Michel Lévy frères (p. 267-272).

xxviii

Il faut des années pour se faire à Paris un grand nom, soit par l’éclat de la gloire, soit par le mérite de la vertu ; il suffit d’une minute pour le perdre. On dirait que c’est une plaine muette, sans écho, lorsqu’on y laisse tomber une belle action, et une voûte sonore quand on lui confie une faute.

Il n’y avait pas quatre heures que le duel de Raoul de Marescreux avec le marquis et le commandeur de Courtenay avait eu lieu qu’il était déjà l’aliment des conversations de tout Paris : gâteau de miel et d’amandes pour les gourmets de scandale. On s’en occupait à la cour, on en parlait au théâtre. Dans ces deux centres de l’opinion, l’événement prit un caractère singulier. Les interprétations flamboyèrent. Chacun expliquait à sa manière les causes de cette collision commencée par un soufflet, terminée par la mort d’un jeune homme aussi élevé par sa naissance que regrettable à cause de ses nobles qualités personnelles. Même les plus réservés dans leurs suppositions ne se contentaient pas des apparences ; ils n’admettaient pas sans hésitation que l’agresseur n’avait pu écouter qu’une cruelle fantaisie en fondant un duel sur un outrage adressé à une femme qui lui était inconnue. Ils ne savaient pas tout, disaient-ils.

Les autres, les plus nombreux, les plus jeunes, les plus passionnés, et par conséquent les plus bruyants, s’accordaient sur un point, et, pour eux, c’était le plus important. Ce Raoul de Marescreux, si près un instant de passer pour le Jupiter olympien des poltrons, était maintenant un héros de bravoure, un duelliste superfin, la fleur des duellistes. Tout à coup il se trouva des gens pour lui dresser des états de service à émerveiller la curiosité haletante des salons. Bordeaux, Toulouse, Rennes saignaient encore, à les en croire, des rencontres brillantes qu’il avait eues, soit à l’épée, arme dont le maniement lui était aussi familier que celui de ses doigts, soit au pistolet. Il touchait le but à toutes les distances ; sang-froid, agilité, adresse, il avait tout. Combien de jeunes officiers avaient déjà payé de leur vie la folle audace de se mesurer avec lui.

Sa vie, du reste, offrait du merveilleux. Il paraissait un jour dans une ville, le lendemain il la quittait, se moquant des poursuites des gens du roi et des arrêts du parlement contre les duellistes. Il était, ajoutait-on, aussi séduisant dans un boudoir que brave sur le terrain, et aussi heureux avec les dames que contre les hommes.

La bravoure du dragon rouge n’était donc plus une question pour aucun des jeunes seigneurs, si bons juges de la matière ; mais ils différaient d’opinion sur la cause positive qu’il convenait d’assigner à son dernier duel.

Les avis étaient partagés.

Les uns soutenaient qu’il avait offert ses tendres hommages à la belle marquise de Çourtenay et qu’elle ne les avait pas écoutés ; les autres, qu’elle les avait accueillis pendant un temps dont un nouvel amour aurait limité la durée. Bref, le dragon rouge, plus vif qu’expérimenté, aurait voulu se venger d’une infidélité ouvertement constatée. Mais pourquoi les effets de sa vengeance s’étaient-ils portés de préférence sur le commandeur ? Ici les deux moitiés de la jeunesse se rencontraient et s’unissaient d’opinion pour convenir que la marquise aimait son beau-frère, le commandeur de Courtenay. Ils en avaient pour preuve le fait divulgué par les témoins du duel et déjà propagé de bouche en bouche. Ceux-ci avaient raconté que, sur le terrain, le commandeur et le dragon rouge avaient eu, avant de se battre, une explication confidentielle. Dans cet échange de paroles assurément fort graves, le dragon avait montré au commandeur un portrait qui était, il ne faut pas en douter, celui d’une femme. C’était après cet entretien, si significatif entre deux jeunes gens, si important pour le commandeur, que celui-ci avait relevé son arme, et s’était abandonné, avec une résignation visiblement écrite sur tous ses traits, aux chances d’un combat dont son adversaire devait sortir vainqueur.

Ainsi ceux qui admettaient deux faiblesses chez la marquise de Courtenay et ceux qui ne lui en attribuaient qu’une seule étaient d’accord pour la regarder comme la cause d’une rivalité terrible, marquée par le sang d’un brave gentilhomme. Elle était classée. Il n’était plus question de sa réputation de vertu si prônée dans le monde, si volontiers offerte en exemple aux autres femmes ; sa vertu était remontée dans les nuages avec l’âme du commandeur, mort pour elle, selon les uns, trahi par elle, selon les autres. Il se chanta un Te Deum de joie et de raillerie au fond de l’âme de ses rivales. On allait cesser enfin de leur opposer comme un modèle de sage retenue une femme dont la supériorité ne les écrasait déjà que trop. On se débarrassait d’abord de la sainte ; la femme supérieure aurait son tour. En une soirée fut donc consommé le sacrifice d’une renommée éblouissante, importune, lentement acquise, la seule jusqu’ici sans tache et sans ombre.

Que faisait pendant ce temps la marquise de Courtenay ? Elle attendait le retour de Marine, comptant les minutes auprès de son foyer éteint, se levant à chaque instant pour voir si le jour venait, ce jour qui ne vient pas, dans l’affreuse saison où l’on était ; et puis elle retombait sur son fauteuil, les yeux mornes, les membres transis, le cœur noyé de tristesse.

Enfin cinq heures sonnèrent ; Marine entra.

— Eh bien ! Marine ?

— Ah ! ma pauvre fille, lui dit Marine, tu ne savais donc pas que les femmes n’ont pas le droit d’entrer dans le couvent de Saint-Maur ?

— Quoi ! tu n’es pas entrée, tu n’as rien vu, tu ne sais rien ?

— Je suis entrée, oui, je suis entrée…

— Et puis ?

— Je suis entrée, mais au parloir seulement.

— Au parloir, soit ! répéta Casimire.

— Un moine est venu.

— Oui.

— Je lui ai dit : Je veux voir le commandeur de Courtenay.

— Après, après ?

— Le Seigneur soit avec vous, m’a-t-il répondu, mais je ne sais ce que vous voulez me dire.

— Et toi, qu’as-tu dit ?

— Moi, je lui ai dit que j’avais cette lettre à lui remettre de la part de sa belle-sœur, madame la marquise de Courtenay.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Encore une fois, la personne que vous cherchez n’est pas ici.

— Mais où est-il donc alors ? s’écria la marquise. Ensuite, ensuite !

— Ensuite ! les matines ont sonné, et le moine m’a quittée.

— Ainsi, rien ! rien ! Oh ! mon Dieu ! rien ! dit la marquise une troisième fois, d’une manière sèche et poignante.

— Ma fille, voilà ta lettre, je te la rends… Voilà… Mais où est-elle ? Marine fouillait dans ses poches… C’est singulier !… elle était bien là ou là, dans celle-ci ou… Mais rien, ni dans d’une ni dans l’autre poche. Que veut dire ?…

— Tu m’effraies ! L’aurais-tu perdue ! Perdue ! Si on la trouvait ! Cherche ! mais cherche !

Marine eut beau chercher, la lettre ne se trouva pas.

— Oh ! si elle tombe dans les mains de quelqu’un ; si l’on y lit…

— Où puis-je l’avoir perdue ? se disait Marine. L’ai-je reprise des mains du moine ? Je ne puis me rappeler… Je retourne à Saint-Maur…

Marine allait sortir lorsqu’on frappa à la porte de la chambre. Elle ouvrit ; c’était un domestique.

Par la porte entr’ouverte, il dit, avec la mauvaise humeur d’un homme dérange dans son sommeil : Un homme, un paysan, je ne sais qui, veut voir madame.

— Qu’il entre, dit la marquise.

L’homme entra.

— Madame la marquise de Courtenay ? demanda-t-il.

— C’est moi.

— Vous n’êtes pas seule…

— Laisse-nous, Marine.

Marine se retira.

— Prenez, madame, dit le paysan, dès que Marine fut sortie ; ceci est pour vous.

Le paysan sortit aussitôt.

C’était une lettre qu’il avait remise à la marquise, c’était celle qu’avait écrite la marquise, elle-même, celle que Marine avait oubliée ou croyait avoir oubliée au couvent de Saint-Maur.

La lettre avait été décachetée, recachetée ensuite.

La marquise brisa de nouveau le cachet.

Sous ces mots écrits de sa main : Si vous vivez, un signe qui me l’apprenne, il y avait une tache de sang faite avec un doigt. Le doigt avait trempé dans le sang et avait laissé son empreinte sur le papier.

— Ce sang est le sien ! Est-il vivant ? est-il mort ? Qui me l’apprendra ? Oh ! je n’ai plus de force. Oh ! mon Dieu !

Et, la tête perdue, elle ouvrit la porte qui donnait dans le cabinet où était Léonore.

Elle courut au lit de son enfant, qui dormait d’un doux et profond sommeil, et, la soulevant dans ses bras, elle l’enlaça, elle la dévora de caresses.

— Maman ! qu’avez-vous ? s’écria la jeune fille effrayée.

— Ma fille ! tu ne veux donc pas que je t’embrasse ? Oh ! laisse-moi t’embrasser.

— Vous m’avez arrêtée au milieu d’un bien beau rêve, maman : je me mariais avec mon oncle le commandeur.

— C’est qu’il est vivant alors ! s’écria la marquise en serrant encore avec plus de violence contre son sein ému sa chère enfant. Dieu me le dit.

Elle imprima sur la bouche de sa fille un baiser dans lequel elle parut vouloir reprendre la vie que sa fille tenait d’elle.

Cette femme si forte avait pleuré pendant la nuit dans les bras de sa nourrice, et un rêve de sa fille, d’une enfant, lui suffisait pour la confirmer dans la pensée étrange, dans l’espoir extraordinaire que l’homme aimé d’elle, que chacun lui disait être mort, était vivant.