Michel Lévy frères (p. 115-122).


xii


Cette nuit devait être une nuit bien agitée aussi pour le marquis de Courtenay ; elle dévoila à ce corps, chétif et frivole comme celui d’un oiseau, qu’il avait un cœur, du moins une passion dans sa poitrine, encore plus étroite que sa tête ; passion née dans les amusements de la vanité, au bruit des fêtes, légère d’abord comme la flamme d’un caprice, développée ensuite de jour en jour, et devenue enfin impérieuse, comme toute passion encouragée. L’étincelle s’était grossie en incendie.

Le marquis mit du point d’honneur à ne pas s’opposer à l’opinion du monde, qui, entre une foule de jeunes gens remarquables, le regardait comme l’adorateur préféré de Casimire. Comment repousser une réputation si flatteuse pour sa vanité ? On la lui imposa, il la garda par amour-propre. Plus tard il crut la justifier, la mériter par la supériorité de ses qualités personnelles. Malheureusement pour lui, il céda à cette complaisance orgueilleuse, juste à une époque où Casimire n’exigeait pas de difficiles efforts pour exciter l’admiration. Ainsi le marquis de Courtenay fut victime de la comédie à laquelle il s’était prêté, et, semblable à ces acteurs surpris, emportés par leur rôle, il finit par mettre du sien, par aimer véritablement d’amour.

La soirée, dont nous avons dit les détails, acheva de perdre sa raison, en lui apprenant combien on le supposait avancé dans l’affection de Casimire, puisqu’on n’avait pas craint de les forcer l’un et l’autre à une espèce d’engagement, de fiançailles publiques. Il se demandait, en se rendant à son hôtel, si mademoiselle de Canilly avait remarqué cet amour et ce qu’il pouvait en espérer. Des doutes lui venaient, à présent qu’il avait besoin d’une certitude : celle dont il avait cru s’amuser comme d’une enfant, comme un tuteur de sa pupille, se parer aux jours de fête, était devenue tout à coup une jeune fille admirablement belle, riche de ses propres sentiments, maîtresse d’elle-même, et quand, par déférence envers le monde, elle avait prêté ses joues sans taches aux lèvres du marquis, celui-ci n’avait pas interprété tout à fait à son avantage le silence, la froideur, la docilité même dont il avait été frappé, malgré son étourderie ordinaire.

Le marquis rentrait chez lui avec la blessure faite à son cœur et à sa raison ; car, chez les êtres faibles, la distance est courte entre la raison et le cœur. L’amour, le doute, la crainte l’accablaient de questions. Il se livrait en lui d’épouvantables tempêtes, d’autant plus vives qu’elles agissaient dans un espace resserré. Les tempêtes sur les lacs sont les plus terribles.

Lorsque sa voiture se fut arrêtée devant son palais et que le domestique eut ouvert la portière.

— Non ! je ne descends pas, lui dit le marquis de Courtenay ; qu’on me conduise sur-le-champ chez M. de Canilly. Allez vite !

— La portière fut aussitôt refermée, et la voiture, à l’étonnement des valets déjà accourus pour éclairer le passage du marquis sous la voûte, tourna et s’éloigna avec vitesse.

Elle arriva bientôt devant l’hôtel de M. de Canilly, dont les portes venaient à peine de se fermer sur la voiture qui avait ramené Casimire.

Comme tout le monde était encore éveillé dans l’hôtel, le marquis s’introduisit sans trop d’obstacle jusqu’au salon où on lui dit que venait d’entrer mademoiselle de Canilly ; celle-ci, pourtant, parut fort étonnée de cette visite à une heure si avancée de la nuit, et à peine remise du trouble qu’elle avait ressenti au spectacle.

Le marquis avait repris son air léger.

— Savez-vous ce qui m’amène chez vous ?

— Non, monsieur le marquis.

— Un secret.

— Je présume qu’il est peu grave, répondit Casimire, car vous auriez eu le temps de me le confier au spectacle.

— Il est très-grave, au contraire, mademoiselle, répliqua le marquis qui jeta les yeux vers la porte pour s’assurer qu’elle était fermée.

— S’il est grave, il n’est pas triste en tout cas. Vous me semblez d’une excessive gaîté.

— Écoutez-moi.

— Volontiers.

— Je suis très-riche, vous le savez.

— Oui, monsieur le marquis.

— Je veux partager ma fortune avec une femme que j’aime.

— C’est fort généreux, c’est de l’argent bien placé, si celle que vous aimez n’est pas riche, répliqua Casimire.

Si celle que vous aimez n’est pas riche, arrêta la volubilité fébrile du marquis.

Il comprit qu’il parlait à une jeune fille dont il n’éblouirait pas l’imagination avec des paillettes d’or, puisqu’elle était au moins aussi riche que lui.

— Ah ! il ne s’agit pas de générosité, se reprit-il un peu troublé, mais il s’agit de bonheur pour moi. Je veux me marier.

— En quoi mes conseils pourront-ils vous être utiles, monsieur le marquis, dans une telle affaire ?

— Ce n’est pas seulement de vos conseils que j’ai besoin, mais de votre consentement.

— De mon consentement ?

— C’est à vous que je prétends offrir mon nom et ma main.

Après avoir ouvert ses yeux avec un grand étonnement, Casimire abaissa, avec autant de réflexion au moins que de modestie, ses longues paupières.

— Si vous n’avez aucun motif d’éloigner mes vœux, reprit le marquis, consentez, je vous prie, à m’écouter quelques instants. Je vous ai paru dissipé, frivole, mon Dieu ! j’en conviens ; je crois que je le serai toute ma vie ; mais si vous m’acceptez ainsi, pourquoi me reprocherais-je cela comme un crime ? Si je voulais devenir grave, je ne parviendrais qu’à paraître ridicule, et je ne passe que pour léger. Quelques femmes, beaucoup même, me pardonneraient ces défauts de caractère si je les demandais en mariage, mais aucune d’elles n’a le droit d’être aussi exigeante que vous, et voilà pourquoi je dois être sincère avec vous, Casimire. Comment essaierais-je, d’ailleurs, de ne pas l’être ? Nous vivons ensemble depuis plusieurs années. Vous me connaissez comme une sœur connaît son frère. Quand je vous promettrais de me réformer, de lire du matin au soir, d’exercer ma pensée sur des sujets graves, de devenir un de ces hommes politiques en si haute estime dans l’opinion de monsieur votre père, vous ne me croiriez pas.

Si vous pouvez aimer un homme qui raffole de chevaux, des chiens, des fêtes, du bruit, de la chasse, qui abhorre le travail et la pensée autant que la maladie et la mort, qui ne se connaît qu’en habits nouveaux, en équipages nouveaux, en ameublements nouveaux, qui n’est rien qu’un gentilhomme fort inutile, né pour le plaisir, mais pourtant assez facile à vivre ; enfin, sans tant en dire, si vous pouvez m’aimer, ou m’aimer assez pour m’épouser, ajouta le marquis, répondez-moi, car je suis venu ici inquiet, triste, défiant, et résolu cependant. Je vous aime ; vous plaît-il d’être marquise de Courtenay, et quand vous convient-il de l’être ? dans un mois, dans un an, jamais ? Oh ! ne dites pas jamais ! dit le pauvre et suffisant marquis, ayant gardé tout son sérieux, amassé tout ce qu’il y avait de vrai dans son affection pour la dernière phrase de sa confidence décousue, qu’il ferma ainsi par un cri.

Depuis le premier mot un peu clair du marquis jusqu’au moment où elle lui répondit, Casimire remua plus d’une pierre dans ce vaste bâtiment de doctrines bâti dans sa tête par son père.

— Quoique je trouve un peu bizarre l’heure de votre confidence et fort imprévu le motif qui l’a amenée, répondit Casimire, je ne suis pas aussi décourageante que vous avez paru le craindre. Si je ne dois compte de mes sentiments à personne, je me dois les conseils de mon père avant même de chercher à savoir si j’éprouve des sentiments d’affection pour quelqu’un. Mon père est mon guide, vous le savez. Mon père…

— Oh ! interrompit le marquis, il est bien entendu que je ne veux rien faire sans l’agrément de monsieur le comte, sur la bienveillance duquel vous ne voudriez pas peut-être m’empêcher de compter. Je lui écrirai, j’attendrai son retour, j’apporterai tous les ménagements, j’userai de toutes les convenances voulues, pourvu que vous me laissiez entrevoir l’espérance de ne pas contrarier ses vues, si elles sont d’accord avec les miennes.

Maîtresse d’elle-même, Casimire pensa que rien n’effacerait mieux l’impression qu’elle avait pu produire par sa joie immodérée, ses cris soudains, son enthousiasme, il y avait quelques heures, en entendant proclamer au théâtre le nom du commandeur de Courtenay, comme de persuader adroitement à la société polonaise qu’elle n’était pas entièrement insensible aux douces sollicitations du marquis de Courtenay. Cette facile condescendance envers la passion d’un extravagant, dont il ne resterait rien au bout de quelques jours, lui sembla un prétexte tout simple et tout naturel pour dérouter ceux qui auraient conclu, de la scène donnée en plein public, qu’elle aimait le commandeur et non le marquis son frère. Ce moyen rentrait dans la catégorie de ceux dont son père lui avait vanté l’excellence, l’infaillibilité. Oh ! si Casimire avait deviné la portée de l’arme qu’elle allait manier si témérairement, et dans quel cœur irait pénétrer la balle empoisonnée qu’elle roulait avec tant de légèreté entre ses doigts !

— Vous n’exigez pas de moi, monsieur le marquis, reprit-elle enfin en souriant, que je réponde autrement que par le silence à tout ce qu’il vous plaira de me dire après ce que je vous ai déjà dit.

— Oh ! je vous comprends et je vous remercie, s’écria le marquis de Courtenay. Il n’y a plus, entre nous, comme arbitre de nos destinées, que M. le comte de Canilly, et je m’en flatte, continua le marquis dont la voix s’éclaircit comme celle de l’oiseau au retour du beau temps, il ne me sera pas trop défavorable. Il connaît ma famille, ma noblesse ; il sait tout ce que mes revenus m’assurent de crédit dans le monde et à la cour ; je puis donc espérer. Malheureusement, de la gamme de la joie le marquis passa vite à celle de la fatuité ; il fallait s’y attendre. Je parlerai avec franchise, reprit-il ; je m’attendais au bonheur de ne pas me voir entièrement repoussé par vous.

Si le marquis avait pu soulever le masque que Casimire venait de mettre sur son visage depuis sa résolution de feindre, comme il eût vite retiré ces dernières paroles !

— Sans ingratitude pouviez-vous oublier, reprit-il, tout ce que je viens de faire pour mériter votre attention ?

— Et quoi ? demanda Casimire.

— Cette fête…

— En vérité elle était d’un goût…

— Elle était pour vous, uniquement pour vous.

— Pour moi ?

— Sans doute.

— Vous auriez dû, alors, m’en avertir.

— Et pourquoi ?

La pensée de Casimire fut : Parce que je n’y serais pas allée ; mais elle répondit :

— Parce que je vous en aurais déjà remercié.

— Mais songez, ajouta le marquis, que nous en aurons tous les hivers de semblables, quand nous serons mariés ; de plus belles encore, car vous les ordonnerez seule en souveraine. Je veux avoir dans mon palais un théâtre où nous jouerons la comédie, l’opéra, le ballet. Quelle heureuse vie ! Louis xiv a vécu ainsi quarante ans, les plus belles années de sa vie. Tout a été perdu pour lui, bonheur, joies, amours, dès qu’il a voulu faire la guerre. Moi je ne ferai pas la guerre…

— Et à qui la déclarerait votre majesté ?

— Je ne la ferais pas, bien entendu, si je pouvais la faire, répondit le marquis. Mais je suis un peu souverain ici. Est-ce que cet éclat ne vous a pas séduite ? Il vous appartiendra tout entier dans peu. Vous n’aurez pas de rivale en palais, en chevaux, en domestiques. N’est-ce pas là le bonheur ?

— Monsieur le marquis, interrompit Casimire, à deux heures après minuit, les gens qui rêvent dorment.

— Oh ! je ne dors pas, je ne rêve pas, s’écria le marquis.

— Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire, reprit Casimire, qui avait très-exactement dit ce qu’elle avait pensé. J’ai voulu dire qu’à deux heures après minuit…

— Je comprends… à deux heures après minuit, s’écria le marquis, il est temps d’aller dormir, je me retire. C’est que tout m’effraie, ajouta-t-il en prenant son chapeau, un mot, un signe, un rien. Je suis comme quand on aime, n’est-ce pas ?

— Je n’en sais rien, dit Casimire.

— Méchante ! mais vous avez raison de feindre. Nous autres, jeunes gentilshommes, nous sommes trop portés à croire qu’on nous adore. Un peu de sévérité nous est due. Pas trop ! n’est-ce pas, ma charmante Casimire, pas trop ?

— Bonsoir ! monsieur le marquis.

— Bonne nuit, mon espérance !

La porte du salon n’était pas encore retombée sur son autre moitié que Casimire murmura :

— Le fat !

— Allons, dit le marquis en roulant dans les rues désertes de Varsovie, j’étais un grand fou de douter un instant de mon succès auprès de Casimire. Où diable avais-je pris ces doutes, ces scrupules, ces craintes ? J’avais trop mauvaise opinion de moi-même ; on ne se démolit pas ainsi. Après avoir semé il n’est pas si extraordinaire de recueillir. Devant les pas de Casimire j’ai semé la galanterie, le plaisir, les fêtes, le bonheur ; je moissonne l’affection, la tendresse, l’amour. C’est quelle est vraiment belle mademoiselle de Canilly, vraiment très-belle ! Comment se fait-il, pourtant, qu’elle n’ait pas aimé jusqu’ici ? Mais qui me dit, après tout, qu’elle n’a pas aimé ? Mais qui, encore ? Moi ! pardieu !