Le Duel et la mort de Pouchkine

Le duel et la mort de Pouchkine
Hélène Iswolsky

Revue des Deux Mondes tome 56, 1920


LE DUEL ET LA MORT DE POUCHKINE

Les grands poètes ont parfois un mystérieux don de lucidité prophétique, un pouvoir visionnaire qui projette dans leurs esprits et dans leurs œuvres des images très nettes d’un avenir lointain. C’est ainsi que nous trouvons dans le poème de Pouchkine Eugène Onéguine le tableau du fatal duel que l’auteur avait pressenti et qui devait, onze ans plus tard, l’arracher à la vie, en pleine gloire littéraire.

La scène de la mort du jeune poète Lensky est par elle-même un pur chef-d’œuvre ; mais ce sixième chapitre d’Onéguine devient encore plus saisissant, quand on le compare aux récits que les quelques témoins de la mort tragique de Pouchkine nous ont laissés. Nous y reconnaissons le même ciel maussade, ciel de janvier lourd de neige et de mélancolie ; et, dans cette lumière blanche et opaque, voici les deux adversaires qui marchent l’un contre l’autre, deux hommes animés d’une haine invincible que rien ne saurait apaiser. Et même les causes de cette haine ne sont-elles pas identiques ? C’est la folle coquetterie d’Olga, c’est l’imprudence d’Onéguine, c’est la jalousie et l’orgueil meurtri du poète qui ont amené ces amis d’hier sur le terrain. Et Olga, la délicieuse fiancée, à la fois naïve et frivole, n’est-elle pas la sœur cadette et si ressemblante de Nathalie Pouchkine ?

La réalité vint confirmer mot à mot les poétiques rêveries de l’auteur d’Onéguine.

Comme dans un songe terrible, insensé,
Ils préparent la mort dans le calme et le silence.
Ne vont-ils pas s’interrompre en riant avant d’ensanglanter leurs mains ?
Ne vont-ils pas se séparer amicalement ?
Mais la haine mondaine a une peur farouche de la fausse honte.

Mais s’il existe des analogies marquées et bien connues entre Pouchkine et Lensky, ce dernier n’est qu’un reflet partiel et très sommaire de l’âme du poète. En effet, Pouchkine avait cherché à représenter dans son personnage favori tout ce qu’il y avait en lui-même de jeune et d’ardemment poétique ; c’était, pour ainsi dire, son portrait romantique, lumineux et transcendant.

Mais il y eut aussi un autre Pouchkine, celui des dernières années, un Pouchkine sombre et triste, déchiré par la vie. Bien avant de recevoir la blessure qui devait l’emporter, il avait été meurtri, frappé mortellement au point le plus sensible de sa libre conscience de poète ; le drame intime de Pouchkine, et c’est ici qu’il s’éloigne de Lensky, ne fut pas essentiellement un drame d’amour ; le mal était plus grave et plus cruel et se rattachait à toutes les fibres de son âme. Son génie, sa fière indépendance, étaient touchés autant et plus peut-être que son cœur. Cette histoire complexe et douloureuse des dernières années du grand poète ne fut jamais complètement déchiffrée ; ses biographes récents s’y sont attachés avec un intérêt croissant. M. Stchegoleff, qui a consacré à Pouchkine plusieurs volumes d’une grande probité historique et de la plus haute valeur, a étudié minutieusement les faits et les documents se rattachant à cette époque. Il a eu, notamment, le privilège de puiser dans les archives d’un Français, le très distingué conservateur du Musée des Arts décoratifs de Paris ; M. Louis Metmann est en effet l’arrière-petit-fils du gentilhomme alsacien, le baron Georges d’Anthès Heckeren, dont la main porta le coup meurtrier à Alexandre Pouchkine.

Les ouvrages de M. Slchegoleff, dont il faut surtout citer le Duel et la Mort de Pouchkine, ont été pour nous de précieuses sources d’information et nous devons à son labeur la plus vive reconnaissance. Grâce à lui, les personnages et les événements de ce drame s’éclairent de leur vrai jour et prennent une signification nette, nouvelle, certaine, et par-là même, plus aisément déchiffrable.


Pour bien comprendre les motifs du duel de Pouchkine, il est indispensable de remonter à l’époque de son mariage. La famille de Pouchkine appartenait à cette noblesse de vieille souche qui fut si intelligente et si courageuse aux heures de tourmente, et si riche en caractères remarquables, éclairés et souvent géniaux, et qui formait le meilleur élément de l’aristocratie russe.

Son père avait épousé la petite-fille d’un célèbre favori de Pierre le Grand, l’Africain Annibal, prince abyssinien amené à la Cour de Russie, et qui fut le personnage le plus étrangement romanesque de l’épopée du grand Tzar, lie sang africain se révélait dans les traits de Pouchkine : il avait le teint sombre et mal ; ses yeux où brillait la flamme des pays torrides, ses cheveux crépus, ses lèvres épaisses et passionnées semblaient en contradiction avec son nom et ses allures de gentilhomme russe. Il est singulier que ce petit-fils d’Annibal ait été le premier à découvrir le génie de la langue russe et à créer une littérature foncièrement nationale.

Au moment de son mariage, Pouchkine jouissait déjà de toute sa gloire poétique. Il avait terminé Onéguine et Boris Godoanoff. Il était l’auteur renommé de tous ces délicieux poèmes que la Russie lettrée avait accueillis avec enthousiasme, mais dont l’esprit libéral lui avait valu la méfiance des milieux officiels. Bien plus encore, il était le chef reconnu de la jeune école poétique ; son vigoureux génie avait ranimé, pétri, recréé la langue russe, jusqu’alors lourde et incolore ; il avait ramené la poésie d’un pseudo-classicisme périmé à des formes à la fois plus claires et plus légères. Pour la première fois, un poète russe parlait un langage intime et vivant, et, laissant de côté la tradition mythologique léguée par Derjavine, célébrait la vie quotidienne, la vie nationale, chère et compréhensible à tous.

Cette création d’une langue et d’un art avait révolutionné la littérature ; Pouchkine avait attiré par son génie d’autres talents remarquables : Kryloff (cet autre La Fontaine), Joukowsky, Gogol. Cette belle floraison fut justement appréciée par le pays tout entier et Pouchkine se sentait fort de la confiance et de la faveur du grand public. Mais il eut aussi des ennemis, et de très puissants. La bureaucratie, la censure, cette seconde police de l’Empire, lui furent des plus hostiles. Mais surtout il eut contre lui l’homme le plus redouté et le plus inflexible de son époque : l’empereur Nicolas Ier. Déjà, lors du règne d’Alexandre Ier, Pouchkine s’était rendu suspect aux yeux du gouvernement par un poème révolutionnaire, la Liberté, écrit en 1820. Il le paya durement par plusieurs années d’exil, d’abord en Crimée, puis à Michailowskoïe, son domaine du gouvernement de Pskoff. Enfin gracié par l’intervention de son ami, le poète Joukowsky, il en était revenu sinon converti, tout au moins plus sage et plus prudent. Mais Nicolas Ier qui montait sur le trône en 1825, héritait de la méfiance et de l’inquiétude de son père à l’égard de tout ce qui lui semblait menacer le régime monarchique. Pouchkine restait donc à ses yeux un homme dangereux dont il fallait à tout prix maîtriser la verve audacieuse. Cependant malgré ses premières années de jeunesse compromettante, il serait faux d’attribuer à Pouchkine une action politique déterminée. Il n’avait en ce temps de trouble et d’obscure révolte, appartenu à aucune association révolutionnaire. Au moment de l’émeute de décembre 1825, retenu par son exil dans le village de Michailowskoïe, il n’avait pu jouer un rôle actif, tout en étant, il est vrai, nettement favorable au mouvement ; au cours des enquêtes sur l’affaire de Décembre, on ne découvrit aucune preuve de sa complicité politique. Et tout de même, Pouchkine demeurait suspect : Pourquoi ?

Nous en trouvons l’explication dans une lettre que Joukowsky lui adressait, à Michailowskoïe, en 1826 : « Tu n’es mêlé à aucune affaire, cela est vrai, mais on a trouvé tes poèmes dans les papiers de tous ceux qui ont agi ; c’est un mauvais moyen de rester en bons termes avec le gouvernement. » Ainsi, pour ne jamais avoir déserté le terrain littéraire et s’être tenu à l’écart de la politique proprement dite, Pouchkine n’en était pas moins un homme dangereux. Il l’était peut-être plus que ceux que l’on avait emprisonnés et envoyés en Sibérie, car son influence était occulte, impalpable et fuyante. S’il n’existait aucune preuve tangible de sa culpabilité, son nom se rattachait cependant indiscutablement au parti libéral et, par-là même, au parti révolutionnaire. Ses poèmes séditieux, souvent mordants et satiriques, passaient sous forme de manuscrits de mains en mains, beaucoup d’inculpés politiques, parmi lesquels se comptaient les plus grands noms de la Russie, avouaient aux juges avoir été fortement influencés par les œuvres de Pouchkine. Nicolas Ier s’en souvint toute sa vie. Il ne cessa d’exercer une surveillance étroite sur le poète et sur ses œuvres. Trop intelligent pour ne point reconnaître la valeur réelle de Pouchkine, il y mit assez de formes pour ne point frapper le s poète, tout en se méfiant de l’homme. Il ne l’exila point comme avait fait son père ; au contraire, il exigea sa présence constante dans la capitale d’où Pouchkine ne put que rarement s’échapper. De cette manière, aucun de ses faits et gestes ne restait inconnu à la police. D’autre part, l’Empereur le délivra dès 1826 du joug officiel de la censure et se constitua son seul et unique censeur. Cette décision, qui avait les apparences d’une grâce » exceptionnelle, n’était, au fond, qu’un suprême moyen de contrôle.

La sollicitude impériale pesa lourdement sur le travail de Pouchkine. La censure ordinaire, malgré tous ses défauts, possédait au moins le mérite d’une prompte exécution, et Pouchkine s’était souvent plu à la combattre et à la railler ouvertement. A présent, pour le moindre sonnet qu’il voulait imprimer, il fallait attendre indéfiniment que l’œil du monarque daignât se tourner vers lui ; attendre et ne rien dire. Nombreux sont les passages de la correspondance du poète adressés à des personnes de l’entourage de l’Empereur, où, à travers un style officiel et correct, perce une sourde et douloureuse impatience.

Ainsi, sous les dehors d’une parfaite cordialité, il n’y eut jamais de compréhension ni d’attachement vrai entre le monarque et le grand homme. Officiellement, Nicolas Ier était son auguste et généreux protecteur, et Pouchkine ne cessera de le répéter avec reconnaissance à travers ses lettres. Mais en fait, cette grâce et ces bienfaits impériaux le privaient de toute initiative nécessaire au déploiement d’un génie qui touchait à sa maturité. Nous verrons plus tard Pouchkine devenir peu à peu le prisonnier d’un compromis sans issue. Sa destinée devait en garder une ineffaçable empreinte.

Telle était la situation de Pouchkine à l’époque de son mariage, qui fut célébré à Moscou le 18 février 1831. Il avait trente-deux ans. Sa fiancée, Nathalie Nicolaievna Goncharowa, en avait dix-huit. Très épris de cette belle et jeune personne, Pouchkine ne restait pas moins sceptique au sujet de son bonheur. Ses fiançailles furent longues et pénibles et la famille Goncharoff ne témoignait que peu d’empressement pour le projet de cette union. Mme Goncharowa, mère, occupée surtout de la dot de sa fille, cherchait sans cesse querelle à son futur gendre. Quant à la jeune fille, elle se montrait aussi passive, aussi indifférente que Pouchkine était ardent et impatient.

« Quel cœur doit-elle donc avoir ? s’écriait Pouchkine ; il est armé d’une écorce plus dure que celle du chêne. » Jamais, dès ses premières rencontres avec Nathalie, Pouchkine ne se sentit aimé ou même apprécié par cette énigmatique et froide fiancée qui, en réponse à ses plus tendres épîtres, lui écrivait des lettres « grandes comme une carte de visite. »

La correspondance du poète, entre 1830 et 1831, est pleine de doutes et de mélancoliques prévisions. Voici des extraits d’une lettre adressée à Mme Goncharowa, lettre à la fois si humble et si candide et où l’on hésite à reconnaître la plume de celui qui fut l’esprit le plus mordant et le plus railleur de son époque.

«… Lorsque je la vis pour la première fois, sa beauté venait d’être à peine aperçue dans le monde ; je l’aimai, la tête me tourna, je la demandai. Votre réponse, toute vague qu’elle était, me donna un moment de délire ; je partis la même nuit pour l’armée…

« Que de tourments m’attendaient à mon retour ! Votre silence, votre air froid, l’accueil de Mlle N… si léger, si inattentif ! Je n’eus pas le courage de m’expliquer. J’allais à Pétersbourg, la mort dans l’âme. Je sentais que j’avais joué un rôle bien ridicule ; j’avais été timide pour la première fois de ma vie, et ce n’est pas la timidité qui dans un homme de mon âge puisse plaire à une jeune personne de l’âge de mademoiselle votre fille.

« L’habitude et une longue intimité pourraient seules me faire gagner l’affection de mademoiselle votre fille. Je puis espérer me l’attacher à la longue, mais je n’ai rien pour lui plaire. Si elle consent à me donner sa main, je n’y verrai que la tranquille preuve de l’indifférence de son cœur. Mais, entourée d’admiration, d’hommages, de séductions, cette tranquillité durera-t-elle ? On lui dira qu’un malheureux sort l’a seul empêchée de former d’autres liens plus égaux, plus brillants, plus dignes d’elle. Peut-être ces propos seront-ils sincères ; mais à coup sûr, elle les croira tels. N’aura-t-elle pas de regrets ? Ne me regardera-t-elle pas comme un ravisseur frauduleux ? Ne me prendra-t-elle pas en aversion ? Dieu m’est témoin que je suis prêt à mourir pour elle, mais devoir mourir pour la laisser veuve brillante et libre de choisir demain un nouveau mari, cette idée, — c’est l’enfer.

« Parlons de sa fortune. J’en fais peu de cas ; la mienne m’a suffi jusqu’à présent Me suffira-t-elle marié ? Je ne souffrirai pour rien au monde que ma femme connût des privations, qu’elle ne fût pas là où elle est appelée à briller, à s’amuser. Elle a le droit de l’exiger. Pour la satisfaire, je suis prêt à lui sacrifier tous les goûts, toutes les passions de ma vie, une existence toute libre et toute aventureuse. Toutefois ne murmurera-t-elle pas si sa position dans le monde ne sera pas si brillante qu’elle le mérite et que je l’aurais désiré ? »

Cette lettre écrite en français, en ce français un peu spécial dont se servaient les Russes de 1830, reflète un état d’âme tourmenté et pessimiste. Préoccupations amoureuses, soucis matériels, tout y est. Ajoutez à cela qu’à la cour de Nicolas Ier il ne suffisait pas d’être célèbre, il fallait, pour être bien vu : avoir une situation fixe dans l’aristocratie et dans l’armée. Pouchkine, homme de lettres et quelque peu frondeur, ne possédait aucun titre à la bienveillance de la famille Goncharoff, immuablement ancrée dans la routine. Quant à sa fortune personnelle, elle fut jusqu’à sa mort des plus médiocres et ne suffisait nullement aux dépenses exigées par une vie mondaine ; avec une femme jolie et coquette, ce n’était pas là le moindre souci.

Ainsi le prologue de son mariage ne présageait aucun bonheur dans l’avenir, et les appréhensions de Pouchkine ne tardèrent pas à se réaliser.

Impatient de se soustraire à la mauvaise humeur de Mme Goncharowa, le jeune couple alla se fixer à Tzarskoie Sélo, ce Versailles russe dont le nom a été rendu familier par les chroniques de la Révolution récente et où s’écoulèrent, si tragiquement, les derniers jours de liberté de Nicolas II. C’était, au XIXe siècle, une paisible et douce villégiature, pleine de poésie, aux admirables palais, aux vastes parcs qui portaient la noble empreinte d’une grande époque historique. A Pouchkine qui y fut élevé, elle rappelait les plus heureuses années de sa jeunesse.

Les premiers mois qui s’écoulèrent dans ce gracieux décor furent pleins d’heureuse quiétude. Le choléra ayant éclaté à Pétersbourg, Pouchkine se trouva éloigné de la capitale et vécut dans une solitude qui était de son goût, entre sa femme et quelques rares amis. Il s’était remis au travail ; pour vivre, il fallait écrire, écrire beaucoup ; hanté par cette préoccupation, il rêvait à de grands projets littéraires, mais cherchant à atteindre le plus rapidement possible un but pratique, il songeait à sacrifier la poésie et à entreprendre la publication d’une revue. Cette vie qui promettait d’être tranquille et laborieuse devait s’interrompre. La petite ville de Tsarskoie se réveillait subitement, devenait animée et vivante. Nicolas Ier, fuyant la terrible épidémie, venait s’y installer avec sa suite. Cet événement eut une grande influence sur l’avenir du jeune couple. Pouchkine revit l’Empereur et se retrouva dans la brillante atmosphère de la Cour ; il revit aussi un très ancien et fidèle ami, le poète Joukowsky, précepteur du jeune grand-duc héritier. Le nom de Joukowsky figure à chaque page de la biographie de Pouchkine. Plus âgé que celui-ci, il fut d’abord son maître et ensuite son admirateur le plus fervent et le plus désintéressé. C’était un homme supérieur tant au point de vue moral qu’intellectuel. Ami intime de la famille impériale, il lui témoignait un dévouement qui allait jusqu’au culte. Cet être loyal et bon voyait en Nicolas Ier un souverain idéal, juste, bon et généreux. Son loyalisme, d’un si noble sentiment, lui valut l’amitié et la confiance illimitée de l’Empereur. Mais Joukowsky, tout en faisant partie de la Cour, demeurait bien au-dessus de son niveau, gardait son indépendance et n’oubliait point ses anciens amis. De ceux-ci, Pouchkine lui était le plus cher et il souffrait du désaccord qui existait entre le monarque et le poète. Il avait cherché à l’aplanir en révélant au souverain la haute valeur de Pouchkine et s’efforçait, d’autre part, à maîtriser la verve du poète.

Lors de l’exil de Michailowsky, Joukowsky lui écrivait : « Je déteste tout ce que tu as écrit de révoltant pour l’ordre et la vertu. Nos jeunes gens ont goûté l’indiscipline de tes vers, revêtue de la grâce de la poésie. Tu as déjà répandu un mal inguérissable. Cela devrait te faire trembler. Le talent n’est rien, il faut avant tout la grandeur morale. Ne demande point à rentrer à Pétersbourg. Il serait plus sage de rester à la campagne et d’écrire, mais d’écrire pour la gloire. Travaille à Godounoff ou à des œuvres semblables, elles t’ouvriront les portes de la liberté. »

A tant de loyale sympathie il se mêlait, il faut le reconnaître, beaucoup de candeur. Tout en appréciant avec un merveilleux instinct le génie de Pouchkine, Joukowsky commettait une grave erreur psychologique en voulant soumettre ce génie à une tutelle si affectueuse qu’elle fût.

En examinant de plus près les effets de l’influence de Joukowsky sur la destinée du poète, on en vient à se demander si cette amitié si généreuse et si secourable en elle-même ne Ut pas plus de mal que de bien, et si Joukowsky n’a point contribué à placer Pouchkine dans la situation pénible d’où il ne devait plus sortir jusqu’au jour de sa mort. Il semble, en effet, cruel que la fatalité ait fait de son plus grand et loyal ami, l’instrument de ses souffrances et de sa perte.

Lorsque Joukowsky revit Pouchkine marié, il aperçut tout de suite le gros nuage de soucis qui pesait sur le jeune ménage. Dès ce moment, le plan de rapprochement entre le monarque et le poète national mûrit définitivement dans son esprit. Grâce aux soins de Joukowsky, Nicolas Ier témoigna un véritable intérêt aux nouveaux mariés. Il les reçut à la Cour où la beauté éclatante de la jeune femme fit sensation. On ne parla plus que d’elle à Tzarskoie Sélo. D’autre part, l’Empereur s’entretint gracieusement avec Pouchkine et lui fit ainsi sentir que l’ancienne disgrâce était oubliée. Pouchkine, à son tour, sentant toute la nécessité de ce rapprochement, y fut extrêmement sensible. Bientôt ses relations avec la Cour prirent le caractère d’une mutuelle cordialité. Mme Pouchkine, très admirée, très fêtée, y contribuait de son mieux. Quant à son mari, les longues et fréquentes conversations avec. Joukowsky le familiarisèrent avec les vues politiques de celui-ci et lui firent subir leur influence[1].


À cette même époque débarquait à Pétersbourg un jeune et brillant étranger, le baron George d’Anthès. Gentilhomme de souche alsacienne, il venait chercher fortune en Russie, sous les auspices de son protecteur, le baron de Heeckeren, ministre des Pays-Bas. Le vieux diplomate avait, au cours d’un voyage, rencontré d’Anthès dans une auberge allemande, pauvre, solitaire, et grelottant de fièvre. Il avait appris son histoire : élève de Saint-Cyr, d’Anthès avait, ainsi que beaucoup d’autres jeunes officiers, combattu pour Charles X, sur la place Louis XV, lors de la révolution de Juillet. Il était ensuite passé en Vendée, où il avait soutenu la cause de la duchesse de Berry. Ses convictions légitimistes et la situation précaire où il s’était trouvé, l’avaient forcé d’émigrer à l’étranger.

En Allemagne, il avait su s’attirer la bienveillance du prince Guillaume de Prusse qui lui conseilla d’aller prendre du service à la Cour de Russie et lui donna une lettre de recommandation pour l’Empereur. Muni de ce précieux passeport, d’Anthès s’était mis en route, lorsqu’une maladie le retint dans l’auberge où le baron de Heeckeren, également en route pour la Russie, s’était arrêté. Le diplomate s’intéressa à ce beau jeune homme et lui témoigna, dès lors, une sollicitude paternelle. Plus tard, il devait se l’attacher par une amitié constante, et, en 1836, il l’adoptait officiellement en lui léguant sa fortune et son nom. C’est en compagnie de ce futur père adoptif que d’Anthès arrivait en Russie.

La lettre du prince Guillaume, et surtout, peut-être, les opinions légitimistes de d’Anthès lui ouvrirent tout de suite l’accès de la carrière militaire. Il se présenta au régiment des chevaliers-gardes et y fut accepté dès 1834.

Esprit prompt et brillant, excellent camarade, il réussit à se rendre extrêmement populaire au régiment. DJ plus, le fait même d’appartenir à ce corps d’élile, dont il portait si bien l’élégante tenue, lui ouvrit les portes des grands salons de Pétersbourg. Il devint bientôt le plus apprécié des jeunes gens à la mode et se lança dans les bals et les réceptions dont le luxe et l’entrain incomparables faisaient l’attrait de la « saison. »

C’est à ces bals que nous retrouvons aussi Mme Pouchkine, très admirée, très fêlée, tandis que son mari se sent mal à son aise dans ce tourbillon mondain, dont il n’a ni le goût ni l’habitude. Son corps trapu, sa tête de Maure, irrégulière et farouche, ses cheveux crépus forment avec la gracieuse silhouette et l’angélique visage de sa femme un contraste qui n’est point à l’avantage du poète, si bien qu’on les compare à Vénus et Vulcain.

Voici le portrait de Mme Pouchkine, tracé par un contemporain enthousiaste, le comte Sollogoub : « J’ai vu bien des jolies femmes dont le charme fut plus grand peut-être que celui de Mme Pouchkine ; mais je n’en vis aucune qui eût ce visage d’un classique achevé, parfait. Elle est grande, sa taille est fabuleusement mince. Sa petite tête, son cou gracieux ressemblent à un lys qui se balancerait sur sa tige ; je ne vis jamais profil plus beau et plus régulier. Elle est de tenue froide, toujours réservée. Oui, c’est une vraie beauté, et toutes les femmes s’effacent lorsqu’elle parait. J’en fus amoureux dès notre première rencontre. » Et Sollogoub ajoute qu’il n’était pas le seul et qu’il n’y avait pas un jeune homme à Pétersbourg qui ne soupirât secrètement après elle. Dure épreuve pour la sensibilité de Pouchkine toujours en éveil. Sollogoub lui-même n’échappa point à sa jalousie et faillit se battre en duel avec lui. Mais devait bientôt apparaître un rival bien plus dangereux. En effet, George d’Anthès entrait en scène.

Nous avons vu plus haut les heureux débuts du jeune homme à Pétersbourg. Il était à présent de toutes les fêtes mondaines, et ses fréquentes rencontres avec Nathalie Pouchkine le troublèrent profondément.

La cour de George d’Anthès fut-elle encouragée ? Sollogoub nous montre une Nathalie froide et réservée, et il semble, en effet, que, dans ce drame, elle ne devait jouer qu’un rôle banal et effacé. Point d’entraînement, point de grande passion, une simple intrigue mondaine, dont la société suivait les péripéties avec une curiosité plus ou moins bienveillante. Aux allusions, aux réflexions ironiques, Mme Pouchkine répondra par son froid sourire d’énigmatique poupée. Elle dira que d’Anthès a de l’esprit et qu’il la distrait. Certes d’Anthès était assez beau, assez gai et divertissant, pour qu’elle se plût en sa compagnie. Tout semble, d’ailleurs, favoriser leurs rencontres. Les cotillons, les fêtes joyeuses qui se prolongeaient jusqu’au matin, les soirées intimes les réunissaient sans cesse. Des amis obligeants, tels que Mme Poletika, les invitaient ensemble, sans se soucier d’un inévitable scandale. La sœur de Mme Pouchkine, Catherine Goncharowa, elle-même éprise de la beauté de d’Anthès, jouait dans cette intrigue le rôle de confidente muette et exaltée. Atmosphère lourde d’orage, dont seuls les amis de Pouchkine devinaient le danger.

Quelques amis intimes s’étaient adressés au ministre de la Cour, comte Adlerberg, homme puissant dans les sphères de la police, en le priant d’intervenir auprès du grand-duc Michel, chef suprême de la garde impériale. Ils espéraient obtenir de lui le renvoi de d’Anthès dans un régiment du Caucase. Ces tentatives restèrent vaines. D’Anthès, bien établi dans le monde de Pétersbourg, protégé par les grandes dames, soutenu par la Cour elle-même, ne songeait point à s’éloigner. Cette inquiétude des amis de Pouchkine, dès l’hiver 1836, indique la grave tournure qu’avaient prise les événements. Les amours de d’Anthès, qu’il ne cherchait point à dissimuler, étaient devenues un absorbant sujet de conversation et prêtaient aux commérages de toute la ville. Une amie de Pouchkine, arrivée récemment à Pétersbourg, avouait que la gloire du poète était éclipsée par les succès de sa femme et que l’on se souvenait de Pouchkine en province bien plus que dans la capitale.

Au début de cette affaire, Pouchkine lui-même avait observé une attitude extrêmement calme et même passive. C’est à peine s’il interrogeait sa femme, lui conservant malgré tout sa confiance, persuadé qu’à la première explication elle lui dirait toute sa pensée. S’il souffrait à cette époque, ce n’était pas encore de jalousie, mais d’un ensemble de circonstances pénibles et mesquines qui le réduisait au triste rôle de fantoche mondain. Et dans l’agitation de cette vie creuse et fatigante, il restait seul et muet, plaint par les uns, ridiculisé par les autres, avec une grande mélancolie au fond de sa pensée.


On se demande combien cette attitude distante de Pouchkine aurait encore duré si un événement d’ordre extérieur n’eût point déclenché son exaspération.

Un jour Pouchkine trouva dans son courrier une lettre anonyme. Cet ignoble papier distribué, à la même heure, parmi nombre de ses amis, avait fait le tour de la ville. Qui en était l’auteur ? Cette question ne fut jamais élucidée et demeure un mystère jusqu’à nos jours. Mais Pouchkine, dans sa colère, avait éprouvé la conviction certaine que l’insulte émanait des Heeckeren, père ou fils, peu importe. En eux, il vit les coupables, les deux êtres responsables de l’outrage qu’il avait reçu en plein cœur. Sa nature ardente se révéla prompte à agir ; il envoya sur l’heure à George d’Anthès une provocation laconique, sans motif précis, mais très nette. Le hasard voulut que d’Anthès, retenu ce jour-là par son service, ne reçût point directement le défi et que son père adoptif l’apprit avant lui.

L’affolement du vieux baron fut extrême ; il courut chez Pouchkine et ne sortit point de chez celui-ci avant d’avoir obtenu, au prix de larmes et de supplications, un délai de quinze jours. En même temps, Joukowsky, averti de l’affaire et en proie à la plus violente émotion, employait tous ses efforts pour aplanir la néfaste querelle. Il se rendit directement chez le baron de Heeekeren où une nouvelle surprise l’attendait. Le diplomate lui déclara que la plus malheureuse des méprises avait été cause de ce duel. Son fils aimait en effet, mais cette femme adorée n’était autre que la sœur de Nathalie Pouchkine, Catherine Goncharowa. George d’Anthès était à la veille d’annoncer ses fiançailles avec elle. Coup de théâtre. Pouchkine, mis au courant du mariage de sa belle-sœur, ne chercha point à dissimuler son ironie ; cependant, bon gré mal gré, il se vit forcé de retirer sa provocation. Mais les difficultés étaient encore loin de prendre fin.

D’Anthès, soucieux de son honneur, ne pouvait, en effet, accepter de plein cœur une solution aussi équivoque, et l’intrigue de son père adoptif devait répugner à son caractère énergique. Le délai de quinze jours étant expiré, il écrivit, à son adversaire en se mettant à son entière disposition. Cette lettre franchement hostile et fort insolente mit Pouchkine hors de lui. Il répondit en chargeant le comte Sollogoub de s’entendre avec le témoin de d’Anthès, le vicomte d’Archiac, secrétaire à l’ambassade de France. Le duel était imminent. « Plus il sera sanglant, s’écria Pouchkine, mieux cela vaudrai » Pendant ce temps, les personnes de son entourage, Joukowsky, Sollogoub, d’Archiac lui-même, cherchaient en vain un compromis possible. Il fallait à tout prix que Pouchkine renonçât de son plein gré à ce duel et de sorte que l’honneur de d’Anthès fût définitivement mis à l’abri. Pour cela, Pouchkine ne devait faire aucune allusion au mariage et tout ignorer de ce projet qui, autrement, serait interprété comme une preuve de lâcheté de d’Anthès. En effet, son union avec Catherine Goncharowa risquait fort de prêter à des jugements désobligeants.

Voici l’énigme qui se présentait à tous les esprits et que venait encore aggraver l’irritation intransigeante de Pouchkine.

Le même soir, les personnages de ce drame se rencontraient à une grande réception à l’ambassade d’Autriche. Catherine Goncharowa enfin récompensée de son amour, radieuse et vêtue de blanc comme une fiancée, recevait les hommages empressés de d’Anthès. Pouchkine, en les apercevant ensemble, marcha droit sur eux et défendit brutalement à sa belle-sœur de prolonger cet entretien, puis, se tournant vers d’Anthès, il lui jeta à la figure des paroles pleines de mépris. Dans cette scène violente et si rapide qu’elle resta inaperçue des autres invités, il y a quelque chose de singulièrement pathétique. Quelle haine dans ces regards et dans ces paroles étouffées ! et tout cela dans la presse d’une soirée de grand gala, au milieu d’une foule étincelante, dans le brouhaha des rires et des éclats de voix. Morne invité à cette fête joyeuse, Pouchkine est arrivé à l’extrême limite de son indignation ; elle éclate à présent avec toute la fougue de son sang africain et il nous semble assister à un épisode violent de quelque conte romantique.

Cependant ses amis firent une dernière tentative pour mettre un frein à sa colère. Le lendemain Pouchkine recevait un mot de Sollogoub le suppliant de renoncer au duel. Soit qu’il fût las, soit qu’il sentit sa haine impuissante, ce message de la onzième heure brisa sa résistance. Pouchkine écrivit à Sollogoub : « Je prie messieurs les témoins de considérer ma provocation comme non existante ; ayant appris par le bruit public (ces mots sont en français dans le texte) que monsieur d’Anthès épouse ma belle-sœur, cependant, je suis prêt à reconnaître qu’il s’est conduit, en ces circonstances, en parfait honnête homme. » Cette lettre ne répondait nullement aux exigences de d’Anthès. Sollogoub sauva la situation en annonçant la réconciliation des adversaires, sans montrer la lettre à d’Anthès et en le félicitant sur-le-champ de ses fiançailles.

Le mariage de George d’Anthès peut être différemment interprété. Les uns y voient une tentative légitime d’épargner à Mme Pouchkine un scandale que le duel devait fatalement entraîner : les autres croient y deviner l’intention d’un amoureux de se rapprocher de la femme aimée grâce à d’indissolubles liens de famille. Ces deux hypothèses se confondent et sont également admissibles, mais il serait juste d’écarter toute supposition de lâcheté dans la conduite de d’Anthès. Si coupable que fût son rôle dans l’histoire du duel de Pouchkine, il eut l’occasion de faire preuve d’autant de courage et d’impétuosité que son adversaire ; Pouchkine lui-même lui en rendit hommage en déclarant, dans sa lettre, que d’Anthès s’était conduit en parfait honnête homme. Le 3 janvier 1847, d’Anthès épousait à Pétersbourg Catherine Goncharowa et mettait ainsi fin aux pénibles incidents de novembre. Il est intéressant de noter que cette union, formée dans d’aussi singulières circonstances, fut extrêmement heureuse. Le roman de Mme Pouchkine, la mort sanglante de son mari, ne devaient point, obscurcir le bonheur de ces deux êtres qui s’étaient rencontrés en pleine tourmente.

Voilà donc la paix rétablie entre les deux adversaires. Mais de fait, cette entente n’est qu’extérieure. Tout en renonçant au duel, Pouchkine garde toute sa méfiance. Le jour des fiançailles, il s’abstient de saluer d’Anthès, refuse d’assister à son mariage, et, lorsque celui-ci vient lui faire une visite de réconciliation, il garde sa porte fermée. Il est aisé de prévoir que le moindre incident fâcheux ne tardera point à ranimer la querelle.


C’est ici que la conduite de George d’Anthès et de la jeune femme devient réellement coupable : profitant de l’intimité nouvelle avec la famille Goncharoff, d’Anthès ne tarde pas à revoir l’objet de sa passion, si bien que dans un cadre nouveau rien n’est changé à leurs anciennes relations. Elles deviennent au contraire plus suivies et plus compromettantes. Ici encore le rôle de Mme Pouchkine est difficile à définir. Est-elle victime des assiduités de d’Anthès ? Les encourage-t-elle au contraire ? Cette femme, dont la frivolité est le seul trait caractéristique, est entourée d’amis qui ont tout fait pour la préserver du scandale. Quant à son mari, si nerveux, si emporté qu’il soit à son heure, il se fait de l’innocence de la belle Nathalie un article de foi. Aussi dans les mémoires de l’époque, dans les récits des témoins, nous ne trouverons aucune parole outrageante pour Mme Pouchkine. Sa faute ne parait être qu’insouciance et légèreté, légèreté criminelle, dira-t-on avec raison. Le supplice que Pouchkine avait enduré avant le mariage de sa belle-sœur recommence ainsi, et il est d’un caractère plus humiliant encore. Pouchkine s’en rend compte à chaque moment : dans le monde, au bal, au milieu de sa propre famille, l’insulte se prolonge et se répète sans cesse ; sans cesse, il est condamné à surprendre des regards et des paroles qui le remplissent de dégoût.

Nous avons dit ailleurs que le drame de la vie de Pouchkine ne fut point essentiellement un drame d’amour. En effet, ses souffrances ne furent pas dictées par une jalousie aveugle, puisqu’il conservait encore, nous l’avons vu, assez de confiance dans sa femme pour ne point mettre sa loyauté en doute. Non, s’il s’acharnait contre son rival, c’était par orgueil, c’était par haine de ce mauvais génie qui venait troubler sa quiétude et qui lui ravissait jusqu’à l’honneur « de son nom qui, disait-il à Joukowsky, devait appartenir à toute la Russie. » D’Anthès était pour lui moins un rival qu’un intrus : c’était le symbole d’une certaine mentalité superficielle et fate, dont Pouchkine avait tant souffert depuis sa rentrée à Pétersbourg.

Et dans cette haine de plus en plus aiguë, Pouchkine joignait le nom de Heeckeren père à celui du fils ; l’étrange soupçon que l’auteur des lettres anonymes n’était autre que le vieux baron servait d’aiguillon à une animosité croissante. Dès lors, Pouchkine accusa Heeckeren des fautes les plus noires ; il se le figura stimulant la passion de George d’Anthès, lui soufflant le rôle d’amoureux, exerçant son influence sur Nathalie Pouchkine elle-même. Il lui semblait que ce diplomate hypocrite et rusé tenait entre ses doigts tous les fils de l’intrigue.

Qu’y avait-il de vrai dans les suppositions de Pouchkine ? On ne saurait le dire avec certitude. L’attitude du vieux Heeckeren reste indéchiffrable et la lumière ne s’est pas encore faite. Ceux qui le connurent de plus près à la Cour de Pétersbourg virent en lui, comme Pouchkine, un personnage ombrageux, au caractère sec et hypocrite, que seule l’affection pour son fils adoptif semblait adoucir. Cependant, sa participation aux lettres anonymes est plus que douteuse. Rien, en effet, ne saurait expliquer une manœuvre aussi maladroite ; rien n’est moins compatible avec le caractère d’un diplomate que l’atmosphère des cours et une vieille expérience du monde avaient rendu réservé et prudent. Nous l’avons dit, il est jusqu’à présent impossible d’identifier l’auteur de ces lettres ; mais il nous semble que le fait même d’un mystère aussi impénétrable indique un acte plutôt collectif que personnel et nous fait supposer (simple hypothèse) une de ces plaisanteries absurdes et cruelles auxquelles la société aime parfois à se livrer.

La place nous manque pour nous arrêter plus longuement sur les détails touffus et obscurs qui environnent le drame principal ; leur examen dépasserait le but de notre étude. Dans ces dernières scènes de la vie de Pouchkine, il importe, avant tout, de démêler les faits principaux. Nous avons vu, en effet, que depuis son mariage le poète, jadis si fier de sa liberté, s’était engagé dans une voie qui, d’étape en étape, devenait plus étroite. La position qu’il occupait à présent à la Cour et dans le monde, la perte de son indépendance, les nombreux compromis qu’il avait acceptés, tout cela créait autour de lui une atmosphère insoutenable où son génie devait fatalement manquer d’air. Sa pensée, rétrécie par une vie futile, n’apercevait plus les grands horizons d’autrefois. Des tracasseries personnelles, des animosités et des intrigues mesquines absorbaient ses instants et brisaient le libre essor de son esprit. Il y eut, jusqu’au plus secret ressort de son âme, quelque chose de vicié et d’impuissant. La date de son mariage est aussi celle qui clôt le cycle de ses chefs-d’œuvre et l’époque où il atteignit le plus haut degré de son art marqua la fin de sa carrière poétique. Est-il exact, est-il juste de rendre l’influence mondaine ou une Cour, si puissante qu’elle fût, responsable de cette fatale évolution ? Le mal n’était-il pas dans Pouchkine lui-même, dans cette faiblesse et cette résignation avec lesquelles il avait accepté sa nouvelle destinée ?

M. Maurice Baring, l’un des admirateurs les plus zélés et les plus perspicaces de l’œuvre du poète russe, nous pose cette question dans un brillant chapitre de son Russian people. Il nous fait observer que d’autres avant Pouchkine eurent à envisager et à résoudre un problème identique : l’éternel problème de tous les âges, c’est-à-dire l’incompatibilité de l’homme de génie avec son siècle. Il nous montre un Dante subissant l’amertume d’un exil impitoyable, un Byron aux prises avec une société aussi pleine de préjugés et plus féroce peut-être que celle de Pétersbourg. Ceux-là eurent bien la force d’âme nécessaire pour résister à l’assaut que leur livrait une humanité jalouse de leur indépendance. Et M. Baring réfute avec énergie la version répandue par les biographes de Pouchkine, et d’après laquelle celui-ci serait tombé victime de la société et de la politique de son époque. La condamnation prononcée par M. Baring est accablante, mais il nous est permis d’élever quelques objections contre des conclusions qui nous semblent trop définitives. Souvenons-nous d’abord que Pouchkine fut l’enfant de son siècle et en résuma autant le génie que les faiblesses. Ce fut avant tout un intuitif et un passionné et tout le distingue de la grave sérénité de Dante et de la fierté inflexible, froide, méprisante de Lord Byron. Malgré l’envergure de sa pensée poétique, il était resté très humain, trop humain, c’est-à-dire vulnérable, aussi apte à comprendre les hommes et à les aimer qu’à en souffrir. Son ascendance africaine, l’éducation un peu relâchée qu’il avait reçue, comme tous les jeunes gens nobles de son époque, l’atmosphère qui l’environnait, brillante et superficielle, corrompue par l’influence d’une Cour qui aimait l’intrigue et les courbettes, tout avait contribué à énerver sa volonté. Cela dit, nous admettrons avec M. Baring que les péripéties d’une histoire d’amour ou même des déboires d’ordre politique, ne suffisent pas à expliquer la désharmonie des dernières années de la vie de Pouchkine. Nous serons alors obligés de reconnaître que ce grand poète qui portait en lui tant de promesses d’une carrière glorieuse, n’eut pas la force ni la foi nécessaires pour secouer le poids trop lourd de soucis intimes et d’humiliations personnelles et se tourner tout entier vers son art.

Mais revenons à George d’Anthès. Trois semaines s’étaient à peine écoulées depuis son mariage que son ancien amour pour Mme Pouchkine entrait dans une phase nouvelle qui fut des plus violentes ; exaspéré de n’être que trop séparé d’elle par le réseau des convenances, voyant que la prudence dictait à la jeune femme une retenue extrême devant le monde, d’Anthès affecta, ou, qui sait ? ressentit peut-être sincèrement un grand désespoir. Pour un si beau et si habile joueur, c’était là le meilleur des atouts. Il écrivit donc à Mme Pouchkine une lettre qui était, selon le mode romantique, « un cri de désespoir du premier au dernier mot, » et où le plus pressant appel se mêlait à des menaces de suicide. Ce message de détresse réussit à éveiller l’effroi et la pitié de celle qui fut aux yeux des contemporains glaciale et intraitable.

Et voici la belle Nathalie qui accourt au rendez-vous fixé dans l’appartement de son amie, Mme Poletika ; elle s’y rencontre seule avec d’Anthès, et, pour mieux assurer le secret de leur entretien, un jeune officier monte la garde dans la rue, devant leur porte. Cet officier n’est autre que Lanskoy, qui plus tard devait épouser Mme Pouchkine en secondes noces.

Plusieurs années avant sa mort, elle devait faire le récit de cette entrevue orageuse à sa vieille bonne. « Voyez-vous, chère Constance, lui disait-elle, que d’années se sont écoulées et je ne cesse de m’imposer le plus rigoureux examen de conscience ; le seul fait dont je me sente coupable, c’est d’avoir accepté le fatal rendez-vous que mon mari paya de son sang et moi de la paix et du bonheur de toute mon existence. Dieu est témoin que notre entretien fut aussi court qu’innocent[2]. »

En effet, aux supplications, aux menaces de d’Anthès, Nathalie comprit toute la gravité de son imprudence. Prise de panique, elle chercha à fuir, appela au secours et finit par se réfugier auprès de la fille de son amie qui seule était restée dans l’appartement.

Pouchkine, cependant, apprenait cette malheureuse aventure dès le lendemain, par une nouvelle lettre anonyme. Cette découverte le bouleversa et lui fit perdre définitivement la tête. Mais ici encore, sa colère, par un étrange détour de son imagination, éclata tout d’abord contre le vieux baron de Heeckeren. C’est donc à lui que le 26 janvier 1837 il écrivit une lettre, dont le ton, haletant de mépris et de haine, dépassa toute mesure et dont l’injure féroce, irréparable, le mena aux conséquences les plus fatales. Pouchkine, fou de rage, n’eut plus qu’une idée : en finir une fois pour toutes avec ses deux adversaires. La manœuvre atteignit son but. A la réception de ce message outrageant le ministre des Pays-Bas ne put faire autrement que de charger sur l’heure son fils adoptif de venger l’insulte, que son âge avancé l’empêchait de relever personnellement.

Le lendemain, Pouchkine recevait la visite du vicomte d’Archiac et acceptait la provocation de George d’Anthès.

Depuis le moment où il avait lancé son défi, Pouchkine vécut dans l’angoisse de laisser échapper son rival pour la seconde fois. Le secret le plus absolu pouvait seul le préserver d’une nouvelle intervention de ses amis ; il ne fit part à aucun d’eux de ses projets. Seule, une femme recueillit ses confidences et lui apporta à cette heure grave le réconfort dont il avait besoin : c’était la plus jeune de ses belles-sœurs, Alexandrine Goncharowa, dont le nom est lié à celui de Pouchkine par une assez mystérieuse amitié, amitié amoureuse sans doute, dont les détails sont restés obscurs.

La difficulté de trouver un témoin ne fut résolue que le jour même du duel ; Pouchkine hésitait à faire appel à un de ses amis, craignant la colère de l’Empereur, dont la sévérité à l’égard des duels était inflexible ; il semble aussi que la décision principale de se battre ayant été prise, Pouchkine se laissa aller à l’indolence de son caractère et négligea de s’occuper des détails matériels. Son choix s’arrêta enfin sur un ancien camarade de collège très dévoué et qui se nommait Danzas ; mais avec une délicatesse qui est tout à son honneur, Pouchkine prit soin de répandre la version que les deux camarades s’étaient rencontrés par hasard, et que Danzas n’avait appris le duel que sur le terrain même.


Le 27 janvier 1837, jour du duel, Pouchkine se leva à 8 heures du matin, de fort joyeuse humeur. Joukowsky note les détails de cette matinée. « Il écrit beaucoup, jusqu’à 11 heures. A 11 heures il déjeune ; puis il se promène dans sa chambre en chantonnant. Ayant aperçu Danzas (son témoin) par la fenêtre, il court joyeusement à sa rencontre ; ils se rendent dans son cabinet de travail et s’y enferment. Au bout de quelques instants, ils envoient chercher les pistolets ; Danzas parti, Pouchkine fait sa toilette et demande des vêtements neufs ; puis il ordonne qu’on lui apporte sa pelisse et sort à pied jusqu’au fiacre. Il est une heure. »

Tel est le seul récit, bien laconique, hélas ! qui nous reste de cette mémorable matinée. Mais nous retrouvons dans le volume de la correspondance de Pouchkine un détail bien autrement significatif et émouvant : le poète avait été convié pour le jour même du duel chez une certaine Mme Ishimoff, femme de lettres distinguée dont Pouchkine avait sollicité la collaboration pour une revue littéraire ; avant de se rendre sur le terrain, dans le grand recueillement de cette matinée, il trouve en lui assez de sérénité pour adresser à Mme Ishimoff le billet suivant, dernière lettre écrite de sa main :

« Je regrette infiniment qu’il me soit aujourd’hui impossible de me rendre à votre invitation. En attendant, j’ai l’honneur de vous expédier Barry Cornwall (livre anglais dont il lui confiait la traduction) ; vous trouverez vers la fin de ce volume des passages marqués au crayon ; traduisez-les comme bon vous semble ; je vous assure que vous les traduirez on ne peut mieux. J’ai ouvert tout à l’heure vos Contes historiques et ils m’ont profondément absorbé. Voilà comment il faut écrire. »

Ainsi, à l’approche du dénouement si ardemment espéré, Pouchkine s’était retrouvé tout entier. Un calme bienfaisant s’était opéré dans le tumulte de ses pensées. Il avait joui d’une lecture paisible de quelques pages bien écrites, dont il avait tenu à complimenter l’auteur. Il pensait non à l’incertitude de l’avenir, mais aux occupations habituelles qui lui étaient chères. Il s’était levé de sa table de travail pour aller au rendez-vous suprême, en bon ouvrier soucieux de son œuvre.

C’est la dernière fois que nous apercevons Pouchkine dans la vie active et nous gardons de cette silhouette une impression de noblesse et d’énergie digne du grand nom qu’il portait.

La rencontre des deux adversaires devait avoir lieu dans les environs de Pétersbourg, dans une localité nommée la « Commendantskaya Datcha. » Au sortir de sa maison, Pouchkine avait hélé un fiacre ; chemin faisant, il recueillit dans son traîneau Danzas, son témoin. En longeant le quai de la Neva, qui était, et fut jusqu’à nos jours la promenade élégante, il croisa le traîneau de sa femme et détourna la tête craignant d’être aperçu d’elle. Une bande de camarades qui se rendaient au patinage voulut l’arrêter et lui cria de venir les rejoindre. Devant lui dans la neige molle filait sans bruit le traîneau de d’Anthès !

Arrivé sur le terrain et tandis que les témoins se livraient aux préparatifs du duel, Pouchkine resta assis, enveloppé dans sa pelisse d’ours ; il semblait absorbé et impatient de commencer ; questionné par Danzas au sujet de quelques détails, il répondit : « Ça m’est fort égal, seulement tâchez de faire tout cela plus vite. »

Au signal donné, les adversaires marchèrent l’un sur l’autre. D’Anthès tira le premier ; au même instant, Pouchkine s’affaissa et dit : « Je suis blessé. »

« Il était tombé, nous conte Danzas, sur le manteau de son rival qui servait de barrière et il resta immobile, la tête enfoncée dans la neige. Les témoins coururent vers lui et d’Anthès fit le mouvement de les suivre. Après quelques instants de silence et d’immobilité, Pouchkine soudain se redressa et dit : « Attendez, je me sens encore assez de force pour donner mon coup. » D’Anthès revint alors a sa place, se posa de côté et abrita sa poitrine de la main droite ; Pouchkine le visa lentement et tira sur lui d’un geste sûr ; d’Anthès tomba à son tour. Alors, en le voyant blessé, Pouchkine lança son pistolet en l’air et s’écria : « Bravo ! »[3].

Ils restèrent là, chacun étendu à sa place ; Pouchkine demanda à d’Archiac :

— Est-il tué ?

— Non, lui répondit celui-ci, mais il est blessé à la poitrine et au bras !

— C’est singulier, murmura Pouchkine, j’avais cru que cela m’aurait fait plaisir de le tuer, mais je m’aperçois que non.

Et il ajouta :

— Au reste, si nous nous rétablissons tous les deux, ce sera à recommencer[4].

Ici encore, une vision d’Eugène Oneguine traverse le souvenir et l’on repense à ces lignes prophétiques où Pouchkine exprimait l’état d’âme d’Oneguine, tandis qu’il considérait Lensky étendu à ses pieds et qu’il avait tué.

« Que diriez-vous, si un camarade, qui vous aurait offensé par quelques espiègleries, était tué de votre main ? Quel sentiment votre âme éprouverait-elle en le voyant à terre, le front déjà livide à l’approche de la mort, muet et sourd à votre appel désespéré ?

« Le voici immobile et la paix de son visage est étrange.

« Il y a quelques instants, ce cœur était plein d’inspiration, de colère, d’amour et d’espoir ; la vie faisait battre ses artères ! A présent, tel que dans une maison délaissée, tout est silence et ténèbres ; les volets sont fermés, les vitres ont été blanchies à la craie ; la maîtresse du logis a disparu et nul ne saurait la retrouver ! »

Songerie grave et mélancolique que l’auteur d’Oneguine eut hâte d’abandonner pour reprendre le ton gracieux et aimable de son délicieux poème.

De même que l’adversaire d’Oneguine, Pouchkine avait été frappé à mort. Il était blessé au ventre et le sang coulait à flots. Il fut transporté dans la voiture de Heerkeren et tandis que l’on se remettait en route, il eut plusieurs évanouissements. Lorsqu’il revint à lui, en proie à une fièvre intense, il s’adressa à Danzas et trouva la force de plaisanter sur sa propre situation. Ils arrivaient à six heures devant sa maison et le blessé envoyait son camarade au-devant de lui pour prévenir sa femme et la rassurer sur son état. Son vieux valet, accouru à sa rencontre, le prit dans ses bras et le souleva.

— Cela te semble-t-il triste de me porter ? » lui dit doucement Pouchkine.

La certitude que sa blessure était mortelle lui vint dès les premières heures de son agonie. Il eut le courage d’entendre son arrêt de mort prononcé par son médecin et, malgré de cruelles souffrances, fit preuve d’une admirable patience.

Il languit près de quarante-huit heures, gardant jusqu’à la fin une grande lucidité et une sérénité parfaite. Ses adieux à sa femme, cause de tant de souffrances, furent empreints d’une émouvante douceur. Ses amis s’empressaient autour de lui : il leur parlait d’une voix affectueuse ; à un moment, il tendit ses mains vers sa bibliothèque et murmura : « Adieu, amis, » joignant ainsi s sauteurs favoris à tous ceux qui l’avaient aimé.

Il expira le 29 janvier 1837.

Joukowsky, avec la piété qui caractérisera tous ses actes envers Pouchkine, eut soin de noter heure par heure les dernières journées de son ami. Mais ici encore, il voulut avant tout chercher dans les paroles et jusque dans la pensée du mourant un sens précis qui put réhabiliter sa mémoire aux yeux du souverain. Pouchkine, le poète moqueur et parfois irrévérencieux, ne devait point mourir en impie. Pouchkine, l’ami de toutes les oppositions, l’inspirateur de tant de troubles, ne devait pas mourir sans être réconcilié avec la monarchies Joukowsky s’appliqua donc, non à enregistrer la vérité sévère de ces instants suprêmes, mais à tracer un tableau conventionnel, un tableau a la mode du temps ; il voulut deviner dans les paroles de Pouchkine des accents de piété, des assurances suprêmes de fidélité à l’Empereur ; ce voile de décorum, si cher à l’auteur de la biographie de Pouchkine, nous empêche, hélas ! de discerner les véritables traits, si nobles pourtant, du poète agonisant.

Cependant, la prudence de Joukowsky eut raison de l’éternelle méfiance du gouvernement, et son dévouement assura à sa veuve le soutien officiel de l’Empereur. Il fit plus encore en se chargeant de la publication définitive des écrits de Pouchkine et de l’édition de ses œuvres posthumes. Sans cesse sa sollicitude veilla sur la gloire de son plus cher ami, et la lutte qu’il dut soutenir pour la défendre, fut des plus courageuses et aussi peut-être des plus ingrates et des plus amères.

En effet, à peine la mort de Pouchkine fut-elle connue, que les scellés furent apposés à ses appartements et à ses papiers. La police s’inquiéta des documents privés du poète et ordonna de les dépouiller minutieusement. Joukowsky réclama sur-le-champ le droit de s’en charger et d’en conserver seul le secret ; l’Empereur, cédant à contre cœur, lui adjoignit un officier de gendarmerie, humiliation dont Joukowsky garda une vive blessure.

Mais bientôt une scène plus pénible encore devait se dérouler dans l’appartement du défunt.

L’enterrement de Pouchkine était fixé au 1er février, dans l’église de la paroisse. Les 300 roubles que l’on avait trouvés après sa mort, seule fortune du poète, ne suffisaient point à assurer la cérémonie, et un ami dévoué s’était chargé des funérailles que l’on désirait rendre solennelles et dignes d’un si grand nom. Or, le 31 janvier, il fut avisé par ordre officiel que le cercueil serait transporté dans la nuit, sans cortège ni (lambeaux, dans une petite église appartenant a la Cour, et où seules les personnes autorisées pouvaient pénétrer.

Cette décision produisit une vraie consternation ; mais l’explication ne tarda pas à venir. Depuis plusieurs heures, la police s’était aperçu que la mort de Pouchkine, si indifférente aux yeux du grand monde, avait vivement impressionné la population de Pétersbourg et jusqu’au peuple lui-même. Des milliers de personnes affluaient à la maison du poète ; dans les rues on ne parlait que de manifestations et d’ovations, tout le monde avait hâte de s’associer à ce deuil, qui par ce fait devenait un deuil national. Jamais pareil hommage ne fut rendu par les masses populaires et illettrées à un homme de lettres.

Dans les sphères officielles, ces bruits causèrent la plus grande nervosité. On se souvint alors que Pouchkine, même au-delà du tombeau, pouvait demeurer dangereux ; il fallait étouffer au plus vite sa mémoire, la faire disparaître et empêcher toute manifestation publique. Vers une heure du matin, dix gendarmes bien armés vinrent prendre le cercueil du poète ; seuls trois amis le suivirent, dont Joukowsky, profondément indigné de l’impiété de cette intervention brutale.

Ce fut encore un gendarme qui fut chargé de transporter le corps de Pouchkine a sa dernière demeure, dans le petit couvent de Trigorskoie ; un camarade du poète, officiellement désigné pour l’accompagner, resta seul avec l’homme de la police devant cette tombe qu’il fallait encore garder l’arme au poing. Ainsi ces funérailles, auxquelles toute la Russie désirait se joindre dans un grand élan d’enthousiasme et de gratitude, avaient pris le caractère d’un vol nocturne, d’un acte sinistre où seuls quelques cœurs généreux apportèrent leurs larmes et leurs colères.

Tandis que se déroulaient ces événements, George d’Anthès, arrêté par ordre impérial le jour même du duel, restait écroué à la forteresse Pierre-et-Paul. Nous avons dit qu’il avait été gravement blessé. De plus, le défi outrageant qu’il avait essuyé de la part de son adversaire le mettait à l’abri d’un jugement trop sévère. Il fut acquitté, mais obligé de quitter immédiatement la Russie. Suivi de sa femme, il vint s’installer à Sulz, sa ville natale. Il y mena pendant trois ans une vie conjugale des plus heureuses et des plus paisibles.

M. Louis Metman a réuni des détails précieux sur ce que fut l’existence de d’Anthès après son départ de Russie. Jadis fougueux et imprudent, il devient un chef de famille exemplaire, un mari tendre et dévoué, dont la vie est rassérénée par la présence de cette femme admirable que fut Catherine Goncharowa. La mort prématurée de cette dernière causa un chagrin irrémédiable non seulement à son mari, mais à tous ceux qui furent ses intimes. Très pieuse, passionnément dévouée à son mari, à ses enfants, à sa nouvelle patrie, elle laissa après elle une mémoire vénérée qui ne saurait être passée sous silence. D’Anthès y resta profondément attaché, et à travers la carrière brillante qui devait bientôt s’ouvrir devant lui, Catherine Goncharowa ne fut jamais remplacée. Contraste saisissant que celui de ces deux sœurs dont l’une avait été la cause des plus cruels dissentiments de famille, de l’hostilité la plus âpre, et de la mort de celui qui l’avait aimé, tandis que l’autre semblait être née pour devenir à la fois la protectrice et la grâce du foyer et pour répandre autour d’elle la paix et la tendresse.

Resté veuf et père de quatre enfants, d’Anthès se tourna vers la politique. Son ascension fut rapide. D’abord membre du Conseil du Rhin supérieur, il devenait bientôt député à l’Assemblée Nationale. En 1850, il adhérait à la cause du prince Louis-Napoléon ; nous le retrouvons au comité de la rue de Poitiers. Son intelligence, les missions brillantes qu’il accomplit à l’étranger lui valurent à quarante ans un siège de sénateur. Il fut parmi les collaborateurs les plus assidus des frères Perrier et prit une part active au relèvement économique de la France. Le beau jeune homme à la physionomie aimable et vive qu’un portrait du temps nous montre revêtu du brillant uniforme de la garde russe, était devenu un vénérable vieillard, à la barbiche blanche, à la redingote serrée du second Empire. Le temps semblait avoir effacé à jamais le souvenir du drame sanglant de sa jeunesse.

En effet, tout devait s’accorder pour lui faire oublier le passé. A peine quelques années s’étaient écoulées depuis la catastrophe, que Mme Pouchkine épousait Lanskoy, cet officier qui avait si fidèlement veillé sur elle lors du fatal rendez-vous. La famille Goncharoff ne se souvenait plus de Pouchkine Le poète avait vécu parmi ses proches, presque en étranger. Ses rêveries, ses joies, ses belles aspirations devaient leur rester inconnues. Cet homme qui fut et sera à jamais l’enfant préféré, l’enfant gâté de la littérature russe était passé auprès d’eux sans avoir fait vibrer aucune corde de leur âme, emportant seul le secret de son génie sous son vaste front d’Africain passionne.

Cette profonde inconscience à l’égard d’un dénouement aussi tragique devait fatalement créer un sentiment de malaise dans le monde des lettres et de la pensée russes. Dostoïewsky y reviendra plus tard pour prononcer à l’inauguration du monument de Pouchkine un discours mémorable ; il réhabilitera ce jour-là d’une façon éclatante l’ombre glorieuse du poète. Quant au silence fait autour de cette mort violente par les autorités, il ne servira qu’à accroître l’énervement général, l’opposition tacite et obstinée, la douloureuse tension, qui furent les traits caractéristiques de ce XIXe siècle russe si inquiet, si troublé et où l’on voit déjà poindre les premiers signes de la tourmente.


HELENE ISWOLSKY.


  1. Grâce à l’intervention de Joukowsky, Pouchkine reçut de l’Empereur l’ordre de préparer une histoire du règne de Pierre le Grand. Il devait, à cette fin, faire partie du Ministère des affaires étrangères, dont les archives furent mises à sa disposition. Un salaire fixe lui fut attribué. Cette nomination officielle attachait définitivement la destinée du poète à celle de la Cour.
  2. Récit tiré des Mémoires de Mme Arakoff.
  3. Remarque : Pendant le duel, la conversation se passa en français, à cause de la présence de d’Anthès.
  4. Le récit du duel que nous rapportons ci-dessus appartient au témoin de Pouchkine, Danzas.