Michel Lévy frères, éditeurs (p. 72-81).


XI


Il faut avoir perdu ce qu’on aime pour connaître tout le prix d’une faible espérance. Qui n’a pas regretté, près d’un lit de mort, ces affreux moments, où le cœur rempli d’un sinistre présage, on s’agite, on s’inspire pour trouver, ou plutôt pour obtenir du ciel le secours qui peut rendre le mourant à la vie. Pour le sauver, il faudrait un miracle, eh bien, ce miracle, on l’attend ; à force de douleur, on croit le mériter ; et quand l’heure fatale en ravit pour jamais l’espoir, on sent trop que lui seul soutenait le courage.

Ainsi celui de Théobald succomba à la vue de Marcel, pâle, chancelant et portant à la main le manteau et le havre-sac de Léon. L’air consterné du pauvre soldat disait assez le malheur qu’il venait d’apprendre, et Théobald ne se sentit pas la force de l’interroger. Les cris du père de Nadège se faisaient seuls entendre à travers ce silence de mort. Sa fille ne respirait plus, s’écriait-il ; et Théobald, enviant son sort, ne pensait pas à la secourir. Enfin ne pouvant proférer une parole, il fait signe à Marcel de s’approcher. Alors attirée par les cris de Phédor, Alexa arrive ; elle aide son maître à transporter Nadège sur son lit. Pendant ce temps le pope court chez le chirurgien du village, et Marcel, resté seul avec Théobald, lui dit comment un des cosaques pêcheurs qui campent en été sur les bords de l’Ural, ayant trouvé sur la rive ce manteau et ce havre-sac, venait de les lui apporter dans l’espérance d’en avoir plus d’argent que son chef ne lui en offrait.

— D’après ce que j’ai pu comprendre, ajouta Marcel, il a vu un homme, poursuivi par des Baskirs, traverser le fleuve à la nage ; il a entendu tirer plusieurs coups de fusils, et un geste trop facile à comprendre m’a dit le reste. Pauvre maître, pourquoi nous a-t-il quittés ! Tenez, continua Marcel en pleurant, voilà son héritage.

Mais Théobald ne répondait rien, les yeux sans larmes, et les lèvres livides, il paraissait insensible. En vain Marcel cherchait à l’émouvoir par l’expression de sa propre douleur ; il le contemplait d’un air étonné, et son regard fixe semblait lui dire : Qui pleures-tu ? Cette effrayante stupeur se changea bientôt en un délire affreux, et lorsque le chirurgien arriva, il reconnut tous les symptômes d’une fièvre ardente.

— Dieu soit béni ! dit Marcel, il n’a plus sa tête ; laissez-moi le soigner, entourons-le de tout ce qui peut lui rappeler son ami : qu’il le pleure avec moi : c’est le seul remède à sa souffrance.

Mais le chirurgien ayant déclaré que ces sortes de fièvres étaient fort dangereuses, Marcel consentit à lui laisser passer la nuit auprès de Théobald.

Pendant ce temps, la malheureuse Nadège, revenue à elle, avouait à son père la cause du désespoir où il la voyait, et lui demandait pardon de vouloir mourir. Cédant tour à tour à la colère et à la pitié, Phédor accablait sa fille de reproches et de caresses ; il la suppliait de vivre pour lui ; et, dans sa faiblesse, il lui promettait d’aller voir le Scamane, espérant obtenir de lui le retour de Léon. Il ne voulait pas croire à sa mort, et jurait à Nadège de le lui donner pour époux. Mais ce cœur désolé était inaccessible à toute espérance, et son père se vit contraint d’employer les menaces pour obtenir ce qu’elle refusait à sa prière.

— Si tu persistes à me quitter, lui dit il, je te maudirai, et tu passeras la vie éternelle sans revoir ni Léon ni ton père.

La malédiction paternelle, cette sainte terreur des enfants ingrats, l’emporta sur le désespoir de Nadège ; elle comprit qu’elle ne pourrait disposer de sa vie tant que celle de son père y serait attachée, et ce fut dans toute la ferveur de son âme qu’elle demanda à Dieu la force de supporter sa douleur.

La nouvelle de la fuite d’un prisonnier se répandit bientôt dans le village. Elle parvint au commandant de la garnison, qui envoya des officiers pour constater la mort de Léon, et pour s’assurer de la personne de Théobald. L’ordre avait été donné de le conduire à la forteresse d’Oriembourg, et de le traiter comme étant complice de l’évasion de son ami.

L’état où ils trouvèrent Théobald était bien fait pour retarder l’exécution de cette mesure rigoureux ; mais sans égard pour ses souffrances, ils l’attachèrent sur un charriot, et le pauvre Marcel eut bien de la peine à obtenir d’eux la permission de rester près de son maître pendant la route, pour le soutenir et l’empêcher de se blesser la tête à chaque cahot. Malgré la pitié qu’il lui inspirait, Marcel faisait des vœux pour que l’accablement où se trouvait plongé Théobald, se prolongeât jusqu’au terme de leur triste voyage.

Il était nuit lorsque le bruit sourd du charriot, en passant sous une voûte humide, avertit Marcel qu’ils entraient dans la forteresse. Un officier vint à eux, et s’étant assuré de l’exactitude que l’on avait mise à remplir ses ordres, il fit conduire le charriot vers une petite porte, d’où sortit au même instant un des gardiens de la prison.

— Que voulez-vous que je fasse de cet homme-là, dit-il aux cosaques qui transportaient Théobald ; à quoi bon l’enfermer ? allez plutôt l’enterrer ; ne voyez-vous pas qu’il est mort ?

Alors approchant sa lanterne de la tête du malheureux prisonnier, la pâleur répandue sur son visage fit croire aux soldats que le gardien disait vrai ; ils allaient se débarrasser brusquement de leur fardeau, si Marcel, qui tenait une main de Théobald, ne leur avait affirmé que son pouls battait encore, et ne les avait suppliés d’avoir pitié d’un jeune mourant.

Il y a dans les pleurs d’un vieux soldat quelque chose de solennel qui impose le respect aux cœurs les plus barbares ; et les cosaques eux-mêmes, étonnés d’obéir à la douleur de Marcel, déposèrent doucement son maître sur le lit de paille qui l’attendait au fond de son cachot.

L’ordre portait que le prisonnier resterait seul jusqu’au moment où il serait interrogé ; mais Marcel ayant déclaré qu’il mourrait plutôt que d’abandonner son capitaine, l’officier prit sur lui de le laisser auprès de Théobald, pendant qu’il irait rendre compte au commandant de l’état du prisonnier. L’accablement où il le vit lui fit croire qu’il ne passerait pas la nuit, et c’est à cette triste assurance que Marcel dut la douceur de le soigner. Le peu d’argent qui lui restait fut employé à obtenir du gardien quelques boissons chaudes pour ranimer Théobald, dont les pieds et les mains étaient déjà glacés. En vain il réclama les secours d’un médecin ; on lui répondit que celui du régiment ne faisait sa visite qu’à huit heures du matin, et qu’il fallait prendre patience jusqu’à ce moment.

— Et d’ici là que deviendra-t-il ? s’écria Marcel en regardant son maître.

Un geste du gardien sembla lui dire : Je n’y saurais que faire. Et il sortit, après avoir posé sur une table le pain et le saumon salé qui devaient servir au souper de Marcel.

Vers le milieu de la nuit, Théobald parut agité d’une violente fièvre, et Marcel espéra qu’une crise douloureuse allait rendre son maître à la vie. La fièvre ayant ramené la chaleur, Théobald tomba bientôt dans un assoupissement profond. Les yeux fixés sur lui, l’oreille attentive aux mouvements de sa respiration, Marcel resta longtemps immobile ; mais aux premiers rayons du jour qui pénétrèrent à travers les barreaux d’un soupirail, il vit se colorer les lèvres du malade, et son cœur battit de joie en contemplant ce triomphe de la jeunesse sur la mort.

À six heures, le bruit de plusieurs portes que l’on ouvrait l’avertit de la visite du gardien ; il se leva pour le prier de ne pas réveiller le prisonnier, en parlant avec sa grosse voix, ou en chantant, comme c’était sa coutume, pendant qu’il remplissait ses fonctions. Le gardien, surpris de la recommandation de Marcel, et plus encore de la joie qui brillait dans ses yeux, lui dit qu’on le demandait chez le commandant, et qu’il fallait se décider à laisser quelques moments son ami aux soins de l’infirmier qui allait le remplacer près de lui.

Il n’y avait pas moyen de se soustraire à cet ordre, et Marcel s’y rendit avec d’autant plus d’empressement qu’il espérait attendrir les cœurs de toute la garnison, en faisant le tableau de l’état déplorable où se trouvait son maître.

En entrant dans la salle où se tenait le conseil, Marcel fut très-étonné de reconnaître, au milieu d’un groupe d’officiers, le marchand Mikelli. Il leur parlait vivement, et montrait une lettre dont il paraissait vouloir se faire un titre auprès d’eux. Mais ayant aperçu Marcel, il les quitta tout à coup pour venir s’emparer de son bras, et le conduire vers le commandant. Là, sans attendre qu’on leur fît la moindre question, il dit hautement qu’il jurait que ce brave soldat et son jeune maître étaient innocents de la fuite du prisonnier Saint-Irène ; qu’il se rendait leur caution à tous deux, et demandait qu’il lui fût permis de les garder chez lui jusqu’au moment où Théobald serait en état de rejoindre les prisonniers polonais. Il ajouta qu’on ne pouvait les traiter avec tant de sévérité sans s’exposer au ressentiment du général W… qui les lui avait particulièrement recommandés. En disant cela, il mettait la lettre du général sous les yeux du commandant. Pendant que celui-ci en prenait lecture, Marcel crut pouvoir placer le discours éloquent qu’il avait préparé, et attaquer la sensibilité de son juge avec la peinture des souffrances et des qualités de Théobald ; mais trop ému lui-même par l’intérêt que Mikelli leur témoignait en cette circonstance, il ne put que balbutier ces mots d’une voix entrecoupée :

— Ah ! monsieur le commandant, ne refusez pas ce brave homme, ou mon pauvre capitaine est mort.

— Eh bien, dit l’officier russe, sans écouter Marcel, si vous me répondez d’eux, et si vous promettez d’écrire au général W… ce que je fais pour vous, je vais donner l’ordre qu’on vous laisse emmener le capitaine Eribert.

— Et le sergent La Colonne, interrompit Marcel, car je ne le quitte pas.

— Ah ! c’est toi que mes soldats ont amené ici avec ton maître, dit le commandant ; eh bien, tu pourras certifier des égards que l’on a eus pour le protégé du général.

À ces mots, Marcel s’apprêtait à porter plainte contre ceux qui avaient traité son maître sans pitié ; mais Mikelli, tout en sachant que l’on n’avait agi que par les ordres du commandant, pensa qu’il fallait avoir l’air de croire à son humanité pour en obtenir une preuve, et il fit signe à Marcel de se taire.

Quelques moments après, tous deux furent conduits dans la prison où Théobald dormait encore ; on le porta sur une civière jusqu’à la maison de Mikelli, et quand il se réveilla, il se crut encore dans le délire. Les tentures d’une chambre élégamment décorée avaient remplacé les sombres murs de sa prison ; une voix affectueuse succédait à la voix rauque du geôlier ; des serviteurs empressés, à de farouches cosaques ; les rayons du soleil, à l’obscurité d’un cachot ; un air pur, à des exhalaisons malsaines ; enfin, c’était sortir du tombeau pour retrouver une douce existence. Théobald aurait douté longtemps de cet heureux changement, si Marcel, dont l’attitude près de lui était toujours la même, ne lui eût rappelé l’ami qu’il venait de perdre et celui qui lui restait.