Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 1-9).

CHAPITRE PREMIER


Mistress Amadroz, femme de Bernard Amadroz de Belton et mère de Charles et de Clara, mourut quand ses enfants avaient huit et six ans, leur faisant ainsi éprouver le plus grand malheur qui puisse atteindre des enfants nés dans une telle position sociale. Ce malheur fut encore aggravé par le caractère du père. M. Amadroz n’était pourtant pas un méchant homme, ni même ce qu’on appelle un homme vicieux ; mais il était paresseux, insouciant, et, à l’âge de soixante-sept ans, âge auquel le lecteur fait sa connaissance, il n’avait encore fait aucun bien en ce monde. Il avait fait un grand mal, car son fils Charles s’était suicidé, et cet affreux événement avait été amené en partie par l’incurie du père.

Le château de Belton est une jolie résidence située au milieu d’un parc bien boisé, au pied des collines de Quanton, dans le comté de Somerset. Les maisons de la petite ville de Belton sont groupées aux portes du parc.

Peu d’Anglais connaissent bien les beautés de leur pays, et cette partie du comté de Somerset est une des plus ignorées. Rien de charmant pourtant comme ses riches vallées, ses ravins au fond desquels court une petite rivière aux eaux profondes, et sur les pentes abruptes ses vieux chênes dont la vie semble s’être retirée depuis des années, mais qui chaque printemps se couvrent encore d’un maigre feuillage.

Le domaine de Belton, entré dans la famille Amadroz avec une héritière de ce vieux nom, comprenait autrefois toute la paroisse de Belton, qui était considérable et s’étendait jusqu’à Taunton et presque jusqu’à la mer, à six milles de là. Avec une terre de cette étendue, la famille Amadroz avait tenu un rang important dans le pays ; mais la propriété ayant été successivement réduite par le grand-père et par le père de Bernard, quand celui-ci épousa une miss Winterfield de Taunton, on trouva qu’il faisait une très-bonne affaire, en ce que les hypothèques qui grevaient le domaine furent payées par la fortune de sa femme. Cela fait, il leur restait encore un revenu de cinquante mille francs de rente. Comme M. Amadroz n’avait près de lui aucun voisin menant grand train, que dans ce pays reculé la vie est à bon marché, et qu’avec ce revenu il ne pouvait être question d’aller chaque année passer quelque temps à Londres, M. et Mme Amadroz auraient été en fort bonne situation si la femme avait vécu ; mais elle mourut jeune, et les difficultés de Bernard Amadroz commencèrent.

Et cependant le mal vint moins de lui que de son terrible fils. Charles était un garçon intelligent, et son père, se reconnaissant inférieur en ce point, était fier de lui. À la suite d’une espièglerie, l’enfant fut renvoyé d’Harrow. Pour se venger d’un fermier qui s’était plaint des ravages de quelques bassets, il avait coupé toutes les têtes d’une plantation de jeunes sapins. Son père parut glorieux de cet exploit. Quand il fut rayé des registres de Trinity-College à Oxford, M. Amadroz se montra moins satisfait. Le jeune homme alla mener à Londres une vie de désordres, et son père ne fit rien pour le retenir. Alors commença la vieille histoire des dettes et des mensonges sans fin. M. Amadroz paya en deux ans plus de deux cent cinquante mille francs, abandonna l’assurance sur sa vie qui devait être l’unique ressource de sa fille, et le résultat de tous ces sacrifices fut que, à la suite de nouvelles pertes aux courses de Newmarket, Charles Amadroz se brûla la cervelle.

Ce tragique événement arriva au printemps, et le malheureux père pensa qu’il ne lui restait plus qu’à mourir ; mais sa santé, bien que faible, était plus forte qu’il ne le croyait, et sa sensibilité, bien que vive, l’était peut-être moins qu’il ne l’imaginait, car, au bout d’un mois, il réfléchit qu’il valait mieux vivre pour conserver un asile à sa fille et essayer, s’il était possible, d’économiser quelque chose pour elle. Ce dernier point était peut-être difficile à réaliser avec le caractère de M. Amadroz. Cependant les vieux chevaux de voiture furent vendus et le parc affermé jusqu’aux portes du château.

Ce château n’était en réalité qu’une grande maison assez laide, bâtie du temps de Georges II, et prenait son titre d’une vieille tour isolée à laquelle, depuis plusieurs générations, les garçons de la famille avaient coutume de grimper en s’accrochant au lierre qui la tapissait. Le domaine était substitué et devait, après la mort de M. Amadroz, revenir à un cousin éloigné, M. William Belton. Les habitants de la petite ville, qui aimaient leur squire pour sa belle prestance et ses grandes manières, quoiqu’il n’eût de sa vie fait de bien à personne, voyaient avec peine lui succéder un étranger qui n’était pas même un gentleman, au dire des gens de Belton, car il était fermier quelque part en Norfolk. Pourquoi miss Clara n’héritait-elle pas ? miss Clara née parmi eux et qui avait toujours été bonne pour tous.

Clara, lorsque la nouvelle de la mort de son frère arriva à Belton, était auprès d’une dame veuve, sa tante par alliance, mistress Winterfield, née Folliott, qui vivait à l’autre extrémité du comté, à Perivale, petite ville que je soutiens être la plus ennuyeuse de l’Angleterre.

En apprenant le malheur qui la frappait, Clara fut anéantie par le chagrin et par la honte. La vie lui sembla à jamais finie pour elle. Mais avant même qu’elle eût rejoint son père, l’énergie de sa nature avait repris le dessus. Son frère avait été faible en échappant par la mort d’un lâche aux soucis de ce monde ; c’était à elle à montrer du courage et à supporter sans murmure la destinée qui lui était faite.

Après l’explosion de désespoir qui suivit l’arrivée de sa fille, M. Amadroz ne prononça plus le nom de son malheureux fils, et Clara se mit aux nouveaux devoirs de sa position, s’efforçant de vivre comme si elle n’avait pas été frappée de la foudre.

L’homme d’affaires de la famille avait annoncé à M. Will Belton la mort de son cousin, et M. Belton répondit par l’expression de son sincère regret et de son désir que, dans l’intérêt de sa cousine Clara, M. Amadroz pût vivre de longues années. L’homme d’affaires sourit en lisant cette lettre. Qui croit à la sincérité de tels vœux chez un héritier ? Et quel homme n’est prêt à affirmer que tels seraient ses vœux en pareille circonstance ?

Clara Amadroz, à cette époque, n’était plus une toute jeune personne. Elle avait vingt-cinq ans et, dans son extérieur, sa mise et ses manières, paraissait plus sérieuse que son âge. Elle n’avait presque jamais vécu qu’avec des personnes âgées, et ne correspondait avec aucune jeune fille au moyen de lettres aux lignes croisées. Après la terrible tragédie survenue dans sa famille, la gravité de sa vie et de son caractère avait naturellement augmenté. Les soucis matériels auxquels la pauvreté de son père soumettait Clara, ôtaient à son existence toute poésie aussi bien que tout plaisir. Elle devait examiner la note du boucher et se livrer aux soins les plus minutieux du ménage, avec le spectre de son frère sans cesse présent devant les yeux.

Un mot doit être dit pour expliquer comment miss Amadroz avait dû être sérieuse de bonne heure. Nous avons nommé mistress Winterfield, tante adoptive de Clara. Quand une jeune fille a sa mère, une tante est peu de chose pour elle ; mais, à défaut de la mère, une tante sans enfants prend une grande autorité. C’est ce qui était arrivé pour mistress Winterfield, d’autant plus qu’elle avait trente mille livres de rente, et que M. Amadroz comptait sur elle pour assurer l’avenir de Clara.

Il n’y eut jamais de personne plus consciencieuse que mistress Winterfield de Prospect-Place, à Perivale. C’était une excellente femme, pieuse, pleine d’abnégation, généreuse, guidée dans toutes ses actions par des motifs religieux. Elle haïssait le péché tout en tâchant de ne pas haïr le pécheur, mais elle se croyait obligée d’exprimer en toute circonstance son horreur du mal. Combattre le démon sans relâche était sa mission ici-bas. On ne peut nier qu’une tante de ce caractère ne soit apte à rendre la vie sérieuse. D’amusements, on n’en reconnaissait pas la nécessité à Perivale. La nourriture et le Vêtement sont des nécessités, et, dans la maison, on était bien habillé et bien nourri. Les femmes du caractère de mistress Winterfield ont généralement de bonnes tables. Elles pensent que les aliments doivent être dignes des prières que l’on dit avant le repas. Mistress Winterfield était toujours vêtue d’une épaisse robe de soie noire, presque neuve, et donnait discrètement ses vieilles robes à une dame bien née, mais pauvre. Elle avait un petit phaéton à un cheval mené par un cocher solennel en houppelande grise et gants de coton blancs, et allait au pas dans cet équipage faire ses visites de charité. Ces promenades étaient la seule distraction de sa vie. Il est douteux qu’il en fût de même pour Clara.

Mistress Winterfield était grande, maigre, et portait d’étroits bandeaux de faux cheveux. Elle avait les yeux enfoncés, les joues creuses, paraissant toujours sous le poids de l’affliction causée par ses propres malheurs en cette vie, et par ceux des autres dans la vie future. Ses manières étaient celles d’une femme de mauvaise humeur, mais ces manières étaient trompeuses.


Je n’ai pas besoin de dire, j’espère, qu’une jeune fille de l’âge de miss Amadroz n’était pas influencée dans sa conduite par la fortune de sa tante. Elle venait à Perivale en partie par habitude d’enfance, en partie par affection, mais elle maintenait son indépendance même au point de vue religieux. Aussi Clara ne fut-elle pas désappointée lorsque sa tante crut devoir lui faire part de ses intentions à l’égard de son neveu le capitaine Aylmer.

Le capitaine Frédéric Folliott Aylmer était fils d’une sœur de mistress Winterfield et membre du Parlement pour Perivale, donnant par là un surcroît de dignité au phaéton de sa tante. Frédéric, second fils du baronnet sir Anthony Aylmer, devait hériter des terres de sa mère situées près de Perivale, et mistress Winterfield, après bien des doutes et bien des prières, s’était résolue à faire de son neveu son héritier, afin que la propriété ne fût pas divisée.

« Je pense que vous avez raison, ma tante, lui dit Clara en apprenant ses intentions.

— Je l’espère, mais je crois de mon devoir de dire à Frédéric que j’ai eu de longues hésitations à ce sujet.

— Vous avez fait pour le mieux. Que penserait-il de moi si dans l’avenir il trouvait que je lui ai nui ?

— Cet avenir n’est plus bien éloigné, ma chère enfant.

— J’espère que si, ma tante ; mais dans tous les cas les choses sont bien comme elles sont.

— J’avais espéré, ajouta tristement la vieille dame, que cela reviendrait au même.

— Cela ne reviendra pas au même, dit Clara.

— Non, vous ne voyez pas les choses de la même manière que mon neveu. Ce qu’il regarde comme sérieux est pour vous de peu d’importance. Je prie pour vous chaque jour, Clara, et j’espère que vous ne cessez pas de prier pour vous-même.

— J’essaye, ma tante. »

Miss Amadroz avait peut-être à part elle quelques doutes sur la parfaite orthodoxie du capitaine Aylmer, mais elle se garda bien de les énoncer. Il était homme et membre du Parlement, et, à ce titre, pouvait faire sans hypocrisie, à Perivale, bien des choses qui n’entraient peut-être pas dans ses habitudes. Je doute qu’à Londres il allât à l’église trois fois chaque dimanche.

Clara allait aussi à l’église trois fois chaque dimanche, mais elle manquait de soumission d’esprit.