Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 23-36).

CHAPITRE III


Lorsque, le soir, dans son lit, Clara repassa les événements de la journée, elle s’applaudit d’avoir trouvé un si bon cousin et un cousin qui ne lui ferait pas la cour. Pourquoi Will ne devait pas lui faire la cour et pourquoi elle s’en réjouissait, je ne l’expliquerai pas ; mais toutes les jeunes filles ont coutume de parler ainsi des gens de leur intimité, comme si l’amour était par lui-même injurieux et ennemi du bonheur au lieu d’être en réalité le sel de la vie : et cependant Clara avait déjà reconnu en son cousin un homme capable de guider une femme avec douceur et fermeté et d’être le meilleur mari qu’une jeune fille pût rêver. Néanmoins elle s’applaudissait de ce qu’il ne devait pas lui faire la cour. Je me demande si les paroles affectueuses prononcées par le capitaine Aylmer et la manière tendre dont il lui avait serré la main en prenant récemment congé d’elle à Perivale, n’étaient pas pour quelque chose dans la satisfaction de Clara.

Et Will, quelle était son opinion à ce sujet ? Il réfléchissait de son côté, en se promenant dans sa chambre éclairée par la lune des moissons ; car, pour lui, être au lit, c’était dormir. Il faisait ses calculs et ses comparaisons, songeant à sa sœur, à leur vie en commun, à son avenir ; et retraçant dans sa mémoire la figure de Clara, sa taille, sa démarche, il résolut qu’elle serait sa femme.

Miss Amadroz était une belle personne, grande, bien faite, active et pleine de santé. Sa tête et son cou étaient bien posés sur ses épaules, et sa taille n’avait pas cette sveltesse dont les femmes étaient plus fières autrefois qu’aujourd’hui, où elles ont plus de savoir et de goût. Elle ressemblait à son cousin en beaucoup de points. Ses cheveux étaient du même brun, et ses yeux un peu plus foncés et peut-être un peu moins mobiles que ceux de Will ; mais ils étaient aussi brillants et possédaient le même pouvoir d’exprimer instantanément la tendresse. Ses traits étaient plus fins ; mais elle avait la même bouche un peu grande et les dents aussi blanches et aussi régulières. Comme nous l’avons déjà dit, Clara Amadroz avait vingt-six ans et ne paraissait pas plus jeune que son âge. Ce n’était pas là un défaut aux yeux de Will. Il pensait que la femme qu’il épouserait ne devait pas être une enfant. Ayant de la fortune, il comptait bien donner à sa femme une voiture et tout le luxe convenable à sa position ; mais il désirait qu’elle le secondât utilement. Elle ne devait pas être une femme au-dessus des soins domestiques ni trop fière pour se soucier de ses vaches. Clara, il en était sûr, n’aurait pas ce sot orgueil, bien qu’elle fût assez distinguée pour faire honneur à la voiture qu’il lui destinait. Et puis, ce mariage la laisserait en possession de l’héritage de son père. Tout serait donc pour le mieux.

Le lendemain, à son réveil, Will était toujours aussi enchanté de son projet. Devant rester seulement huit jours à Belton, il avait d’abord pensé à remettre sa demande jusqu’à la visite qu’il devait faire à Noël ; mais, en se rasant, l’impatience de sa nature reprit le dessus et lui fit juger tout délai inutile et même dangereux. Il n’oublia pas de se dire que très-probablement il ne réussirait pas, la fatuité n’étant pas son défaut ; mais, en cela comme en tout ce qui demandait un effort personnel, il se prépara à faire de son mieux, quelles que dussent être les conséquences. En semant son grain, il y apportait tout le soin et toute l’intelligence qui étaient en lui, laissant le ciel lui envoyer la récolte. Et comme il avait trouvé que la récompense de tout travail honnête ne manquait jamais, il comptait suivre le même système en amour.

Après de longues réflexions, réflexions qui occupèrent tout le temps de sa toilette, Will se décida à parler d’abord à M. Amadroz ; mais il se donna encore la journée pour gagner les bonnes grâces du squire, et, le soir, il y avait si bien réussi, que Clara l’appela flatteur et lui avoua qu’elle devenait jalouse de lui.

Le lendemain, après déjeuner, il emmena M. Amadroz dans le parc, sous prétexte de lui montrer l’emplacement de l’abri qu’il allait faire construire pour les bestiaux ; mais pas un mot ne fut prononcé à ce sujet. Dès qu’ils furent seuls :

« J’ai quelque chose de particulier à vous dire, monsieur, » commença Belton.

L’opinion de M. Amadroz était que Will lui avait dit, depuis son arrivée, plusieurs choses très-particulières. Il fut un peu effrayé de ce préambule.

« Qu’y a-t-il ? rien de mal, j’espère ?

— Je ne pense pas. Ne croyez-vous pas, monsieur, que ce serait une bonne combinaison si j’épousais ma cousine Clara ? »

Quel terrible jeune homme ! M. Amadroz se sentit si étourdi de cette proposition soudaine, qu’il ne put prononcer une parole.

« Je ne sais pas ce qu’elle en pense, continua Belton ; j’ai trouvé qu’il était mieux de venir à vous avant de lui en parler. Je sais qu’elle m’est supérieure en bien des points ; elle est plus instruite et peut-être aimera-t-elle mieux épouser un habitant de Londres qu’un garçon qui passe sa vie à la campagne ; mais personne ne pourrait l’aimer davantage ni la traiter plus doucement. Ne seriez-vous pas content, monsieur, de savoir votre petit-fils possesseur de Belton ? Mais, sans parler de cela, je ne suis pas mal dans mes affaires et pourrais lui donner tout ce qu’elle voudrait ; mais peut-être ne se soucie-t-elle pas d’épouser un fermier, » ajouta-t-il d’un ton mélancolique.

Le squire avait écouté sans dire un mot, et quand Belton eut cessé de parler, il ne trouvait rien à lui répondre. C’était un homme dont les idées sur les femmes étaient chevaleresques et peut-être un peu surannées. Sans doute, lorsqu’il s’agit de mariage, rien de mieux que de s’adresser d’abord au père. Mais M. Amadroz pensait qu’on devait aborder le sujet à mots couverts et avec une grande délicatesse. Au lieu de cela, ce jeune homme, qui n’avait pas été trois jours chez lui, semblait persuadé qu’il lui donnerait sa fille aussi promptement qu’il lui avait cédé sa terre.

« Vous me surprenez beaucoup, dit enfin le squire.

— Clara me paraît être la femme qui me convient.

— Mais vous ne la connaissez pas depuis bien longtemps, monsieur Belton ?

— Je sais qui elle est et d’où elle vient, et c’est beaucoup. »

M. Amadroz frémit en l’entendant parler ainsi, comme si toute personne vivant dans un certain monde pouvait ignorer qui était sa fille !

« Oui, certainement, dit-il froidement, vous savez cela sur son compte.

— Et elle en sait autant sur le mien. Me permettez-vous de lui parler ? »

M. Amadroz demanda la nuit pour réfléchir, et, après bien des hésitations, finit par céder à l’impatience de Will.

« Ce mariage ne pourrait qu’être avantageux à ma fille, lui dit-il, en reprenant la conversation de la veille, car peut-être ne savez-vous pas que je n’ai littéralement rien à lui donner.

— Tant mieux, en ce qui me concerne ; je ne suis pas de ceux qui désirent que la fortune de leur femme les exempte de travailler.

— J’espère que sa tante fera quelque chose pour elle.

— Si Clara devient ma femme, mistress Winterfield sera bien libre de donner son argent à d’autres. »

Le consentement de M. Amadroz obtenu, Will résolut d’essayer quelques démarches préliminaires auprès de sa cousine. Quelles pouvaient être les démarches préliminaires d’une personne de ce caractère, le lecteur peut maintenant se l’imaginer.

« Pourquoi ne l’appelez-vous pas Will ? demanda Clara à son père le soir du jour où M. Amadroz avait donné son consentement au projet de mariage.

— L’appeler Will ! et pourquoi ?

— Vous le faisiez quand il était enfant.

— Sans doute, mais il y a longtemps de cela. Cette familiarité lui paraîtrait déplacée maintenant.

— Au contraire, il en serait charmé. Il me l’a dit. Être appelé monsieur Belton par ses parents lui semble froid. »

Le père regarda sa fille, et pour un moment la pensée qu’elle était d’accord avec son cousin avant que son consentement n’eût été demandé, lui traversa l’esprit. Mais il avait confiance en Belton, et quant à sa fille, il était sûr d’elle ; cependant comment Clara, d’ordinaire si circonspecte et presque froide pour les étrangers, comment sa Clara pouvait-elle avoir changé si promptement de nature ? Le squire n’y comprenait rien, mais il était décidé à croire que tout était pour le mieux.

« Je l’appellerai Will si cela vous fait plaisir, dit-il.

— Oui, papa, et alors je pourrai en faire autant. C’est un si bon garçon ! »

Le lendemain matin, M. Amadroz, avec un peu d’embarras, appela son hôte par son nom de baptême. Clara rencontra les yeux de son cousin et sourit : lui sourit aussi. À ce moment, il était plus amoureux que jamais.

Après déjeuner, Will devait aller à Redicote s’entendre avec un entrepreneur.

« Je pense être revenu à trois heures, dit-il à Clara, et alors nous pourrons faire notre promenade.

— Je serai prête. Venez me prendre chez mistress Askerton. »

Ainsi furent faits les arrangements pour la journée.

Clara désirait revoir mistress Askerton. Ce que son cousin avait dit à propos de miss Vigo et de M. Berdmore l’avait intriguée, et elle se rendait au cottage dans le but de demander des éclaircissements. Mais, en traversant le parc, elle songea que mistress Askerton n’aimerait peut-être pas à être questionnée sur sa vie passée dont elle ne parlait jamais que dans les termes les plus vagues, et la question lui parut difficile à poser.

Quand elle entra dans le salon, le colonel Askerton était auprès de sa femme. Ce n’était pas le moment de parler.

Le colonel était un homme d’environ cinquante ans, mince et d’apparence délicate, avec les cheveux et la barbe d’un gris d’acier. Il paraissait n’avoir aucun ami en ce monde et ne désirer que peu de plaisirs. Rien n’était plus régulier que ses journées dans leur paresseuse monotonie. Il déjeunait à onze heures, lisait et fumait jusqu’à trois heures où il montait à cheval pendant une heure ou deux ; puis dînait, lisait et fumait de nouveau, et allait se coucher. En septembre, il chassait, et deux fois par an faisait un petit voyage pour se procurer un peu de distraction. Il paraissait très-content de son sort, et on ne l’avait jamais entendu dire un mot désagréable. Personne ne se souciait beaucoup de lui, mais il ne se souciait guère de personne. Il n’allait pas à l’église, et n’avait jamais mangé hors de chez lui depuis qu’il vivait à Belton.

« Clara, méchante enfant, dit mistress Askerton en voyant entrer son amie, pourquoi n’êtes-vous pas venue hier ? Je vous ai attendue toute la journée ?

— J’ai été occupée. En vérité, nous sommes devenus des gens très-actifs depuis l’arrivée de mon cousin.

— On annonce qu’il va exploiter lui-même la propriété, dit le colonel. J’espère qu’il ne compte pas me reprendre la chasse ?

— Il chasse sur ses propres terres, en Norfolk, répondit Clara, et je suis sûre qu’il ne voudrait rien faire qui pût vous contrarier. C’est la personne la moins égoïste du monde. Je lui en parlerai si vous le désirez.

— Oh ! non, ce serait lui en donner l’idée. Peut-être n’y a-t-il pas pensé.

— Il pense à tout, dit Clara.

— Je voudrais bien savoir s’il pense à… »

Mistress Askerton s’arrêta court au milieu de sa phrase et le colonel regarda Clara avec un sourire malicieux. Elle se sentit rougir. N’était-il pas cruel qu’elle ne pût dire un mot en faveur d’un ami, d’un cousin qui avait promis d’être un frère pour elle, sans encourir de telles insinuations. Mais elle était résolue à ne pas se laisser déconcerter.

« Je suis sûre, dit-elle, qu’il est incapable d’aucun manque d’égard ou de courtoisie.

— Il n’y aurait là aucun manque de courtoisie. Je n’en serais pas offensé. Je transporterais seulement mes pénates ailleurs. Dites-lui, je vous prie, que j’espère avoir le plaisir de le voir avant son départ. J’ai été hier au château dans cette intention, mais il était sorti.

— Il va venir me chercher dans un moment. »

Mais le cheval du colonel était à la porte, et il ne pouvait attendre l’arrivée de M. Belton.

« Quel phénix que ce cousin ! dit mistress Askerton dès que son mari fut parti.

— C’est un excellent garçon ; il est si plein de vie et d’énergie, et il a fait tant de bien à mon père ! Papa ne pouvait supporter l’idée de la venue de Will, et il commence déjà à se plaindre parce qu’il va s’en aller.

Will déjà ?

— Et pourquoi pas Will ? Il est mon cousin.

— Et ne sera-t-il rien de plus ?

— Rien de plus, mistress Askerton.

— Vous en êtes sûre ?

— Tout à fait sûre. Mais je ne puis comprendre pourquoi on ferait de telles suppositions, parce que nous sommes appelés à nous voir intimement et que nous avons de l’amitié l’un pour l’autre. Will est mon plus proche parent, et, depuis la mort de mon pauvre frère, il est l’héritier de mon père. Il est si naturel qu’il soit mon ami, et je trouve une si grande consolation dans son amitié qu’il me semble cruel, je l’avoue, d’être l’objet de tels soupçons.

— Soupçons, ma chère, quels soupçons ?

— Ce n’est pas que je m’en soucie, Je suis décidée à l’aimer comme un frère. Je l’admire pour son énergie et sa bonté. Je suis fière de lui comme mon ami et mon cousin, et maintenant vous pouvez soupçonner ce qu’il vous plaira.

— Mais, ma chère, pourquoi ne deviendrait-il pas amoureux de vous ? Ne serait-ce pas ce qui pourrait arriver de mieux ?

— Je hais cette manière de parler. Comme si une femme n’avait autre chose à penser toutes les fois qu’elle voit un homme.

— Une femme n’a rien autre chose à penser.

— Quant à moi, j’ai beaucoup d’autres choses à penser, et lui aussi.

— Il y a bien là de quoi vous fâcher ! Votre indignation est superbe.

— Elle n’est pas superbe pour moi, car je me sens toujours honteuse de ma vivacité, et maintenant, s’il vous plaît, nous ne parlerons pas davantage de M. Will Belton. Mais, à propos, mistress Askerton, savez-vous qu’il pense vous avoir connue autrefois ? »

Clara, en disant cela, ne regarda pas son amie en face, mais elle put pourtant s’apercevoir de son trouble. Mistress Askerton devint pâle, ses traits prirent une expression d’angoisse, et elle resta un moment sans répondre.

« Vraiment, dit-elle enfin, et où cela ?

— Je crois que c’était à Londres. Mais, après tout, ce n’était probablement pas vous, mais quelqu’un qui vous ressemble. Il dit que la dame se nommait miss Vigo. »

En prononçant ce nom, Clara se détourna par un sentiment instinctif.

« Miss Vigo ! dit mistress Askerton, et le ton de sa voix confirma les soupçons de Clara ; je me rappelle qu’elles étaient deux sœurs, et je suis flattée de la ressemblance, car elles avaient une réputation de beauté.

— Il dit que celle dont il se souvient a épousé un monsieur Berdmore.

— A épousé un monsieur Berdmore ! »

Le ton de la voix était le même, comme si elle faisait un effort pour parler naturellement. Alors Clara la regarda, pensant qu’il y aurait de l’affectation à détourner plus longtemps les yeux. Mistress Askerton était pâle, mais elle essayait de sourire. À ce moment on sonna à la porte du jardin, et un instant après M. Belton parut. Mistress Askerton pensa devoir faire allusion à la conversation qui venait d’avoir lieu, et entama le sujet immédiatement.

« Clara me dit que je ressemble à une de vos amies d’autrefois, monsieur Belton ? »

Il la regarda attentivement en lui répondant :

« Je n’ai pas le droit de l’appeler mon amie, mistress Askerton ; en effet, c’était tout au plus une connaissance, mais vous ressemblez extrêmement à miss Vigo.

— Je suis étonnée que les gens n’aient pas plus de ressemblance entre eux.

— Il y a souvent des ressemblances, mais pas jusqu’à amener des méprises. Je vous aurais accostée dans la rue en vous appelant mistress Berdmore.

— N’ai-je pas entendu prononcer ce nom ici ? » demanda Clara.

L’expression de souffrance reparut sur les traits de mistress Askerton.

« Ma chère, répondit-elle, j’ai une fort mauvaise mémoire, mais il me semble me rappeler que le colonel a connu autrefois aux Indes un monsieur Berdmore. Vous l’en aurez probablement entendu parler. »

Il ne fut plus rien dit sur ce sujet, mais Clara conserva l’impression qu’il y avait un mystère dans la vie de mistress Askerton. Pourquoi eût-elle cherché à le découvrir ?

Peu après Clara se leva pour prendre congé, et mistress Askerton fit un effort pour adresser un adieu aimable à Belton.