Le Foyer/Acte III
ACTE TROISIÈME
Scène première
Au lever du rideau, Jean traverse le salon, une paire de bottines à la main… Il voit entrer Courtin et paraît surpris.
Dites à monsieur qu’il s’agit d’une affaire importante.
J’y vais… Monsieur sera ici dans un instant…
Il sort à gauche, au fond. Courtin, resté seul, parcourt les journaux, jusqu’à ce que Biron apparaisse à la porte du cabinet de toilette. Il est à peine vêtu… Lui aussi tient des journaux à la main.
Scène II
J’ai lu… j’ai lu… (Il rit.) La flagellation… dites-moi ?… (Il rit.) Elles n’allaient pas mal au Foyer !… D’ailleurs, tous ces temps-ci, la flagellation est fort à la mode… (S’approchant de la table où il bouleverse livres et papiers.) Où donc ai-je fourré un livre que mon libraire ?… (Il cherche.) Voyez-vous, cette Rambert ?… Elle ne s’embêtait pas !…
Laissez donc !
Mais non… Un livre.!. mon cher, (Il fait claquer un petit baiser au bout de ses doigts.) Je voudrais vous montrer ça.
Je vous en prie ?
Dans tous les journaux, c’est la note Havas qui est reproduite. (Tendant un journal à Courtin.) Là, pourtant, on enjolive un peu… On parle déjà de vieux messieurs admis au spectacle… Vous m’inviterez ?… (Il rit.) Ma foi, j’y renonce… Je ne devrais jamais laisser traîner ces livres-là… Ce qu’ils intéressent mes domestiques !… (Courtin, qui a parcouru le journal, le lui rend.) Sérieusement, mon cher, ce n’est pas ce qui vous inquiète ?
Non… D’autant que la note est très peu claire… et qu’aucun journal ne donne les noms… « Une personnalité politique ». Il y a beaucoup de personnalités politiques, heureusement.
Alors ?
Ce qui m’inquiète, ce n’est pas ce qu’on dit… mais ce qu’on ne dit pas… et que je sais…
Quoi donc ?
Un juge d’instruction…
Hein ?…
Qui serait nommé…
Un juge !… vous êtes sûr ?…
À peu près.
À peu près… à peu près… Mon cher, un juge d’instruction n’est pas nommé à peu près… Il l’est, ou il ne l’est pas… D’où ?… De qui tenez-vous le renseignement ?
De Priou, qui avait déjà entendu parler de quelque chose à la Chambre et qui, le soir, a pu téléphoner place Vendôme…
Priou… n’est pas un enfant… Tiens ! Tiens !
Il est accouru chez moi, affolé… Nous avons causé très tard… Je n’ai pu dormir de la nuit… vous savez comme il fume… Bref, nous sommes tombés d’accord, que vous étiez le seul homme… qu’il fallait vous mettre au courant.
Priou a raison… Vous avez bien fait… Mais… voyons, que sait-il exactement ?
Que le garde des sceaux a eu, tard dans la soirée, une longue conférence avec le procureur général… à propos du Foyer !
Tiens ! Tiens ! Tiens !… (intéressé.) Il y a donc du vrai ?… Cette directrice ?…
Des enfantillages… Non… on peut expliquer les choses.
Eh bien ! Que craignez-vous ?
Mon Dieu ! rien et tout… Une instruction est une instruction, à tout le moins un scandale… On imprimera mon nom… Les journaux avancés vont se jeter là-dessus… Vous allez voir quelle aventure !… Et même les nôtres, pour me défendre… ce sera pire encore…
Sans doute, c’est embêtant… c’est embêtant… Vous voulez que je voie le garde des sceaux ?
Je viens vous en prier… Il est toujours votre conseil ?
Mérindol ne plaide plus pour moi, naturellement… mais il a toutes les raisons de m’être agréable… toutes les raisons… et beaucoup d’autres avec…
Pourriez-vous lui téléphoner ?… le voir aujourd’hui même ?
Attendez !… Est-ce que ce n’est pas aujourd’hui l’interpellation Galibiou ?
Parfaitement.
Eh bien ! j’irai à la Chambre… Je le verrai à la Chambre… Et de la Chambre… je vous rejoins au Sénat…
Ah ! non… pas au Sénat… voulez-vous ?
Vous avez le plus grand tort… Il faut aller au Sénat aujourd’hui… y porter beau… et qu’on y voie un baron Courtin très chic… le Courtin des grands jours…
Vous avez peut-être raison… J’irai… Je remets mon sort entre vos mains, mon cher Biron.
Mais vous tremblez ? Vous êtes glacé…
Je me sens un peu nerveux… un peu désemparé.
Courtin, mon bon ami, rassurez-vous… Je crois pouvoir vous promettre…
Sincèrement ?… Ah ! je ne suis pas si tranquille…
J’ai arrangé avec Mérindol des choses autrement compliquées.
Il faut tout de même que le gouvernement ait de mauvaises intentions pour qu’Arnaud Tripier soit venu…
Vous avez eu la visite d’Arnaud Tripier ?… Et vous ne m’en dites rien ? Que vous a-t-il proposé ?
C’est vrai… J’oubliais… Je n’ai plus la tête à moi..! Tout simplement de ne pas intervenir dans la discussion sur l’enseignement…
Je voyais venir le chantage… (Gaiement.) Tout cela est excellent !
Vous trouvez ?
Dites-moi… êtes-vous décidé à faire des concessions ?
Ah !…
À l’extrême rigueur… en feriez-vous ?… Il faut que je le sache… pour Mérindol…
Ils sauront bien m’y forcer… les canailles !… Un gros sacrifice…
Alors… ça va bien… ça va très bien !
… Vous êtes admirable !
Mon cher… du moment que vous cédez… (Courtin s’éloigne) D’ailleurs, tantôt, avec Mérindol, je saurai exactement où en sont les choses… Dès maintenant, je réponds de tout… C’est cuit… Pas d’instruction… pas de juge d’instruction… C’est couru… Dans un fauteuil, mon petit Courtin.
Biron, je vous remercie… Vous êtes le premier qui me tranquillisiez vraiment… Priou m’avait affolé… Je me ressaisis… J’ai encore quelques personnes à voir ce matin… Je me sauve…
Je ne vous reconduis pas… Je vais m’habiller…
Allez !… allez donc !
Ça va très bien !
Je ne vous téléphone pas… Je vous attends…
Au Sénat.
Ne me faites pas languir…
Dès que j’aurai vu Mérindol !… Sapristi, mon cher… je suis votre ami… (Ouvrant la porte du cabinet.) Jean… Frédéric… je m’habille… (En se retournant, il voit Courtin, un peu, redescendu.) Qu’est-ce que vous avez encore ?
Il n’y a pas que ce que je vous ai dit qui m’inquiète…
Allons… allons… je me doutais bien… Asseyez-vous là, dans ce somptueux fauteuil…
On peut parler ?
Mon cher… vous pouvez y aller… (Montrant les tapisseries.) Si vous saviez ce que les bergers et bergères ont entendu… vous n’en direz jamais d’aussi raides…
Mon cher Biron… je vous jure… que, ce matin, je n’étais venu que sur le conseil pressant de Priou… Je ne voulais vous parler que de cette affaire de juge… rien d’autre…
Ah !
Ah !
Ai-je tort ?
Mais non, voyons !
Voilà… J’ai de gros… très gros ennuis… (Biron se renfrogne, Courtin s’embarrasse.) Un malheur n’arrive jamais seul… (Un temps.) Le Foyer… mon pauvre Foyer… pour qui j’ai tant lutté… Oui… nous traversons une crise… — ce n’est qu’une crise — mais une crise en ce moment… vous en sentez bien tout le danger ?… (geste indécis de Biron.) Je vous demande votre avis…
Mon Dieu !… continuez donc.
Si on ne lui vient en aide… le Foyer peut être perdu… Tous mes efforts auront été perdus… Je ne puis me faire à cette idée… (Un temps.) Enfin… j’ai pensé qu’un homme généreux… un homme de cœur… un homme comme vous, Biron…
Dites donc… dites donc… mon petit Courtin… je ne veux pas être trop dur… je vois l’état où vous êtes… mais, sérieusement, comme vous ne vous mettez pas à l’envers pour me taper de cent louis… sérieusement… vous ne songez pas qu’avec un boniment, vous allez, comme ça, avant le déjeuner, me faire cracher la forte somme pour une œuvre de charité ! Ah ! non !…
Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes extraordinaire…
C’est trop bête, ma parole !… Vous finissez par être dupe de vos phrases… Le Foyer ! le Foyer !
Le Foyer est une œuvre extrêmement utile… foncièrement humaine… Une belle œuvre !…
Fuut !
Vous m’avez dit, vous-même, du Foyer : « Voilà du bon socialisme ! »
J’ai dit ça, moi ?
Vous…
Alors, j’ai dit ça pour rire !… Mais je me fiche du Foyer, mon bon ami… Le Foyer, c’est de la blague… ce n’est rien… Tenez, j’aimerais mieux vous voir une écurie de courses… Au moins, c’est quelque chose… et ça vous coûterait moins cher… à moi aussi !
Une écurie de courses !
De vous à moi… le Foyer vous a été utile… vous vous en êtes servi pour toutes sortes de choses… Très bien… je trouve ça très bien, ah ! mais sapristi !… ne venez pas me raconter des histoires… qui feraient sourire un actionnaire…
Et s’il n’y avait pas que le Foyer ?… (Un temps.) S’il y avait des comptes à rendre et qu’on ne puisse pas ?
Vous ?… (Courtin baisse la tête.) À la bonne heure !… Ça, je comprends.
Vous êtes mon meilleur ami…
Je comprends… Je comprends… Combien faut-il ?
Exactement… je ne peux pas vous dire… Trois cent mille francs… (très vite.) À peu près…
Fichtre !…
Et je viens, franchement… tout bonnement…
Eh ! la somme est forte…
Pas pour vous…
Non… je ne peux pas… D’ailleurs… je vais vous dire… Je vous demande le secret… Je suis un peu gêné en ce moment…
Oh ! je pourrais le répéter… sans inconvénient pour vous… On ne me croirait pas…
Comment avez-vous pu faire une brèche pareille ?… Vous entreteniez donc des archiduchesses ?… Trois cent mille francs !… (Se retournant vers Courtin.) Vous êtes donc bien riche ?
Mon cher… cette plaisanterie…
Je veux dire qu’une somme pareille, on ne la prête qu’à un homme excessivement riche… et…
… qui n’en ait pas besoin ?
Mais naturellement… on ne prête jamais d’argent à ceux qui en ont véritablement besoin.
Voilà les raisons que vous trouvez… pour refuser d’aider un ami ?…
Je ne dis pas…
Réfléchissez… ! À la suite de ces plaintes…
Puisqu’il n’y en a pas…
Comprenez donc que l’instruction…
Puisqu’il n’y en aura pas…
Aujourd’hui peut-être… mais demain ?… Vous n’allez pas, pour une misère…
Une misère ?… Vous êtes bon, vous.
Voyons… mon ami… mon cher ami. Moi, Courtin… le baron Courtin… Ce serait épouvantable !
Je suis navré, parbleu !… je suis navré… mais tout cela ne fait pas que j’aie trois cent mille francs… à votre disposition…
Vous avez tant d’argent !… Vous gagnez tant d’argent !
Naturellement, j’ai de l’argent… Tout le monde a de l’argent… mais personne n’en donne… On ne donne pas d’argent… comme ça… pour rien… pour le plaisir… Ma parole, vous êtes comme un enfant… On voit bien que vous n’en avez pas, vous !
Ce n’est pas une honte…
Je ne dis pas ça… Mais comprenez donc que ce n’est pas possible… Vous ne savez pas… vous ne savez pas ce que c’est de ne pas en avoir… ne pas en avoir du tout… Et tout ce qu’on fait pour en avoir !… Donner de l’argent… ça n’a pas de sens… À partir de dix mille… de quinze mille francs… l’argent, ce n’est plus de l’argent… C’est des affaires…
Allez ! allez ! Faites l’homme d’affaires… l’homme intraitable… À vous entendre, on dirait que vous n’avez jamais obligé un ami… Et c’est moi qui vais vous rappeler tous les services que vous m’avez rendus !
Permettez !… Ah ! permettez !… Ce n’est plus la même chose…
Taisez-vous !… Qu’est-ce que vous allez ?… Mais taisez-vous donc !
C’est vous aussi qui me faites dire des bêtises…
Des bêtises ?… (De très près, à Biron, qui s’est retourné.) Cynique que vous êtes !… (le bras levé.) Une infamie !
Et puis après ? (Même attitude.) Allons, allons, les mots ne sont que des mots… Mettons que j’en ai dit quatre de trop… Ça s’oublie… (Suivant Courtin, qui s’éloigne,) Y a-t-il de quoi perdre la tête ?… Est-ce le moment ?… Songez donc plutôt à votre situation… (Changent de ton.) dont il faut sortir.
Mon cher, parce que vous m’avez vu un peu nerveux… je suis nerveux le matin… ça m’arrive… Parce que j’ai eu la puérilité de vous demander un service… On se trompe, voilà tout !… Mais ne vous mettez pas en peine… Mon pauvre Biron, nous sommes du monde, nous autres, depuis des siècles… et je savais déjà très bien comme il faut vivre (Se couvrant.), quand vous commenciez de gagner votre premier argent…
Mais, nom de Dieu ! Courtin, vous ne vous en tirerez pas avec un beau geste, ni avec des phrases… Ça, parbleu ! vous saurez toujours trouver des insolences… Mais il n’y a ici personne qui vous regarde… Personne ne vous entend… Et moi… vous savez comme je m’en moque !… (Changeant de ton.) Ôtez donc votre chapeau.
Mais… je m’en vais…
Tenez !… C’est idiot… Quoi ?… Pour le plaisir de faire le malin, vous allez vous perdre tout à fait… (Courtin ôte son chapeau, se tamponne le front.) vous noyer… entraîner avec vous… Vous n’êtes pas seul dans la vie… (Un temps. Timidement.) Est-ce que la baronne sait ?
Tout… Elle sait tout.
Ah ! la pauvre femme !!!
Pauvre Thérèse !…
Pauvre Thérèse !
Et elle voulait venir vous trouver ce matin…
Hé bien ?
Elle se croyait de force à émouvoir le cœur d’un ami… (Il hausse les épaules.) Elle parlait de votre désintéressement… (Même geste.) Ah ! il me tarde de lui épargner une humiliation.
Mais quelle humiliation ?
Moi… je ne voulais rien vous demander… J’aurais aussi bien fait… J’ai eu tout à l’heure un attendrissement stupide. (Il hausse les épaules.) Mais je ne regrette rien…
Vous allez l’empêcher de venir ?
Ah ! ça !…
Vous voulez donc que nous nous brouillions tous ?… (Un temps.) Vous êtes donc fou… fou… complètement fou ?… (Persuasif.) Ah ! croyez-moi, vous êtes mal inspiré, ce matin… Voyons, Courtin… Tout peut encore s’arranger… Non ?… Tenez… je suis meilleur que vous ne pensez… (Un temps.) Revenez me demander à déjeuner… (regardant la pendule.) à une heure… D’ici là, j’aurai peut-être trouvé un moyen…
Qui me coûterait trop cher…
Encore !…
Dieu merci !… il me reste des amis qui ne font pas que des affaires…
Laissez-moi donc tranquille… Je vous connais… S’il vous restait, je ne dis pas une autre ressource, une lueur d’espoir ?… est-ce que vous vous seriez adressé à moi ?
Eh bien ! s’il est vrai que j’en sois là… que je n’aie plus rien à attendre de personne… je sais ce qu’il me restera à faire…
Une sottise… (Calme.) que vous ne ferez pas…
Je trouverai un moyen… (Il remonte en se couvrant.) ou alors le courage… (Se retournant.) de vous prouver que vous vous trompez.
Revenez donc me demander à déjeuner…
Adieu !
À une heure !… Je vous attends… (Il redescend.) Poseur, va !… (Un temps.) Bah ! il reviendra… (Il sonne.) il reviendra… (Il sonne de nouveau… Encore quelques secondes et Jean paraît.) Enfin !
Scène III
Que monsieur m’excuse, j’aidais Frédéric et Martin à vider la piscine.
C’est bon ! c’est bon ! (Changeant de ton.) Je vais m’habiller, je n’ai que le temps. (Jean ouvre la porte du cabinet de toilette, s’efface.) Non. Ce n’est pas vous qui m’habillerez.
Ah !
Non… Vous… (il le regarde, hésite.) le cab électrique ?… C’est ça, téléphonez de suite à Paul qu’il se tienne prêt. (Pendant que Jean va téléphoner dans une encoignure, Biron continue en suivant le jeu de scène.) Vous allez le prendre, vous vous ferez conduire… (S’interrompant.) je veux que vous soyez parti avant un quart d’heure… vous vous ferez conduire rue des Lavandières-Sainte-Opportune, 19, chez M. Lerible…
Chez M. Lerible…
Et vous me le ramènerez. Tout de suite. Je ne veux pas vous revoir sans lui : arrangez-vous.
Monsieur l’aura.
À la bonne heure ! (Chantonnant.) C’est Lerible, Lerible, Lerible, c’est Lerible qu’il nous faut.
Comme monsieur est gai !
Ça ne vous gêne pas, au moins ? (Se dirigeant vers le cabinet de toilette et s’arrêtant.) Ah ! Qui donc avons-nous encore en bas ?
Peu de choses. Les remisiers sont partis.
Les remisiers sont partis.
Il n’y a plus que le chemisier de monsieur.
Renvoyez.
Et M. Martinon.
Renvoyez… avec un mot aimable, celui-là.
J’oubliais. M. le marquis de la Roche Pluvignon Gransac a téléphoné. Il demande à voir monsieur aujourd’hui.
Oui. Je sais. Pour la commode de M. de Choiseul. Elle est truquée. Ah ! il m’embête, ce brocanteur. Demain. Dépêchons, jamais, je n’y arriverai…
Monsieur va au bureau ?
Sapristi ! Vous avez raison de m’y faire penser. Aussitôt rentré, vous attaquerez M. Perlier au téléphone et vous lui direz que je ne passerai qu’à cinq heures pour la signature… qu’il téléphone lui-même à Londres et à Berlin… mais qu’on me garde une communication avec Bruxelles, pour cinq heures et demie… Vous avez compris ?… Et qu’on ne me dérange pas ici… qu’on me fiche la paix, hein ?
Monsieur attend quelqu’un !
Si vous n’y voyez pas d’inconvénient ?…
Une dame…
Dites-donc !… Jean, mon ami, vous devenez insupportable…
Monsieur… j’ai toujours peur que monsieur fasse des bêtises…
Assez !… Sonnez Frédéric !
C’est pour le bien de monsieur. Monsieur n’a plus cinquante ans…
Ma redingote ! la dernière… le pantalon…
Une redingote… à onze heures… à la maison…
Samedi… j’ai trouvé Courtin en redingote, chez lui, à dix heures…
M. le baron Courtin !… (Il hoche la tête.) C’est que M. le baron allait à un mariage… (À Frédéric.) Donnez à monsieur le veston d’appartement habillé…
Et mes pantoufles vernies… les neuves…
Monsieur sait bien qu’elles font mal à monsieur…
Je ne vous demande pas votre avis… (Sur la porte du cabinet de toilette.) Dépêchez-vous d’aller chercher Lerible.
Il passe en chantonnant : « C’est Lerible, Lerible, Lerible… » dans le cabinet de toilette.
Et ce cab ?… Il est prêt ?… Mais non, je sais ce que j’ai dit. J’ai dit le cab… Hein ?… Je ne vous demande pas votre avis. (Après avoir accroché l’appareil, il remet en place quelques meubles. On entend sonner le timbre de la porte d’entrée. Jean dresse l’oreille. Au second coup, il se dirige vers la porte de droite.) Ah ! Ah ! voyons…
La porte ouverte, il s’incline très bas, puis s’efface pour laisser passer Thérèse.
Scène IV
Oh ! Madame la baronne !
Bonjour, Jean !
Que madame la baronne me pardonne… Je ne peux pas m’empêcher de dire respectueusement à madame la baronne, tout le bonheur que j’ai de revoir madame la baronne chez nous.
C’est très bien, Jean…
Toujours respectueusement dévoué aux ordres de madame la baronne.
C’est Lerible… Lerible… Lerible…
Oui… monsieur est là !… Monsieur finit de s’habiller… Monsieur chante… Monsieur est content…
Allez le prévenir…
J’y vais, madame la baronne… j’y vais !…
Scène V
Thérèse regarde les tapisseries, les meubles, joue du bout du pied avec un tabouret.
Oh !… Oh !…
Oui… c’est moi…
Je suis content… je suis content…
Vous pouvez triompher…
Oh !
Mais non… Il faut être généreux…
Je ne triomphe pas… Je suis trop parfaitement heureux… (Il veut lui prendre la main. Thérèse recule, met adroitement une petite table entre eux… Il répète, déçu.) trop parfaitement heureux ?…
C’est toujours joli, ici…
Elle met un genou sur un fauteuil, pour considérer un Lancret, au mur.
Vous voilà… tout est redevenu comme autrefois… (Thérèse se redresse.) Thérèse… ma petite Thé…
Je vous en prie… Ce que j’ai à vous dire est très difficile… Ne m’embarrassez pas… Aidez-moi… (Tout à coup, solennelle.) Biron, êtes-vous mon ami ?
Si je suis votre ami ?…
Voilà un cri du cœur !… (Elle ôte vivement ses mains comme pour se déganter…) Non, sérieusement… Ne me regardez pas… Ne me regardez pas comme vous faites… Savez-vous où nous en sommes ?
Je sais tout !…
Ah ! tant mieux !… Même le…
Tout… tout… (Elle s’assied.) Parbleu !… Je savais tout… il y a longtemps… (Venant s’asseoir près de Thérèse.) Qu’est-ce que je disais ?… Je vous avais prévenue…
C’est vrai… Eh bien, je viens vous demander de nous sauver.
Sans doute… sans doute… (Il se lève.) Je ferai… (De plus près.) je ferai tout ce que vous voudrez… (Il la regarde. Elle recule un peu.) tout ce qu’il faudra… (S’éloignant.) Je disais à Courtin, tout à l’heure…
Tout à l’heure ?…
Eh oui… tout à l’heure… quand il est venu… (Mouvement de Thérèse.) Vous ne saviez pas qu’il était venu ?
Non…
Qu’il devait venir ?
Non… mais non…
Tiens !… Tiens !…
Ah !… voilà le Biron qui se défie… le Biron que je n’aime pas… Croyez-vous à une comédie ?
Oh !… Oh !… Oh !… Oh !…
Jamais je n’ai été plus sérieuse… Non, restez là… restez où vous êtes… vous allez me faire pleurer… Vous savez bien pourtant que je ne sais pas mentir… (Biron s’éloigne.) Vous n’avez pas confiance en moi ?… (Biron se retourne.) Pourquoi est-il venu ?… Ah ! quand les hommes perdent la tête !… Qu’est-ce qu’il est venu faire ?
Mon Dieu !
Est-ce qu’il vous a demandé ?…
Il m’a parlé de l’affaire du juge… pas autre chose… du juge…
Un juge ?… Quel juge ?… Est-ce pour me tourmenter ?… (Elle pleure) Est-ce qu’il faut que j’aie encore plus peur ?…
Allons !… Allons !…
On va nous faire encore du mal…
Mais non… ma petite Thérèse… mais non… (Il caresse ses mains.) Vos gants brûlent… Mais, ma petite Thérèse… il ne vous arrivera rien…
Il ira en prison…
C’est fou !… Est-ce que je ne suis pas là ?
Il avait si peur ?…
Comme vous tremblez en pleurant !… A-t-on idée de se mettre en des états pareils !… Il n’arrivera rien… rien… je vous dis… Est-ce que je vous ai jamais trompée ?… (Geste de dénégation de Thérèse.) Alors ?
Bien vrai, au moins ?… Je peux être tranquille ?
Oui… mais oui…
Tout à fait tranquille ?
Ououii…
Ah ! C’est que vous ne savez pas comme je me tourmente, depuis hier… depuis qu’il m’a tout dit… Je n’ai pas dormi de la nuit… j’ai pleuré toute la nuit… (Changeant de ton.) Je dois avoir le nez rouge… Ne riez pas… Si, riez… Ça m’est égal… Je crois que je suis… (Un sanglot.) très contente… (Joyeuse.) Alors, vous nous sauvez ? Je savais bien… (Elle va jusqu’au miroir.) C’est qu’il faut tellement d’argent !
Je crois bien… (Nouveau soupir.) Malheureusement.
Trop ?…
Assez comme ça… Mais ne vous occupez pas… ne vous occupez de rien… Venez vous asseoir près de moi… (Geignant.) que je vous aie un peu à moi, ma petite Thérèse…
Prenez garde !… vous allez tout gâter… Ne gâtez pas votre beau mouvement de générosité.
Hein ?
Soyez généreux jusqu’au bout… Sauvez-nous par bonté de cœur, par pure bonté !… Ne me demandez rien en échange…
Je ne vous demande rien… Je vous demande de venir vous asseoir près de moi.
Non… S’il ne s’agissait que d’argent, je ne serais pas si gênée… (Brusque.) Il s’agit de renoncer à moi…
Quoi ?
D’y renoncer tout à fait…
C’est trop fort !… que je renonce à tout ce que je souhaite ?… à ma raison de vivre ?… à ma vie ?…
Vous refusez ?
Aaaah !… Vous exigez l’impossible…
Voilà votre amitié !
Je vous promettrais… que je ne pourrais pas… C’est inimaginable !…
Croyez-vous donc que je suis venue, comme une fille… débattre le prix…
Mais c’est idiot !… Avec vous, toujours les extrêmes… Il n’est pas question de… Encore une fois, je ne vous demande rien… Mais… C’est vrai aussi… (Ému.) Vous venez chez moi, jolie comme vous êtes jolie… troublée encore… Moi, je m’affole… J’écoute votre voix… vous avez quelque chose à me demander… c’est le Paradis… Tout à l’heure… vous avez mis un genou sur ce fauteuil… Est-ce que je puis oublier ce qui a été ?
S’il le faut ?…
Ah !
Si je ne puis rien accepter autrement ?… Si je vous en supplie ?
Vous perdre, par-dessus le marché ?… Ah ! non… Vous sauver pour vous perdre ?… Non… ah !… non !…
Vous ne me perdez pas… vous gardez le meilleur de moi…
Oh ! vous savez… moi… ces choses-là…
Vous ne connaissez donc pas quel bonheur c’est de se sacrifier… de se sacrifier pour quelqu’un qu’on aime ?… (Sourire extatique.) Une félicité… une félicité qui donne jusqu’au dégoût du plaisir !
Moi, le plaisir, ma petite Thérèse… le plaisir me suffirait… me suffirait…
Oh ! Biron… oh !…
Mais, ma petite Thérèse, je ne suis pas un héros, moi… ni un saint… ni un poète !…
Écoutez-moi… écoutez-moi… Jamais je n’oserai… (Elle détourne les yeux et lentement, bas.) Ce garçon m’aime comme un fou…
Comme un fou ? c’est-à-dire que c’est vous qui en êtes folle…
Je ne lui ai jamais donné le moindre espoir…
Oh ! il n’a qu’à vous regarder…
Il ne me verra plus… (Biron écarquille les yeux.) Oui… si je vous demande de renoncer à moi… je m’engage à ne plus le revoir.
Jamais ?
Jamais… (Un soupir.) Ou enfin, jusqu’à ce que je sois guérie… (Un sanglot.) tout à fait.
Ça n’a pas le sens commun… (Remontant.) Ça n’a pas le sens commun… Mais c’est le meilleur moyen de ne jamais guérir… (Redescendant.) Ça ne fait rien… J’admets toutes vos belle phrases, ah !… (Les bras croisés). Pratiquement… dites-moi ce que vous allez faire ?…
Je partirai… Dès que le baron pourra… nous partirons.
Partir ?… Où ?
Il faut bien à présent que nous changions notre vie… que nous refassions notre vie… Je ne quitterai pas mon mari… je ne l’abandonnerai pas…
Bah !… Et puis ?
Il travaillera… Je serai près de lui… pour lui donner du courage… J’ai eu de graves torts envers lui… il faut que je les répare… Vous ne savez pas comme il est capable de générosité… (Souriant.) Ce grand homme, c’est un enfant !
Nous sommes tous des enfants.
Ce qu’il a fait… c’est un peu par faiblesse… C’est beaucoup pour moi… J’ai réfléchi, depuis hier soir, allez !… j’ai réfléchi toute la nuit…
Au lieu de dormir et de ne penser qu’à être heureuse et jolie !
J’étais transportée de bonheur !
Ah ! je les reconnais bien ces projets qui paraissent si beaux la nuit… (Un temps.) Oui, mais quand vient le jour… (Lançant les bras en croix, tandis que Thérèse frissonne.) quand on se réveille, les châteaux s’écroulent… les projets merveilleux paraissent impossibles… ridicules.
Je ne vois rien de ridicule dans mes projets.
Parce que vous n’êtes pas tout à fait réveillée… Sérieusement, croyez-vous qu’à la campagne ou sur la montagne que vous aurez choisie, vous ferez autre chose que de pleurer ?… (Thérèse pleure.) Vous voyez… Croyez-vous que Courtin soit fait pour mener la vie des champs ?… Et d’Auberval, cette espèce de petit…
Armand !
Oui… enfin… Croyez-vous qu’il ne trouvera pas le moyen de vous rejoindre ? Ah ! aussi facilement qu’il trouvera le moyen de vous abandonner ?
Armand !
Et avant qu’il soit longtemps…
Il y a des hommes qui aiment une seule femme toute leur vie.
Tenez… tenez… Et vous parlez de renoncer à lui ? (Un temps.) Est-ce que je vous demande, moi, de renoncer à lui ?… Est-ce que je vous demande un sacrifice, moi ?… Si vous avez tout oublié, moi, je me rappelle… Il vous faut la joie, toute la joie… une vie où vous puissiez « faire fête à tous vos caprices », comme vous disiez… (Thérèse sourit.) Ah ! enfin, vous souriez… (Changeant de ton.) Ce n’est qu’une crise, votre crise… mais oui !… Elle passera… Demain, vous redeviendrez la femme délicieuse qui osait dire qu’il n’y a pas d’ivresse méprisable…
J’ai été cette femme-là ?
Vous l’êtes toujours… et c’est moi qui vous sauve de vous-même… (Un temps.) Après tout, il est gentil, ce gamin…
Il est tellement gentil !…
Mais naturellement… naturellement… C’est un petit… (Ôtant la main de Thérèse de sur sa bouche.) Mettons un petit niais… ah ! mais très gentil !… Et vous voulez le désespérer ?
Est-ce ma faute !
Et à qui ?… qui vous force à le torturer… à vous torturer… et moi ?
Vous ?
Mais, naturellement, moi !… Ah ! je n’ai pas l’air de compter beaucoup…
Vous savez que je vous aime bien…
Alors, pourquoi vous priver de moi, aussi ? me chasser ?
Je ne vous chasse pas…
C’est tout comme… Et vous aurez encore si souvent besoin de moi… C’est à moi que vous reviendrez faire vos confidences, confesser vos peines… Quand vous pleurerez, c’est moi encore qui vous consolerai… Non ?… On dirait que cela ne vous est jamais arrivé…
Comme vous m’aimez !
Vous ne savez pas !… Et puis, j’inventerai, de nouveau, des distractions… des plaisirs à vous faire crier de bonheur…
Vous avez trop envie de mon plaisir…
N’analysez pas… ne discutez pas… Surtout ne pleurez pas… Nous ferons ce que vous voudrez… nous irons dans les pays que vous voudrez… Paris ne vous vaut rien, en ce moment…
Tant pis !…
Ni à Courtin.
C’est vrai.
Ni à moi… ni à… Partons…
Hein ?
Oui… allons faire une croisière.
Une croisière ?
Sur l’Argo, cette bonne Argo. Partons… partons… (Avec force.) Nous partons !
Oh ! mais c’est impossible… Le baron ne peut pas encore…
Il s’arrangera… (De très près.) Et vous ne savez pas ? Vous ferez les invitations, ah !… Voulez-vous beaucoup de monde ?… Peu de monde ?… (Un temps.) Une seule personne ?
Oh !
Eh bien… eh bien !…
Vous voulez me faire honte…
Vous êtes une petite bête… (À l’oreille) Tout ce qui vous fera heureuse me ravira.
Pourquoi excitez-vous toujours en moi les pires instincts ?
Ne vous occupez pas de moi…
C’est fou… (Vite, souriant.) Et nous partirions quand ?
Tout de suite… tout de suite… Le temps d’être à Marseille.
Vous allez rire… mais… c’est tout ce qu’il y a de sérieux… je n’ai pas une robe…
Tant mieux !… l’Argo vous emportera comme vous êtes… (Tenant les mains de Thérèse.) Thérèse, vous rappelez-vous l’été d’il y a trois ans, sur l’Argo ?
Oui… Trieste au jour levant… Le soleil sur l’Adriatique. Raguse… Raguse !… Et la voix qui chantait à Grado !
La nuit d’Amalfi ?… Les danses sur le pont ?… Et quand la petite Marianita…
Taisez-vous ?
Sebenico ?… Lissa ?
Lissa ! (Un temps.) D’où vient que je n’ai pas la force de vous résister ?
Thérèse ! ma petite Thérèse !
J’ai trop de faiblesse, pour ma lâcheté.
C’est-à-dire que vous devenez raisonnable…
Ah ! je sens bien que je vais me laisser faire… Mon pauvre cœur ne me vaut pas…
Vous vous calomniez… vous redevenez la Thérèse d’autrefois, la jolie Thérèse qui veut vivre… (Emphatique.) Nous allons faire fête à tous vos caprices…
Pauvre petit !… (Changeant de ton.) Je suis tellement fatiguée, étourdie… Je ne sais plus où j’en suis… Il me semble que je suis grise, comme quand j’ai bu du porto trop doux… Ce soleil aussi !…
Thérèse !… Je vous retrouve… Thérèse bien aimée…
Mais, il doit être affreusement tard… Il faut que je m’en aille… (Riant.) Il faudrait que je me lève, d’abord… Je ne peux pas… Tout tourne… Armand, aidez-moi !…
Elle tend les mains à Biron qui l’aide à bondir, et cherche à l’embrasser au passage. Elle échappe et Biron ne retient que ses mains qu’il baise.
Ma chère amie !… mon amie bien aimée !…
Qu’est-ce qu’il y a de changé, là ?…
Ce miroir ?… Il y était… C’est le miroir de la Dubarry.
Je sais… non… sur la console… devant…
Vous avez raison… La petite pendule de Falconnet. (À l’oreille, bas.) Elle était dans ma chambre à coucher…
Je m’en vais… je m’en vais…
Je ne vous retiens pas, parce que j’ai à faire… à faire pour vous… (Il sonne.) Mais vous revenez… vous allez revenir ?…
Il faut que je revienne ?
Mais naturellement… vous revenez… (À Jean qui paraît.) Lerible ?
Il est là !
Bien !
Mais, madame la baronne peut… J’accompagnerai madame la baronne…
C’est bon… allez !…
L’affreux petit Lerible ?
Oui.
Le petit ver qui grimpe ?… (Geste de la main.) qui travaille… (Biron fait signe que oui, en riant. Thérèse frissonne.) Il déjeune ?… (Biron fait signe que non.) Aurez-vous fini à deux heures ?
Avant… Avant… Je vous attends avant deux heures… Quelques petits points à régler… Ce ne sera pas long… Vous comprenez… Il faut absolument que je tire Courtin de cette affaire-là… que je le débarrasse du Foyer.
Oh ! oui… n’est-ce pas ?… Je vous en prie…
Comptez sur moi… Il finirait par se perdre tout à fait. Cet homme-là… il trouverait le moyen de se ruiner, avec le privilège de la Banque de France… (Il rit.) Nous allons arranger ça !… (Baisant la main de Thérèse). À tout à l’heure !…
Scène VI
puis FRÉDÉRIC, puis LERIBLE
Introduisez ici ce monsieur qui attend. (Le valet de pied s’incline. Arrêtant le valet de pied.) Mais, avant tout, dites à Frédéric de venir me donner mes vieilles pantoufles.
Le valet de pied, qui a apporté les chaussures, aide Biron à les mettre. Lerible rentre.
À nous deux, papa Lerible.
Monsieur Biron, qu’est-ce qu’il y a donc ?
Nous allons voir si vous êtes un homme, Lerible. (Il le prend par un bouton de sa redingote.) Si je vous proposais de reprendre… pour de bon cette fois… le Foyer ?…
Le Foyer ? Je ne dis pas, monsieur Biron, je ne dis pas.
Ah ! nous n’allons pas recommencer à discuter la combinaison ! Vous prenez toutes les dépenses à forfait… on vous les garantit… Qu’est-ce que vous risquez ?
Sans ça, parbleu !
Et le travail des petites vous appartient. (Lerible regarde Biron, sourit.) Allons donc ! Je sais bien que vous en grillez d’envie !
Mon Dieu !… Mais nous ne pouvons rien faire sans M. le baron Courtin ?
Ne vous occupez pas de Courtin… Je vais peut-être vous aboucher avec lui tout à l’heure… (Regardant la pendule.) Peut-être tout de suite. Allons, décidez-vous.
S’il est toujours aussi bien disposé !…
Oh ! vous savez… Courtin est un grand seigneur… Il voit les choses de haut… ça va aller tout seul… Mais je veux être sûr que nous serions d’accord, vous et moi… le cas échéant… Il me faut votre réponse avant de rien décider.
Je vous dirai, monsieur Biron, que je ne tiens plus tant à cette affaire… Non, sincèrement… (Il se gratte la tête.) L’affaire est lourde… Le Foyer ! On n’arrive pas à joindre les deux bouts…
Courtin, parbleu ! Il ne sait pas s’y prendre… Il ne sait que dépenser… Il n’a jamais fait œuvre de ses dix doigts.
M. le baron Courtin a de trop belles mains…
Il en est assez fier… (Changeant de ton, très gaiement.) Allons, allons, vieux caïman, ne finassez plus, ne marchandez plus… Est-ce que vous n’avez pas envie de voir bientôt, à votre boutonnière… Hein ? Célestin Lerible, chevalier de la Légion d’honneur ?
Vous l’avez promis… bien sûr… bien sûr… Mais vous avez votre intérêt… vous riez ?… Ce n’est peut-être pas en argent… Je n’en sais rien… Le fait que vous ne m’envoyez pas pour rien chercher en automobile. Enfin, vous ne me donnerez pas votre part… M. le baron Courtin, lui, je ne veux rien savoir non plus… Et ce serait ce pauvre Lerible qui irait perdre son temps et sa peine, pour rien… pour une misère… Écoutez donc, monsieur Biron…
Sacré Lerible ! Mais un homme comme vous… avec un contrat bien fait…
Ça, le contrat sera bien fait…
Peut gagner, au Foyer… je ne sais pas, moi… sept… huit mille… voyons… avec de l’ordre… un billet de mille, par mois.
Bien sûr… bien sur… Tenez, monsieur Biron, si vous voulez me garantir quinze mille francs…
Il est gourmand, ce Lerible !…
Voyons, monsieur Biron, c’est vous qui, allez marchander… pour une affaire qui vous tient tant à cœur !…
Allons… je suis bon prince… je suis de bonne humeur, ce matin… c’est entendu… Mais, vous savez, papa Lerible… il y a un passif…
Il y a toujours un passif, au début d’une affaire intéressante.
Ce passif… (Il fait la grimace.) Admettons que je le couvre… Avez-vous le moyen de me faire rentrer dans mon argent ?… Toute la question est là… J’avance les fonds… Je ne veux pas les perdre…
Je vous l’ai toujours dit, monsieur Biron… le moyen, c’est la loterie. Une belle loterie d’un million !
Je sais bien… C’est assez difficile…
Il faut l’autorisation, voilà tout… Et si vous… vous ne l’obtenez pas ?… Alors ?… Vous l’avez bien obtenue en 94 !
Ah ! En 94 !… C’était le temps du Panama.
La belle époque !…
Et j’avais un journal à moi…
Je n’ai jamais compris que vous n’en ayez plus…
Se remettre à faire chanter les gens… Ma foi, non ! J’ai pris du grade… (Regardant la pendule.) Eh bien, Lerible… C’est parfait… À présent, je vais pouvoir vous mettre en présence du baron… Il ne va pas tarder… Dites comme moi, laissez-moi faire… laissez-nous faire… Vous ne vous en repentirez pas… (On entend le timbre d’entrée.) Ça doit être lui…
Je m’en vais ? Je reste ?
Si c’est lui, vous allez nous attendre un instant… je vous ferai demander.
Ne le laissez pas me dire de ces choses si blessantes… vous savez, avec son air… Il a besoin de moi.
Bah ! laissez donc.
On a sa dignité.
M. le baron Courtin demande…
Introduisez-le ici. Je reviens. (Le valet de pied sort.) Allons, Lerible.
Mais qu’est-ce que c’est ?… Vous voulez ?… Qu’est-ce que c’est ?
Là… Vous êtes un peu épaté… petit papa Lerible…
Scène VII
Monsieur sera ici dans un instant.
Il entre à gauche. Courtin se promène seul en scène, jouant avec sa badine. Biron fait, en entrant, un geste de surprise de le voir si gai. Courtin se retourne.
Oui… mon bon, j’ai d’excellentes nouvelles… excellentes… (Protecteur.) et j’ai tenu à venir, moi-même… vous rassurer… Tout va bien… tout va très bien…
Ah ! (Finissant par s’inquiéter.) Et comment ?
Mon cher, ce matin… on a beaucoup parlé du Foyer, au conseil des ministres.
Ah !
On ne tient pas tant à me créer des embarras… Je le pensais bien… Vous comprenez… je suis un fort gros morceau…
Eh ! mais voilà un Courtin bien fringant ! (Tout à coup sérieux.) Et le Foyer ?
Quoi ?
L’argent ?
Oh !… bien, l’argent !…
Vous n’avez oublié que ça… Une paille ! (Bon rire.) Allons ! je ne veux pas vous faire languir… J’ai travaillé, moi aussi… tout est arrangé.
Voyons !
Vous allez voir.
Il va ouvrir la porte du cabinet de toilettee. Courtin l’a suivi des yeux avec une curiosité joyeuse. Lerible paraît et, troublé, demeure sur le seuil, respirant ses mains et ses manches.
Lerible ?
Lerible. (À Lerible.) Approchez, Lerible, et venez expliquer à M. le baron Courtin.
Scène VIII
Expliquer !… bien sûr… Mais il n’y a rien à expliquer… M. le baron sait bien. Ce sont toujours les mêmes conditions qu’il y a trois mois…
L’ancien projet ?
Mais oui… Mon Dieu, oui, monsieur le baron.
Attendez donc !…
Le projet que j’ai refusé ?… Qui me dépouille ? qui me met, en propres termes, à la porte du Foyer ?
Au contraire… monsieur le baron… au contraire…
Puisque vous restez président du Comité ?
Bien sûr… C’est même toute la base de la combinaison… vous restez avec nous… monsieur le baron… vous restez…
Pour couvrir de mon nom, de mon honorabilité, de ma situation… je ne sais quel commerce ?… Merci !… Pour que vous puissiez mettre sur vos prospectus (Enflant la voix.) Président : M. le baron Courtin, de l’Académie française… sénateur…
Commandeur de la Légion d’honneur… tiens !…
C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?
Courtin, vous êtes épatant !… Je vous admire !
Je refuse…
Non… ma parole d’honneur… Je n’ai jamais vu…
Quoi ? Enfin, si je refuse ?…
Eh bien, mon petit Courtin, c’est très simple… Vous vous débrouillerez tout seul… (Courtin reprend sa marche saccadée.) Comment ? Je me mets en quatre pour vous obliger… (Il le suit.) Je vous tire d’une affaire… (Un temps.) embêtante ! Vous ne voulez pas ?… Arrangez-vous !… Arrangez-vous !… (Un silence. Courtin s’arrête.) Voyons, Courtin… mon bon Courtin… Réfléchissez !…
Vous savez bien que je n’en fais pas une question personnelle… Je m’efface… Un sacrifice de plus ou de moins, mon Dieu !… Mais, sans parler de moi… où allons-nous ?… Je vous le demande, où allons-nous ?… (À Lerible.) Et si, pour augmenter inconsidérément les recettes… car, enfin, il y a une limite… On ne peut pas tuer ces petites au travail… les tuer !…
Bien sûr… bien…
Il faut aussi les nourrir… Elles sont difficiles, vous savez ?…
Comme tous ceux qui ne paient pas…
Je sais bien… (Changeant de ton.) Il faut pourtant qu’elles aient l’indispensable…
Monsieur le baron… rassurez-vous… J’ai un principe… On vit en travaillant… On ne s’enrichit qu’en faisant travailler. Les petites travailleront… elles vivront… Nous… nous les ferons travailler…
Vous n’espérez pas, au moins, gagner d’argent au Foyer ?
Laisse-le donc faire…
Je vous avertis, loyalement… C’est impossible !
Monsieur le baron, j’avais une prison à Nantes…
Une prison ?… à vous ?…
Bien sûr… bien sûr… C’est-à-dire, j’étais adjudicataire d’une prison, à Nantes… Je fabriquais des chaises de paille… des chaises de pauvres… et je soumissionnais la nourriture des prisonniers… Enfin… quelque chose dans le genre du Foyer… (Mouvement de Courtin.) Deux de mes prédécesseurs s’y étaient ruinés… Moi, j’ai toujours réalisé, bon an, mal an, vingt mille francs de bénéfice…
Sacré Lerible !… Et vous l’avez toujours, votre prison ?
Hélas ! non !… (Levant les bras.) Ils en ont fait, monsieur Biron, une prison humanitaire !…
Que dites-vous de ça ?… (Tapant sur l’épaule de Lerible) Voilà l’homme qu’il vous fallait…
Oh ! j’ai bien peur… j’ai affreusement peur… que nous fassions fausse route… (À Lerible.) Le Foyer est une œuvre de charité… Qu’est-ce que vous allez faire de la charité ?
Bien sûr… Mais, je vais vous dire, monsieur le baron, la charité n’est pas mon métier…
Monsieur, la charité n’est pas un métier.
Le fait est…
La charité est un luxe… (S’éloignant.) C’est un devoir… Nous devons l’exemple au peuple…
Eh bien ! il est joli !… l’exemple que nous donnons, hein ?… Laissez donc… Dans la vie, il faut se tirer d’affaire, avant tout…
C’est le plus bel exemple qu’on puisse donner, monsieur le baron.
Voilà les raisonnements avec lesquels on arrive à saper les fondements d’une société… Voilà comment nous serons tous balayés !…
Courtin… vous êtes épatant… Parce qu’on va serrer un peu plus fort la vis à ces petites… c’est la révolution !
Monsieur le baron, on commence à avoir l’expérience des révolutions… On sait très bien qui en fait toujours les frais !
Mes enfants, nous nous égarons… On ne peut plus se mettre au contrat… il est trop tard… Il faut pourtant le discuter et le signer le plus tôt possible… (À Courtin qui s’est assis à l’écart.) Qu’en dites-vous ?
Je ne dis rien…
Lerible… préparez-nous un petit projet…
Je l’apporterai…
Quand se réunit-on ?
Quand vous voudrez.
Où ?
Où vous voudrez…
Eh bien… demain… ici… dix heures… Pas d’opposition ?… Adopté… Lerible, je vous reconduis.
Monsieur le baron, à demain… (Courtin salue de la tête. Lerible remonte, suivi de Biron et montrant sa boutonnière.) Et ça ?… Vous êtes bien sûr, au moins ?
Mon cher, mais je fais décorer… cinq, dix personnes dans mes affaires… tous les ans… Passez donc !… (Lerible sort. Biron se retourne vers Courtin absorbé, affalé dans un fauteuil.) Allons ! allons ! Courtin… On vous sauve… Du nerf ! Du nerf ! Sacristi !
Scène IX
Resté seul, Courtin fait quelques pas, puis se rassied accablé.
Vous êtes seul ? Biron n’est pas là ?
Vous voyez !
Vous l’attendez ?
Je ne l’attends pas… (Un temps.) Je n’attends rien…
Est-ce que les choses ne s’arrangeraient pas ?
Si… elles sont arrangées.
Bien ?
Les choses ne s’arrangent jamais bien…
Mon pauvre ami ! (Un temps.) Il n’y a que les enfants qui espèrent le bonheur.
Qui l’aient.
C’est vrai… (Regardant devant elle.) Je me rappelle… Plus tard !… (Un temps.) Voyez-vous, c’est l’argent qui empoisonne notre existence…
Ah ! l’argent !… (Un temps.) Mais comment faire ?
Il faudrait imaginer des joies différentes… un monde de satisfactions qui lui soient étrangères…
Vous rêvez toujours…
Je voudrais bien…
La vie se fait pendant ce temps-là !…
Scène X
Le baron vous a dit ? Tout est arrangé… Vous êtes contente ? (À Courtin.) La baronne vous a dit ? Nous partons… nous partons…
Nous partons ?
Mais oui…
Nous partons ?
Il paraît.
Je ne comprends pas. Nous partons où ?
Une croisière… En Adriatique… La baronne… vous… moi… le petit…
Nous avons bien le temps de décider qui.
Oui… Bon ! (À Courtin.) Enfin, c’est votre femme qui veut bien faire les invitations… L’essentiel, c’est que nous partons… Vous ne saviez pas ?…
C’est impossible… Mes affaires…
Mais vous n’avez plus rien à faire… Plus de discussion au Sénat… plus de Foyer… plus rien… Heureux Courtin !
Je croyais que vous m’aviez laissé au moins l’Académie.
Ah ! ah ! ah ! ah !… Mais, mon cher, ce n’est pas l’Académie qui vous…
Pardon !… Mon rapport… Vous n’en avez pas chargé M. Lerible, j’imagine ?…
Quel rapport ?
Mon rapport sur les Prix de vertu…
Ah ! oui ! Eh bien ?… Quoi ?… Vous le ferez là-bas… dans la paix… le silence… tout à votre aise… Les prix de vertu ? Songez donc !… Le large, les couchers de soleil… les nuits bleues… Venise… Venise… Ah ! vous allez nous en écrire des pages admirables !…