Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Préface

Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. i-xix).

PRÉFACE



C’est il y a quelque cinquante ans qu’aurait dû venir à un de nos anciens la pensée d’écrire ce livre, ou du moins d’en réunir les matériaux. Sa récolte eût été abondante et facile ; la nôtre est maigre en dépit de nos peines.

Il y a cinquante ans, la population créole noire, dont seule la littérature est l’objet de cette enquête, était nombreuse et bien vivante ; aujourd’hui elle est en train de disparaître, chacun le sait. Ce n’est pas, sans doute, que comme les peaux-rouges de l’Amérique, comme les aborigènes de l’Australie ou les maoris de la Nouvelle-Zélande, le contact avec la race anglo-saxonne l’ait virtuellement condamnée à mort ; Dieu merci, les causes de sa disparition n’ont pas cette fatalité tragique : notre population créole noire n’est pas en passe de mourir, mais d’évoluer. Née depuis un siècle et demi à peine, sans caractères « ethniques » assez consolidés par le temps pour offrir une force de résistance suffisante, elle se transforme rapidement, par le mélange avec les races européennes d’abord, puis, dans une proportion bien autrement grande, par la fusion avec les races indiennes si libéralement introduites à l’île Maurice par un demi-siècle de production sucrière à outrance. Le type du noir créole pur se rencontre de moins en moins sur notre sol. Nous n’avons pas à nous prononcer ici pour ou contre cette oblitération de l’espèce ; mais la constater et en indiquer sommairement les causes était de notre sujet.

Il va de soi qu’en même temps que l’être physique, l’être moral se modifie de jour en jour : des besoins nouveaux ont amené d’autres habitudes de l’esprit. Le noir esclave, irresponsable, n’avait pas à se préoccuper de régler sa vie, et son imprévoyance native, cette imprévoyance naturelle à toutes les races inférieures, y trouvait son compte. La liberté lui imposa la réflexion. Il lui fallut songer au lendemain et combattre à ses risques et périls le combat de la vie. Beaucoup succombèrent : car ce n’est pas en quelques jours que la dure loi du travail fait accepter ses décrets. L’esclavage avait été pour eux l’obligation impérieuse de travailler, ils réclamèrent impérieusement de la liberté le droit de ne rien faire ; et la misère, les épidémies, les maladies de toutes sortes firent dans les rangs de ces sophistes d’épouvantables trouées. Les mieux trempés résistèrent seuls, et les mieux préparés à la lutte pour la vie. De ce peuple d’enfants l’élite seule eut la force d’arriver à l’âge viril.

Or, c’est à l’enfance de cette population qu’appartient tout entière la littérature dont nous nous occupons : il suffira de lire vingt pages de ce recueil pour en recevoir comme nous la conviction. Un nouvel ordre social a créé d’autres attitudes à ces esprits, la culture a développé en eux d’autres qualités. Et l’on ne fait plus de contes créoles. On ne raconte plus même qu’à titre d’exception, par pure condescendance pour quelque curiosité attardée, ces histoires que nous disaient avec un entrain si abondant nos bons vieux noirs du temps margoze. Seules quelques antiques nénènes, mais les dernières, consentent encore à grand’peine à en exhumer de leur mémoire quelques fragments ; et ce sont ces lambeaux que l’auteur de ce livre a patiemment recousus, après les avoir réunis plus laborieusement encore. Mais le jour est prochain où ce travail de reconstruction aurait lui-même été impossible.

Si l’on ne raconte plus d’histoires, l’on chante encore du moins : les échos de nos rues sont là pour le dire ? — Oui, certes, on chante, et beaucoup, et à pleine gorge. Mais ce sont des airs d’opéra que nous chantons, ou bien d’adorables romances venues toutes faites de là-bas, et dont nous nous bornons à plier la mélodie aux ressources un peu courtes de nos accordéons. Quant à la chanson créole, elle est morte et bien morte ; nos ségas du temps passé ont vécu : danse, paroles et musique.

Nos sirandanes ont mieux résisté : leur brièveté les sauve, c’est une concession plus tôt faite aux conservateurs des vieux us. Mais le recueil n’en grossit plus, le moule se rouille ; nous avons d’autres projectiles à fondre, on ne fait plus de sirandanes.

Le lecteur le voit donc : c’est un inventaire post mortem que ce volume ; c’est, à proprement parler, à une littérature d’outre-tombe que nous lui proposons de s’intéresser quelques instants avec nous. Aux curieux européens nous promettons en dédommagement de la peine qu’ils prendront à nous lire, le plaisir d’une courte excursion dans un pays suffisamment pittoresque ; à nos lecteurs mauriciens, l’attrait bien autrement pénétrant d’un pèlerinage aux lieux lointains où s’est écoulée notre enfance.

Ce livre se divise naturellement en trois parties : contes, sirandanes et chansons ; ce sont là, en effet, les trois modes sous lesquels s’est manifesté le génie littéraire de la race dont nous inventorions les richesses.

De la chanson et des sirandanes nous n’aurons que quelques mots à dire quand nous arriverons à ces deux subdivisions de notre recueil ; mais les contes doivent nous arrêter plus longtemps, car c’est de beaucoup et la plus riche et la plus intéressante des manifestations du génie créole.

L’invention de ces contes est-elle vraiment nôtre ?

L’invention, à y regarder d’assez près, n’appartient en réalité à personne : la matière des contes populaires, d’un bout du monde à l’autre bout, est un patrimoine commun à toute l’humanité. Tout là-bas, dans un passé si lointain, si obscur que notre science moderne est impuissante à en pénétrer les ombres, tout là-bas, au berceau mystérieux de notre race, est la source ignorée de tous ces contes : d’abord, de vagues légendes, et plus loin encore que ces légendes, des mythes indéchiffrables. L’humanité commence son exode, elle emporte ses fables avec elle. Elle marche, et partout où s’arrête et se fixe une des familles qui deviendront des nations, avec elle s’arrêtent ses fables et ses contes ; hommes et fables s’approprient à la patrie nouvelle : ils se façonnent au climat nouveau, ils se colorent des reflets de son ciel, ils se pénètrent des parfums de ses plaines, de ses vallées, de ses forêts, de ses montagnes. Puis les siècles succèdent aux siècles ; les ressemblances diminuent, les divergences augmentent ; et le jour vient où pour le voyageur qui passe, toutes ces versions d’une fable une à l’origine, sont devenues autant de contes étrangers entre eux, autant de productions particulières au sol même où il les rencontre. Mais la sagacité d’une analyse attentive sait reconnaître leur unité originelle. La démonstration en a, ce nous semble, été faite, non sans doute avec cette rigueur scientifique qui fait du problème de la veille une des vérités du lendemain ; mais combien de questions d’un bien autre intérêt pour l’humanité, doivent ainsi se contenter modestement d’une solution par à peu près ?

Notre passé, à nous autres, Mauriciens, ne remonte pas aux premiers âges du monde, il ne se perd pas dans la nuit des temps ; et peut-être n’étonnerons-nous personne, pas même en France, « dans ce pays où l’on sait si mal la géographie », en affirmant qu’il y a moins de deux cents ans, l’île Maurice n’avait pas un seul conte populaire, pour la raison suffisante qu’il n’y avait pas à Maurice une seule bonne femme pour le raconter, pas un seul enfant pour l’écouter : notre île était déserte.

Après nos découvreurs, les Portugais, qui ne prirent pas pied sur notre sol, les Hollandais vinrent, avec ou sans contes. Mais ils s’en allèrent comme ils étaient venus ; et voilà notre pays une fois de plus sans littérature populaire.

Enfin, en 1715, Bourbon, l’île-sœur, nous envoie nos premiers colons français. Ils débarquent, ils ouvrent leurs malles et mettent à terre les contes qui s’y étaient glissés entre leurs chemises de grosse toile écrue et leurs vêtements de conjon bleu : contes de la Basse-Bretagne, contes du pays gallot, contes normands, lorrains, provençaux ; mais contes français, rien que français. Dans la cinquantaine d’histoires que nous sommes parvenu à recueillir, nous n’en reconnaissons qu’une seule d’origine indienne, une seule aussi d’extraction malgache ; cinq ou six sont probablement nées sous le ciel de Maurice ; les autres, — la preuve en sera faite sans doute par mes savants correspondants de France et d’Allemagne, — toutes les autres sont de provenance exclusivement française.

Mais en s’acclimatant chez nous, ces contes ont dû se modifier assez profondément pour qu’on ait parfois quelque peine à les reconnaître comme les contes mêmes de la mère-patrie. Pour faire cette constatation avec une précision suffisante, pour établir l’identité de ces contes, pour débrouiller tous les amalgames qui se sont produits, en isoler les divers éléments et les renvoyer chacun à sa place, il nous aurait fallu la possibilité de recourir à des sources d’information qui manquent totalement dans notre petit pays. Nous l’avons essayé cependant ; mais sur ce point, nous le savons, les folkloristes européens auront à rectifier les erreurs, à combler les lacunes de notre travail. Notre ambition se borne à leur fournir des matériaux : nous donnons le lièvre, à eux de faire le civet.

Le caractère essentiel du conte créole mauricien, c’est la naïveté, cette fleur spontanée du génie de l’enfance. C’est donc aussi dans l’insuffisance et le manque d’étendue du génie de l’enfance que nous trouverons la raison de cette absence de cohésion, de ce défaut de suite de bon ordre de nos « zistoires ». Les incidents se succèdent sans se lier, l’effet pas un instant ne songe à se réclamer de sa cause. Le conte s’en va, butte au moindre hoquet qu’il trouve, tombe, se relève vaille que vaille, repart en clopinant, retombe quelques pas plus loin, et souvent se casse les reins avant d’arriver. Dans notre travail d’orthopédiste, nous en avons remis quelques-uns sur leurs pieds, en ayant soin toutefois de les laisser boitiller un peu : on ne les aurait pas reconnus s’ils eussent marché droit comme tout le monde. Mais nous avons dû être sobre de ces cures, et le lecteur en retrouvera plus d’un tout à plat sur le chemin. Ce n’est pas, en effet, œuvre de conteur que nous avions à faire, mais de simple rapporteur, voire de sténographe, toutes les fois, bien entendu, que « ppâ Lindor et mmâ Télésille » consentaient à ne pas trop bredouiller.

La mémoire n’est pas la qualité maîtresse de ces deux pauvres vieux. Les contes, les histoires venues de France forment là-dedans un pêle-mêle inextricable. Veulent-ils retirer de leur grenier quelque chose qu’ils croient complet, ce qu’ils rapportent est un composé de morceaux parfois bien singulièrement disparates ; à un lambeau d’un conte le souvenir infidèle a cousu sans sourciller un lambeau d’un autre, puis d’un troisième ; et, par exemple, l’histoire commencée avec Peau-d’Âne se termine avec Cendrillon, dont la pantoufle devient la bague que seul le doigt de l’héroïne peut réussir à chausser au fond même de la gorge du prince. Dans d’autres récits, des lacunes, des vides qui donneraient envie d’appliquer à l’espèce une définition bien connue : une suite de trous avec un peu d’histoire autour.

Peu de suite, on le voit, peu de solidité dans le tissu. Mais sur la pauvreté de l’étoffe, de vrais bonheurs de broderie.

C’est par la naïveté et la sincérité du détail que cela est parfois, est plus d’une fois charmant. Les amateurs de la vérité à outrance, franchissons le mot, du réalisme, trouveront leur compte ici. Nous pouvons leur recommander particulièrement notre Petit-Poucet mauricien, dans « Zistoire septe cousins av septe cousines ». Si la lutte de notre héros et de bonhomme loulou à qui aura le plus gros ventre, à qui aura la plus grosse tête, et la plus grosse queue, etc., etc., n’a pas l’heur de les satisfaire, c’est à n’y rien comprendre. Seulement, pour plus de sincérité dans le rendu, nous leur recommandons à la place du mot timide que nous avons écrit, de mettre à certains passages du tournoi, qu’ils ont trop de flair pour ne pas « subodorer », le mot cru, le mot propre, que notre typographie mauricienne eût peut-être trouvé malpropre ; ils auront alors le ragoût avec tout son fumet. Mais, en général, les choses ne sont pas de si haut goût, quoique notre cuisine soit toujours suffisamment épicée. Le sentiment du pittoresque ne nous fait jamais défaut : à preuve, la langue même que nous parlons, notre patois créole, qui ne vit que d’images.

Nous avons d’autres qualités encore, et quelques-unes ne sont rien moins que banales. Ainsi, nous savons faire parler nos personnages, c’est-à-dire donner à chacun le langage qui lui convient, ce qui n’est pas un mérite littéraire médiocre. Il est bien entendu que pour établir, pour poser nos caractères, nous ne faisons point de psychologie ; nos types ne sont ni bien variés, ni bien curieusement étudiés ; pour mieux dire nous les acceptons tels que la tradition nous les offre. Mais une fois la marionnette reçue et mise en place, le bonhomme tient debout et demeure jusqu’à la fin conséquent avec lui-même.

En tout avec soi-même il se montre d’accord,
Et reste jusqu’au bout tel qu’on l’a vu d’abord.

Vous n’en inférez pas que ppâ Lindor sait par cœur son Art poétique : ce sont rencontres de deux beaux génies, voilà tout.

Cette teneur, cette unité dans la composition des caractères se manifestera moins bien dans le conte proprement dit que dans la fable. Lindor, en effet, s’entend assez mal à faire la figure humaine. Son héros favori, « Ptit Zean » lui-même, manque de relief ; il est monotone quelque rôle qu’on lui confie ; et on lui en donne beaucoup, car c’est ce qu’en langage de théâtre on appellerait une grande première utilité. Dans cet emploi, on le sait, la nécessité d’avoir du talent ne s’impose pas aux gens, et ils s’en souviennent.

Il en est autrement de la fable, de cette comédie dont les personnages sont des animaux. Lindor, comme animalier, est loin d’être un artiste sans valeur. Nous oserions même affirmer que s’il eût vécu là-bas au moyen âge, il aurait ajouté une branche de sa façon au grand roman du Renard, et qui certainement ne serait pas la plus mauvaise. Seulement il lui aurait donné un titre nouveau « Compère Yève », car c’est le lièvre qui est le vrai renard de l’Ysopet mauricien.

Nous nous sommes souvent demandé comment le lièvre, ce timide, qui, aussi bien chez nous qu’en tout pays, est douteux, inquiet, au point qu’une ombre, un rien, tout lui donne la fièvre ; comment ce mélancolique, hanté jour et nuit, sans fin ni trêve, par l’effroyable cauchemar de la casserole et de la broche ; comment ce simple, dont la suprême malice consiste à avoir, dans notre île comme dans l’île de Barataria en terre ferme, la viande noire, partant indigeste ; nous nous sommes souvent demandé comment ce pauvre lièvre est devenu, non seulement à Maurice, mais à la Martinique, à la Guadeloupe, et sans doute dans bien d’autres colonies encore, le type même de la ruse, et de la ruse spirituelle, gouailleuse, vantarde, notre renard enfin.

Ce choix du lièvre pour un rôle auquel ne l’avaient destiné ni la nature ni Buffon, voici la seule explication que nous ayons réussi à nous en donner.

Ouvrons notre livre sybillin, le recueil de nos sirandanes.

« Brèdes galoupé ? » demande l’une d’elles. — « Yève », répond le ou la sampèque.

Un lièvre pour le bonhomme Lindor, ce sont donc des brèdes qui courent. Or, des brèdes qui se sauvent pour éviter d’être cuisinées par Lindor, ce n’est déjà pas si bête. Lindor, cependant, s’accommoderait fort de ce plat de brèdes là, car le « bouillon » est rare chez lui. Henri IV, en pareille disconvenue, nous montre sa marmite renversée ; Lindor nous peint la sienne d’un trait bien autrement pittoresque : « Mo marmite pousse gomon, » — ma marmite pousse du goémon : c’est un cas original de végétation spontanée. Vous jugez si ces brèdes qui courent feraient son affaire. Notez en outre que ce lièvre fait pis encore dans le petit carreau de terre du bonhomme que le lièvre de France chez le jardinier de La Fontaine. Si ses dégâts se bornaient à n’y pas laisser de quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet, passe encore : la Margot de Lindor ne cueille pas au champ voisin ses plus beaux ornements, la nature l’a pourvue. Mais chaque nuit le lièvre s’en vient religieusement couper au ras de terre toutes les jeunes pousses, pousses de maïs, pousses de cannes, pousses de pistaches créoles ou malgaches, il n’en épargne pas une. Vous le voyez, l’animosité de Lindor contre les brèdes qui courent est faite de gourmandise et de rancune. Mais Lindor n’a pas de fusil, et son vieux roquet blanc et rouge n’a guère plus de jarrets que de nez. Que faire donc ? Tendre des pièges. Or, Lindor est un assez pauvre braconnier ; ses assommoirs sont mal suspendus, ses collets mal dressés ; le lièvre évente sans peine cette « bande » de malices cousues de fil blanc, et Brèdes galoupé.

Maintenant, pour conclure, vous plairait-il vous mettre un instant au lieu et place de bonhomme Lindor ? Un animal, être assez fin, pour se montrer encore plus fin que vous ! être assez subtil, assez spirituel, assez rusé pour éviter toutes vos embûches ! Il y a du sortilège là-dedans, ou bien c’est l’esprit incarné, c’est la ruse en vraie personne naturelle. Et voilà pourquoi et comment nous avons fait du lièvre ce que vous savez : notre amour-propre est sauf, du moins.

Que notre explication vaille ou non, ce qu’il y a de certain, c’est que le lièvre, dans notre fable, a encore plus d’esprit que le singe lui-même, Compère Zacot, un cynique qui s’est fait plus d’une fois refuser l’accès de ce recueil. Compère Yève reste le gabeur par excellence. Mais, par exemple, quand son gab échoue et tourne contre lui, il est impossible d’être plus penaud, d’être déconfit plus à plat. C’est peut-être un moyen pour lui de justifier sa parenté avec son grand cousin d’Europe que de se montrer

Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris.

Le personnel de notre troupe, aussi bien pour la fable que pour le conte, est loin d’être nombreux, et nous aurons bientôt fait de le passer en revue. Nous ne vous présenterons plus du reste que quelques acteurs, les plus fréquemment en scène.

La tortue. C’est, elle aussi, une bête d’esprit ; mais dans le genre noble, comme les Ariste, les Chrysalde, les Cléante : c’est une personne sage et d’une haute moralité. Passe-t-elle de la fable dans le conte, elle ne perd rien de sa dignité, de sa tenue. Bien s’en faut ; elle devient volontiers « sourcier » ; mais un bon sorcier, un sorcier Monthyon. Ainsi dans l’histoire de « Brigand av Tranquille », où elle va jusqu’à moraliser, et en assez bons termes, il nous semble. Elle est bien dissemblable, on le voit, de la tortue du conte de la côte d’Afrique dont la sorcellerie est malfaisante.

Puis, le couroupas (colimaçon). — Celui-là est bête, franchement bête. Nous avons du reste, dans notre langue, un adage qui le stigmatise : « Lacase couroupas pour tout doumounde », la maison du colimaçon est à tout le monde. On ne dit pas si c’est quand la maison est vide ou pleine. Mais, pour les besoins de notre cause, prenons que c’est alors que la coquille est encore occupée, et que couroupas n’est pas maître chez soi : ce qui est fort sot. Et le couroupas ne se contente pas d’être bête, il est colère. C’est à se demander si ppâ Lindor n’aurait pas observé que la bêtise et la colère n’ont rien d’incompatible entre elles. Mais prenons garde de faire le bonhomme plus sagace que nature.

Nous passons sous silence les comparses, le fretin : la baleine, l’éléphant, le rat, zozo paillenqui et autres. Mais il y a encore un premier sujet duquel nous devons dire un mot. C’est le loup, ou mieux Loulou.

Loulou est le traître de notre théâtre. C’est rarement un animal, loup ou autre, la preuve, c’est que la fable ne le connaît pas ; c’est bien plutôt notre garou, notre ogre ; si bien que pour faire taire les petits enfants qui crient, nos vieilles nénènes l’évoquent concurremment avec bonhomme Sac et bonhomme Sacouyé. En général, Loulou a figure humaine, ou peu s’en faut. À le voir passer dans la rue, en voiture surtout, car Loulou est riche, les simples, les enfants, et surtout les « zénes filles » trop pressées de trouver un mari, s’y laissent prendre le mieux du monde. Mais qu’elles se méfient, les malheureuses ! Loulou a, par derrière, une queue énorme qu’il tient soigneusement dissimulée pendant le jour sous une plaque d’or ou d’argent. Le soir, quand il quitte cette plaque pour sa toilette de nuit, — il paraît que ça le gêne pour s’allonger sur le dos — sa queue longtemps comprimée se détend comme un ressort ; et c’est terrible ! Cette queue, du reste, sous l’empire d’une émotion soudaine, d’une vive passion, colère ou terreur, fait sauter sa plaque : ainsi, son bouchon, la topette qu’une main impatiente agite pour le soda and brandy. Cette queue est tout ce que nous avons inventé pour composer à bonhomme Loulou une figure formidable. Mais comme elle est le plus souvent sous enveloppe, et que, d’ailleurs, alors même qu’elle est en liberté, elle ne peut guère produire tout son effet que vue sous un certain angle, la terreur qu’inspire bonhomme Loulou nous paraît partout là-dedans un peu bien conventionnelle. Franchement, pour notre part, il ne nous fait pas peur. Mettez en outre que Loulou est lourd, comme tous ceux qui s’imposent des digestions trop laborieuses, si bien qu’on le met dedans avec une facilité humiliante pour son adversaire : « Loulou là, éne couroupas même, mo dire vous, » c’est un vrai colimaçon, vous dis-je.

Et c’est tout ; vous avez maintenant notre troupe au complet.

Avant de la laisser jouer devant vous, un mot sur le caractère général de son répertoire.

Nous sommes pour l’éternelle équité. Chez nous, comme dans toutes les littératures faites par le peuple pour le peuple, la vertu triomphe, le crime est puni. Le petit Chaperon-Rouge, mangé par le loup, est une douloureuse exception. L’esthétique du genre veut que le faible finisse par avoir raison du fort ; et de même qu’il a le bon droit de son côté, de son côté aussi est l’esprit, c’est-à-dire la ruse, car esprit et ruse ne sont qu’un pour nous, et celui-là est le plus spirituel qui sait le mieux tromper. Pour nous expliquer cette confusion, songeons au milieu, aux conditions sociales où se sont développées ces littératures populaires. Là-bas, l’oppression de toutes les féodalités, ici l’esclavage : c’est-à-dire la lutte ouverte impossible, la ruse seule laissée pour arme à l’opprimé. Il spécule donc sur les vices, sur les travers de ses oppresseurs. Le Chat-Botté, flattant la vanité de l’ogre, l’amène à se changer en souris : il saute dessus et l’avale ; le lièvre entre dans le corps du roi éléphant, lui ronge le cœur, le tue, et prononce son oraison funèbre.

Peu d’émotion ; la sensibilité presque nulle : les malheurs de nos héros nous laissent assez froids. C’est que la vie, par sa cruelle homéopathie, a singulièrement émoussé la pitié dans nos cœurs. Nous avons trop à faire de nous apitoyer sur nos propres maux, pour qu’il nous reste le loisir de nous attendrir beaucoup sur les souffrances fictives de nos personnages. Quand nous pleurons, ce qui nous arrive, car nous avons les larmes faciles, les pleurs viennent des yeux, rarement de plus loin. Aussi, lorsqu’au dénoûment de l’histoire de « Zean av Zeanne », la femme de bonhomme Loulou, sincèrement émue, versera de vraies larmes, le lecteur, il nous semble, éprouvera la vive surprise que nous avons ressentie nous-même.

Une malice enjouée et pleine d’humour, tel est le sel de tout ce recueil.

Un dernier mot pour justifier, ou tout au moins pour excuser notre version française. Ce n’est point dans cette traduction trop souvent incolore que nous supplions qu’on aille chercher la saveur de nos contes créoles. Cette transcription en langue savante n’a qu’un but et qu’une raison d’être : faciliter aux lecteurs européens l’intelligence d’un texte dont, en dépit de notre amour-propre mauricien, nous n’estimons pas la conquête assez précieuse pour qu’il n’y ait pas mauvais goût à la faire acheter aux gens au prix d’une perte de temps même minime, et d’une tension d’esprit même médiocre. Notre version française aidant, peut-être quelques lecteurs auront-ils la fantaisie d’aller voir comment le patois créole s’arrangeait pour dire, non sans grâce, ce que le français vient de si lourdement raconter. Et voilà, grâce à notre ruse adroite, notre pauvre patois victorieux dans cette lutte contre son opulent adversaire. Nous savons bien qu’en fin de compte, c’est la bonne renommée du traducteur qui fera tous les frais de l’affaire ; mais le rédacteur de la partie créole bénéficiera des pertes de l’autre, et c’est de quoi nous consoler. Qu’il nous soit permis de dire enfin que notre traduction a été écrite au courant de la plume. Le temps ne fait rien à l’affaire. D’accord, et nous sommes bien de l’avis d’Alceste. Nous estimons néanmoins que le temps et le soin maladroitement dépensés à faire une œuvre maladroite, ne peuvent qu’aggraver le cas d’un homme, et lui interdire tout recours au bénéfice des circonstances atténuantes.

Port-Louis, île Maurice, ancienne île de France,
  octobre 1887.

C. Baissac.