Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 53-86).

CHAPITRE VI


Il avait été convenu que miss Amadroz irait à Perivale pour quelques jours, en novembre. Mistress Winterfield, ayant disposé de toute sa fortune en faveur de son neveu, n’avait guère le droit de demander à sa nièce de lui tenir fidèlement compagnie ; mais Clara n’eut pas la pensée de se révolter, et elle se mit en route par une matinée humide. Le voyage de Belton à Perivale était déjà un grand ennui. Clara gagnait le chemin de fer dans une mauvaise voiture menée par un vieux conducteur à cheveux gris et attelée d’un vieux cheval de la même couleur. Le conducteur était toujours à Belton une heure plus tôt qu’il ne fallait, et, bien que Clara le sût, elle fut obligée de partir, pour échapper à l’agitation de son père et du vieux cocher. En conséquence, elle arriva à la station de Taunton longtemps avant le départ du train. Je ne connais pas d’heures plus terribles que celles qu’on passe à attendre un train. Les minutes, loin de s’envoler, semblent ne pas marcher. Un homme a la ressource de se promener, mais une femme doit rester enfermée dans une triste salle d’attente. Il y a peut-être quelques personnes qui, dans ces circonstances, peuvent lire, mais elles sont en petit nombre. Ordinairement, l’esprit refuse de s’appliquer, et le corps est saisi d’un besoin de mouvement et d’agitation. On regarde les affiches pendues aux murs, on étudie les plans de quelques villes d’eaux avec leur église, leurs villas, entourées d’arbustes, et il semble que nulle raison de santé ou d’économie ne pourrait vous forcer à vivre là ; enfin, on se demande pourquoi les chefs de gare ne se suicident pas plus souvent. Clara avait fait toutes ces réflexions, quand elle entendit la cloche bénie annonçant l’arrivée du train.

Elle était déjà installée dans un wagon, quand le train de Londres arriva, et les voyageurs subirent l’ennuyeuse opération de changer de voiture. Parmi eux, Clara reconnut le capitaine Aylmer. Son premier mouvement fut de se retirer dans son coin, mais peut-être ne fut-elle pas trop contrariée quand elle vit le capitaine se diriger vers son wagon. Il plaça sa couverture, son paletot et son nécessaire dans la voiture avant de découvrir quelle était sa compagne de voyage.

« Comment allez-vous, capitaine Aylmer ? dit-elle comme il s’asseyait.

— Miss Amadroz ! Je ne m’attendais pas le moins du monde à vous rencontrer ici ; le plaisir n’en est que plus grand.

— Je ne comptais pas non plus vous voir. Mistress Winterfield ne m’avait pas dit que vous dussiez venir à Perivale.

— Je ne le savais pas moi-même hier soir. Je vais rendre compte de mes actes à mes commettants de Perivale et dîner avec le maire et quelques gros bonnets. Tout cela a été improvisé. »

Alors il demanda à miss Amadroz des nouvelles de son père, et celle-ci lui parla de la visite de M. Belton, sans rien dire, bien entendu, de la demande de Will. Peu à peu la conversation devint plus intime.

« Ainsi, dit le capitaine, votre cousin est un homme agréable ?

— Agréable n’est pas assez dire. Il est parfait.

— Parfait ! voilà qui est terrible ! Vous rappelez-vous comment je ne sais quel vieux patriote grec fut haï, parce qu’on ne pouvait lui trouver de défaut ?

— Je vous défierais bien de haïr mon cousin Will.

— Comment est-il extérieurement ?

— Très-beau, du moins à mon avis.

— Alors certainement je dois le haïr, — et intelligent ?

— Peut-être pas à votre point de vue. Il entend surtout ce qui a rapport aux champs et aux troupeaux.

— Allons ! voilà qui est consolant.

— Ne vous y trompez pas, il est intelligent ; mais il ne se mêle jamais des choses qu’il ne comprend pas, et puis il est si généreux ! Il fait de grandes dépenses sur la propriété, uniquement pour la rendre plus agréable à mon père.

— A-t-il beaucoup d’argent ?

— Beaucoup, du moins il le dit.

— Un homme avouant qu’il a beaucoup d’argent ! Quel heureux mortel ! De plus, il est beau, puissant, et entend tout ce qui concerne les champs et les troupeaux. On devrait tâcher de l’imiter au lieu de l’envier, si on ne savait qu’il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe.

— Vous pouvez vous moquer ; mais vous l’aimeriez, si vous le connaissiez.

— On n’est jamais sûr de cela, d’après ce qu’une dame dit d’un homme. Quand un homme me parle d’un autre, je peux généralement savoir s’il me plairait, particulièrement si je connais bien celui qui me fait la description.

— Vous ne vous en rapportez pas à moi ?

— Vous voyez en ces matières avec des yeux différents des nôtres. Je ne doute pas que votre cousin ne soit un digne garçon, aussi bien dans ses affaires que le Thane de Cawdor dans ses jours les plus prospères ; mais si nous nous trouvions ensemble, nous n’aurions probablement pas un mot à nous dire. »

Clara détesta presque le capitaine, en l’entendant ainsi parler, et cependant elle savait qu’il disait vrai. Will Belton n’était pas lettré, et s’ils se rencontraient en sa présence, l’officier et le fermier, elle sentait qu’elle aurait peut-être à rougir de son cousin, et cependant elle savait bien que Will était le meilleur des deux, bien qu’elle ne pût l’aimer comme elle aimait l’autre.

La voiture de mistress Winterfield avec le cocher aux gants de coton blancs avaient été envoyés à la gare pour chercher Clara, car il n’était pas dans les idées de mistress Winterfield que sa nièce, quoique seulement nièce adoptive, arrivât chez elle en omnibus.

« Quelle heureuse chance que vous vous soyez rencontrés ! dit mistress Winterfield. Je ne savais pas quand vous viendriez, Fred ; vous n’avertissez jamais.

— Je trouve qu’il est mieux de me donner un peu de marge, ma tante, j’ai tant de choses à faire !

— Je pense qu’il en est ainsi pour les hommes, dit mistress Winterfield ; mais je savais que Clara viendrait par ce train, et j’ai envoyé Tom à sa rencontre. Les femmes peuvent du moins être exactes. »

Mistress Winterfield était une de ces femmes qui croient fermement que leur sexe est inférieur à l’autre.

Le lendemain de son arrivée, dès le matin, le capitaine fit des visites à ses électeurs, et dans la journée il prononça son fameux discours. Mistress Winterfield, malgré sa faiblesse croissante, avait tenu à aller l’entendre, et la première avait donné le signal des applaudissements, lorsque son neveu s’était élevé contre la loi du divorce, à laquelle les habitants de Perivale s’étaient toujours opposés.

Ce soir-là, le capitaine Aylmer dînait chez le maire et mistress Winterfield eut tout le temps de faire l’éloge de son neveu à Clara.

« Je lui ai parlé de vous hier, dit-elle tout à coup.

— Cela n’avait pas beaucoup d’intérêt pour lui.

— Pourquoi pas ? Pensez-vous qu’il ne s’intéresse pas à ceux que j’aime ? Il m’a dit quelque chose que vous auriez dû m’apprendre. »

Clara rougit sans savoir pourquoi.

« Je ne sache pas vous avoir caché rien que j’eusse dû vous apprendre, dit-elle.

— Il dit que l’argent que votre père vous réservait a été gaspillé !

— S’il s’est servi de ce mot, je trouve qu’il a manqué de bonté, dit Clara vivement.

— Je ne sais de quel mot il s’est servi ; mais il n’a pas manqué de bonté, et a été, au contraire, très-généreux.

— Je n’ai pas besoin de sa générosité, ma tante.

— Clara, tout cela n’est pas raisonnable. Après moi et après votre père, qui prendra soin de vous ? Sera-ce votre cousin, M. Belton, celui qui doit avoir la propriété ?

— Il le ferait, si je le lui permettais ; mais je vous en prie, ma tante, ne continuez pas à traiter ce sujet. J’aimerais mieux mourir de faim que de parler de cela. »

Il y eut une nouvelle pause dans la conversation ; mais Clara savait que sa tante n’avait pas fini. En effet, au bout de quelques instants :

« Clara, dit mistress Winterfield, j’espère que vous connaissez mon affection pour vous.

— Certainement, ma tante, et j’espère que vous croyez à la mienne.

— Y a-t-il quelque chose entre vous et M. Belton ?

— Rien.

— Parce que, dans ce cas, mes préoccupations pour vous cesseraient. »

À ce moment, Clara eut envie de tout dire à sa tante ; mais il lui sembla qu’elle agirait mal envers son cousin, en racontant le refus qu’il avait éprouvé.

« Frédéric pense, continua miss Winterfield, que je dois faire quelque disposition en votre faveur dans mon testament, et j’agirai selon ses intentions ; vous reconnaîtrez qu’il s’est montré généreux. »

Clara ne remercia pas au fond du cœur le capitaine Aylmer de sa générosité, elle aurait voulu tout ou rien. Will se serait-il borné à cette prudente libéralité ?

Mistress Winterfield attendait un mot d’éloge pour son cher neveu.

« Eh bien ? dit-elle.

— Tout ce que je peux dire, répondit Clara, c’est que je désire n’être un fardeau pour personne.

— C’est une position à laquelle bien peu de femmes non mariées peuvent atteindre.

— Je pense qu’il serait bien d’étrangler toutes les femmes non mariées quand elles atteignent trente ans, dit Clara avec une véhémence qui effraya sa tante.

— Clara ! Comment pouvez-vous parler ainsi ! C’est une parole coupable.

— Tout vaudrait mieux que d’être torturée de la sorte. Ce n’est pas ma faute si je ne puis gagner mon pain en travaillant comme un homme. Mais je ne suis pas trop fière pour être fille de peine au besoin ; et j’aimerais mieux être fille de peine et n’avoir rien dans le monde que mes gages, que d’accepter l’argent du capitaine Aylmer.

— Mais c’est moi qui vous le laisse ; ce n’est pas un présent de Frédéric.

— C’est la même chose, ma tante, puisque cet argent me serait laissé sur la demande du capitaine Aylmer et à son détriment.

— J’aurais agi ainsi depuis longtemps, si vous m’aviez dit l’état des affaires de votre père.

— Je me serais plutôt coupé la langue, et si j’avais pu prévoir que notre pauvreté serait un sujet de conversation entre vous et M. Aylmer, je ne serais pas venue à Perivale.

— Vous ne parleriez pas ainsi, Clara, si vous vous rappeliez que ce sera probablement la dernière visite que vous me ferez.

— Non, non, ce ne sera pas la dernière, mais il sera mieux que je ne vienne que quand il sera absent.

— J’avais espéré qu’à ma mort vous seriez tous deux près de moi, — mariés. Je pense que c’est son désir.

— Quelle folie ! ma tante, nous ne le désirons ni l’un ni l’autre. »

Un mensonge dans une telle circonstance doit être pardonné à une femme.

« D’après ce que Frédéric m’a dit hier, ce doit être votre faute, car il a une très-haute opinion de vous.

— Je le pense ; mais ce n’est pas une faute que de ne pas vouloir s’épouser. »

Le sujet était épuisé. Mistress Winterfield ferma les yeux, tenant serré entre ses mains le petit livre de prières dans lequel elle lisait au commencement de la conversation. On aurait pu la croire endormie, si à un imperceptible mouvement des lèvres on n’avait deviné qu’elle priait.

À la fin, les lèvres cessèrent de se mouvoir, et Clara vit que sa tante, qui ne dormait presque pas la nuit, avait cédé au sommeil. Clara resta immobile dans une demi-obscurité, livrée à des réflexions assez tristes. Elle était elle-même à moitié endormie, quand le capitaine Aylmer rentra. Ils causèrent quelque temps à voix basse, mais mistress Winterfield, dont le sommeil était très-léger, se joignit bientôt à la conversation. Pendant le thé, elle fit raconter à son neveu le dîner du maire ; comment le recteur avait dit les prières avant le dîner et le vicaire après ; comment la soupe n’était pas mangeable.

« Cependant la femme du maire a été femme de charge dans une maison où l’on vivait bien, » dit mistress Winterfield.

Les saintes personnes comme mistress Winterfield se permettent parfois ces petites remarques malicieuses, quitte à s’en repentir sincèrement plus tard.

Lorsque la vieille dame fut retirée dans sa chambre :

« Je ne pense pas qu’elle vive encore longtemps, dit le capitaine Aylmer.

— Elle est certainement bien changée.

— Vous ne pourriez pas rester avec elle jusqu’après Noël ?

— Qui ! moi ? Et que deviendrait mon père ? Il est aussi âgé et aussi isolé que ma tante. »

Ils se mirent à causer du caractère de mistress Winterfield, et le capitaine Aylmer fit allusion au testament.

« Le sujet m’est si désagréable, dit Clara, que je dois vous prier de ne pas le traiter.

— Dans ma position, il est naturel que je me préoccupe de votre avenir. Ne devrions-nous pas être amis ?

— Si nous sommes ennemis, capitaine Aylmer, je n’en sais rien.

— Mais si je me risque à vous parler de votre avenir, vous me repoussez. Il semble que vous vouliez me faire comprendre que cela ne me concerne pas.

— Et c’est précisément ce que je veux vous faire entendre. Vous êtes ou vous serez très-riche, et je serai très-pauvre.

— Est-ce là une raison pour que je ne m’intéresse pas à vous ?

— Oui, la meilleure raison du monde. Nous ne sommes pas parents, et rien ne me paraît moins convenable, d’après mes idées, que de voir une femme de mon âge dans la dépendance d’un homme du vôtre, sans liens de parenté entre eux. J’ai parlé très-clairement, capitaine Aylmer, mais vous m’y avez forcée.

— Très-clairement, dit-il.

— Si je vous ai offensé, je vous demande pardon, mais j’ai été forcée de m’expliquer. »

Elle se leva et alluma son bougeoir.

« Vous ne m’avez pas offensé, dit-il en se levant aussi.

— Bonne nuit, capitaine Aylmer. »

Il prit sa main et la garda dans la sienne.

« Dites-moi que nous sommes amis.

— Pourquoi ne serions-nous pas amis ?

— Il n’y a aucune raison de mon côté pour que nous ne soyons pas de très-chers amis. Je dirais les plus chers, si vous ne me refusiez pas tout encouragement. »

Il avait conservé sa main et la regardait en parlant. Elle resta un moment immobile, soutenant son regard comme si elle attendait quelque autre parole. Puis elle retira sa main, dit une seconde fois d’une voix claire : « Bonsoir, capitaine Aylmer, » et quitta la chambre.

Le lendemain, la pensée de Clara fut détournée de ses propres affaires, car mistress Winterfield tomba dangereusement malade ; elle avait pris froid la veille à la mairie. Le médecin se montra fort inquiet dès le premier moment. Mistress Winterfield ne se fit aucune illusion sur son état.

« J’ai assez vécu, dit-elle, que la volonté de Dieu soit faite. »

Elle pria son neveu d’envoyer chercher le notaire. M. Palmer était absent de Perivale. Il ne vint ni le lendemain ni le jour suivant, et le matin du quatrième jour les soucis de ce monde n’existaient plus pour mistress Winterfield.

Le jour des funérailles, la famille et les amis arrivèrent de Taunton et assistèrent à la triste cérémonie. Clara voulut accompagner sa tante à sa dernière demeure. Tout se passa comme on devait s’y attendre, avec le plus grand décorum. Après l’office, les parents se réunirent pour la lecture du testament qui ne contenait, outre la disposition principale en faveur du capitaine Aylmer, que quelques legs à de vieux serviteurs.

Lorsque M. Palmer eut terminé sa lecture, le capitaine Aylmer, debout devant la cheminée, prononça quelques paroles. Sa tante, dit-il, avait l’intention d’ajouter un codicille à son testament et de laisser à miss Amadroz quarante mille francs. La mort ne lui avait pas permis de mettre ce projet à exécution, mais M. Palmer en était informé comme lui-même, et il n’en faisait mention que pour affirmer que le droit de miss Amadroz au legs de sa tante était aussi certain que si le codicille avait été écrit. Il y eut à ces mots un léger murmure de satisfaction dans l’auditoire, et l’assemblée se sépara.

Le soir de ce même jour, quand tous les visiteurs furent partis, le capitaine Aylmer se crut obligé d’expliquer à Clara son droit au legs de sa tante.

« Je sais très-bien que je n’ai aucun droit, dit-elle, et si je prenais cet argent, ce serait accepter un présent de vous, ce que je ne veux pas faire.

— Si vous ne voulez pas me croire, demandez à votre père ou à M. Belton.

— En pareille matière, capitaine Aylmer, je n’ai besoin de consulter personne. Vous ne pouvez me payer cet argent si je refuse de le recevoir. »

En entendant ces mots, il sourit d’un air de tranquille supériorité.

Clara sentait qu’elle serait obligée de traiter ce sujet avec son père, et cette pensée la rendait malheureuse. Elle avait déjà écrit pour dire qu’elle reviendrait le surlendemain des funérailles et en avait averti le capitaine Aylmer. Maintenant elle regrettait d’avoir hésité à voyager un dimanche, et aurait été très-reconnaissante si le capitaine avait été passer ce jour-là à Londres, mais il annonçait l’intention de demeurer à Perivale toute la semaine suivante. Force fut donc à Clara de se résigner par la pensée qu’un jour est bientôt passé.

Dans la soirée du dimanche, après le lunch, le capitaine Aylmer proposa de faire une promenade et d’aller visiter une vieille femme, locataire et protégée de mistress Winterfield. Clara consentit à cet arrangement d’autant plus facilement que l’idée d’une longue soirée d’hiver passée en tête-à-tête au coin du feu lui était insupportable.

Ils se dirigèrent donc vers la maison de mistress Partridge. La vieille femme savait déjà que le capitaine devait être son propriétaire, mais ayant vu plus souvent miss Amadroz, elle ne pouvait se la figurer étrangère à la propriété ; elle leur parla comme si leurs intérêts étaient communs.

« Je ne vous embarrasserai pas longtemps, miss Clara, dit-elle.

— Je suis sûre que le capitaine Aylmer serait très-fâché de vous perdre, répondit Clara en criant de toutes ses forces, car la pauvre femme était sourde.

— Je pense que vous vivrez maintenant dans la grande maison, n’est-ce pas ?

— La grande maison appartient au capitaine, mistress Partridge.

— Ah ! elle appartient au capitaine. On m’avait bien dit que le testament l’avait arrangé ainsi, mais je suppose que cela revient au même.

— Oui, cela revient au même, dit le capitaine gaiement.

— Pas tout à fait, dit Clara en essayant de rire.

— Je ne comprends pas, mais j’espère que vous vivrez tous les deux ensemble et que vous serez bons pour les pauvres comme celle qui est partie. »

Le capitaine Aylmer était décidé à faire sa demande en revenant de la ferme, et les paroles de mistress Partridge lui parurent une bonne entrée en matière. La soirée était froide et claire. C’était plaisir de marcher sur la terre durcie.

« Allons sur le pont, dit-il en quittant la ferme. J’ai toujours trouvé que le clocher de Perivale faisait meilleur effet de là que de partout ailleurs. »

La petite rivière Breevy, qui traversait le faubourg de la ville, faisait un détour derrière la ferme de mistress Partridge. On la traversait sur un étroit pont de bois, duquel on avait la vue de l’église et de cette partie de la colline sur laquelle la grande maison de brique de mistress Winterfield était située. Ils allèrent au pont de Breevy et, appuyés sur le parapet, se mirent à regarder la ville.

« Quand j’étais enfant, dit le capitaine, la maison de ma tante Winterfield me paraissait la plus grande du pays.

— Elle n’est pourtant pas aussi considérable que celle de votre père en Yorkshire.

— Non, certainement. Aylmer-Park est une résidence importante, mais les bâtiments ne s’étendent pas comme ceux-ci, que leur position sur le penchant d’une colline rend plus remarquables. Quand j’étais enfant, j’avais un bien plus grand respect pour la maison rouge de Perivale que pour Aylmer-Park.

— Et maintenant elle est à vous.

— Oui, maintenant elle est à moi et mon admiration n’existe plus. Je voudrais bien savoir que faire de cette maison.

— Vous ne la vendrez pas, je suppose ?

— Non, si je peux l’habiter ou la louer.

— Vous n’avez pas besoin de vous décider immédiatement.

— C’est pourtant ce que je compte faire.

— Alors je ne puis vous donner de conseil. Je ne vous vois pas habitant là tout seul. Ce n’est pas précisément une maison de campagne.

— Je n’y vivrai pas seul, certainement. Vous avez entendu ce qu’a dit mistress Partridge ?

— Qu’a-t-elle dit ?

— Elle voulait savoir si la maison appartenait à tous les deux et si ça revenait au même. En sera-t-il ainsi, Clara ? »

Elle l’écoutait penchée sur la balustrade, regardant la petite rivière qui coulait lentement. En entendant ses dernières paroles, elle leva la tête et le regarda, bien en face. Il ne serait pas vrai de dire que Clara n’était pas préparée à la question qui lui était faite. Elle éprouva un sentiment de triomphe, comme cela doit être pour toute femme qui s’est avoué à elle-même qu’elle aime l’homme qui lui demande d’être sa femme.

« Qu’est-ce qui reviendra au même ? dit-elle.

— Que ma maison devienne aussi la vôtre ? Pouvez-vous me dire que vous m’aimerez et serez ma femme ? »

Elle le regarda de nouveau et il répéta sa question.

« Clara, pouvez-vous m’aimer assez pour me prendre pour mari ?

— Je le puis, » dit-elle.

Pourquoi eût-elle hésité ? Pourquoi eût-elle prétendu avoir des doutes qu’elle n’avait pas. Tant qu’il n’avait pas avoué franchement son amour, elle ne lui avait donné aucun encouragement ; mais maintenant que ce qu’elle avait à peine osé espérer se réalisait, pourquoi n’eût-elle pas été franche ?

Si Clara eût mieux connu les sentiments intimes des hommes et des femmes en général, peut-être eût-elle mis un peu plus de temps à montrer les siens. Quelle est la chose désirée qui ne perde pas la moitié de sa valeur par une trop facile possession ? Le vin est estimé pour son prix et non pour son bouquet.

Ouvrez votre porte facilement à Paul et à Jacques, Paul et Jacques ne se soucieront pas d’entrer. Fermez votre porte à ces mêmes gentlemen, et ils emploieront toute leur diplomatie à se la faire ouvrir. Le capitaine Aylmer, en entendant la franche réponse de la jeune fille, commença à se demander s’il ferait bien de consacrer la meilleure place de son cellier à du vin si bon marché. Il n’eut pas pour cela la moindre idée de revenir sur ses pas. L’honneur sinon l’amour l’en aurait empêché.

« Alors la question de l’habitation est décidée, dit-il en donnant sa main à Clara.

— Je me soucie bien de l’habitation, dit-elle. Je pense à vous, à vous et à moi. Ai-je tort de vous dire cela ?

— Tort ? Non ; comment auriez-vous tort ? »

Il n’ajouta pas que lui aussi il pensait à elle et que le reste lui était indifférent. Mais ce manque d’enthousiasme ne la surprit pas, elle le savait homme de peu de paroles.

Le retour à la maison ne fut pas fertile en incidents, mais Clara était perdue dans sa joie et ne prenait pas garde à la froideur de son fiancé. Miss Amadroz n’était plus une enfant et pouvait être heureuse sans de grandes démonstrations. Quand ils furent ensemble dans le salon, elle tendit la main à Aylmer et fut la première à parler :

« Et vous, dit-elle, êtes-vous content ? »

Qui ne connaît le sourire de triomphe avec lequel une jeune fille fait cette question dans un pareil moment ?

« Content ? … Mais… oui, je pense que je le suis. »

Ces paroles mêmes ne la firent pas douter.

« Si vous êtes content, tout est bien, dit-elle ; et maintenant je vais vous laisser seul jusqu’au dîner pour que vous puissiez songer à ce que vous venez de faire.

— J’y avais pensé d’avance, vous savez, » répondit-il.

Alors il se pencha et l’embrassa pour la première fois. Son baiser était aussi froid que s’ils avaient été mari et femme depuis des années. Mais cela lui suffit et elle monta dans sa chambre heureuse comme une reine.

Clara avait deux heures devant elle pour réfléchir et jouir de son triomphe. Elle se sentait très-heureuse ; sa confiance dans son futur mari était entière. Elle lui reconnaissait toutes les qualités qui peuvent assurer le bonheur d’une femme. Sa position dans le monde la flattait. Elle aimait à penser qu’elle épousait un homme influent et peut-être aussi un homme à la mode. Il n’était pas beau, mais il était distingué, bien élevé, instruit, prudent, régulier dans toutes ses habitudes, destiné à s’élever dans le monde, et elle l’aimait. Peut-être le lecteur trouve-t-il qu’elle n’aurait pas dû aimer un tel homme. Je n’ai pas à répondre à cette accusation, mais je demanderai si de tels hommes ne sont pas toujours aimés.

On parle souvent de la légèreté avec laquelle les femmes livrent leur cœur. Cette accusation est injuste. Je suis plus étonné de la prudence des jeunes filles que de leur insouciance. Une femme de trente ans aimera souvent imprudemment. Une jeune fille de vingt ans tient à une bonne conduite, à une vie régulière et à une fortune suffisante. Il est bon qu’il en soit ainsi. Mais il n’y a pas lieu de les taxer d’imprudente générosité. Clara avait plus de vingt ans, mais elle n’avait pas encore perdu son goût pour la convenance et la régularité. Un membre du Parlement avec une petite maison près d’Eaton-square, une fortune suffisante, et du goût pour les comités, qui écrivait une brochure politique tous les deux ans et lisait Dante pendant les vacances, lui semblait le modèle des maris, et je crois qu’en cela elle était de l’avis de toutes les femmes de sa classe en Angleterre.

Le capitaine Aylmer, demeuré seul, se livra de son côté à ses réflexions. Comme il avait deux heures devant lui, il se dirigea de nouveau vers le pont sur lequel il venait de se déclarer un moment auparavant. Il s’y promena de long en large, laissant errer ses pensées à leur gré. Il allait donc se marier ! C’était chose convenue. Il avait accompli ce qui était depuis longtemps dans ses projets et éprouvait la satisfaction de n’avoir rien fait précipitamment. Il avait pu promettre à sa tante sur son lit de mort d’épouser Clara Amadroz, puisque telle était son intention. Ayant fait la promesse, il ne se serait jamais pardonné de ne pas la tenir aussitôt que possible.

Clara était bonne et raisonnable, elle était même jolie et lui ferait honneur. Comme au point de vue matériel elle recevait tout et ne donnait rien, elle se montrerait sans doute disposée à entrer dans tous les arrangements de vie qu’il pourrait proposer. Il pensait probablement à prendre pour lui-même un appartement à Londres où il résiderait durant les sessions du Parlement, tandis que Clara resterait seule dans la grande maison de brique sur laquelle ses yeux étaient fixés en ce moment. Ce serait une compensation au sacrifice qu’il faisait en épousant une jeune fille pauvre ; car dans sa position il aurait pu avoir de grandes prétentions. Les Aylmer étaient une famille considérable, et bien que Frédéric ne fût pas l’ainé, il avait beaucoup plus que la part d’un cadet. Son siége au Parlement était assuré, un mariage riche était tout ce qui manquait à l’édifice de sa fortune ou peut-être aussi d’avoir une lady Mary ou lady Emily à la tête de sa maison. Lady Emily Aylmer ! Cela sonnait bien ! Et il connaissait une lady Emily qui aurait convenu à merveille. Comme ce léger regret s’insinuait tout doucement dans son âme, il oublia de se rappeler que la lady Emily en question n’avait pas un sou vaillant.

Si Clara Amadroz avait été plus difficile à obtenir, peut-être eût-il prisé davantage sa conquête. Le fruit qui tombe de lui-même est peu apprécié du jardinier ; mais qu’il faille l’aller chercher, au péril de sa vie, sur la branche la plus élevée de l’arbre, alors on en fera grand cas, quand même il ne serait pas mûr. Le matin, le capitaine Aylmer, en revenant de l’église, s’était demandé avec anxiété quelle serait la réponse de Clara. Le fruit était encore à la branche la plus élevée de l’arbre : depuis il était tombé à ses pieds, et il l’appréciait moins ; mais, heureusement, la pomme s’était trouvée être d’une très-bonne espèce. Ayant ainsi conclu, le capitaine Aylmer rentra laver ses mains et changer ses bottes, et descendit dans le salon juste comme on annonçait le dîner.

Pendant le repas la présence du domestique empêcha toute conversation intéressante. Clara avait résolu que ce soir-là le capitaine Aylmer ne resterait pas seul à boire son verre de porto ; ils s’assirent après dîner de chaque côté du feu.

« Je pense, dit Clara, que je puis rester avec vous ?

— Oh ! certainement. Je ne suis pas du tout marié à la solitude.

— C’est heureux, puisque vous êtes décidé à vous marier différemment. »

Elle parlait à voix basse, mais avec une joie contenue qui aurait dû lui aller au cœur et le rendre bien heureux.

« Oui, dit-il, nous ne pouvons plus nous en dédire, ni vous ni moi ; j’espère que vous n’avez aucune inquiétude, Clara ?

— Qui ? moi ? non, certainement, je n’ai aucune inquiétude, Frédéric. Il n’y a pas un nuage sur mon bonheur. Ah ! vous n’avez pas compris pourquoi j’ai parfois semblé dure pour vous.

— Non, » dit-il.

C’était la vérité. Elle aurait mieux fait de le laisser dans cette ignorance, mais elle avait l’intention de lui tout dire ; c’est pourquoi elle continua :

« Je ne sais trop comment vous dire cela, mais il me semble que je ne dois rien vous cacher.

— C’est mon avis, » dit Aylmer.

Il était de ces hommes qui se croient le droit de savoir les plus petits détails concernant la femme qu’ils doivent épouser. Si quelqu’un avait dit un mot tendre à Clara, il y a huit ans, ce mot devait lui être répété. J’ai bien peur que les gens si curieux n’entendent parfois quelque léger mensonge. En cela, leur propre expérience devrait les avertir.

Quand James, après avoir passé une longue soirée au clair de lune, son bras autour de la taille de Mary, voit Mary conduite à l’autel par John, ne lui vient-il pas en pensée que le même John a pu passer son bras autour de la taille d’Anna qu’il conduit lui-même à l’autel ? Les investigations en pareille matière ne doivent pas être poussées trop loin.

« J’aimerais à penser que j’ai toute votre confiance, dit Aylmer.

— Vous avez toute ma confiance. Je voulais seulement vous dire que je vous aimais avant de savoir que mon amour serait partagé.

— Oh ! est-ce là tout ? dit le capitaine Aylmer d’un ton qui semblait annoncer quelque désappointement.

— Oui, Fred, c’est là tout ; et ne sachant pas ce que je sais maintenant, j’étais portée à être dure pour vous. Ma tante me le reprochait parfois.

— Je ne m’en étonne pas, car elle désirait beaucoup nous voir mariés. »

Clara se sentit mal à l’aise en entendant ces paroles. Le capitaine Aylmer l’avait-il demandée pour accomplir une promesse faite à mistress Winterfield ?

« Vous connaissiez son désir ? dit-elle.

— Oui, c’est-à-dire je l’avais deviné.

— Elle me disait que j’étais dure envers vous, comment pouvais-je faire autrement ? Je vais vous dire, Fred, comment j’ai reconnu que je vous aimais. Ce que je vais vous raconter est un secret et je n’en parlerais pas à toute autre personne. Mon cousin Will, quand il est venu à Belton, m’a demandée en mariage.

— Vraiment ! vous ne me disiez pas cela quand vous chantiez ses louanges dans le chemin de fer.

— Non, je n’étais pas obligée alors de vous dire mes secrets, monsieur.

— Et vous l’avez refusé ?

— Sans doute, je l’ai refusé.

— Ce n’aurait pas été un mauvais mariage, si tout ce qu’on dit au sujet de la propriété est vrai.

— Ce n’aurait pas été un mauvais mariage du tout ; c’était l’avis de mon père, mais je ne pouvais pas lui dire toute la vérité ; je ne pouvais dire ni à mon père ni à Will que mon cœur ne m’appartenait plus. Pauvre Will ! je n’ai pu que le repousser brusquement. Maintenant, vous savez tout. Je pense que j’ai été franche avec vous.

— Oh ! très-franche. »

Clara vit qu’il ne voulait pas entrer dans ses petites plaisanteries, et, ne trouvant pas facile de continuer la conversation, elle proposa de monter au salon. Ce changement ne produisit pas grand effet. Clara trouvait que c’était à Aylmer à parler, et Aylmer trouvait… qu’il voudrait bien lire le journal. Comme le silence devenait gênant, elle se décida à lui adresser quelques questions sur sa famille et sa maison dans le Yorkshire.

« Je me suis toujours représenté votre mère comme une femme qui a dû être très-belle, dit-elle.

— Ma mère est encore belle, bien qu’elle ait plus de soixante ans.

— Grande, je suppose ?

— Oui, grande, et avec un air de dignité.

— J’espère qu’elle n’est pas une de ces femmes si au-dessus du niveau commun que nous autres personnes ordinaires en ayons peur.

— Ma mère n’est certainement pas ordinaire, dit le capitaine Aylmer.

— Et je le suis, dit Clara en riant. Je voudrais bien savoir ce qu’elle pensera de moi. »

Il y eut un moment de silence.

« Je vois, Fred, dit Clara toujours en riant, que vous n’avez pas un mot d’encouragement à me donner au sujet de votre mère.

— Elle est difficile, et comme mon respect pour son opinion est égal à mon affection pour sa personne, j’espère que vous ferez tous vos efforts pour gagner son estime.

— Je ne fais jamais d’effort de ce genre. Si l’estime ne vient pas sans effort, elle ne vaut pas la peine d’être obtenue.

— Je ne suis pas de votre avis, et j’espère que vous ferez cet effort et avec succès. Lady Aylmer est une femme qui ne vous donnera pas son cœur de prime abord seulement parce que vous serez ma femme. Elle vous jugera d’après vos qualités. »

Il y eut un plus long silence, et Clara sentit son cœur se révolter. Cependant elle se contint et ne parla de nouveau que lorsqu’elle se sentit capable de sourire.

« Allons, Fred, dit-elle en lui posant la main sur le bras, je ferai de mon mieux, et une femme ne peut pas faire plus. Et maintenant je vais vous dire bonsoir, il faut que je fasse mes malles pour mon voyage de demain, avant de me coucher. »

Alors il l’embrassa froidement et elle le quitta.

Clara devait partir par le train de huit heures du matin : il n’y avait donc pas beaucoup de temps pour causer avant son départ. Pendant la nuit elle avait essayé de bannir de son cœur tout sentiment d’amertume, mais elle avait bien été obligée de se dire à elle-même que son fiancé s’était montré plus froid après qu’elle lui avait honnêtement avoué l’avoir aimé la première. Sa franchise n’avait pas réussi, et elle regrettait de n’avoir pas feint l’indifférence comme tant de femmes le font avec succès. Mais il était trop tard pour revenir en arrière et son devoir était d’envisager les choses sous leur meilleur jour. Elle descendit donc déjeuner avec une figure souriante.

Le capitaine Aylmer l’avait précédée dans le petit salon. Dès qu’ils furent seuls, Aylmer prit une figure grave et commença un petit discours sérieux qu’il avait préparé.

« Clara, dit-il, ce qui s’est passé hier entre nous me cause une grande satisfaction.

— J’en suis bien aise, Frédéric, dit-elle, essayant, d’être un peu moins sérieuse que son fiancé.

— Mais quand je me rappelle qu’hier seulement j’ai conduit ma chère tante à sa dernière demeure, je suis étonné d’avoir pu ce jour-là même faire une demande en mariage. »

À quoi bon parler ainsi ? Clara avait bien eu aussi quelques légers remords de conscience à ce sujet, mais de telles pensées ne sont pas faites pour être exprimées au grand jour. Comme il s’était arrêté, elle fut obligée de parler :

« Notre excuse, c’est qu’elle l’aurait désiré.

— Sans doute elle l’aurait désiré, elle le désirait ; c’est pourquoi… » Il s’arrêta, il se sentait sur un terrain dangereux.

« C’est pourquoi vous vous êtes sacrifié. » Son cœur commençait à se serrer et elle ne pouvait retenir son sarcasme.

« Je ne veux pas dire que je me sois sacrifié, dit-il, car en ce qui me concerne rien ne pouvait être plus satisfaisant, comme je viens de vous le dire ; mais hier aurait dû être pour nous un jour solennel et…

— Je l’ai trouvé très-solennel.

— Je veux dire que mon excuse est d’avoir fait ce qu’elle m’a demandé.

— Ce qu’elle vous a demandé, Fred ?

— Ce que j’avais promis, je veux dire.

— Ce que vous aviez promis ? Je ne savais pas cela. »

Ces derniers mots furent prononcés très-bas, mais le capitaine Aylmer les entendit distinctement.

« Mais vous m’avez entendu déclarer que j’étais parfaitement satisfait, dit-il.

— Fred, écoutez-moi un moment. Hier, nous nous sommes engagés l’un à l’autre comme mari et femme.

— Certainement.

— Écoutez-moi, cher Fred. Même près de la mort, nous devons songer à la vie, et s’il était bon pour nous deux que nous fussions unis, il aurait été ridicule de ne pas nous le dire, parce que ma tante était morte huit jours avant[1] ; mais je pense que les sentiments causés par sa mort nous ont rendus trop précipités.

— Je ne vous comprends pas.

— Vous avez été désireux d’accomplir la promesse que vous lui aviez faite, sans considérer si, en agissant ainsi, vous assuriez votre propre bonheur, et moi… j’ai été trop pressée de croire ce que je désirais.

— Qu’entendez-vous par tout cela, Clara ?

— J’entends que notre engagement doit cesser, non pas nécessairement pour toujours… mais, pour le moment, vous serez libre de nouveau…

— Mais je ne veux pas être libre.

— Quand vous y réfléchirez, vous verrez que c’est mieux ainsi. Vous avez accompli honnêtement votre promesse ; heureusement pour vous, — pour nous deux je devrais dire, — la vérité s’est fait jour, et nous pouvons considérer à loisir ce qui est le meilleur pour nous, indépendamment de cette promesse. Nous nous séparerons donc comme de chers amis, mais non comme des fiancés.

— Mais nous sommes engagés et je ne veux pas consentir à une rupture.

— La parole d’une dame, Fred, est toujours la plus puissante avant le mariage. Vous devez donc me céder. Je suis sûre qu’en y réfléchissant, vous m’approuverez.

— Si vous le voulez, il faut bien obéir.

— Je le veux, Fred. La journée d’hier sera donc oubliée ?

— Pas précisément ; je vous ai dit trop de mes secrets pour cela. Mais rien de ce qui a été fait ou dit hier ne doit nous lier.

— Et vous vous êtes décidée cette nuit ?

— Peu importe ; je suis décidée maintenant. — Mais je m’en irai sans déjeuner si je ne me dépêche pas. Voulez-vous prendre votre thé avec moi ou attendre que je sois partie ? »

Le capitaine Aylmer déjeuna avec elle et la conduisit à la station. Il la mit en voiture avec toute sorte de courtoisies et d’attentions et revint tout seul dans sa grande maison de Perivale. Pas un mot de plus n’avait été prononcé entre lui et Clara au sujet de leur engagement, et force était à Aylmer de se considérer comme dégagé. Le langage de Clara avait été si net, qu’il ne pouvait conserver aucun doute à cet égard. Eh bien ! n’était-ce pas mieux-ainsi ? Il avait tenu sa promesse à sa tante et fait tous ses efforts pour que Clara fût sa femme. Si elle refusait son bonheur parce qu’il lui avait adressé quelques paroles qu’il jugeait convenables, ne faisait-il pas bien de la prendre au mot ?

Telles furent ses premières pensées, mais à mesure que la journée s’avançait, des sentiments plus généreux s’élevèrent en lui, l’amour reparut. Maintenant qu’elle n’était plus à lui, il sentit de nouveau le désir de l’obtenir.

Il y avait quelque chose à faire pour la conquérir, cette pensée l’animait. Il comprenait maintenant que la promesse n’aurait pas dû être mentionnée, cela lui était échappé et la résolution de Clara après cela était toute naturelle. Il résolut donc, avant de se coucher, que quinze jours ne se passeraient pas sans qu’il eût écrit pour renouveler sa demande dans les termes les plus affectueux qu’il lui serait possible.

Clara, en retournant chez elle, n’était pas très-satisfaite d’elle-même et de sa position. Pendant les quelques heures qu’avait duré son bonheur, elle avait eu une grande joie en pensant combien son père serait heureux en apprenant la bonne nouvelle. Il n’aurait plus d’inquiétude sur le sort de sa fille dont l’avenir serait assuré, mais maintenant l’histoire qu’elle avait à raconter n’était pas agréable. Elle devait dire que sa tante n’avait fait aucune disposition en sa faveur, et à cela devait se borner son récit. Elle ne pouvait dire un mot des quarante mille francs, étant plus résolue que jamais, après ce qui s’était passé entre elle et le capitaine Aylmer, à ne pas les accepter. Elle ne parlerait pas non plus à son père de l’engagement contracté un jour et rompu le lendemain. Pourquoi ajouter à son chagrin en lui montrant le sort heureux qu’elle aurait eu si elle avait voulu ? Non, elle lui parlerait seulement du testament, et tâcherait de le consoler de son mieux par son affection.

Quant à sa position vis-à-vis du capitaine Aylmer, plus elle y pensait, plus elle était convaincue que tout était fini entre eux. Aylmer était trop content d’être libre pour se risquer de nouveau, et quant à elle, bien qu’elle l’aimât encore (et elle pleurait sous son voile dans le coin de la voiture, en songeant à ce qu’elle avait perdu), elle ne l’accepterait pas, dût-il la supplier. Non, aucun homme ne la regarderait jamais comme un fardeau imposé par une promesse imprudente. Elle repassait dans sa mémoire les paroles pénibles qu’elle avait entendues, pour s’affermir dans sa résolution : mais en approchant de Belton, elle sentit le courage lui manquer. Comment aborderait-elle son père et que lui répondrait-elle quand il répéterait ses lamentations accoutumées sur sa pauvreté future ?



  1. La cérémonie des funérailles, en Angleterre, n’a lieu que huit jours après le décès.