Michel Lévy frères (p. 99-107).


x


Quand Casimire rentra chez elle, Marine courut à sa rencontre en lui disant tout essoufflée : Sais-tu ce qu’il y a, petite ? une lettre du commandeur. Tiens !

Quoique Casimire eût affecté de recevoir avec froideur, des mains de sa nourrice, la lettre du commandeur, elle se hâta de l’ouvrir dès qu’elle fut rentrée dans son appartement. Son premier mouvement, après y avoir jeté un coup d’œil, marqua le dépit de la voir si peu chargée d’écriture. Le contenu se bornait à une seule page. Que dire en si peu de lignes ? On avait été bien avare de son temps ! Mais, par un retour sur elle-même, elle se souvint des paroles glacées avec lesquelles elle avait accueilli les derniers mots d’adieu du commandeur, et elle le justifia presque au moment même où elle l’accusait.

La lettre du commandeur disait :

« Mademoiselle,

« Les Impériaux sont maîtres de Belgrade, cette place formidable occupée depuis plusieurs années par les Turcs. L’Europe chrétienne et civilisée doit ce prodigieux fait d’armes au prince Eugène, qui a renouvelé, à cette occasion, celui de l’immortel Jean Sobieski. Ecrite sous la tente du grand-visir, cette lettre vous parviendra, grâce aux moyens dont j’ai disposé, vingt-quatre heures avant que la nouvelle qu’elle renferme soit connue à Varsovie. J’ai voulu vous ménager la joie d’annoncer vous-même, la première, cette grande victoire à nos amis. Monsieur le comte, votre père, y verra toutes les conséquences politiques qu’il est habitué à tirer des événements. Permettez-moi de me croire plus heureux que tout le monde de cette victoire, puisqu’elle m’a donné le droit de vous écrire.

« Je suis, mademoiselle,

« Votre très-humble et très-dévoué serviteur,
« Le commandeur de Courtenay. »

Pas un mot affectueux ! s’écria Casimire en froissant la lettre du commandeur. Je ne suis rien dans ses souvenirs. Les convenances ont dicté cette lettre ; elle est écrite tout simplement à Mlle de Canilly : Casimire est oubliée. Rien pour moi ! Pourtant j’ai peine à comprendre cette indifférence après ces signes de douleur au moment de son départ : ses indécisions, sa pâleur, ses regrets, ses larmes. Ah ! c’est moi seule que je dois accuser ; je lui avais dit de ne m’écrire que sur les événements de la guerre : il m’a obéi. — Pourquoi m’a-t-il obéi ? J’aurais voulu qu’il ne parlât que de moi ou de lui dans cette lettre.

Casimire reprit la lettre du commandeur, et quand elle eut relu cette phrase : « Elle vous parviendra, grâce aux moyens dont j’ai disposé, vingt-quatre heures avant que la nouvelle qu’elle renferme soit connue à Varsovie, » elle se dit, en examinant la date : — Huit jours seulement pour venir de Belgrade, quand le courrier ordinaire de l’État en met douze ! Quelle effrayante rapidité ! Oh ! l’envoi de cette lettre, portée de distance en distance par des Tatars, lui a coûté, j’en suis sûre, plus de dix mille livres, lui, si peu riche ! Ah ! ceci, rien que ceci, trahit tout le bonheur qu’il a eu à m’écrire. Il a donné tout ce qu’il portait d’argent avec lui pour que j’aie la joie d’annoncer cette nouvelle à Varsovie ! N’est-ce pas assez s’occuper de moi ? Que puis-je vouloir de plus ? Et cette victoire, dit-il encore, le fait plus heureux que tout le monde, parce qu’elle lui donne le droit de m’écrire. Ah ! je n’ai pas voulu le comprendre ! Ingrate ! ingrate ! Mais, monsieur de Courtenay, dit-elle, vous ne me parlez pas de vous. Pourquoi ce silence ? Où étiez-vous pendant la bataille ? Qu’avez-vous fait ?

Une ligne était restée cachée dans un pli au bas de la lettre. Casimire, en la déployant dans toute son étendue, lut cette ligne oubliée ; elle leva les yeux au Ciel. Cette ligne ne contenait que ces mots :

« P. S. J’ai fait mon devoir comme les autres. »

Casimire répéta avec une émotion qui s’éleva jusqu’à la tendresse maternelle : — Il a fait son devoir comme les autres !

Quelle sublime modestie ! murmura-t-elle avec onction ; il me dit cela comme une chose indifférente, oubliée dans le cours de sa lettre. Oh ! oui, il a fait son devoir ! Je sais ce qu’un tel mot signifie dans sa bouche. Pourvu, mon Dieu ! qu’il n’ait pas été blessé.

Mais s’il était blessé, répéta-t-elle, il me le dirait. Non, il ne me le dirait pas ! Mais, s’il était blessé, son écriture serait changée, inégale, altérée, et c’est son écriture ordinaire. Ah ! j’aurais été fâchée qu’il s’occupât davantage de moi, puisqu’il me parle si peu de lui. Il est modeste, il est réservé, il m’aime !

La porte de la chambre s’ouvrit, la tête de Marine parut :

— Eh bien ! sommes-nous contente, ma fille ? Le commandeur se porte-t-il bien ?

— Bien, répondit Casimire en ployant tranquillement la lettre et la repoussant dans un tiroir du secrétaire.

— Que te dit-il ?

— Peu de choses. Nous en causerons plus tard.

Casimire n’aurait pas dormi davantage, n’eût-elle pas encore été dérangée quelques heures après par Marine.

— Que tiens-tu là ? lui dit Casimire, qui semblait dormir les yeux ouverts, tant elle rêvait profondément.

— Une lettre encore ; mais quant à celle-là, ma foi ! je ne puis deviner ni qui l’envoie, ni d’où elle vient. On l’a trouvée dans la boîte, et elle est sans timbre.

— Donne, et dis que dans une heure je me lèverai pour dîner. Va, Marine.

— Cela commande comme une princesse, dit Marine. En vérité, je crois que je lui prêterais mes joues si elle voulait me souffleter.

— On vous obéit, mademoiselle ; on vous obéit.

Et, tournant la tête à chaque pas pour admirer sa Casimire enfoncée dans la molle épaisseur de son oreiller, Marine quitta la chambre.

— De mon père ! dit Casimire après avoir examiné un angle de la lettre où se trouvait probablement un signe particulier convenu entre elle et M. de Canilly.

« Tout marche à souhait, mademoiselle ma fille, et comme au gré de nos désirs. De Varsovie à Paris j’ai voyagé sans accident. Dans les villes que j’ai traversées, j’ai été assez heureux pour ne me heurter à aucun visage de connaissance, choc dangereux, rencontre funeste dans ma position, ne voulant ni voir ni être vu, et ne voulant cependant pas trop me cacher dans les hôtelleries où j’étais forcé de descendre. Une fois à Paris, j’ai couru chez nos amis, qui, prévenus de mon arrivée, m’attendaient la nuit dans une petite maison des faubourgs.

« Ils étaient tous réunis. J’ai reçu leurs compliments sur la supériorité de mes vues et leur approbation entière. De mon côté j’ai été charmé de leur inébranlable résolution. Nous n’avons pas eu la plus légère difficulté à débattre. Notre correspondance avait aplani d’avance tous les obstacles.

« Ceci fait votre éloge, mademoiselle de Canilly, et vous prouve, une fois pour toujours, combien la langue diplomatique est la clef qui ouvre sans bruit les plus difficiles mystères ; car cette correspondance, si je l’ai un peu dirigée, j’en conviens, elle vous doit sa forme. Rien donc n’a été changé par nos amis au plan que je vous avais soumis. Dans dix jours, à compter d’aujourd’hui où je vous écris, c’est-à-dire peu d’heures avant mon départ pour le Béarn, le Régent sera enlevé au sortir de l’Opéra. Le reste se fera avec la même exactitude prévue et arrêtée. Je serai auprès de M. de Marescreux et de ses deux fils lorsque le Régent leur sera livré par l’escorte française chargée de le remettre à l’escorte espagnole. Et c’est alors que je lui dirai : « Quoique monseigneur ne m’ait pas jugé digne d’être ambassadeur en Espagne, je ne me crois pas moins obligé, comme roi de Navarre, de lui faire les honneurs de mes États. » Je l’accompagnerai ensuite jusqu’aux limites de la Navarre avec toutes les marques de dignité dues à un prince du sang. Les souverains peuvent réciproquement s’exiler, se faire égorger si leurs intérêts l’exigent, mais il leur est défendu d’oublier, les uns envers les autres, le respect qu’ils méritent, même sur l’échafaud.

« Quand la fortune qui, jusqu’ici, nous a si généreusement aidés, voudrait nous abandonner, je cherche, mademoiselle de Canilly, comment elle s’y prendrait pour réussir. Nous n’avons mis dans notre conspiration que des gens de qualité, pleins d’estime les uns envers les autres, autant que liés par la haine et le mépris contre leur ennemi commun, le Régent. Serions-nous découverts, supposition impossible ; serions-nous pris, crainte hors de toute raison, quel tribunal oserait, je ne dis pas nous condamner, mais nous juger, quand nous avons pour chef le roi d’Espagne, Philippe v, son premier ministre Albéroni, son ambassadeur, le comte de Cellamare, et un fils et une belle-fille de Louis xiv, le duc et la duchesse du Maine ? On ne touche pas à un cheveu de ces têtes-là. Ceci soit dit, mademoiselle de Canilly, pour vous rassurer sur certaines terreurs fort mal fondées dont je vous ai vue émue le jour où je vous mis dans la confidence de notre projet. J’espère que votre cœur s’est remis de ces petites frayeurs, indignes de votre naissance et du caractère d’airain que je vous ai donné.

« Soyez toute à l’espérance d’une réussite prochaine, infaillible, glorieuse. Si cette lettre s’adresse furtivement à une conjurée, la prochaine parlera à une reine. Celle-ci vous a été jetée par une main mystérieuse, l’autre vous sera portée par un ambassadeur, n’en doutez pas. Votre voyage sera un triomphe jusqu’en Navarre, où je vous attends. Vous serez logée dans le palais d’Henri-le-Grand, dans celui de ce descendant des ducs d’Albret ; et soyez persuadée, mademoiselle ma fille, que vous aurez une cour, même avant d’avoir des meubles.

« J’ai pensé qu’il serait convenable de donner à M. de Marescreux, le jour de mon couronnement, le titre de connétable, parce qu’il est très-ambitieux. Cette haute distinction, la plus haute de toutes, m’assurerait deux fins également bonnes : la première de ne plus lui laisser qu’une seule ambition à exercer contre moi, celle de me détrôner ; la seconde, d’avoir le droit de le faire décapiter en place publique s’il s’armait jamais pour la soutenir. Nous n’en viendrons pas, je l’espère, à cette dure extrémité.

« Pensez à son fils aîné, mais avec les restrictions que j’ai émises, c’est-à-dire avec la faculté qui vous est laissée de retirer votre promesse si vous ne vous sentez pas l’envie de la remplir. J’insiste un peu plus sur l’opportunité de cette union depuis que j’ai appris à mon arrivée à Paris que M. de Marescreux, aussi Espagnol au moins que Français, jouissait d’une influence extraordinaire en Navarre ; nous devons le ménager.

« Il ne faut pas écarter tout de suite ceux qui nous ont aidés à monter sur un trône : c’est d’un mauvais exemple.

« Ne refusez sa main qu’avec la plus grande circonspection. D’ailleurs, qui aimeriez-vous ? puisque je suis obligé de descendre à causer de ces misères avec vous, pour complaire à des traditions de faiblesse dont vous êtes, j’en suis sûr, entièrement exempte. Qui aimeriez-vous ? serait-ce M. le marquis de Courtenay, dont la fortune, quoique considérable, couvre à peine les ridicules ? Je ne vois que lui assez près de vous pour avoir éveillé en votre esprit quelque intérêt d’habitude, que vous aurez faussement pris pour une passion. Eh bien ! jamais je ne croirai que vous, si belle, mademoiselle de Canilly, si intelligente et si riche, puissiez, ayant un pied sur la première marche du trône, prendre pour mari un homme incapable de s’élever à la hauteur de votre caractère, et je dirais de votre génie, si je n’étais votre père.

« Si vous l’aimez, continuez à l’aimer, rien ne s’y oppose, mais ne l’épousez pas.

« Qui vous ferait un reproche d’agir ainsi ? Ce n’est pas moi ; quant à l’opinion du monde, n’y songez plus ; vous allez entrer dans une sphère où les choses, il en est ainsi, changent de signification et de nom. Je ne sais en ce moment si jamais Marguerite de Navarre a été mariée, mais je crois me souvenir qu’elle a beaucoup aimé.

« Je n’ai point de fils ; c’est à vous à m’en tenir lieu comme appui, comme conseil, comme ami. Jugez si j’attends beaucoup de vous, mademoiselle de Canilly.

« Toutes les ambitions vont bientôt nous être permises. Un trône touche à tous les trônes. Être roi ! oui ! c’est beau, c’est enivrant la puissance ! Être parmi les hommes un de ces rares élus dont toutes les pensées s’exécutent. Les pensées d’un roi, fantaisies de Dieu ! Creuser des bassins dans des plaines stériles et y appeler de loin avec la mer les flottes de toutes les nations, abaisser les montagnes qui gênent le soleil, peindre enfin sur la terre une civilisation nouvelle, comme le ferait un peintre sur la toile. Disposer de la vie des peuples pour faire sa propre vie grande et admirée, et si merveilleusement unique que, lorsque tout a péri, après trois mille ans d’existence, hommes, cultes, lois, on reste seul, debout, au milieu des ruines d’un empire, et posé, le sceptre à la main, sur un cheval de bronze. Ah ! oui, cela est beau, cela est digne d’envie, mademoiselle de Canilly. »

Casimire se leva sur son séant, toute frémissante d’enthousiasme, et ses deux mains errèrent sur sa tête comme pour y retenir sa raison et y chercher les perles d’une couronne.

« Adieu, lut-elle encore, adieu ! Dans une heure j’aurai quitté Paris ; dans une heure je serai en route vers mon nouveau royaume. Je vais, mademoiselle de Canilly, vous annoncer à votre peuple comme le plus humble de vos sujets.

« Votre père, qui se dit pour la dernière fois,

« Comte de Canilly. »

— Mon Dieu ! s’écria Casimire, dans moins d’un mois il me faudra quitter cette ville où je n’attendrai pas le retour de monsieur le commandeur. Je ne le verrai plus, je ne le verrai plus ! Mon Dieu ! je me sens déjà malheureuse ; serais-je déjà reine ?

— Ma fille, vint dire Marine, voilà trois fois bien comptées que je viens te chercher pour dîner. Nous avons aujourd’hui un gigot braisé, et il faut que cela soit mangé chaud.

— Manger ! murmura dédaigneusement Casimire.

— Mais oui, manger ; est-ce que tu aurais perdu l’appétit en dormant ?

— Dormir ! dit tout bas Casimire, avec la même pitié ironique. Mais descends, je te suis, bonne Marine.

— Je ne dirai pas qu’on me l’a changée en nourrice puisque je l’ai nourrie, murmura de son côté Marine, mais toujours est-il qu’elle m’étonne bien depuis quelques jours.

Le premier mouvement de Casimire, aussitôt après avoir reçu la lettre du commandeur de Courtenay, avait été de transmettre la nouvelle de la prise de Belgrade au gouverneur de Varsovie, pour qu’il la publiât dans toute la ville. Son cœur palpita d’un orgueil bien naturel en pensant qu’on ne manquerait pas de savoir dans le monde qu’elle l’avait connue la première, et qu’on lui devrait le mérite de la première révélation. Elle avait déjà copié rapidement la lettre du commandeur, elle approchait la main du cordon de sonnette pour appeler le domestique chargé de la porter au gouverneur de Varsovie, lorsqu’une pensée arrêta cette main déjà levée, et lui fit tourner de l’autre main la feuille de papier placée devant elle. — Qu’allais-je faire ? Non ! il ne convient pas, dit-elle, qu’on sache ici que je suis en correspondance suivie avec M. le commandeur de Courtenay ; que la fille du comte de Canilly est à ce point liée avec un jeune homme. Je n’enverrai pas cette lettre à monsieur le gouverneur. On saura sans moi un fait qui ne peut tarder après tout à se répandre. Ainsi, gardons mon secret, se dit-elle encore, en déchirant par petits morceaux la lettre écrite par elle ; gardons-le. Je n’ai rien su, je ne sais rien.

Le feu de ses yeux s’éteignit comme un tison dans l’eau : sa bouche, émue d’abord par l’enthousiasme, se ferma, et son visage, si animé un instant auparavant, reprit son calme ordinaire. Qu’elle eût paru belle, ainsi fardée par la contrainte, aux yeux de M. le comte de Canilly, son père !