’ouvrent des voies nouvelles, qui aujourd’hui ne sont encore que des chemins de ronde, mais qui demain seront des routes avec tout ce qu’une route apporte de force et de sécurité avec elle. Les tribus belliqueuses encore irréductibles sont chaque jour isolées davantage, séparées les unes des autres, cloisonnées, pour ainsi dire, dans le filet de nos colonnes, de nos chemins et de nos postes. Dès que la guerre sera finie en Europe, et que les derniers dissidents n’auront plus, pour les soutenir, les promesses, l’argent et les munitions de l’Allemagne, un dernier effort suffira pour faire tomber cette résistance berbère entamée de toutes parts.

Ô Doho ! ô Aïcha ! s’écrie la chanson des femmes, — L’homme au canon nous a vaincus ! — Il a établi son camp dans la vallée, — Et maintenant, il habile les plis de nos vêtements. — Qu’il est puissant, l’homme au képi, jeunes filles !

Cependant, le Général était rentré dans sa tente pour y travailler très tard, comme il en a l’habitude. Le projecteur d’Ilzer avait cessé de promener sur l’étendue d’alfa et sur les collines bizarres ses lents mouvements de lumière. Les feux de bivouac s’éteignaient. Dans la nuit, les dernières fanfares paraissaient déjà sonner l’hallali de la montagne.

Jérôme et Jean Tharaud.
  1. Les troupes étaient sous les ordres du général Poeymirau, commandant la région de Meknès, du général Maurial et du coloaeJ Doury, commandant le cercle de Bou Denib.