Michel Lévy frères, éditeurs (p. 111-119).


XV


Les jours qui suivirent, sans rien changer à la maladie de madame de Lormoy, amenèrent plus de calme. Le désir de vivre avait succédé à sa langueur ; la joie lui faisait oublier ses souffrances, et, malgré sa pâleur, sa toux opiniâtre et les symptômes d’un affreux dépérissement, elle remerciait Théobald de lui avoir rendu la santé, et se croyait réellement guérie lors que, ranimée par sa présence, elle lui faisait raconter les événements qui s’étaient passés durant leur longue séparation. Quelquefois elle s’étonnait du changement qui s’était opéré dans les traits de son fils. Mais Zamea que rien ne détournait de sa première idée, prétendait retrouver dans les traits de Théobald toute la physionomie de ceux de Léon, et sa croyance sur ce point était si bien établie, qu’elle avait fini par convaincue Théobald lui-même de cette ressemblance. À part de vives inquiétudes sur l’avenir, ses journées se passaient dans un ravissement continuel. Bien traité par le baron, adoré par la mère de son ami, sans cesse auprès de Céline, pouvant se convaincre chaque jour de la noblesse de son cœur, de sa naïveté, des charmes de son esprit, Théobald rendait grâces au hasard singulier qui le plaçait de manière à la voir sous un jour où l’on n’aperçoit jamais la femme que l’on aime. Ordinairement le premier soupçon d’amour fait naître l’embarras ; la contrainte se mêle au désir de plaire, et il en résulte dans les manières une sorte d’affectation qui rend la plupart des femmes toutes différentes de ce qu’elles sont réellement ; les unes y gagnent, d’autres y perdent ; mais toujours le naturel en souffre, et s’il ne revenait avec les chagrins attachés à l’amour, les amants se connaîtraient mal. Dans la situation où se trouvait Céline, n’ayant aucun intérêt à cacher ses défauts ou à faire valoir ses agréments devant Théobald, elle se livrait à son observation avec la confiance de l’amitié, sans se douter que cet abandon charmant, cette absence de toute coquetterie, tournaient au profit de l’amour.

Un matin que tous étaient réunis autour du lit de madame de Lormoy, on remit au baron une lettre dont la lecture sembla lui causer une vive satisfaction. Théobald, qui tremblait malgré lui à chaque nouvelle qui parvenait dans la maison, était fort curieux de savoir ce qui pouvait animer ainsi le visage froid et sérieux de M. de Melvas, lorsque, s’adressant à Céline, le baron dit :

— Cette lettre m’annonce bonne compagnie. Tu vas donner des ordres pour le dîner ; je veux aussi que tu mettes la robe que je t’ai fait venir dernièrement de Paris.

— Quoi ! cette jolie robe bleue si bien garnie, si fraîche ! Je la gardais pour le jour où nous fêterons la convalescence de ma mère.

— Eh bien, n’est-ce pas l’occasion aujourd’hui ? Ta mère est beaucoup mieux. Elle veut prendre son lait à table avec nous. D’ailleurs le docteur sera là pour la soigner. M. de Rosac nous l’amène.

Au nom de M. de Rosac, Théobald jeta sur Céline un regard si pénétrant, qu’elle en parut troublée ; mais se remettant bientôt, elle dit en riant à son oncle :

— Puisque vous le voulez, je mettrai ma robe bleue ; mais je vous rends responsable de toutes les flatteries qu’elle va m’attirer. M. de Rosac ne parlera pas d’autre chose, je vous en avertis.

— Cela n’est pas sûr, reprit d’un air fin M. de Melvas, je lui suppose un intérêt mieux placé. Puis, affectant de n’en pas vouloir dire davantage, il ajouta : je suis empressé de lui faire faire connaissance avec ton frère. Je veux qu’ils s’aiment.

— Ah ! c’est trop exiger… de lui, dit Théobald, en cherchant à réparer le premier mouvement qui l’avait porté à refuser cette amitié future. Votre indulgence pour moi vous aveugle, monsieur, continua-t-il ; je suis le plus maussade des hommes avec les gens que je ne connais pas. L’habitude de vivre avec des espèces de sauvages m’a rendu presque aussi insociable qu’eux. Je ne sais plus rien des intérêts de ce monde ; de quoi parlerai-je à ce jeune élégant ? De guerre, de revers, de captivité ! Vraiment, ce serait gâter tout le plaisir que vous attendez de sa conversation, et je vous conjure de me permettre de rester toute la journée dans ma chambre.

— Quelle folie, reprit le baron d’un air fort mécontent. Pensez-vous que pour n’avoir point fait la guerre, on ne sache parler que de fadaises ? Les magistrats causent aussi bien que les généraux d’armée, et n’ont souvent pas moins de courage. Songez que pour être un bon juge, il faut être instruit, incorruptible, et décidé à braver toutes les persécutions, plutôt que de sacrifier la justice à l’autorité. Croyez que ce mérite-là vaut bien celui de se battre pour le premier qui commande, et que M. de Rosac, en devenant le plus éloquent magistrat de son pays, peut s’illustrer tout aussi bien qu’un petit colonel.

Madame de Lormoy voyant que son fils s’apprêtait à répondre au baron, et redoutant qu’il ne s’élevât une discussion fâcheuse entre eux, s’empressa de dire qu’elle était certaine que Léon ne l’affligerait pas en persistant dans son projet de retraite ; qu’elle userait de tout le despotisme accordé aux malades pour l’obliger à ne la pas quitter, et à prendre part au plaisir que son retour causait à tout le monde.

— Et puis, ne faut-il pas qu’il me voie avec ma belle robe, dit, en se levant, Céline. Allons, monsieur le sauvage, venez m’aider à cueillir des fleurs pour remplir les vases du salon, et mettez, pour aujourd’hui votre sauvagerie de côté. Je veux que vous soyez aimable, que vous me fassiez honneur auprès de nos convives, et que vous appreniez à M. de Rosac qu’on peut être spirituel sans être gascon, ce qu’il croit impossible.

— Je n’ai vraiment point envie de le contrarier, dit Théobald, car il me paraît avoir ici un parti formidable.

— Et dont vous serez bientôt, interrompit le baron d’un ton confidentiel. Mais j’ai des lettres à écrire, et je vous charge tous deux des ordres qu’il faut donner.

En disant ces mots, il monta dans son cabinet, et Céline entraîna Théobald vers le jardin.

— Y penses-tu, lui dit-elle, quand ils furent seuls, parler ainsi à mon oncle ! ne sais-tu pas que la moindre résistance le met en courroux, et que si tu n’as pas l’air de partager ses idées, jamais nous ne l’amènerons à ce que tu désires.

— Comment deviner que c’est un crime à ses yeux de ne pas adorer tout d’un coup M. de Rosac ?

— Adorer ! quelle exagération ! Voilà déjà le mal du pays qui te prend. On peut, sans adorer les gens, se prêter à les connaître ; surtout lorsqu’ils sont aimés de nos parents.

— Ah ! si j’avais sa que Céline l’aimât…

— Qui te dit que je l’aime ?

— Mais… ce zèle à me gronder pour lui : je ne l’ai jamais vu, et déjà l’on m’impose l’obligation d’être aimable pour lui plaire.

— D’abord tu l’as déjà vu le soir où, sans nous connaître encore, le hasard t’a fait nous rencontrer au spectacle à Bordeaux. Tu en es convenu l’autre jour avec moi, tu as même ajouté avec ironie que les manières du bel Achille t’avaient paru plus familières que distinguées.

— Je ne m’en dédis pas ; mais parce que ses manières me déplaisent, faut-il que je coure après son amitié ? Pense-t-on que je n’ai pas deviné le motif qui l’amène ici ? Je le savais d’avance ; il paraît que lui-même en garde peu le secret ; car on en parlait tout haut dernièrement au spectacle, et j’ai recueilli là-dessus les avis les plus différents ; mais un seul m’importe à savoir : c’est celui de Céline. En m’avouant la protection qu’elle accorde à M. de Rosac, elle est bien sûre de me la voir respecter.

— Je ne me soucie point de cette complaisance ; garde-la pour les affections de mon oncle.

— À quoi me servirait de les flatter maintenant, pour obtenir de lui la permission de rendre Théobald témoin du triomphe de monsieur…

— C’en est assez, interrompit Céline, prête à pleurer de dépit. Je vois que vous voulez m’irriter par votre ironie, que vous méprisez mes conseils… Eh bien, conduisez-vous à votre guise ; offensez mon oncle, affligez ma mère, je ne vous reprocherai plus rien.

À ces mots elle jeta la corbeille de fleurs qu’elle tenait à son bras, et s’enfuit sans écouter la voix suppliante qui la rappelait.

En la voyant s’éloigner ainsi, que de reproches s’adressa Théobald ! Hélas ! un seul mot aurait suffi pour le justifier ; mais pouvait-il le dire sans porter l’effroi dans ce cœur innocent. Se nommer à Céline, n’était-ce pas la perdre sans retour ? Non ; M. de Melvas devait seul recevoir cette triste confidence. C’était dans la résolution de sugir son courroux que Théobald trouvait l’excuse de sa conduite présente. Sa faute s’ennoblissait à ses yeux par la sévérité du châtiment ; il était inévitable, il se fit gloire de l’affronter : ainsi la dignité du péril relève les actions coupables.

Théobald ramassa tristement la corbeille et les fleurs : il les remit à Zamea, en la priant de les arranger dans les vases qu’avait préparés sa jeune maîtresse. Elle y consentit avec peine, dans la crainte de contrarier Céline.

— Mais que se passe-t-il donc ? dit Zamea ; je viens de la voir entrer dans sa chambre, les yeux pleins de larmes. Je devine : votre oncle l’aura grondée. Pauvre enfant ! si douce, si bonne, avoir le courage de la faire pleurer. Ah ! que le ciel confonde celui qui l’afflige !

— Il est déjà trop puni, dit tout bas Théobald.

Et il alla rêver aux moyens de se faire pardonner.