Maison de la bonne presse (p. 58-67).

CHAPITRE VII

Bodrot était de plus en plus intéressé par son ouvrier. Jamais il n’avait eu dans son atelier un jeune homme semblable. Gérard alliait l’adresse à l’ardeur du travail, ne reculant jamais devant une besogne quelle qu’elle fût.

Puis, c’était un plaisir de causer avec lui. Il était toujours déférent et ses expressions étaient choisies et justes.

Le patron Bodrot se disait que, certainement, son ouvrier était de bonne famille, mais il était loin de se douter qu’il s’était classé parmi les jeunes gens les plus enviés de Paris.

Il pensait seulement que le monde, les relations et le travail seraient plus agréables si les conditions existaient partout comme elles l’étaient actuellement chez lui.

C’était un patron doux, cherchant la justice et essayant de la conserver parmi ceux qu’il employait. Doué de délicatesse, il évitait de faire une observation en public, voulant sauvegarder l’amour-propre de chacun. Il détestait également les mots exagérés et grossiers et assurait que l’on peut tout aussi bien se faire comprendre en phrases correctes.

Les ouvriers, connaissant les idées de leur patron s’y conformaient de leur mieux.

Si Bodrot était ainsi, c’est qu’il avait des filles. L’aînée, sous des dehors un peu cavaliers, était une nature dévouée et pleine de cœur. Elle possédait un bon sens rare que son père appréciait. Sans timidité, elle savait fort bien se conduire. Douée de perspicacité, elle voyait assez rapidement à qui elle avait affaire.

Elle soignait avec une tendresse de mère ses deux jeunes sœurs, car Bodrot était veuf depuis une huitaine d’années.

Elle avait quatorze ans à l’époque de ce grand malheur, et, sans transition, s’était improvisée mère de famille et femme d’intérieur.

Les deux jumelles avaient aujourd’hui quinze ans et obéissaient à leur grande sœur sans velléités de résistance.

Aussi bien, Mathilde savait conduire son monde. Enjouée, elle commandait avec sérénité, mais ne souffrait guère d’opposition. Mais, comme elle se montrait juste, on ne pensait guère à s’insurger.

Bodrot ne connaissait rien de plus beau au monde ni de plus digne de parvenir à une haute sphère que cette fille chérie qui s’était montrée si courageuse et si entendue dans son terrible malheur.

Il rêvait pour elle d’un mariage qui l’élèverait au-dessus de la moyenne ordinaire de sa condition. Cependant, il n’agitait jamais cette question avec la jeune fille, n’étant pas pressé de la voir s’éloigner de la maison.

À vrai dire, il n’avait pas encore découvert parmi ses ouvriers celui qui lui semblait destiné à devenir le mari de sa chère Mathilde.

Germain Plit lui paraissait cependant mieux que les autres. Il était sobre et travailleur. De plus, son langage n’était pas émaillé de paroles libres. Il était intelligent et possédait le sens des affaires. Cependant, il lui manquait encore ce « je ne sais quoi » que ne pouvait définir Bodrot.

Plit se montrait pourtant diligent et attentionné. Il avait formé le plan d’épouser la fille de son patron et il se posait comme un homme sérieux aux yeux de Bodrot. Il parlait de son ambition de se mettre tôt en ménage et d’avoir un fonds de serrurerie avec ses économies.

Il ne voyait que rarement Mlle Bodrot, qui venait parfois chercher son père quand elle avait une course à effectuer dans les environs de l’atelier.

Quelque temps avant l’entrée de Gérard parmi les ouvriers, Bodrot avait pressenti sa fille au sujet de Plit. Il n’avait pas le droit de garder par devers lui les avances du jeune homme.

Mathilde, très franche, de sa manière moderne avait répondu :

— Ne nous pressons pas… Les petites ont encore bien besoin de moi, et si Germain Plit a des intentions d’épouseur, il saura m’attendre…

Bodrot avait approuvé ces paroles qui contentaient son désir de garder sa fille le plus longtemps possible.

Tout changea quand Gérard survint à l’atelier. Bodrot l’étudia et fut convaincu que le ciel lui envoyait ce gendre. Il était exactement comme il souhaitait qu’il fût, et Mathilde serait certainement du même avis.

Il avait des manières raffinées qui devaient plaire à celle qui affichait son horreur pour le ton habituel des ouvriers. Elle était décidée à ne pas prendre un époux brutal et ivrogne et qui ne serait bon que par intermittences. Elle voulait un mari qui fût, comme son père, pieux et homme d’intérieur, pensant plus à sa famille qu’au cabaret.

Naturellement, Bodrot renchérissait sur ces idées qu’il trouvait parfaites.

À mesure que les jours coulaient, Bodrot apprécia davantage Gérard. Puis, du moment qu’il lui avait été présenté par le P. Archime, il savait que c’était un garçon dont on pouvait faire cas. Ils se promettait de demander de plus amples renseignements religieux sur son protégé. Mais le bon Père ne venait pas souvent. Il connaissait Bodrot parce qu’on le lui avait indiqué comme un serrurier intéressant par ses bons principes. Il s’adressait à lui selon ses besoins, mais il n’avait jamais vu ses filles et ne se doutait même pas de leur existence.

Bodrot pensait qu’il serait toujours temps de se renseigner plus intimement sur Gérard. Il fallait d’abord l’inviter pour savoir ce qu’en dirait Mathilde. Il habitait un logement non loin de son atelier. Faisant de bonnes affaires, son foyer était coquet et soigneusement entretenu et ordonné par sa fille. La jeune fille, adroite, cousait chez elle pour quelques amies et voisines. Elle possédait quelques petites économies personnelles qu’elle se réservait pour son entrée en ménage.

Mathilde apprit donc par son père que Gérard Manaut pourrait bien réunir les qualités qu’elle désirait chez un mari.

— Mais, papa, je croyais que Plit t’avait fait entendre qu’il se plaçait sur les rangs ?

— Oh ! si tu aimes mieux Plit…

— Je ne connais pas Manaut et ne puis savoir qui me plaira davantage…

— Veux-tu que j’invite Gérard pour demain soir ?

— Tu le connais bien ?… On peut l’introduire chez nous ?

— Je ne le connais pas davantage que Plit, mais il m’a été présenté par le P. Archime… Puis, sa conduite parle pour lui… Nous n’avons pas besoin d’en savoir plus long chez nous autres.

— Tu as raison…

— Tu me diras ton impression, et si cela ne te convient pas, on n’en parlera plus…

— Agis comme tu voudras, mon petit papa…

Mathilde reprit ses occupations en fredonnant et Bodrot retourna à son atelier.

Le lendemain, Bodrot profita d’un moment où il était seul avec Gérard pour formuler son invitation.

— Vous viendrez sans façon… Vous savez ce qu’est un intérieur d’ouvrier, bien que vous ne vous montriez pas bavard sur votre famille… On vous recevra le cœur sur la main…

Le jeune homme ne se souciait nullement de passer la soirée chez son patron et il répondit nettement par un refus poli. Interloqué, Bodrot ne put se retenir de lancer un naïf pourquoi.

Gérard allégua que la santé de son père ne lui permettait pas de s’absenter pendant longtemps hors de leur logis.

Bodrot n’insista pas et rapporta cet échange de phrases à Mathilde. Celle-ci, sans s’attarder au refus, eut beaucoup de pitié pour Gérard.

Elle comprenait mieux maintenant la réserve et la douceur de l’ouvrier que son père lui vantait. Elle se demanda si la mère du jeune homme existait encore. Peut-être les deux hommes vivaient-ils seuls, et elle se représenta le ménage triste sans les soins d’une femme.

Quinze jours après cet incident, Bodrot s’enquit près de Gérard de la santé de son père. Il répondit qu’il allait mieux sans poursuivre la conversation.

Le patron, gaiement, profita de ces bonnes nouvelles pour recommencer l’invitation qui lui tenait tant au cœur.

— Voulez-vous venir prendre le café avec nous, demain dimanche ?

Gérard essaya de nouveau de se soustraire à cette atteinte de sa liberté.

Bodrot fut piqué et repartit d’un ton plus sec :

— Je constate que vous dédaignez de venir chez moi…

Gérard craignit de compromettre le présent. Il venait d’être augmenté après deux mois de travail et il avait besoin de son gain.

Il crut bon de se raviser afin de ne pas encourir l’hostilité de son patron, et il répondit :

— Demain dimanche, je dois faire une démarche à la place de mon père et je ne trouvais pas poli de me sauver de chez vous sitôt le café bu… Pourtant, si vous me permettez d’agir ainsi, je me rendrai à votre aimable invitation.

Bodrot se rasséréna. Il ne demandait qu’un peu de bonne volonté, et celle de son ouvrier l’enchanta.

— Alors, c’est entendu…

Le lendemain, Gérard s’achemina vers le logement de Bodrot. Il était gai. Il pensait aux progrès de la santé de son père. Le docteur laissait espérer qu’on enlèverait bientôt le plâtre, et M. Manaut se réjouissait comme un enfant de pouvoir poser le pied à terre.

Il pouvait faire sa correspondance et il entretenait un courrier nombreux qu’il tenait secret, voulant ne causer aucun déboire à son fils. Il voulait reconquérir une situation et s’y employait.

Gérard prévoyait cependant un changement heureux dans la situation et il s’acheminait plein d’allégresse vers la demeure de son patron.

Il y fut accueilli par une aimable jeune fille, qui, sans être belle, était charmante. Sa simplicité et ses manières franches le mirent à l’aise.

Mathilde, sans paraître l’observer, ne fut pas longue à comprendre que Gérard était d’un autre milieu que le leur. Son aisance, sa façon de saluer, de se tenir, lui révélèrent un genre d’homme qu’elle n’était pas accoutumée à rencontrer.

Ses regards allaient de son père à cet ouvrier qui écoutait avec déférence les paroles de son patron.

Un peu interloquée, elle restait plus silencieuse que d’ordinaire. Son père, surpris, s’imaginait que son projet lui plaisait et que l’émotion empêchait la jeune fille de se montrer naturelle.

Il en devint plus loquace, et ses phrases tendirent à conduire le jeune homme vers la voie de ses desseins. Quand Gérard comprit le but de cette réunion, il fut atterré.

Ce n’est pas qu’il ne reconnût pas beaucoup de qualités au patron Bodrot, mais il songeait qu’il n’était nullement libre. Denise, là-bas, en Amérique, n’était-elle pas lésée ? Le souvenir de la jeune fille le hantait trop pour qu’il pût penser au mariage.

S’il la laissait libre de se fiancer, dans le cas où un prétendant se présenterait à elle, il se refusait le droit d’agir de même, bien que les « paroles > réciproques eussent été nettement rendues.

Il estimait donc de son devoir de ne pas laisser croire qu’il était indépendant.

Naturellement, il avait instruit M. Laslay de son arrivée en France, de l’accident survenu à son père et de leur ruine totale. Il avait décrit le petit logement pitoyable et la nécessité où il se trouvait de prendre un travail rémunérateur sans tarder. Il n’avait pas dit quelle branche de métier il avait choisie, car, au moment de l’envoi de sa lettre, son sort n’était pas encore fixé.

M. Laslay avait laissé cette lettre sans réponse jusqu’alors, ce dont Gérard ne s’étonnait point. Qu’aurait-il pu dire d’ailleurs ?

D’autre part, il se l’avouait, un reste de fierté l’éloignait du projet de Bodrot. Malgré la dignité qu’il décernait à son patron, il ne l’eût pas choisi pour beau-père. Il voulait rester dans un monde plus conforme au sien et parler la même langue.

Aussi bien, et aussi digne d’être épousée que fût Mlle Bodrot, il savait qu’elle ignorerait certains détails d’éducation qui le feraient souffrir.

Et le pauvre Gérard, qui se sentait encore le fils distingué du banquier Manaut, ne pouvait songer sans un serrement de cœur à devenir le mari de la fille du serrurier enrichi.

Il s’en voulait de ces révoltes, étant scrupuleux. Il se demandait s’il devait rester chez Bodrot et profiter des bonnes dispositions du patron. Ce rôle lui répugnait. Il eût aimé que la situation fût nette.

Il lui fallait réfléchir à ces choses. Il éloigna donc momentanément ces pensées pour se montrer aimable envers Bodrot et sa fille.

Il apprécia toute la grâce honnête et un peu fruste de Mathilde, et il écouta les éloges que son père faisait d’elle chaque fois qu’elle s’absentait pour les nécessités du service.

— Je suis à mon aise, Manaut, mais mes filles sont élevées comme si je n’étais pas riche… Mathilde sait tout faire… Ce sera une fameuse femme d’intérieur, ménage, robes, lessives, rien ne l’embarrasse.

— C’est très appréciable, murmurait Gérard ne sachant que répondre.

Il se remémorait la médiocrité des Laslay. Il n’ignorait pas que toutes les besognes étaient assumées par la mère et les filles… Mais que de discrétion dans ces humbles travaux ! Que d’élégance dans les attitudes ! Quelle observance des lois mondaines !

Involontairement, le jeune homme établissait une comparaison et l’avantage ne restait pas à Mathilde, toute gracieuse qu’elle fût.

Pourtant, il s’ingéniait à ne pas laisser percer ses intentions de refus, ne voulant pas jeter à bas, d’un seul coup, le rêve du brave père.

Ce dernier tentait d’obtenir quelques renseignements sur le passé de son ouvrier et sur celui de M. Manaut. Gérard éludait les questions non sans art.

— Dans quelle partie travaille-t-il, votre papa ?

C’étaient les termes simples du langage populaire. Mais, mal accoutumé encore à ce parler familier, Gérard ne put répondre tout de suite.

Il se disait que jamais il ne pourrait passer toute une existence à entendre ce manque d’élégance.

— Pour le moment, mon père ne travaille pas… Il s’est cassé la jambe…

— Accident du travail, sans doute ?… Il y a l’assurance…

L’entretien ne pouvait être continu. Les allées et venues de Mathilde, ses reparties, l’interrompaient. Le patron ne pouvait donc le mener à sa guise.

Mathilde s’écria :

— Ouf !… voici les tasses débarrassées… Quel tintouin que cette vaisselle à ranger après tous les repas !… Bah ! c’est la vie !… Demain, je ferai la lessive…

Bodrot, fièrement, regardait sa fille, puis reportait ses yeux sur Gérard avec un air de dire :

— Vous voyez que mes filles ne sont pas des paresseuses…

Les deux jumelles étaient à un patronage, ce qu’expliqua longuement le serrurier en insistant sur le bien qu’opéraient ces réunions. Les jeunes filles s’y distrayaient tout en s’instruisant.

Puis, le père Bodrot renouvela une question sur la famille de Gérard à laquelle ce dernier répondit de manière embrouillée.

De guerre lasse, le patron pensa : Je verrai le P. Archime… Lui seul pourra m’éclairer sur ce garçon… Je n’ose pas lui poser un interrogatoire en règle… il a de si bonnes manières !… De plus, il est bien habillé… on dirait presque que ses vêtements sont faits sur mesure…

La question toilette avait précisément beaucoup tourmenté Gérard. Que devait-il revêtir pour se rendre à l’invitation de son patron ?

Devait-il rester en combinaison de travail ou endosser un de ses complets, si bien coupés, dans lesquels il redevenait l’homme du monde ?

Il avait opté pour la dernière solution, pensant que cela serait plus correct. Il se disait que Bodrot ne saurait sans doute pas établir de différence entre un vêtement bien coupé et un autre. En quoi il se trompait.

Pendant que le patron serrurier formait un plan pour se renseigner sur son ouvrier, Gérard en décidait un autre.

Il ne voulait pas que Mathilde le crût décidé à adopter les projets de son père et il prenait la résolution de lui parler afin d’éviter toute équivoque. Le jeune homme aimait les situations franchement définies. Son caractère se révélait. Il n’était plus celui qui se laisse aller parmi les facilités de la vie, mais celui qui prend conscience de ses responsabilités.

Il jugeait même aujourd’hui qu’il avait été bien vite pour se fiancer avec Denise. Il rougissait d’avoir agi comme un enfant. Il lui donnait son nom sans aucune preuve de sa valeur morale.

Est-ce ainsi que l’on doit se marier ?

Il ne songeait pas sans un frémissement qu’il eût pu être ruiné un peu plus tard, ayant femme et enfants… Aurait-il alors pu imposer à sa compagne le rang d’une épouse d’ouvrier ?

Mais, pour le moment, il ne s’agissait pas de ces choses. Il voulait que Mlle Bodrot ne s’éprît pas de lui et qu’ensuite elle en souffrît… Non, c’était assez d’avoir déçu Denise !

Gérard, sous l’influence de ces pensées, ne s’attarda pas dans le logis de son patron. Quand il prit congé, Bodrot lui dit :

— Vous reviendrez, jeune homme, c’est agréable de causer avec vous…

Gérard répondit évasivement. Il s’en retourna chez son père et lui tint compagnie durant tout l’après-midi ; pour distraire son malade, Gérard lui proposa une partie de cartes, ce que M. Manaut accepta.

Ce fut un excellent jour de repos pour le nouvel ouvrier. Le lendemain, une maladresse dans les paroles du patron fît pressentir à Plit que, la veille, Gérard était allé au domicile de Bodrot. L’intention de ce dernier était cependant de tenir cette visite secrète, de crainte d’éveiller quelque dépit.

Plit devint blême de malaise. Il lui parut que la terre entière s’écroulait sur ses projets. Il se retint pour ne pas se quereller avec Gérard. Sa colère le rendait furieux intérieurement et il était d’autant plus malheureux qu’il était obligé de la dissimuler.

Il serrait les dents, laissant passer de temps à autre une exclamation sourde qui témoignait de son agitation.

Il parla avec brusquerie à Gérard qui ne se soucia pas de cet accès d’humeur.

Plit, voulant se venger de quelque manière que ce fût, se résolut à prendre des renseignements sur cet intrus, quitte à passer toutes ses heures libres à cette enquête.

Il commença le soir même.

Ce Manaut, qui pouvait-il être ? Il était persuadé qu’il devait appartenir à un monde supérieur à celui dans lequel il évoluait présentement.

Il se procura l’adresse de son compagnon en le suivant un soir. Le concierge, qu’il questionna, ne lui apprit rien.

Il dit que Gérard était un jeune homme comme il faut et qu’il habitait avec son père, malade pour le moment. A part le docteur et un religieux, personne ne venait les voir.

Les Manaut, d’ailleurs, n’habitaient la maison que depuis quelques mois.

Plit n’obtint ces détails qu’avec beaucoup de peine. Le concierge avait commencé par montrer de la défiance, mais l’ouvrier sut le faire parler en alléguant que son patron l’envoyait aux renseignements parce que ce jeune homme était venu lui demander du travail.

— Je n’aurais pas cru d’abord que c’étaient des ouvriers, poursuivit le brave homme, mais il paraît que le jeune est serrurier… Je les aurais pris plutôt pour des commerçants…

Ces renseignements ne valaient pas grand’chose, mais ils confirmaient ce que Plit devinait : les Manaut se cachaient dans ce quartier…

Certainement, ils avaient dû avoir une autre existence. Plit commença par se ranger à l’avis du concierge qui prenait les deux mystérieux personnages pour d’anciens commerçants ayant fait de mauvaises affaires.

Il les qualifia tout de suite de gens malhonnêtes et se dit que le patron Bodrot ne serait pas flatté de savoir que ses prévenances allaient à un jeune homme qui, sans doute, avait mené une vie de dissipation.

Maintenant, cet « admirable jeune homme », selon l’expression même du patron, affectait de vouloir travailler pour se marier avec la fille du riche serrurier afin de reprendre son existence de fêtard.

Pour dire la vérité, un sourire de triomphe se jouait sur les lèvres de Plit. Il voyait que le sort de Gérard était catalogué. Jamais Bodrot ne donnerait sa fille à un homme de cette espèce-là.

Mais Plit, n’ayant pas de preuves, conserva ses pensées pour lui. Tant qu’il ne saurait pas davantage, il fallait se taire, mais se hâter pourtant afin que Mathilde ne s’engageât pas.

L’ouvrier eut alors l’idée de feuilleter un annuaire commercial où il découvrit plusieurs Manaut. Il alla aux adresses indiquées et finit par tomber sur l’ancienne banque.

Il apprit alors d’un commis, que ses largesses firent parler, ce qu’étaient les Manaut dont il s’inquiétait tant.

On vantait le désintéressement du père et du fils et la nécessité pour ce dernier de subvenir aux besoins de l’ancien banquier, victime d’un accident. Les Manaut n’avaient rien conservé de ce que leur hôtel accumulait d’objets d’art, réunis par leurs ancêtres. Tous les clients avaient été rigoureusement remboursés, M. Manaut se considérant comme responsable d’une affaire qu’il prônait.

Plit était bouleversé par ce qu’il apprenait. Il eût franchement admiré la conduite de Gérard, si les circonstances eussent été autres. Mais, pour le moment, le pseudo-ouvrier devenait un concurrent redoutable. Il l’était d’autant plus que ses qualités étaient réelles.

La droiture de Plit était forcée de le reconnaître. Elevé dans des principes d’honnêteté, Plit ne pouvait accabler son semblable quand il n’y avait pas lieu de le faire.

Tomber du luxe dans un atelier de serrurerie et s’y montrer expert était tout à l’honneur du nouveau pauvre.

Plit réfléchissait, perplexe, à ces choses.

S’il n’était pas fâché de savoir d’où sortait leur compagnon d’atelier, il se débattait contre une sorte de jalousie, de dépit de voir ses plans menacés. Jusque-là, le patron le favorisait incontestablement et Plit se sentait tout à fait désigné pour succéder à Bodrot ou devenir son associé.

Puis, Plit, bien qu’il s’en défendît par une sorte de pudeur, trouvait Mathilde très à son goût. Il n’eût pas osé lui adresser la parole, mais il la voyait fort bien dans leur intérieur, en train de préparer les repas en l’attendant. Il considérait un peu comme une faiblesse ce sentiment né par surprise. Un homme, selon lui, était fait pour commander et non pour subir l’emprise d’un sentiment semblable. Il se débattait donc dans des regrets amers. Il pensait, dans son ignorance plébéienne touchant le monde supérieur, que si les Manaut avaient vécu plus simplement, ils auraient pu rembourser leurs clients et avoir encore de l’argent.

Le peuple a du mal à comprendre le luxe qu’il voit. Il ne réfléchit pas que le superflu des uns établit le confort de ceux qui travaillent.

S’il n’existait que des avares et des sordides, se contentant seulement des objets de première nécessité, les métiers auraient vite fait de disparaître, ainsi que la prospérité des nations.