Michel Lévy frères (p. 238-250).

xxv

À quatre heures précises, et on eût pu les entendre sonner au donjon de Vincennes, deux voitures sombres et sans armoiries arrivèrent par deux allées différentes au carrefour du Grand-Chêne. Elles s’arrêtèrent à quelques pas de l’arbre colossal dont le nom est devenu celui de ce rond-point bien connu des chasseurs. De la première voiture, qui était la plus grande, descendirent d’abord le marquis de Courtenay et le commandeur, ensuite quatre autres personnes de distinction. La portière de l’autre voiture s’ouvrit pour laisser passer Raoul de Marescreux, le dragon rouge, et ses deux témoins, pris, si l’on s’en souvient, parmi les jeunes officiers du foyer de la Comédie-Italienne. Ils portaient des costumes de ville. Comme on n’avait pas pu interdire à leurs nombreux camarades, présents à la dispute de la veille, d’assister à la rencontre des trois adversaires, ils s’étaient à peu près tous rendus à l’endroit choisi pour vider le différend. Afin de ne porter aucun ombrage aux combattants ni à leurs seconds, ils s’étaient formés par groupes silencieux à l’ouverture d’une des routes qui aboutissent au rond-point. Le froid incisif de la journée n’avait pas été un obstacle à leur curiosité. D’ailleurs le duel étant l’occupation et l’amusement de leur vie, ils venaient là avec le naturel que d’autres apportaient à aller à la messe ou au spectacle. Sur un terrain durci et nivelé par une forte gelée, les trois adversaires s’abordèrent en se saluant. Leurs témoins, qui les suivaient de près, se firent également leurs politesses, courtoisie glacée dont rien ne peut rendre la désespérante impression. Le commandeur, tenant toujours sous son bras le marquis de Courtenay, son frère, s’adressa le premier à Raoul.

— Monsieur, lui dit-il, je crois inutile, dans la position où nous nous sommes mis, d’allonger notre entrevue d’explications oiseuses. Les paroles ne changeraient rien aux faits.

— Rien, interrompit Raoul, absolument rien, monsieur.

Le commandeur profita de cette interruption, si brève qu’elle fût, pour lancer un coup-d’œil oblique sur le visage de son frère. Il fut peu rassuré.

— J’aurai donc l’honneur, poursuivit-il, de vous rappeler, ainsi qu’à vos témoins, monsieur de Marescreux, qu’il est dans mon intention et dans celle de M. le marquis, mon frère, de voir se continuer le combat jusqu’à ce que je tombe, ou jusqu’à ce qu’il tombe lui-même mort sous votre balle.

Le commandeur eut la convenance de ne pas ajouter : ou jusqu’à ce que l’un de nous deux vous ait laissé sans vie sur le terrain. Il ajouta seulement :

— Et celui qui aura essuyé le feu de l’adversaire pourra faire feu à son tour, quelle que soit la gravité de sa blessure, sans qu’il soit apporté aucun empêchement par les témoins. Debout, assis, couché, il pourra tirer sur son adversaire.

— C’est bien ainsi que je l’entends, répondit Marescreux en consultant ses deux témoins dont les fronts se penchèrent affirmativement.

Comme le bras du marquis de Courtenay, qui s’appuyait sur le bras de son frère le commandeur, était caché, ainsi qu’une partie de son épaule, sous le manteau de celui-ci, le mouvement involontaire qu’il fit pour glisser sur lui-même ne fut remarqué de personne ; une pression de résistance, un coup sec le retint à l’instant même comme s’il eût été scellé à un mur par un gond de fer. Le marquis put pâlir, mais il resta debout.

— Je crois me souvenir à mon tour, dit Marescreux, que nous devons marcher l’un sur l’autre et faire feu quand nous le jugerons convenable.

Les témoins n’avaient aucune observation à faire ; les conditions de ce duel ou de ces duels, ne sortant en aucune façon des règles établies ; elles appartenaient tout simplement à l’ordre des duels graves, car il y avait eu outrages publics, soufflets donnés publiquement. Mais, en général, ce genre de duel, très-usité au dix-huitième siècle, qui consiste à marcher l’un sur l’autre, le pistolet à la main, n’offrait pas toujours l’imminence d’un péril mortel ; les deux adversaires avaient sans doute le droit, placés à cinquante ou soixante pas de distance, de s’avancer front contre front, jusqu’à ce que le canon de leurs pistolets touchât leurs poitrines, et, dans cette position, de décharger leurs armes ; mais rarement poussaient-ils à ce point les effets de la haine et de la vengeance ; renonçant d’ordinaire à ce sinistre avantage, le plus généreux lâchait son coup à vingt ou vingt-cinq pas, et, dès lors, si l’adversaire ne tombait pas blessé mortellement, il faisait feu tout de suite. Sa conduite était méprisée s’il agissait autrement, dans tous les cas, bien entendu, où l’injure comportait de part et d’autre cet amendement apporté à un droit terrible.

— Le reste est l’affaire de nos témoins, dit le commandeur en s’éloignant de quelques pas avec son frère.

Quand ils ne se trouvèrent plus à portée d’être entendus, le commandeur dit au marquis de Courtenay, plus blafard que le soleil de cette froide journée :

— Mon excellent frère, nous avons nos jours de mauvaise disposition dans la vie et où nous valons mieux que notre cœur.

— Que voulez-vous, mon frère, ce tremblement nerveux…

— Ce tremblement provient du froid, continua le commandeur. Au surplus, comme je vous le dis encore, la vie ne voit pas constamment les hommes dans une égale disposition d’humeur. Malgré leur bonne volonté, leur devoir, le cri de leur honneur, ils faiblissent, ils chancellent, ils succombent pour ainsi dire, et tombent au-dessous d’eux-mêmes. Oh ! je ne dis pas cela pour vous, mon frère ! car je suis content, si je ne suis pas étonné de votre fermeté.

— Je vous remercie de votre estime, dit le marquis de Courtenay, dont tous les membres étaient transis de peur. Oui, ajouta-t-il, il arrive parfois qu’on soit, comme vous le dites, moins brave tel jour que tel autre, qu’on soit tel jour un peu… Vous trouveriez-vous par hasard dans cet état si naturel, et, je crois, si excusable, mon frère ? demanda-t-il avec une espèce de honteuse satisfaction.

— Je le crains, répondit le commandeur, qui se possédait aussi fermement que la nuit où il tua, en Pologne, la louve affamée ; oui, mais votre exemple, mon frère, me fait rougir de ma faiblesse ; il me ranime, me remonte, il me replace à mon centre. Je mérite après tout quelque indulgence ; je ne suis pas vous. Vous, mon frère, si, par la permission de Dieu, vous sortez de la vie d’ici à quelques minutes, vous aurez du moins goûté à ses plus douces félicités ; vous aurez possédé la femme aimée, celle qui vous aura fait connaître les joies graves de père après les joies de mari ; tandis que moi, si je dois partir, je m’en irai tout aussi pauvre de plaisirs que vous en avez été riche. Je n’aurai connu que le travail et la guerre. Je comptais sur l’avenir pour me dédommager… l’avenir ne sera pas venu. Je sais, ajouta le commandeur, qui voyait de plus en plus blanchir la figure de son frère, à mesure que la fatale minute approchait, et qu’on entendait ce petit bruit d’acier que produisent les détentes qu’on arme, les baguettes qui entrent dans le canon, je sais qu’il est fort triste de quitter ces biens après les avoir connus ; mais vous laissez une femme dans l’opulence, des enfants sur le sort desquels sa tendresse vous rassure… Quoi qu’il en soit des raisons que nous pouvons avoir, vous et moi, mon frère, de quitter la vie avec plus ou moins de regrets, dit le commandeur d’un accent dont l’affection ne cachait pas la solennité, je vous prie de me décharger votre arme dans la tête si vous me voyez faire ici, sous les yeux des hommes et de Dieu, un seul mouvement de lâcheté. Jurez-moi cela, par le saint nom du Seigneur, par notre mère et par le respect que vous avez, ainsi que moi, pour les Courtenay, nos aïeux, qui tous furent des braves.

— Je vous le jure, mon frère, je vous le jure, murmura, arrivé au comble de la peur, le marquis de Courtenay, qui comprenait enfin que, si son frère lui demandait le service de le tuer en cas de lâcheté, il pouvait être sûr, de son côté, lui, pauvre marquis, d’être tué sur place par le commandeur s’il faisait un signe de faiblesse ou d’incertitude devant leur commun adversaire.

C’est précisément à cette persuasion-là que voulait ramener le commandeur ; il voulait le convaincre qu’il le tuerait s’il laissait voir sa peur. Avec quelles préparations ne venait-il pas de lui communiquer cette détermination ? Il s’était présenté lui-même comme un lâche, lui ! afin de ne pas dire à son frère aîné : Je sens clairement que vous seriez un lâche si je n’étais pas là ; mais je suis là, et je vous tue si vous vous avisez de mollir.

Lorsque le commandeur vit venir vers lui ses témoins et ceux de son adversaire, il leur dit de loin, avec un sourire grave : Nous avons levé, mon frère et moi, une petite difficulté qui vous aura peut-être occupés pendant que vous chargiez les armes. Mon frère aura l’honneur d’engager le premier le combat avec M. de Marescreux. Il a été le premier et le plus directement offensé ; puisse cet arrangement entre mon frère et moi ne pas contrarier les vues de notre adversaire. L’agréez-vous, monsieur ?

Les témoins de Raoul de Marescreux attendirent sa réponse.

Elle fut tout entière dans sa démarche. Il prit le pistolet de la main d’un de ses témoins et s’éloigna à pas lents.

Le marquis de Courtenay se serait bien passé de l’honneur de l’initiative. Il essaya, à cette minute décisive, de balbutier quelques-uns de ces mots dictés par l’instinct de conservation, et dont le courage n’est pas la base ; mais son frère lui étouffa la voix en le pressant contre son cœur, et en lui disant tout bas à l’oreille, dans cet adieu rapide : Souvenez-vous de votre serment ; si vous aperceviez en moi la moindre faiblesse, tuez-moi. Quand il dégagea ses bras, les témoins s’étaient déjà éloignés. Le commandeur laissa alors son frère livré à lui-même au milieu de l’endroit entièrement découvert où ils étaient parvenus en marchant. C’était une plaine enfermée par un vaste pourtour de halliers. À leur droite s’étendait une partie de ce cercle de petits buissons formant, l’été, une galerie charmante de verdure.

Raoul et le marquis de Courtenay se virent face à face, à une distance tout à fait hors de la portée de la balle.

Le pistolet tendu, ils marchèrent ; ils avaient déjà marché quelques pas l’un sur l’autre lorsque Raoul baissa tout à coup l’arme et s’arrêta.

Le nuage qui voilait la vue du marquis l’empêcha de se rendre compte de ce qui se passait ; il ignorait pourquoi il n’était pas mort, pourquoi il était encore en vie, pourquoi il n’entendait plus aucun bruit.

Les témoins et le commandeur comprirent aisément, sur une désignation muette, le motif qui avait suspendu la marche de Marescreux et fait baisser le canon de son pistolet.

Entre les deux adversaires, et dans le hallier près duquel ils étaient, deux petits enfants, qu’on n’avait pas aperçus d’abord, dormaient enveloppés dans une couverture de laine. Deux chênes nains, étoilés encore de quelques feuilles sèches, servaient de berceau et d’abri aux deux petits laitiers. Ils revenaient de vendre leur lait à Paris ; auprès d’eux on voyait leurs boîtes en fer-blanc, et, attachée à la main de l’un d’eux par une corde, une petite chèvre qui broutait des branches sèches. Ces pauvres anges dormaient à plaisir ; leurs petites têtes dépassaient, ainsi que leurs petits pieds, les bords de la couverture, et leurs petits pieds et leurs petites têtes étaient roses de froid.

Que faire ? les éveiller ? Leur témoignage pouvait gêner un jour. Couraient-ils quelque danger entre ces deux balles qui allaient partir, se croiser et donner peut-être la mort ?

Raoul interrogea du regard les témoins éparpillés à gauche de la ligne du combat, et, sur un signe expressif de leur part, il devina que les enfants n’avaient rien à craindre de la direction des balles.

Pendant ce court armistice, dont il n’avait pas un instant saisi la signification, le marquis promena vaguement ses yeux autour de lui, et il aperçut, debout sur un accident de terrain, son frère le commandeur. Celui-ci le tenait sous la fixité de son regard avec une domination si grande que quelque chose de sa divine énergie, électricité, fluide du courage, courut dans les veines du marquis. Il se dit : — Allons, il faut mourir, mon frère le veut.

Les deux adversaires s’avancèrent lentement l’un vers l’autre, Raoul sans perdre un instant de vue la poitrine du marquis ; celui-ci en suivant machinalement l’impulsion qu’il semblait recevoir de la présence de son frère le commandeur.

Ils n’étaient plus qu’à quinze pas d’éloignement : à cette distance il est rare que la balle dévie, pour peu que la main soit calme.

Ils s’avancèrent encore de deux pas chacun de son côté.

— Notre honneur va être sauvé, murmura le commandeur en tenant son cœur dans sa main. Mais ils devraient tirer, dit-il presque assez haut pour être entendu.

Dans le plus profond silence les témoins attendaient.

Raoul et le marquis avancèrent encore.

Ils ne sont plus qu’à cinq pas de distance.

— Je crois que mon frère s’évanouit, murmura le commandeur ; il se renverse en arrière, il va tomber ; il tombe !

Il s’écria :

— Monsieur le marquis de Courtenay ! Monsieur le marquis de Courtenay !

— Silence ! crièrent les témoins, silence !

Le marquis de Courtenay s’était en effet penché en arrière afin de mieux assurer son point de mire.

On entendit le bruit simultané de deux détentes et de deux coups de pistolets retentir.

Raoul vacille comme un jonc.

Le marquis reste immobile.

Les témoins accourent vers eux.

La balle de Raoul avait frappé la poitrine du marquis ; mais le coup avait porté obliquement, la balle avait rencontré une côte, elle l’avait suivie et s’était ensuite échappée sans pénétrer dans les chairs.

Mieux dirigée, la balle du marquis avait suivi la direction du cœur de Raoul, où celui-ci avait sa main gauche posée au moment du coup. En sorte que, par un de ces hasards, du reste assez fréquents, la balle du marquis avait rencontré le diamant que Raoul portait à sa bague. La balle s’était amortie contre cet obstacle. Mais la commotion avait écrasé le diamant dans le chaton, et enfoncé dans la chair du doigt, jusqu’à l’os fortement ébranlé, l’épais anneau d’or.

La bague fut retirée, et la main enveloppée dans un mouchoir pour étancher le sang.

— Un peu de repos vous est-il nécessaire ? demanda le commandeur à Raoul de Marescreux.

— Non, monsieur, répondit Raoul, je suis à vos ordres.

Le commandeur avait déjà serré la main à son frère, en ne lui disant que ces mots : C’est bien ! Il ajouta tout bas : Maintenez-vous ainsi jusqu’à la fin, car ce sera peut-être à recommencer.

Chargés de nouveau, les pistolets furent remis, l’un à Raoul, l’autre au commandeur.

Les deux adversaires allaient se séparer pour se placer à la distance d’où ils devaient marcher l’un sur l’autre, lorsque le commandeur dit à Raoul : — Monsieur, j’ai deux mots à vous confier.

Tous les témoins s’éloignèrent de quelques pas.

— L’un de nous, dit le commandeur, aura assurément paru devant Dieu avant que ce soleil qui se couche soit descendu sous l’horizon. Peut-être y aurons-nous paru tous les deux. Cette minute est grave. Vous êtes soldat ; je l’ai été, continua le commandeur. Parlons-nous sans détour. Il m’est venu un doute depuis que nous sommes sur ce terrain : il n’est pas possible que vous ayez agi sans motif en outrageant, comme vous l’avez fait, la marquise de Courtenay. La connaissiez-vous ? Aviez-vous à vous plaindre d’elle ? Je vous adresserai une demande qui abrégera un entretien embarrassant pour vous, monsieur, pour moi, pour ceux dont nous sommes entourés ; votre âge me la permet, et le moment où nous sommes la rend moins blessante pour l’honneur d’une personne qui, d’ailleurs, ne saura jamais qu’elle a été faite. Entre elle et vous, monsieur, s’est-il établi des rapports d’intérêt ou des liens d’affection ?… Avant de sortir de la vie, l’âme a des curiosités qu’elle a soif de satisfaire.

Raoul réfléchit un instant, puis il défit lentement deux boutons de sa tunique rouge ; il glissa sa main le long de sa poitrine et sortit de sa poche de côté un portrait en miniature.

Il le remit au commandeur.

Ce portrait était celui de Casimire, celui qu’il avait peint lui-même autrefois à Varsovie, et au bas duquel était écrit : Offert par Casimire de Canilly à monsieur de Marescreux.

Le commandeur rendit le portrait à Raoul de Marescreux.

— C’est bien votre nom, celui qui est écrit au-dessous de ce portrait ?

— C’est bien mon nom, répondit l’adversaire du commandeur.

En s’éloignant pour vider le combat, le commandeur leva tristement les yeux au ciel, et il murmura :

— Oh ! mon Dieu ! je n’avais qu’une consolation en mourant, elle m’est enlevée, Elle ne m’aimait pas. Ce jeune homme a été aimé.

Raoul et le commandeur s’éloignèrent de quarante pas environ, et ils vinrent l’un sur l’autre avec une belle fermeté.

Les pauvres petits laitiers dormaient toujours dans le buisson et la chèvre broutait au bout de la corde qui la retenait à la main de l’un d’eux.

On sentait que les deux adversaires s’estimaient à leur valeur ; ils ne formaient qu’une ligne qui se raccourcissait à vue d’œil. À dix pas ils ne s’étaient pas arrêtés, à cinq pas ils ne s’arrêtèrent pas encore, à trois pas non plus. Leurs pistolets s’appuyèrent enfin sur leur cœur.

On entendit alors le petit cliquetis sinistre des deux détentes ; mais on n’entendit, chose étrange, qu’une seule détonation, et si faible qu’on eût dit un tiers de charge poussant une balle de liège. Cela ressembla au bruit mou d’une pierre tombant dans la vase d’un marais.

Le commandeur bondit quatre pas en arrière ; puis son corps se ramassa en l’air comme une boule, son menton heurtant ses genoux ; puis il s’affaissa, il s’étendit ; il ne remua plus.

La balle avait troué la poitrine.

— Il est mort ! s’écrièrent les témoins.

Le pistolet du commandeur était encore chargé : le coup n’était par parti.

— Monsieur votre frère est mort, allèrent dire au marquis de Courtenay les témoins du commandeur et les siens. Ne restez pas là, faites-vous ramener au plus vite par vos gens.

— Mon frère est mort ! s’écria le marquis, et une subite douleur lui arracha des cris du fond de l’âme. Mon frère est mort ! Commandeur ! commandeur ! criait le pauvre fou en secouant son frère, le relevant dans ses bras, armés en cet instant d’une force extraordinaire, en l’asseyant sur lui, car le marquis était couché à terre. Mais il est mort ! il est mort pour défendre mon honneur ! Il essuyait la mousse sanglante qui était montée aux lèvres du braye commandeur, imposant et beau dans la mort comme il l’était dans la vie. Oui, messieurs, il est mort pour moi. Que vous avait-il fait ? Que vous avons-nous fait, monsieur, après tout, pour que vous veniez nous tuer ainsi ? dit-il à Marescreux, à travers une tourmente de soupirs et de larmes, froissant un mouchoir ensanglanté dans ses mains. Oui, que vous avons-nous fait ? Qui êtes-vous ? d’où sortez-vous ? Je veux savoir qui vous êtes et pourquoi vous nous avez poursuivis, recherchés, insultés. Pourquoi avez-vous tué mon frère ? dit le marquis en prenant le pistolet du commandeur dans une main et tenant dans l’autre le collet de la tunique de Raoul.

Ce reproche si vrai, cette question si sensée qu’inspirait le désespoir au pauvre marquis, était la condamnation de l’affreuse conduite des témoins qui, dans ces temps de criminelle frivolité et de faux points d’honneur, auraient cru eux-mêmes faire acte de lâcheté en essayant de pacifier un différent souvent futile, presque toujours arrangeable.

Raoul gardait le silence et se laissait secouer comme un arbre par le marquis.

— Mais vous ne répondez pas ! Répondez, vous dis-je, ou je vous décharge ce pistolet dans la tête.

On arrêta le bras du marquis de Courtenay.

— Si vous ne voulez pas que je vous foule aux pieds, que je vous déchire, que je vous tue, oui, que je vous tue, continuait à dire le marquis de Courtenay, essayez donc de me tuer.

— Mon frère ! ajouta-t-il en abaissant les yeux sur le cadavre du commandeur, je vous entends encore, je sais ce que vous m’avez dit tout bas. Puis revenant à Marescreux, fort embarrassé de cette scène qui ne se prolongeait pas sans danger pour lui et pour les témoins dans un endroit si près du château de Vincennes, toujours gardé par les gens du roi :

— Monsieur de Marescreux, poursuivit le marquis, dont l’haleine commençait à faiblir, et qui ne parlait plus que pas saccade forcées, je prends ces messieurs à témoin que vous êtes un lâche, que vous m’avez refusé un second combat. N’êtes-vous brave que lorsque vous êtes sûr de tuer ?

Comme il était impossible de laisser plus longtemps se continuer ces provocations et ces injures au pied d’un cadavre, les amis du marquis l’entraînèrent jusqu’à sa voiture, tandis que les jeunes officiers s’enfonçaient d’un pas rapide dans une sombre allée du bois avec Raoul de Marescreux.

La colère, le désespoir, la douleur du marquis avaient atteint, s’ils n’avaient dépassé, le terme de son énergie ; sa voix se tut, il tomba dans une sorte d’égarement sec ; mais, en s’abîmant dans une consternation stupide, il étouffa en lui le rayon d’extrême lucidité dont il avait été illuminé. Plus calme, il devint aussi tristement nul et débile qu’auparavant. Ainsi, dès qu’il fut dans la voiture, il mit la tête à la portière et il dit au cochez : — Allez avec plus de précaution qu’en venant ; l’air est devenu plus vif ; la porcelaine et le verre sont sujets à se briser par ce temps-ci. Ne me cahotez pas.

Les petits laitiers cachés dans le buisson ne sortirent de leur sommeil que beaucoup plus tard. Quand ils s’éveillèrent, ils furent saisis d’effroi en voyant couché tout près d’eux un homme qui nageait dans le sang.

Ils allèrent vite dire au couvent de Saint-Maur ce qu’ils avaient vu.

Il était nuit quand les bons moines de cette maison vinrent prendre le corps du commandeur, qu’ils transportèrent sans bruit.