Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Histoire de l’œuf, du balai et de la sagaïe

Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. 162-179).

XV

HISTOIRE DE L’ŒUF, DU BALAI
ET DE LA SAGAIE

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Il y avait une fois une jeune fille qui était jolie, jolie, absolument jolie. Tous voulaient l’épouser, elle n’avait qu’à choisir ; mais tous les prétendants, elle les repoussait, qu’ils fussent beaux garçons, riches ou éloquents. Non, disait-elle. Son père la grondait, sa mère aussi ; mais elle répétait non, non et non, c’était un parti pris. La jeune fille avait en tête une idée : « Je ne me marierai, se disait-elle, qu’avec un roi qui aura une plaque d’or par derrière et qui viendra demander ma main dans une voiture magnifique doublée de satin bleu et parsemée de clous de diamant. »

Un jour, la jeune fille entend un bruit dans la cour ; elle regarde par la fenêtre, que voit-elle ? Une belle voiture de satin bleu et parsemée de clous de diamant. Un jeune homme descend de la voiture : il avait une plaque d’or par derrière ! Il entre sous la varangue et dit au père et à la mère de la jeune fille : « Je suis roi, je viens épouser votre fille, demandez-lui si elle y consent. » Cette fois la jeune fille répond : « Oui, papa, j’y consens. » On va à l’église, on se marie. La noce finie, les nouveaux mariés montent en voiture. Fouette cocher ! et l’on part ; mais cette voiture-là n’a pas besoin de fanaux : les clous de diamant donnent autant de lumière que douze lampes à pétrole de chez M. Maurel.

La jeune femme se trouve bien heureuse dans sa nouvelle maison : de belles robes, de grandes chambres, une table excellente. Tous les matins on lui apporte une grande tasse de café au lait dans son lit. Elle n’avait qu’un regret, celui de voir souvent son mari la laisser seule deux, trois et quatre jours, sous le prétexte d’aller chasser le cerf ou le cochon marron.

Un matin qu’elle était seule dans son lit à boire son café, voilà qu’une petite souris saute sur le lit. Elle veut la chasser, mais la souris regarde le café et reste. La jeune femme la chasse de nouveau ; la petite souris lui dit : « Ne me chassez pas, j’ai faim ; donnez-moi une cuillerée de votre café, le bon Dieu vous le rendra. » La jeune femme avait bon cœur : elle donne à la souris une cuillerée de café et de pain.

Huit jours se passent ; le mari ne revient pas et chaque matin la souris vient chercher son pain et son café. Le matin du neuvième jour, pendant qu’elles mangeaient toutes les deux, le facteur apporte une lettre. C’était une lettre du mari pour dire qu’il revenait le soir, de faire cuire un bon dîner, de tirer du vin de la cave : il ramenait beaucoup d’amis à dîner. La femme toute joyeuse dit à la souris : « Il faut que je me lève pour aller donner des ordres. « La souris lui dit : « Je t’aime parce que tu as bon cœur et que tu m’as donné du café. Eh bien ! écoute-moi attentivement. Ce soir, à minuit, sors de ton lit et regarde par le trou de la serrure ; demain nous causerons. » Et la souris s’en va.

Dans l’après-midi, le mari arrive avec ses amis. On boit, on mange, on chante, on rit, on plaisante. Le mari dit à sa femme : « Il se fait tard, j’ai peur que tu ne sois fatiguée, va te coucher, nous devons rester à nous amuser entre amis. » La femme rentre dans sa chambre ; mais quand minuit sonne à la pendule, elle se lève et regarde par le trou de la serrure. La lune était claire, le mari et ses camarades dansaient au milieu de la cour. Ils avaient tous quitté leurs vêtements, leurs corps étaient couverts de longs poils ; ils avaient ôté leurs plaques d’or par derrière, et tous avaient la queue dressée comme la queue d’un chat qui se frotte contre le pied d’une table. C’était une bande de loups ! La malheureuse femme est obligée de s’appuyer contre la porte pour ne pas tomber. Mais elle se force au courage, elle regarde, elle écoute. Voilà qu’un loup commence à chanter : « Mangeons ta femme ! mangeons ta femme ! » Le mari qui est au milieu de la ronde saute et chante : « Pas encore ! pas encore ! laissez-la engraisser ! laissez-la engraisser ! » La femme a trop grand peur, le cœur lui faut. Elle se remet au lit et réfléchit. Et elle entendait toujours la voix de son mari qui chantait : « Laissez-la engraisser ! laissez-la engraisser ! » Elle tâtait ses jambes, elle tâtait ses bras et avait honte qu’on osât dire que son corps était maigre.

Le lendemain matin la souris ne vint pas, et la pauvre femme ne savait quoi faire. À l’heure du déjeuner, son mari l’appela ; elle ne voulut pas aller manger de peur de devenir grasse et elle lui dit qu’elle était malade, qu’elle avait la migraine. Le mari gronda ; mais il la laissa faire et se rendit à la salle à manger d’où il lui envoya un régime de bananes afin qu’elle eût à manger quand son mal de tête serait passé. Seule dans sa chambre, la femme pleurait, se lamentait : « Hélas, ma mère ! où êtes-vous ? Pourquoi ai-je quitté votre maison ! Où êtes-vous, ma mère ? Ces gens-là veulent me manger ; qui me sauvera la vie ? Petite souris, petite souris ! ayez pitié de moi, petite souris ! ne me laissez pas tuer, petite souris ! »

Tandis qu’elle pleurait ainsi, la nuit arrive. Le mari et ses amis recommencent à danser dans la cour ; la peur fait claquer les dents de la malheureuse. Soudain il lui semble qu’on lui chatouille le pied : « C’est moi, ta petite souris, n’aie pas peur. Ferme les volets de bois, de peur que de la cour on ne voie ce que nous allons faire. » La femme se lève et ferme les volets. Lorsqu’elle se retourne, la chambre est tout éclairée et la petite souris s’est changée en une belle dame avec une robe couleur d’étoiles et c’était sa robe qui répandait toute cette clarté. La belle dame lui dit : « Le moment est venu de te sauver : écoute-moi bien. Voici un balai, un œuf et une sagaie ; fuis chez ta mère, tous les loups se mettront à ta poursuite. Quand tu les verras sur le point de t’attraper, jette l’œuf derrière ton dos, mais sans détourner la tête, cours toujours. Les loups seront forcés de s’arrêter un bon moment ; mais ils arriveront de nouveau derrière toi, jette le balai. Pour la troisième fois jette la sagaie et tu arriveras enfin à la maison de ta mère. Tu as entendu ; n’oublie rien. Allons ! pars. » La femme la remercie, ouvre doucement la porte et s’enfuit.

Quand elle s’est sauvée, la fée prend sur une chaise une chemise et un peignoir, elle prend le régime de bananes que le loup avait envoyé à sa femme, habille le régime de bananes comme une personne, le couche dans le lit, tire la couverture dessus et s’en va.

Le loup entre dans l’obscurité et vient doucement au lit pour voir si sa femme est devenue grasse et est bonne à manger. Sa main rencontre le régime de bananes, il pèse, il appuie ; les bananes sont mûres et s’écrasent à la grande surprise du loup. Il se demande ce que ça veut dire : il tâte encore, les bananes sont mûres et s’écrasent. Le loup porte la main à son nez, sa main sent la banane ! Il s’écrie : « Eh toi, ma femme ! réveille-toi donc, mais réveille-toi donc ! » Rien ne bouge, la femme ne répond pas. Le loup saute au bas du lit, tire sa boîte d’allumettes de sa poche, en frotte une, allume la bougie. Maman ! quand il voit comment sa femme s’est moquée de lui, il fait un bond, pousse un hurlement et appelle tous ses amis. Ils sont furieux, franchissent la porte et se mettent à poursuivre de toute leur vitesse la femme qu’ils veulent tuer, faire cuire et manger.

La femme, qui courait sur le chemin de la maison de sa mère, entend derrière elle les loups qui arrivent au galop. Elle tourne la tête : ils viennent comme le vent, tout à l’heure ils l’attraperont. Alors elle se souvient des paroles de la fée, elle prend l’œuf et le jette derrière son dos. L’œuf se casse et devient une mer : les loups sont sur l’autre rivage. Que vont-ils faire ? Un loup s’écrie : « Il faut que nous buvions toute cette eau-là, puis nous la rejoindrons, nous la tuerons, nous la mangerons ! » Tous se mettent à boire, à boire, tant et tant que voilà la mer à sec et ils passent. Mais voyez la malice de la fée, c’était un œuf gâté et voilà cette eau qui se met à gargouiller dans le ventre des loups ; ils ont la colique et sont forcés de s’arrêter à chaque instant. Mais rien n’y fait, ils se frottent le ventre et reprennent leur galop.

La femme les entend arriver de nouveau. Mais au moment où ils vont la saisir, elle prend le balai et le jette derrière son dos. Le balai tombe, c’était un balai de fataque, toute la fataque s’éparpille et se change en forêt. Mais ce n’est pas une forêt de fataque, c’est une forêt de grands arbres, bois de natte, bois d’ébène, bois d’olive, bois puant, bois de fer, tacamaca, benjoin, colophane ; et les arbres sont serrés et rapprochés comme les tiges de fataque dans la plaine. Les loups rencontrent la forêt, que vont-ils faire ? Un loup s’écrie : « Il faut que nous abattions tous ces arbres, puis nous passerons, nous l’atteindrons, nous la mangerons ! » Voilà tous les loups qui taillent, qui coupent, qui cognent. Les arbres tombent, tombent, la plaine est devant eux, ils passent.

Pour la troisième fois la femme entend les loups arriver par derrière. La maison de sa mère n’est pas loin, si les loups peuvent être retardés un instant, elle arrivera, elle sera sauvée. Mais derrière elle les loups viennent comme un coup de vent. Quand elle voit qu’ils vont la saisir, elle prend la sagaie et la jette derrière son dos. La sagaie en tombant s’ouvre comme la queue d’un dindon qui fait la roue ; cette seule sagaie s’est changée en mille sagaies et le chemin des loups est barré. Les loups s’élancent, les sagaies les piquent ; les loups poussent, les sagaies leur entrent dans le corps. Les voilà tous enfilés comme des saucisses dans la boutique d’un charcutier chinois.

La femme arrive chez sa mère et lui raconte par quelles épreuves cruelles elle a passé. La bonne femme est si heureuse qu’elle s’écrie : « Jamais, jamais plus je ne tuerai une souris ; qu’elles mangent toutes mes pommes d’amour si bon leur semble ! »

Le soir on donne un grand dîner. Comme tout le monde est invité, je me figure qu’on m’a oublié : je veux m’asseoir à table, on tire la chaise de derrière moi, je tombe et roule ici.[1]


  1. Le canevas n’est pas de nous, mais les broderies. Le conte est répandu : nous en avons trois versions s’écartant peu l’une de l’autre.