Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre III

Société d’éditions et de publication (p. 18-22).

III


où, pour la première fois, mm. debienne et poligny donnent, en secret, aux nouveaux directeurs de l’opéra, mm. armand moncharmin et firmin richard, la véritable et mystérieuse raison de leur départ de l’académie nationale de musique.


Pendant ce temps avait lieu la cérémonie des adieux.

J’ai dit que cette fête magnifique avait été donnée, à l’occasion de leur départ de l’Opéra, par MM. Debienne et Poligny qui avaient voulu mourir comme nous disons aujourd’hui : en beauté.

Ils avaient été aidés dans la réalisation de ce programme idéal et funèbre, par tout ce qui comptait alors à Paris dans la société et dans les arts.

Tout ce monde s’était donné rendez-vous au foyer de la danse, où la Sorelli attendait, une coupe de champagne à la main et un petit discours préparé au bout de la langue, les directeurs démissionnaires. Derrière elle, ses jeunes et vieilles camarades du corps de ballet se pressaient, les unes s’entretenant à voix basse des événements du jour, les autres adressant discrètement des signes d’intelligence à leurs amis, dont la foule bavarde entourait déjà le buffet, qui avait été dressé sur le plancher en pente, entre la danse guerrière et la danse champêtre de M. Boulenger.

Quelques danseuses avaient déjà revêtu leurs toilettes de ville ; la plupart avaient encore leur jupe de gaze légère ; mais toutes avaient cru devoir prendre des figures de circonstance. Seule, la petite Jammes dont les quinze printemps semblaient déjà avoir oublié dans leur insouciance — heureux âge — le fantôme et la mort de Joseph Buquet, n’arrêtait point de caqueter, babiller, sautiller, faire des niches, si bien que, MM. Debienne et Poligny apparaissant sur les marches du foyer de la danse, elle fut rappelée sévèrement à l’ordre par la Sorelli, impatiente.

Tout le monde remarqua que MM. les directeurs démissionnaires avaient l’air gai, ce qui, en province, n’eût paru naturel à personne, mais ce qui, à Paris, fut trouvé de fort bon goût. Celui-là ne sera jamais Parisien qui n’aura point appris à mettre un masque de joie sur ses douleurs et le « loup » de la tristesse, de l’ennui ou de l’indifférence sur son intime allégresse. Vous savez qu’un de vos amis est dans la peine, n’essayez point de le consoler ; il vous dira qu’il l’est déjà ; mais s’il lui est arrivé quelque événement heureux, gardez-vous de l’en féliciter ; il trouve sa bonne fortune si naturelle qu’il s’étonnera qu’on lui en parle. À Paris, on est toujours au bal masqué et ce n’est point au foyer de la danse que des personnages aussi « avertis » que MM. Debienne et Poligny eussent commis la faute de montrer leur chagrin qui était réel. Et ils souriaient déjà trop à la Sorelli, qui commençait à débiter son compliment quand une réclamation de cette petite folle de Jammes vint briser le sourire de MM. les directeurs d’une façon si brutale que la figure de désolation et d’effroi qui était dessous, apparut aux yeux de tous :

« Le fantôme de l’Opéra ! »

Jammes avait jeté cette phrase sur un ton d’indicible terreur et son doigt désignait dans la foule des habits noirs un visage si blême, si lugubre et si laid, avec les trous noirs des arcades sourcilières si profonds, que cette tête de mort ainsi désignée remporta immédiatement un succès fou.

« Le fantôme de l’Opéra ! Le fantôme de l’Opéra ! »

Et l’on riait, et l’on se bousculait, et l’on voulait offrir à boire au fantôme de l’Opéra ; mais il avait disparu ! Il s’était glissé dans la foule et on le rechercha en vain, cependant que deux vieux messieurs essayaient de calmer la petite Jammes et que la petite Giry poussait des cris de paon.

La Sorelli était furieuse : elle n’avait pas pu achever son discours ; MM. Debienne et Poligny l’avaient embrassée, remerciée et s’étaient sauvés aussi rapides que le fantôme lui-même. Nul ne s’en étonna, car on savait qu’ils devaient subir la même cérémonie à l’étage supérieur, au foyer du chant, et qu’enfin leurs amis intimes seraient reçus une dernière fois par eux dans le grand vestibule du cabinet directorial, où un véritable souper les attendait.

Et c’est là que nous les retrouverons avec les nouveaux directeurs MM. Armand Moncharmin et Firmin Richard. Les premiers connaissaient à peine les seconds, mais ils se répandirent en grandes protestations d’amitié et ceux-ci leur répondirent par mille compliments ; de telle sorte que ceux des invités qui avaient redouté une soirée un peu maussade montrèrent immédiatement des mines réjouies. Le souper fut presque gai et l’occasion s’étant présentée de plusieurs toasts, M. le commissaire du gouvernement y fut si particulièrement habile, mêlant la gloire du passé aux succès de l’avenir, que la plus grande cordialité régna bientôt parmi les convives. La transmission des pouvoirs directoriaux s’était faite la veille, le plus simplement possible, et les questions qui restaient à régler entre l’ancienne et la nouvelle direction y avaient été résolues sous la présidence du commissaire du gouvernement dans un si grand désir d’entente de part et d’autre, qu’en vérité on ne pouvait s’étonner, dans cette soirée mémorable, de trouver quatre visages de directeurs aussi souriants.

MM. Debienne et Poligny avaient déjà remis à MM. Armand Moncharmin et Firmin Richard les deux clefs minuscules, les passe-partout qui ouvraient toutes les portes de l’Académie nationale de musique, — plusieurs milliers. — Et prestement ces petites clefs, objet de la curiosité générale, passaient de main en main quand l’attention de quelques-uns fut détournée par la découverte qu’ils venaient de faire, au bout de la table, de cette étrange et blême et fantastique figure aux yeux caves qui était déjà apparue au foyer de la danse et qui avait été saluée par la petite Jammes de cette apostrophe : « le fantôme de l’Opéra ! »

Il était là, comme le plus naturel des convives, sauf qu’il ne mangeait ni ne buvait.

Ceux qui avaient commencé à le regarder en souriant, avaient fini par détourner la tête, tant cette vision portait immédiatement l’esprit aux pensers les plus funèbres. Nul ne recommença la plaisanterie du foyer, nul ne s’écria : « Voilà le fantôme de l’Opéra ! »

Il n’avait pas prononcé un mot, et ses voisins eux-mêmes n’eussent pu dire à quel moment précis il était venu s’asseoir là, mais chacun pensa que si les morts revenaient parfois s’asseoir à la table des vivants, ils ne pouvaient montrer de plus macabre visage. Les amis de MM. Firmin Richard et Armand Moncharmin crurent que ce convive décharné était un intime de MM. Debienne et Poligny, tandis que les amis de MM. Debienne et Poligny pensèrent que ce cadavre appartenait à la clientèle de MM. Richard et Moncharmin. De telle sorte qu’aucune demande d’explication, aucune réflexion déplaisante, aucune facétie de mauvais goût ne risqua de froisser cet hôte d’outre-tombe. Quelques convives qui étaient au courant de la légende du fantôme et qui connaissaient la description qu’en avait faite le chef machiniste, — ils ignoraient la mort de Joseph Buquet, — trouvaient in petto que l’homme du bout de la table aurait très bien pu passer pour la réalisation vivante du personnage créé, selon eux, par l’indécrottable superstition du personnel de l’Opéra ; et cependant, selon la légende, le fantôme n’avait pas de nez et ce personnage en avait un, mais M. Moncharmin affirme dans ses « mémoires » que le nez du convive était transparent, — son nez, dit-il, était long, fin, et transparent, — et j’ajouterai que cela pouvait être un faux nez. M. Moncharmin a pu prendre pour de la transparence ce qui n’était que luisant. Tout le monde sait que la science fait d’admirables faux nez pour ceux qui en ont été privés par la nature ou par quelque opération. En réalité, le fantôme est-il venu s’asseoir, cette nuit-là, au banquet des directeurs sans y avoir été invité ? Et pouvons-nous être sûrs que cette figure était celle du fantôme de l’Opéra lui-même ? Qui oserait le dire ? Si je parle de cet incident ici, ce n’est point que je veuille une seconde faire croire ou tenter de faire croire au lecteur que le fantôme ait été capable d’une aussi superbe audace, mais parce qu’en somme la chose est très possible.

Et en voici, semble-t-il, une raison suffisante. M. Armand Moncharmin, toujours dans ses « mémoires », dit textuellement : — Chapitre XI. — « Quand je songe à cette première soirée, je ne puis séparer la confidence qui nous fut faite, dans leur cabinet, par MM. Debienne et Poligny de la présence à notre souper de ce fantomatique personnage que nul de nous ne connaissait. »

Voici exactement ce qui se passa :

MM. Debienne et Poligny, placés au milieu de la table, n’avaient pas encore aperçu l’homme à la tête de mort, quand celui-ci se mit tout à coup à parler.

« Les rats ont raison, dit-il. La mort de ce pauvre Buquet n’est peut-être point si naturelle qu’on le croit. »

Debienne et Poligny sursautèrent.

« Buquet est mort ? s’écrièrent-ils.

— Oui, répliqua tranquillement l’homme ou l’ombre d’homme… Il a été trouvé pendu, ce soir, dans le troisième dessous, entre une ferme et un décor du Roi de Lahore. »


Les deux directeurs, ou plutôt ex-directeurs, se levèrent aussitôt, en fixant étrangement leur interlocuteur. Ils étaient agités plus que de raison, c’est-à-dire plus qu’on a raison de l’être par l’annonce de la pendaison d’un chef machiniste. Ils se regardèrent tous deux. Ils étaient devenus plus pâles que la nappe. Enfin, Debienne fit signe à MM. Richard et Moncharmin : Poligny prononça quelques paroles d’excuse à l’adresse des convives, et tous quatre passèrent dans le bureau directorial. Je laisse la parole à M. Moncharmin.

« MM. Debienne et Poligny semblaient de plus en plus agités, raconte-t-il dans ses mémoires, et il nous parut qu’ils avaient quelque chose à nous dire qui les embarrassait fort. D’abord, ils nous demandèrent si nous connaissions l’individu, assis au bout de la table, qui leur avait appris la mort de Joseph Buquet, et, sur notre réponse négative, ils se montrèrent encore plus troublés. Ils nous prirent les passe-partout des mains, les considérèrent un instant, hochèrent la tête, puis nous donnèrent le conseil de faire faire de nouvelles serrures, dans le plus grand secret, pour les appartements, cabinets et objets dont nous pouvions désirer la fermeture hermétique. Ils étaient si drôles en disant cela, que nous nous prîmes à rire en leur demandant s’il y avait des voleurs à l’Opéra ? Ils nous répondirent qu’il y avait quelque chose de pire qui était le fantôme. Nous recommençâmes à rire, persuadés qu’ils se livraient à quelque plaisanterie qui devait être comme le couronnement de cette petite fête intime. Et puis, sur leur prière, nous reprîmes notre « sérieux », décidés à entrer, pour leur faire plaisir, dans cette sorte de jeu. Ils nous dirent que jamais ils ne nous auraient parlé du fantôme, s’ils n’avaient reçu l’ordre formel du fantôme lui-même de nous engager à nous montrer aimables avec celui-ci et à lui accorder tout ce qu’il nous demanderait. Cependant, trop heureux de quitter un domaine où régnait en maîtresse cette ombre tyrannique et d’en être débarrassés du coup, ils avaient hésité jusqu’au dernier moment à nous faire part d’une aussi curieuse aventure à laquelle certainement nos esprits sceptiques n’étaient point préparés, quand l’annonce de la mort de Joseph Buquet leur avait brutalement rappelé que, chaque fois qu’ils n’avaient point obéi aux désirs du fantôme, quelque événement fantasque ou funeste avait vite fait de les ramener au sentiment de leur dépendance. »

Pendant ces discours inattendus prononcés sur le ton de la confidence la plus secrète et la plus importante, je regardais Richard. Richard, au temps qu’il était étudiant, avait eu une réputation de farceur, c’est-à-dire qu’il n’ignorait aucune des mille et une manières que l’on a de se moquer les uns des autres, et les concierges du boulevard Saint-Michel en ont su quelque chose. Aussi semblait-il goûter fort le plat qu’on lui servait à son tour. Il n’en perdait pas une bouchée, bien que le condiment fût un peu macabre à cause de la mort de Buquet. Il hochait la tête avec tristesse, et sa mine, au fur et à mesure que les autres parlaient, devenait lamentable comme celle d’un homme qui regrettait amèrement cette affaire de l’Opéra maintenant qu’il apprenait qu’il y avait un fantôme dedans. Je ne pouvais faire mieux que de copier servilement cette attitude désespérée. Cependant, malgré tous nos efforts, nous ne pûmes, à la fin, nous empêcher de « pouffer » à la barbe de MM. Debienne et Poligny qui, nous voyant passer sans transition de l’état d’esprit le plus sombre à la gaieté la plus insolente, firent comme s’ils croyaient que nous étions devenus fous.

La farce se prolongeant un peu trop, Richard demanda, moitié figue moitié raisin : « Mais enfin qu’est-ce qu’il veut ce fantôme-là ? »

M. Poligny se dirigea vers son bureau et en revint avec une copie du cahier des charges.

Le cahier des charges commence par ces mots : « La direction de l’Opéra sera tenue de donner aux représentations de l’Académie nationale de musique la splendeur qui convient à la première scène lyrique française », et se termine par l’article 98 ainsi conçu :

« Le présent privilège pourra être retiré :

1° Si le directeur contrevient aux dispositions stipulées dans le cahier des charges. »

Suivent ces dispositions.

Cette copie, dit M. Moncharmin, était à l’encre noire et entièrement conforme à celle que nous possédions.

Cependant nous vîmes que le cahier des charges que nous soumettait M. Poligny comportait in fine un alinéa, écrit à l’encre rouge, — écriture bizarre et tourmentée, comme si elle eût été tracée à coups de bout d’allumettes, écriture d’enfant qui n’aurait pas cessé de faire des bâtons et qui ne saurait pas encore relier ses lettres. Et cet alinéa qui allongeait si étrangement l’article 98, — disait textuellement :

Si le directeur retarde de plus de quinze jours la mensualité qu’il doit au fantôme de l’Opéra, mensualité fixée jusqu’à nouvel ordre à 20 000 francs240 000 francs par an.

M. de Poligny, d’un doigt hésitant, nous montrait cette clause suprême, à laquelle nous ne nous attendions certainement pas.

« C’est tout ? Il ne veut pas autre chose ? demanda Richard avec le plus grand sang-froid.

— Si, répliqua Poligny. »

Et il feuilleta encore le cahier des charges et lut :

« Art. 63. — La grande avant-scène de droite des premières n° i, sera réservée à toutes les représentations pour le chef de l’État.

La baignoire n° 20, le lundi, et la première loge n° 30, les mercredis et vendredis, seront mises à la disposition du ministre.

La deuxième loge n° 27 sera réservée chaque jour pour l’usage des préfets de la Seine et de police. »

Et encore, en fin de cet article, M. Poligny nous montra une ligne à l’encre rouge qui y avait été ajoutée.

La première loge n° 5 sera mise à toutes les représentations à la disposition du fantôme de l’Opéra.

Sur ce dernier coup, nous ne pûmes que nous lever et serrer chaleureusement les mains de nos deux prédécesseurs en les félicitant d’avoir imaginé cette charmante plaisanterie, qui prouvait que la vieille gaieté française ne perdait jamais ses droits. Richard crut même devoir ajouter qu’il comprenait maintenant pourquoi MM. Debienne et Poligny quittaient la direction de l’Académie nationale de musique. Les affaires n’étaient plus possibles avec un fantôme aussi exigeant.

« Évidemment, répliqua sans sourciller M. Poligny : 240 000 francs ne se trouvent pas sous le fer d’un cheval. Et avez-vous compté ce que peut nous coûter la non-location de la première loge n° 5 réservée au fantôme à toutes les représentations ? Sans compter que nous avons été obligés d’en rembourser l’abonnement, c’est effrayant ! Vraiment, nous ne travaillons pas pour entretenir des fantômes !… Nous préférons nous en aller !

— Oui, répéta M. Debienne, nous préférons nous en aller ! Allons-nous-en ! »

Et il se leva.

Richard dit :

« Mais enfin, il me semble que vous êtes bien bons avec ce fantôme. Si j’avais un fantôme aussi gênant que ça, je n’hésiterais pas à le faire arrêter…

— Mais où ? Mais comment ? s’écrièrent-ils en chœur ; nous ne l’avons jamais vu !

— Mais quand il vient dans sa loge ?

Nous ne l’avons jamais vu dans sa loge.

Alors, louez-la.

— Louer la loge du fantôme de l’Opéra ! Eh bien ! messieurs, essayez ! »

Sur quoi, nous sortîmes tous quatre du cabinet directorial. Richard et moi nous n’avions jamais « tant ri ».