Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 173-194).

CHAPITRE XII


Au jour fixé pour la visite du capitaine Aylmer, Clara gagna Belton en traversant le parc. Le mois d’avril touchait à sa fin, et la température était douce. Que d’événements s’étaient accomplis depuis le dernier printemps ! Tout en marchant, Clara repassait dans son esprit la catastrophe qui avait terminé la vie de son frère ; la mort de sa tante si tôt suivie de celle de son père, les deux offres de mariage qui lui avaient été faites, et l’erreur qu’elle avait commise dans son choix. Elle était maintenant résolue à rompre pour jamais avec le capitaine Aylmer. Mais sa conduite ne lui semblait pas aussi bien tracée à l’égard de son cousin. Elle se révoltait à la pensée qu’elle dût accepter la main de Will, parce qu’elle se séparait de son rival.

Clara eut une heure pour méditer avant l’arrivée du capitaine, et jamais heure ne lui parut plus longue. Il n’y avait pas d’occupation pour elle dans la maison abandonnée, et mistress Bunce, la vieille gardienne, ne pouvait pas comprendre pourquoi son ancienne maîtresse restait ainsi dans ces chambres désertes. Clara la prévint qu’elle attendait quelqu’un.

« Ce n’est pas M. Will ? dit la vieille femme.

— Non, il se nomme le capitaine Aylmer.

— Ah ! vraiment ? » Et mistress Bunce prit un air intrigué. « Pourquoi ce monsieur n’allait-il pas voir miss Amadroz au cottage ? »

À la fin, la personne attendue arriva, et mistress Bunce l’introduisit avec solennité.

« J’espère que vous n’êtes pas surprise de me voir ? dit le capitaine Aylmer en prenant la main de Clara.

— Un peu, dit-elle en souriant.

— Mais vous n’en êtes pas contrariée ?

— Non.

— Aussitôt que vous avez eu quitté Aylmer-Park, j’ai senti que je devais venir vous trouver, comme je l’ai dit à ma mère.

— J’espère que vous n’êtes pas venu malgré son désir ? » dit Clara. Et elle ne put réprimer un léger accent railleur.

« À cet égard, je me suis vu forcé d’agir d’après mon propre jugement, dit-il sans prendre garde à son sarcasme.

— Alors, je suppose que lady Aylmer est fâchée que vous soyez ici. Je le regrette d’autant plus que c’est une démarche inutile.

— J’espère que non. J’ai entrepris le voyage du Yorkshire ici, dans l’intention de rétablir la paix entre vous et ma mère. Pourquoi me recevez-vous comme si vous étiez résolue à ne jamais oublier votre malheureuse querelle ?

— Capitaine Aylmer, je trouve que votre mère m’a indignement traitée : personne ne m’ôtera cette conviction. Je suis fâchée d’avoir été amenée à vous dire cela. Votre mère et moi, capitaine Aylmer, nous sommes si opposées l’une à l’autre de sentiments et d’opinions, qu’il est impossible que nous soyons amies, impossible que nous ne soyons pas ennemies, si nous sommes mises en contact. »

Elle prononça ces paroles avec une grande énergie, le regardant fixement en parlant. Il était assis près d’elle sur une chaise, se penchait vers elle, tenant son chapeau des deux mains entre ses genoux. En écoutant les dernières paroles prononcées par Clara, il rapprocha sa chaise, se débarrassa de son chapeau qu’il plaça sur le tapis, et resta les yeux fixés sur elle comme s’il eût été fasciné.

« Je suis fâché de vous entendre parler ainsi, dit-il.

— Il vaut mieux dire la vérité.

— Mais, Clara, si vous avez l’intention d’être ma femme ?…

— Oh ! non, c’est impossible maintenant, et je suis persuadée que vous ne le désirez pas.

— Je le désire. Vous me faites injure.

— Cela ne peut être.

— Je n’accepte pas votre réponse, » dit-il en se levant et se mettant à parcourir la chambre. Au bout d’une minute il se rassit et répéta ses paroles : « Je n’accepte pas votre réponse. Un engagement tel que le nôtre ne peut pas être mis de côté comme un vieux gant. » Il y avait maintenant de la passion dans son accent et dans son geste, et Clara, bien qu’elle n’eût pas la pensée de changer sa résolution, commença à souffrir en le voyant malheureux.

« Je suis venu du Yorkshire pour faire cesser tout malentendu entre nous, dit-il encore.

— C’est bien bon à vous d’être venu, et je ne puis dire que je regrette que vous ayez pris cette peine. Il vaut mieux nous être rencontrés encore une fois. Il n’y avait pas moyen de s’expliquer durant ces terribles jours à Aylmer-Park. » Elle s’arrêta : mais comme il ne parla pas, elle continua : « Je ne vous blâme pas pour ce qui est arrivé, mais je suis sûre que vous et moi ne pourrions être heureux comme mari et femme.

— Je ne sais pas pourquoi vous dites cela.

— Vous désapprouvez toutes mes actions et même ma conduite actuelle.

— Qu’est-ce que je désapprouve ?

— Mon séjour près de mon amie mistress Askerton. »

Frédéric se trouva durement traité. Dans son désir de reconquérir Clara, il était décidé à oublier les offenses passées et à ignorer l’iniquité actuelle ; mais elle, la coupable, semblait se glorifier de sa faute.

« Je n’avais pas l’intention de parler de votre amie, dit-il.

— Je ne mentionne son nom que pour montrer combien il est impossible que nous pensions de même sur certains sujets à l’égard desquels un mari et une femme doivent être d’accord.

— Vous voulez donc vous brouiller avec moi ?

— Je désire qu’il soit bien entendu que notre engagement est rompu. Après ce qui s’est passé, comment pourrais-je entrer dans la maison de votre mère ?

— J’aurais désiré vous voir en bons termes avec ma mère, dit-il ; mais si vous trouvez que cela est impossible…

— Pensez-vous que je voudrais vous séparer de votre mère !

— Clara, vous m’êtes plus chère que ma mère ; cent fois plus chère ! »

En disant ces mots, il s’agenouilla devant elle.

« Vous êtes tout pour moi ; dites que vous ne me repoussez pas. »

Il était suppliant, et les supplications sont bien puissantes sur le cœur des femmes. Les hommes réussissent souvent par l’ardeur de leurs prières.

« Clara, dites que vous serez ma femme. »

En lui parlant ainsi, il essaya de lui prendre la main, et le son de sa voix indiquait une passion sincère.

Le capitaine Aylmer ne s’était jamais agenouillé devant Clara Amadroz.

Autrefois, il était de mode que les amants se missent ainsi à genoux, parce qu’ils attachaient plus de prix qu’on ne le fait maintenant à ce qu’ils demandaient, ou parce qu’ils prétendaient y attacher plus de prix.

De nos jours on est plus sage. Auguste insinue à Caroline qu’ils devraient faire la folie de s’épouser, et la chose est réglée sans qu’il soit nécessaire de recourir aux supplications. L’engagement du capitaine Aylmer s’était fait un peu de cette manière. La main de Clara avait été obtenue facilement, et en conséquence peu appréciée. J’ai peur qu’il n’en soit ainsi pour tout ce que nous prétendons estimer : nos chevaux, nos maisons, nos vins et surtout nos femmes. Quel homme a le cœur assez grand pour aimer avec un redoublement de passion la femme qui a reconnu d’abord en lui son idéal ? Le capitaine Aylmer, ayant facilement gagné ses éperons, n’avait pas pris la peine de les attacher, et s’apercevait, à sa grande surprise, qu’il était sur le point de les perdre. Après avoir désiré affranchir ses pieds de leurs entraves, il reconnaissait trop tard leur utilité pour le voyage de la vie.

« Clara, répéta-t-il agenouillé près d’elle, vous m’êtes plus chère que ma mère, cent fois plus chère. »

Tout cela était nouveau pour elle. Un tel argument employé à Aylmer-Park l’aurait conquise. Maintenant, il était trop tard. Sa résolution était prise. Elle n’en trouvait pas moins pénible d’avoir à refuser la prière qui lui était faite avec tant d’ardeur. Frédéric avait essayé de lui prendre la main, et elle ne pouvait se dégager entièrement sans se lever. Elle s’arrêta un instant indécise. Un moment, en regardant les yeux de Clara, Aylmer se crut victorieux. Peut-être laissa-t-il paraître une expression de triomphe dans sa physionomie. Elle vit le danger.

« Non, dit-elle en se levant, non.

— Que signifie ce « non », Clara ? (Il s’était aussi levé et restait appuyé à la table.) Veut-il dire que vous serez parjure ?

— Il signifie, capitaine Aylmer, que je ne serai jamais votre femme. Vous me connaissez assez pour savoir que j’ai beaucoup réfléchi avant de prendre une semblable résolution. Soyez assuré qu’elle est irrévocable. »

Il resta un moment silencieux, puis se tournant brusquement vers elle :

« Dites-moi, Clara, m’aimez-vous ? M’avez-vous jamais aimé ? »

Elle ne répondit pas.

« Vous ne m’avez jamais aimé, bien que vous me l’ayez dit. Est-ce vrai ? Et, maintenant, je suppose que vous allez épouser votre cousin. Il vous conviendra de changer et de dire que vous l’aimez. »

Enfin, elle parla :

« Je n’aurais jamais cru que vous m’auriez traitée ainsi, capitaine Aylmer. Je ne pensais pas que vous m’auriez insultée.

— Je ne vous ai pas insultée.

— Votre conduite rend ma tâche plus facile que je ne l’espérais. Vous m’avez demandé si je vous ai jamais aimé ? Je l’ai cru, et le croyant, je vous l’ai dit franchement. Lorsque je me suis aperçue de mon erreur, j’ai résolu à tort, je le reconnais maintenant, d’être fidèle à mon engagement et d’essayer de vous aimer comme une femme doit aimer son mari. Mais aucune jeune fille ne peut être liée par une promesse faite à un homme qui la laisse traiter par sa mère, dans sa propre maison, comme j’ai été traitée à Aylmer-Park. J’ai répondu à votre question sur mon amour pour vous. Quant à l’autre question que vous avez jugé à propos de m’adresser, concernant mon cousin, je me refuse à y faire aucune réponse. »

Ayant ainsi parlé, Clara sortit en fermant la porte derrière elle, laissant le capitaine Aylmer immobile à la même place.

Il y resta quelques instants, espérant peut-être que Clara reviendrait, mais elle ne revint pas, et il comprit qu’il lui faudrait pourvoir seul à sa retraite. Il quitta la chambre et descendit l’escalier, agacé par le craquement de ses bottes sur les marches. Il essaya bien de marcher avec dignité en traversant le vestibule, mais il se sentait ridicule. Malgré toutes ses précautions, la porte d’entrée, dont la serrure ne lui était pas familière, ne voulut pas se fermer sans bruit et Clara, dans sa chambre, l’entendit.

« La voiture ! certainement je demande la voiture, ne m’avez-vous pas entendu ? » dit-il à l’infortuné postillon qui l’avait amené.

Il était venu avec deux chevaux, et maintenant il regrettait de ne s’être pas contenté d’un seul. Enfin, la voiture partit, et le capitaine Aylmer se jura à lui-même qu’on ne le verrait plus à Belton.

Quand Clara fut bien assurée de son départ, elle descendit, donna quelques ordres à mistress Bunce d’un air indifférent et regagna le cottage.

« Eh bien ? dit mistress Askerton, dès que Clara fut dans le salon.

— Eh bien ? répondit Clara.

— Dites-moi vite ce que vous avez à me dire.

— Je n’ai rien à vous dire. »

Le lendemain, mistress Askerton revint à la charge et fit avouer à Clara qu’elle avait recouvré sa liberté.

« N’avez-vous pas de lettre à écrire ? lui dit-elle.

— Aucune pour le moment. Le capitaine Aylmer écrira sans doute à sa mère, et tous ceux qui ont intérêt à cette affaire auront été informés. »

Clara Amadroz fut fidèle à sa résolution. Mais mistress Askerton fut moins discrète : elle écrivit. Non pas ce jour-là ni le suivant, mais avant la fin de la semaine. Elle n’en dit pas un mot à Clara. Par le retour du courrier arriva la réponse adressée à Clara, et non pas à mistress Askerton. Elle était ainsi conçue :


« Plainstow-Hall, avril 186…
« Chère Clara,

« Je ne sais si je devrais vous dire que mistress Askerton a écrit à Mary une affectueuse lettre dont je lui suis bien reconnaissant. Elle nous annonce que vous avez entièrement rompu avec les Aylmer. Vous ne me croiriez pas si je vous disais que j’en suis très-fâché. Je n’ai jamais pu, malgré tous mes efforts, parvenir à aimer le capitaine Aylmer. (Oh ! monsieur Belton, monsieur Belton !) Mais comme tout est fini entre vous, je ne vous parlerai plus des Aylmer.

« Mary compte vous écrire demain pour vous faire une proposition ; mais elle me permet de vous en dire un mot aujourd’hui : elle pense, et je pense aussi, que vous devriez vous connaître, et, si vous le permettez, elle ira vous voir à Belton. Comme je suppose qu’en ce moment vous ne consentiriez jamais à venir ici, il vaut mieux qu’elle aille vous trouver. Les difficultés concernant la propriété de Belton seront résolues plus facilement quand vous serez ensemble. Je crois que vous aimerez ma sœur Mary. Elle compte partir vers le 10 mai. Je la conduirai jusqu’à Londres, et, accompagnée de sa femme de chambre, elle arrivera très-bien jusqu’à Taunton. Je ne puis finir ma lettre sans vous parler de moi. Vous savez quels ont été mes sentiments, et je pense que vous savez aussi qu’ils sont et seront toujours les mêmes. Lorsque vous m’avez refusé, j’ai eu beaucoup de chagrin, mais je résolus de persévérer, et l’espérance me soutint. Quand j’appris que vous étiez engagée au capitaine Aylmer, mon cœur se brisa. C’était sans doute de l’égoïsme de ma part, mais il me semblait, et il me semble encore que si je ne vous ai pour femme, je ne puis être heureux. Maintenant vous êtes libre de nouveau : comment est-il possible que je ne conçoive pas quelque espérance ? Votre mariage ou votre mort seuls m’empêcheront d’espérer.

« Je ne sais rien des causes de votre rupture avec les Aylmer, ni ne m’en soucie ; vous êtes redevenue pour moi cette Clara Amadroz avec laquelle je me promenais dans le parc de Belton. Tant que votre main sera libre, je la demanderai. Je sais que vous m’êtes supérieure en bien des points, mais personne ne peut vous aimer plus que je ne le fais. Il me semble parfois que personne ne peut vous aimer autant. Mary trouve que j’aurais dû attendre quelque temps avant de vous dire cela, mais à quoi bon ? Je crois qu’il est plus honnête de vous dire tout de suite que la seule chose dont je me soucie au monde est que vous soyez ma femme.

« Votre affectionné cousin,
« William Belton. »


Clara répondit à cette lettre, mais elle adressa sa réponse à Mary. Elle écrivit longuement, essayant d’expliquer qu’il lui était impossible d’accepter le domaine de Belton, selon le désir de son cousin ; elle se réservait de traiter ce sujet verbalement avec Mary. Clara ajoutait qu’elle irait à Taunton attendre sa cousine, et qu’elle préparait la maison de William pour recevoir la sœur de William ; elle était disposée à aimer tendrement Mary quand elle la connaîtrait. La lettre comprenait un petit post-scriptum : « Remettez ceci à William. » Voici quel était le contenu de ce billet :


« Cher William,

« N’avez-vous pas dit que vous seriez mon frère. Soyez-le toujours. J’accepterai de vous ce que j’accepterais d’un frère, et quand nos arrangements seront faits, je vous aimerai comme Mary vous aime, et me confierai aussi complétement à vous. Je serai obéissante comme doit l’être une sœur cadette.

« Votre sœur affectionnée,
« C. A. »


« Rien n’y fait ! s’écria Will Belton en froissant le billet dans sa main ; je pourrais aussi bien me brûler la cervelle. — Ôtez-vous du chemin, voulez-vous ? »

Et le groom réprimandé se réfugia en courant de l’autre côté de la cour, comprenant que son maître avait quelque sujet de contrariété.

On était au milieu de mai lorsque Clara Amadroz fit de nouveau le voyage de Taunton, retint un appartement à l’hôtel pour une dame souffrante, et alla attendre sa cousine à l’arrivée du train. Elle savait que miss Belton était infirme et craignait de la trouver difforme ; aussi éprouva-t-elle un grand soulagement en voyant une petite femme pâle, à la figure mélancolique, mais jolie, avec de grands yeux doux et clairs, et juste assez courbée pour exciter l’intérêt. La ressemblance de Mary avec son frère était assez grande pour la faire reconnaître.

« Je pense que vous êtes miss Belton, dit Clara en s’avançant et lui tendant la main.

— Et vous Clara Amadroz. Combien vous êtes bonne de venir ainsi à ma rencontre ! »

Elles s’acheminèrent vers l’hôtel, et quand elles eurent quitté leurs chapeaux, Mary Belton embrassa sa cousine.

« Vous êtes bien telle que je me l’imaginais, dit Mary, seulement un peu plus grande que Will ne me l’avait dit ; mais les hommes ne sont pas bons juges de la taille des femmes.

— J’espère que, telle que je suis, vous pensez pouvoir m’aimer.

— Très-tendrement. Il semble que notre parenté se soit rapprochée depuis quelque temps, et si des cousines ne sont pas amies, qui le sera ? »

Dans le courant de la soirée, les deux cousines causèrent avec un grand abandon. Elles parlèrent de William, et Clara craignit un instant que Mary ne voulût plaider la cause de son frère ; mais miss Belton évita ce sujet avec tant de tact, que Clara put se demander si Will avait fait à sa sœur la confidence de ses sentiments.

Le lendemain, les deux femmes s’installèrent au château de Belton, et, le jour d’après, mistress Askerton vint faire une visite comme il en avait été convenu entre elle et Clara.

« Je viendrai, puisque vous le désirez, avait dit mistress Askerton ; mais je ne serai pas du tout étonnée si j’entends dire que votre cousine est repartie pour Norfolk. »

Miss Belton ne partit pas, et fit la conquête de mistress Askerton.

« C’est vraiment une femme distinguée, dit celle-ci à Clara ; et avec sa faiblesse apparente, je suis sûre qu’elle a autant de fermeté que son frère.

— Je suis bien aise qu’elle vous plaise, dit Clara.

— Elle me plaît beaucoup.

— N’est-ce pas étrange ? Vous parliez toujours de mon cousin comme d’un fermier malappris, et de sa sœur comme d’une absurde vieille fille, et maintenant nul éloge n’est au-dessus de leur mérite.

— Justement, ma chère, et si vous ne comprenez pas pourquoi, vous n’êtes pas si intelligente que je le croyais. »

La vie se passa très-agréablement à Belton, pendant deux ou trois semaines ; de temps en temps, mistress Askerton demandait si M. Belton n’allait pas venir, et Clara lui répondait en toute vérité qu’elle ne lui en supposait pas l’intention.

Mistress Askerton insistait. « Votre cousine, disait-elle, doit connaître les projets de son frère. »

Miss Belton, bien qu’elle reçût constamment des lettres de William, ne disait pas un mot de ses intentions. Dans les longues conversations des deux cousines, Mary n’avait jamais fait la moindre allusion à l’amour de son frère, et Clara en était venue à se persuader que Mary n’avait pas l’intention de plaider la cause de Will, que peut-être même les sentiments de Will avaient changé, puisque sa sœur se taisait.

Un matin, Mary dit tout à coup :

« Je viens de recevoir une lettre de Will. Il compte être ici la semaine prochaine.

— Vraiment ! »

Clara fut obligée de faire un effort pour dissimuler l’émotion causée par cette nouvelle soudaine. En une seconde, elle eut recouvré assez de présence d’esprit pour ajouter, avec l’hypocrisie habituelle des femmes :

« Je suis bien aise de l’apprendre ; il fait bien de venir.

— Il m’a prié de vous dire un mot sur le motif de son voyage.

— Quel est ce mot ? dit Clara en riant. J’espère que ce n’est pas que je dois faire mes malles et m’en aller ailleurs. Mon cousin William est une de ces personnes disposées à tout faire pour vous, excepté ce que vous demandez d’elles. Il insiste pour me donner le domaine de Belton, tandis que je voudrais savoir si j’aurai douze francs par semaine pour vivre.

— Il désire que je vous parle de l’ardent amour qu’il vous porte. »

— Chère Mary, ne pourriez-vous tenir tout cela pour dit ? C’est là un vieux chagrin qu’il ne faut pas réveiller.

— Non, dit Mary, je ne puis pas tenir cela pour dit. »

Clara la regarda, et fut surprise du feu qui brillait dans les yeux de cette femme si frêle et de l’énergie de son accent.

« Je ne veux pas avoir de vous si mauvaise opinion que de croire que vous ne tenez pas grand compte des paroles d’un tel homme. Je ne vous dirai pas que vous devez l’aimer, cela ne dépend pas de vous. Mais si vous ne pouvez l’aimer, cette pensée doit vous faire souffrir.

— Je ne puis pas être de votre avis, Mary.

— Sa vie n’est-elle donc rien ? Ne connaissez-vous pas l’amour qu’il a pour vous. Comprenez-vous que vous êtes tout pour lui, qu’il vous sacrifierait jusqu’à sa vie même ? Savez-vous cela ? »

Clara ne voulut pas répondre d’abord à ces questions. Quand elle aurait su tout cela, était-elle obligée de se sacrifier ? Est-ce le devoir d’une femme d’accorder ce qu’on lui demande, uniquement parce qu’on le lui demande ? Tel était l’argument qu’elle se voyait amenée à employer.

« Mais, Mary, dit-elle, si je ne l’aime pas ? L’amour ne se commande pas. Dois-je dire que je l’aime parce que je crois qu’il a de l’amour pour moi ?

— Si vous voulez me dire que vous ne pouvez l’aimer, dit Mary, je n’ai rien à ajouter. Entendez-vous me dire que vous ne l’aimerez jamais ?

— Chère Mary, ne me pressez pas tant.

— Mais je compte insister. Il n’est pas juste qu’il perde sa vie à espérer en vain.

— Il ne perdra pas sa vie, Mary.

— J’espère que non, du moins si j’y puis quelque chose. Il sera assez fort pour vaincre sa passion, et alors, peut-être, vous regretterez ce que vous avez perdu.

— Vous êtes dure pour moi !

— Que puis-je vous dire ? N’ai-je pas commencé par vous avouer qu’il vous aimait avec une ardeur bien digne de vous toucher ? S’il doit aimer en vain, ce sera un grand malheur pour lui, et cependant, quand j’exprime l’espoir qu’il guérira, vous m’accusez de dureté !

— Oh ! Mary, vous savez tout ; comment pouvezvous me parler ainsi ?

— Qu’est-ce que je sais ?

— Que j’ai été engagée au capitaine Aylmer.

— Mais votre engagement est définitivement rompu.

— Oh ! oui.

— Je ne dirais pas un mot même en faveur de mon frère si je croyais…

— Si vous ne me comprenez pas, je ne crois pas pouvoir mieux m’expliquer. »

Clara trouvait que sa cousine, dans son anxiété pour son frère, ne concevait pas qu’une femme, même si elle pouvait transférer subitement son affection d’un homme à un autre, ne voulait pas en convenir.

« Il faut que je lui écrive aujourd’hui, poursuivit Mary ; dois-je lui dire de ne pas venir avant que vous soyez partie ?

— Ce serait peut-être mieux, dit Clara.

— Alors il ne viendra jamais.

— Je m’en irai immédiatement ; vous ne pourrez jamais dire que ma présence l’a empêché de venir dans sa propre maison. Je ne devrais pas être ici, je le comprends maintenant. Vous pouvez lui écrire que je pars.

— Non, chère, vous ne partirez pas.

— Je le dois. Je m’étais imaginée que les choses pouvaient être différentes, parce qu’autrefois il m’avait promis qu’il serait un frère pour moi, et j’avais accepté, non-seulement parce que j’ai bien besoin d’un frère, mais parce que je l’aime aussi tendrement ; je vois que cela ne peut être.

— Vous ne croyez pas qu’il vous abandonne jamais ?

— Dites-lui que je serai partie avant qu’il puisse arriver à Belton, et dites-lui aussi que je ne serai pas orgueilleuse au point de refuser ce qu’il sera convenable de me donner. Je n’ai que lui au monde ! »

Elle éclata en sanglots et renversant sa tête en arrière, se couvrit la figure de ses deux mains.

Miss Belton se leva lentement de sa chaise, et, marchant péniblement jusqu’à Clara, resta penchée sur la jeune fille qui pleurait.

« Vous ne vous en irez pas tant que je serai ici, dit-elle.

— Si ; il ne peut venir que lorsque je n’y serai plus.

— Pensez-y encore, Clara. Ne puis-je lui dire de venir, et tandis qu’il sera ici, n’essayerez-vous pas d’adoucir votre cœur pour lui ?

— Adoucir mon cœur ! Si je pouvais seulement l’endurcir. Il attendrait.

— Oui, jusqu’à demain matin ; je le connais.

— Je ne vous demande que d’essayer de l’aimer. »

Mais Clara essayait au contraire de ne pas l’aimer. La conversation se termina comme de telles conversations finissent toujours, sans aucune décision positive. Mary écrivit bien entendu à son frère, mais Clara ne fut pas informée du contenu de la lettre. Nous pouvons cependant en avoir une idée par les deux lignes suivantes : « Si vous pouvez vous résigner à attendre quelque temps, vous réussirez ; mais quand avez-vous jamais pu attendre ? »

— S’il est quelque chose que je déteste, c’est d’attendre, » dit Will en recevant la lettre. Cependant elle le rendit heureux et il fit avec entrain ses dispositions pour une longue absence

Avant l’arrivée de Will, Clara quitta le château pour le cottage.

« Je comprends fort bien ce qui se passe, dit mistress Askerton, et si tout n’est pas réglé une semaine après l’arrivée de votre cousin, je dirai que vous n’avez pas de cœur. Doit-il être détourné de ses affaires et rendu malheureux parce que vous ne voulez pas convenir que vous avez été folle ?

— Je n’ai jamais dit que je n’avais pas été folle.

— Vous vous êtes trompée, comme il arrive souvent aux jeunes filles, même quand elles sont aussi circonspectes que vous l’êtes, et maintenant vous n’aimez pas à réparer votre erreur. »

C’était vrai, et Clara dut en convenir. La réparation d’une erreur n’est jamais une tâche agréable. Mais dans le cas présent, je crois que Clara avait fini par en comprendre la nécessité.

William Belton, à son passage par Londres, alla de nouveau trouver M. Green pour lui confirmer son intention d’abandonner la terre de Belton à sa cousine. Le notaire, à force d’instance, finit par obtenir que l’affaire serait soumise à une réunion d’hommes de loi. Leur décision fut que le devoir de Will était de rester Belton de Belton. Il dut se soumettre, et se contenter d’assurer à miss Amadroz une rente de vingt-cinq mille francs hypothéquée sur le domaine de Norfolk.