Traduction par Louis Labat.
La Main bruneÉdition Pierre Lafitte (p. 27-38).


LE DOCTEUR NOIR


Bishop’s Crossing est un petit village à dix mille au sud-ouest de Liverpool. Là s’établit, il y a soixante-dix ans, un médecin nommé Aloysius Lana. On ignorait absolument d’où il venait et quelles raisons l’avaient poussé dans ce hameau du Lancashire. On ne savait de positif sur lui que deux faits : d’abord, qu’il avait brillamment conquis son diplôme à Glasgow ; ensuite, qu’il appartenait sans conteste à quelque race des tropiques, car il était si brun qu’on pouvait presque le croire de souche indienne. Cependant le caractère européen prédominait dans sa physionomie, et il y avait chez lui une courtoisie, une dignité, des allures où semblait se révéler une origine espagnole. Son teint basané, ses cheveux d’un noir de corbeau, ses yeux brûlant d’un feu sombre sous le couvert épais des sourcils, tout le singularisait violemment dans ce milieu de paysans anglais à cheveux châtains ou blond filasse. Aussi ne tarda-t-on pas à le connaître sous la désignation de « Docteur Noir de Bishop’s Crossing », désignation qui impliqua d’abord un grief et une moquerie, mais qui lui devint, au cours des années, un titre d’honneur, familier dans le pays, et dépassant de beaucoup les étroites limites du village.

Car le nouveau venu s’était manifesté chirurgien habile et médecin accompli. La clientèle du district était aux mains d’Edouard Rowe, fils de sir William Rowe, le médecin consultant de Liverpool ; mais le fils n’avait pas hérité des talents du père, et le docteur Lana, avec ses avantages personnels, se fit bientôt le champ libre. Ses succès mondains n’allèrent pas moins vite que ses succès professionnels. Une intervention chirurgicale des plus heureuses chez l’honorable James Lowry, second fils de lord Belton, lui ouvrit les salons du comté, où le mirent en faveur le charme de sa conversation et l’élégance de ses manières. Le défaut d’antécédents et de parenté est, quelquefois, plutôt une aide qu’un obstacle pour se pousser dans le monde ; et le beau docteur se recommandait uniquement par la distinction de sa personnalité.

Ses clients avaient un reproche, mais un seul, à lui faire. Il semblait un célibataire endurci. Fait d’autant plus remarquable qu’il habitait une vaste maison et qu’on lui savait de grosses économies. Dans le principe, les faiseurs de mariages ne cessaient pas d’accoupler son nom à celui de telle ou telle jeune dame éligible dans la localité ; mais comme les années passaient sans amener le mariage, on finit en général par admettre que, pour une raison quelconque, il tenait à rester libre. D’aucuns allèrent jusqu’à le prétendre marié, et venu s’enterrer à Bishop’s Crossing pour échapper aux conséquences d’une ancienne mésalliance. Or, dans le moment juste où de guerre lasse, les marieurs abandonnaient la partie, on annonça brusquement ses fiançailles avec miss Francès Morton, de Leigh Hall.

Miss Morton était une jeune lady très en vue dans le pays, son père, James Haldane Morton, ayant été le squire de Bishop’s Crossing. Elle avait perdu ses parents et vivait avec son unique frère, Arthur Morton, héritier des biens de la famille. Grande et majestueuse d’aspect, miss Morton était une nature ardente et impulsive, en même temps qu’un caractère. Elle rencontrait le docteur Lana à une garden-party, et il s’établit entre eux une amitié qui ne tarda pas à devenir de l’amour. Ce fut, de part et d’autre, un attachement sans bornes. Sauf un écart d’âge assez sensible, lui ayant trente-sept ans quand elle n’en avait que vingt-quatre, on ne pouvait rien objecter à leur mariage. Les fiançailles eurent lieu en février et l’on convint que la noce se ferait en août.

Le 3 juin, le docteur Lana reçut une lettre de l’étranger. Un post-master, à la campagne, est toujours l’homme renseigné du village, et M. Bankle, de Bishop’s Crossing, tenait les secrets de beaucoup de ses voisins. Il remarqua, au sujet de cette lettre, que l’enveloppe en était curieuse, la suscription tracée d’une main d’homme, le timbre celui de la République Argentine, et la provenance Buenos-Ayres. Étant la première qui arrivât de l’étranger à cette adresse, elle se signala par là même à son attention avant qu’il la remît au facteur. Elle fit partie de la distribution du soir.

Le lendemain matin — par conséquent le 4 — le docteur Lana se rendit chez miss Morton et eut avec elle une longue entrevue, d’où on le vit revenir très agité. Miss Morton passa la journée dans son appartement, et sa femme de chambre, à plusieurs reprises, l’y trouva toute en larmes. Au bout d’une semaine, personne n’ignorât plus dans le village que l’engagement était rompu, que le docteur Lana avait agi indignement envers la jeune lady, et qu’Arthur Morton, le frère, parlait de le cravacher. En quoi le docteur avait indignement agi, on n’eût pu le dire. Chacun avait son hypothèse. Mais l’on s’avisa — pour y voir les signes manifestes d’une conscience coupable — que le docteur faisait un détour de plusieurs milles plutôt que de passer sous les fenêtres de Leigh Hall, et s’abstenait d’assister, le dimanche, au service du matin, où il risquait de rencontrer la jeune lady. Là-dessus, le Lancet ayant publié une annonce pour la vente d’une clientèle médicale, des gens purent croire, cette annonce étant anonyme, qu’elle se rapportait à Bishop’s Crossing et que le docteur Lana songeait à quitter le théâtre de ses succès. Les choses en étaient là quand, dans la soirée du lundi 21 juin, un événement se produisit qui, d’un simple scandale villageois, fit un drame dont s’émut toute l’Angleterre. Quelques détails s’imposent pour que les faits de cette soirée prennent tout leur sens.

La maison du docteur ne logeait, outre le docteur lui-même, que sa gouvernante, vieille personne très respectable, du nom de Martha Woods, et une jeune bonne, Mary Pilling. Le cocher et le garçon de salle couchaient au dehors. Le docteur avait l’habitude de se retirer, le soir, dans son bureau, attenant au cabinet d’opérations, dans l’aile de la maison la plus éloignée du logement des domestiques. Il y avait de ce côté une entrée spéciale pour les clients, de façon à ce que le docteur pût les recevoir à l’insu de tout le monde. D’ordinaire, quand les clients venaient tard, il les faisait entrer et sortir par le cabinet, car la jeune bonne et la gouvernante se retiraient le plus souvent de bonne heure.

Ce soir-là, Martha Woods entra à neuf heures et demie dans le bureau du docteur, qu’elle trouva à sa table en train d’écrire. Elle lui souhaita le bonsoir, envoya la jeune fille se coucher, et, jusqu’à onze heures moins un quart, vaqua elle-même à divers soins domestiques. Onze heures sonnant à l’horloge du vestibule, elle gagna sa chambre. Elle y était depuis environ un quart d’heure ou vingt minutes quand elle entendit un cri, peut-être un appel, qui semblait venir de l’intérieur. Elle attendit un instant sans que le cri se répétât. Très alarmée, car il avait été fort et pressant, elle passa un peignoir, et courut, du plus vite qu’elle put, vers le bureau du docteur.

« Qui est là ? cria une voix, quand elle eut frappé à la porte.

— Moi, monsieur, Mrs. Woods.

— Laissez-moi la paix ! Et rentrez tout de suite dans votre chambre ! répliqua la voix, qu’elle fut heureuse de reconnaître pour celle de son maître, mais dont le ton rude, tout à fait inaccoutumé pour elle, la surprit et la blessa.

« Je croyais que vous m’aviez appelée, monsieur, » expliqua-t-elle.

Elle ne reçut pas de réponse. En s’en retournant dans sa chambre, elle regarda l’horloge : il était onze heures et demie.

À un moment qui ne put être précisé, entre onze heures et minuit, une personne se présenta chez le docteur, mais en pure perte. Cette visiteuse tardive était Mrs. Madding, la femme de l’épicier du village gravement atteint de fièvre typhoïde. Elle devait, selon les prescriptions du docteur Lana, surveiller de près l’évolution de la maladie et le tenir au courant. Mrs. Madding remarqua de la lumière dans le bureau ; mais ayant vainement heurté plusieurs fois à la porte du cabinet voisin, elle en conclut que le docteur avait été mandé au dehors et rentra chez elle.

Une courte avenue en zigzags, qu’une lampe éclaire à son extrémité, relie la maison à la route. Comme Mrs Madding débouchait de la grille, un homme arrivait par la petite allée. Supposant que ce pouvait être le docteur Lana, elle l’attendit, mais elle eut la surprise de reconnaître Mr. Arthur Morton, le jeune squire. À la lumière de la lampe, il lui parut très excité ; et elle constata qu’il tenait un lourd fouet de chasse. En le croisant, elle lui adressa la parole.

« Le docteur n’est pas là, monsieur, dit-elle.

— Qu’en savez-vous ? demanda-t-il sèchement.

— J’ai été frapper à sa porte.

— J’aperçois une lumière, dit le jeune squire, regardant au bout de l’allée. C’est bien dans son bureau, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur ; mais le docteur est sorti, je vous assure.

— Eh bien, répliqua Morton, il rentrera. »

Et il passa, tandis que Mrs. Madding poursuivait sa route.

À trois heures du matin, son malade ayant un gros accès de fièvre, Mrs. Madding, très alarmée, repartit pour chez le docteur. La grille franchie, elle s’étonna de voir quelqu’un aux aguets entre les buissons de lauriers. C’était sûrement un homme, et, lui sembla-t-il, Mr. Arthur Morton. Mais, toute à ses ennuis, elle

n’attacha pas d’importance à l’incident et passa outre.

Elle eut un nouveau sujet d’étonnement quand, arrivée devant la maison, elle s’aperçut que la lumière brûlait toujours dans le bureau. Elle frappa au cabinet d’opérations : pas de réponse. Elle frappa de nouveau, plusieurs fois de suite : même résultat. Il lui parut invraisemblable que le docteur fût parti se coucher ou fût sorti en laissant derrière lui cette lumière ; peut-être s’était-il endormi sur sa chaise ? Elle tapa aux vitres du bureau. Vaine insistance. Alors, s’avisant qu’un coin de rideau ne fermait pas entièrement, elle regarda par cette ouverture.

La petite chambre était brillamment éclairée par une grande lampe posée sur la table du milieu, dans un pêle-mêle de livres et d’instruments de chirurgie. Mrs. Madding ne vit personne ; elle ne distingua rien d’insolite, sauf, toutefois, au bout de l’ombre projetée par la table, un gant blanc sale, traînant sur le tapis. Tout à coup, ses yeux s’habituant à la lumière, elle aperçut, à l’autre bout de l’ombre, une bottine ; et elle frissonna d’horreur, car elle se rendait compte à présent que ce qu’elle avait pris pour un gant blanc était la main d’un homme étendu sur le parquet. Devinant un drame, elle courut à la porte de la maison éveiller Mrs Woods, la gouvernante ; et les deux femmes entrèrent dans le bureau, après avoir dépêché la jeune bonne au poste de police.

Près de la table, à distance de la fenêtre, le docteur Lana s’allongeait sur le dos, mort. Il portait des traces de violences, un cercle noir autour d’un œil, des ecchymoses au cou et au visage. Ses traits légèrement tuméfiés semblaient indiquer la strangulation. Il était vêtu du costume qu’il portait d’ordinaire dans ses visites, mais chaussé de pantoufles dont les semelles étaient absolument nettes. Sur tout le tapis, cependant, s’étalaient des empreintes boueuses, laissées sans doute par le meurtrier. Certainement, quelqu’un avait pénétré par la porte du cabinet de chirurgie, tué le docteur et fui sans se laisser voir. Certainement aussi, l’agresseur était un homme, à en juger par les dimensions des empreintes et la nature des blessures. Les découvertes de la police n’allèrent pas beaucoup au delà.

D’ailleurs, aucune trace de vol. Le docteur avait encore sur lui sa montre d’or. À la vérité, on trouva vide, bien que fermée à clef, une cassette qu’il gardait dans son bureau, et que Mrs. Woods estimait contenir le plus souvent une forte somme ; mais le docteur avait justement payé ce jour-là un gros achat de graines, et l’on crut pouvoir s’expliquer ainsi le vide de la cassette. Une seule chose manquait dans la chambre, mais le manque en était significatif : le portrait de Miss Morton, dressé en permanence sur un côté de la table, avait quitté son cadre et disparu. Mrs. Woods l’avait pourtant remarqué à sa place habituelle, le soir même, tandis qu’elle attendait son maître. D’autre part, on recueillit sur le parquet un bandage oculaire que la gouvernante ne se rappelait pas avoir jamais vu. Mais un médecin pouvait avoir en sa possession un pareil objet ; et rien ne montrait que celui-ci eût un rapport avec le crime.

Une direction unique s’imposait aux soupçons : Arthur Morton, le jeune squire, fut arrêté. On relevait contre lui des charges sans doute indirectes, mais accablantes. Il était tout dévoué à sa sœur, et l’on établit que, depuis la rupture survenue entre elle et le docteur Lana, il avait proféré contre ce dernier de graves menaces. En outre, on l’avait vu, le soir du meurtre, vers onze heures, s’engager dans l’allée du docteur, un fouet de chasse à la main. D’après la théorie de la police, il avait alors fait irruption chez le docteur, qui avait poussé un cri d’effroi ou de colère, assez fort pour attirer l’attention de Mrs. Woods. Au moment où Mrs. Woods était descendue, le docteur Lana avait déjà pris son parti d’une explication avec son visiteur ; aussi avait-il renvoyé la gouvernante dans sa chambre. L’explication, en se prolongeant, avait tourné à la dispute ; puis elle avait fini par une rixe, dans laquelle le docteur avait perdu la vie. Le fait, révélé par l’autopsie, qu’il avait le cœur en très mauvais état, ce dont personne ne s’était douté de son vivant, permit de croire que la mort avait pu résulter de blessures qui n’eussent pas été fatales à un homme valide. Arthur Morton, après avoir fait main basse sur la photographie de sa sœur, était parti ; et il avait dû se dissimuler derrière les buissons de lauriers pour éviter Mrs. Madding à la grille. Tel était le système de l’accusation ; l’affaire, vue sous cet aspect, prenait quelque chose de formidable.

La défense lui opposait cependant de fortes raisons. Morton était, comme sa sœur, d’un tempérament excessif ; mais tout le monde l’aimait et le respectait, et sa franchise, sa droiture semblaient le rendre incapable d’un tel crime. Il reconnaissais lui-même son désir ardent d’avoir une conversation avec le docteur Lana sur des questions de famille très urgentes (du commencement jusqu’à la fin il refusa de prononcer le nom de sa sœur). Il ne cherchait pas à nier que cette conversation eût des chances d’être pénible. Prévenu par une cliente de l’absence du docteur, il avait guetté son retour jusque vers trois heures du matin ; après quoi ne le voyant pas paraître, il avait renoncé à l’attendre et s’en était revenu chez lui. Il n’en savait pas plus sur le meurtre que le constable qui l’avait arrêté. Il avait d’abord été l’ami intime du défunt ; mais des circonstances dont il préférait ne rien dire avaient modifié ses sentiments.

Plusieurs faits corroboraient la thèse de son innocence. Incontestablement, le docteur Lana se trouvait vivant dans son cabinet à onze heures et demie. Mrs. Woods était prête à jurer que c’était l’heure où elle avait entendu sa voix. Pour les amis du détenu, le docteur Lana devait, à cette heure-là, n’être pas seul. C’est ce que semblait prouver le cri qui avait ému la gouvernante et le ton singulier d’impatience avec lequel son maître l’avait congédiée. À ce compte, il avait, selon toute apparence, trouvé la mort entre le moment où la gouvernante entendit sa voix et le moment où Mrs. Madding lui fit une première visite infructueuse. Mais si vraiment l’heure de la mort se plaçait dans cet intervalle, il en ressortait avec certitude que Mr. Arthur Morton ne pouvait être le coupable, puisque Mrs. Madding ne l’avait rencontré que plus tard à la grille.

En admettant cette hypothèse, que le docteur Lana fût en compagnie de quelqu’un avant le moment où Mrs Madding rencontra Mr. Morton, qui donc était ce quelqu’un, et quel motif avait-il d’en vouloir au docteur ? On s’accordait à reconnaître que, si les amis de l’accusé arrivaient à éclaircir ce point, ils feraient faire un grand pas à sa cause. Mais en même temps on était en droit de dire, et l’on n’y manquait pas, que rien ne prouvait qu’il y eût personne chez le docteur à l’exception du jeune squire, et l’on savait par contre que ses raisons de se trouver chez le docteur étaient de fâcheuse espèce. Au moment de la visite de Mrs. Madding, le docteur pouvait s’être retiré dans sa chambre ; ou bien encore, ainsi qu’elle le pensa tout d’abord, il pouvait être sorti, et avoir été, jusqu’à son retour, attendu chez lui par le jeune squire. Dans le parti du détenu, on insistait sur le fait que la photographie de sa sœur Francès, disparue de la chambre du docteur, n’avait pas été retrouvée en la possession du frère. Cet argument, toutefois, ne signifiait pas grand’chose : car Morton avait eu avant son arrestation tout le temps voulu pour la brûler ou la détruire. Quant aux traces de boue sur le parquet, — seul élément positif qu’on eût dans cette affaire — elles se perdaient tellement dans l’épaisseur du tapis qu’on n’en pouvait tirer aucun indice valable. Le plus qu’on pût dire, c’était qu’à l’examen elles ne détruisaient pas la thèse de l’accusation. On démontra par la suite qu’Arthur Morton portait ce soir-là des chaussures boueuses ; mais il avait plu abondamment tout le jour, et n’importe qui se trouvait sans doute dans le même cas.

Voilà donc, sommairement exposée, la singulière et romanesque série d’événements qui concentrèrent l’attention du public sur le drame du Lancashire. Les mystérieuses origines du docteur, sa personnalité curieuse autant que distinguée, la situation du meurtrier présumé, le roman sentimental qui avait précédé le crime, tout se rencontrait à la fois pour constituer une de ces causes qui passionnent un pays. Dans les Trois-Royaumes, l’assassinat du docteur noir de Bishop’s Crossing devint l’objet de toutes les discussions. Bien des théories prétendirent expliquer les faits ; il n’y en eut pas une pour préparer le public au coup de théâtre qui allait se produire, et qui, après déterminé, à la première audience, un état général de fièvre, allait, le lendemain, le porter à son paroxysme. J’ai sous les yeux, tandis que j’écris ces lignes, le compte rendu détaillé des débats paru dans le Lancaster Weekly. Je dois me contenter de les résumer jusqu’au moment où, le soir du premier jour, la déposition de Miss Francès Morton jeta un jour nouveau sur l’affaire.

Mr. Porlock Carr, qui soutenait l’accusation, avait ordonné les faits avec sa maîtrise habituelle, et, comme le jour s’avançait, on sentait de plus en plus difficile la tâche assumée par Mr. Humphrey, chargé de la défense. Plusieurs témoins répétèrent sous serment les propos immodérés tenus contre le docteur par le jeune squire, furieux de l’injure prétendument faite à sa sœur. Mrs. Madding renouvela sa déposition en ce qui concernait la présence de l’accusé chez la victime à une heure avancée de la nuit. Un autre témoin déclara que l’accusé, sachant l’habitude qu’avait le docteur de rester seul, le soir, dans une aile isolée de la maison, avait choisi intentionnellement cette heure tardive, où la victime serait à sa merci. Un domestique du squire dut avouer qu’il avait entendu son maître rentrer à trois heures du matin : ainsi, Mrs. Madding ne se trompait pas en déclarant l’avoir vu derrière les buissons de lauriers près de la grille. On insista sur le fait des chaussures boueuses et sur une similitude d’empreintes. Bref, les charges pouvaient ne tenir qu’à un concours de circonstances ; elles ne se présentaient pas moins comme assez complètes et convaincantes pour que le sort de l’accusé fût réglé si la défense n’apportait rien de nouveau. Il était trois heures quand l’avocat des poursuites passa la main au défenseur. À quatre heures et demie, quand la cour se leva, l’affaire avait pris un aspect auquel personne ne pouvait s’attendre. J’emprunte en partie au journal dont j’ai parlé le récit de l’incident et laisse de côté les observations préliminaires de l’avocat des poursuites.

Il se produisit un frémissement dans le public qui encombrait la salle des assises quand le premier témoin cité par la défense se trouva être Miss Francès Morton, la sœur de l’accusé. Nos lecteurs se rappellent que, la jeune lady ayant été fiancée au docteur Lana, la colère ressentie par son frère à la brusque rupture du mariage semblait avoir conduit le jeune homme au crime : cependant, Miss Morton n’avait été d’aucune façon impliquée dans l’affaire, ni à l’enquête, ni aux débats devant la cour de police ; et son apparition comme principal témoin de la défense surprit les assistants.

Miss Francès Morton, belle et grande personne brune, fit sa déposition d’une voix basse, mais distincte, bien qu’il y perçât une extrême et douloureuse émotion. Elle ne parla qu’indirectement de ses liens avec le docteur Lana, passa très vite sur leur rupture, l’attribuant à des raisons particulières concernant la famille de son fiancé, et ne laissa pas d’étonner la cour en déclarant qu’elle avait toujours considéré le ressentiment de son frère comme excessif et déraisonnable. Répondant à une question directe de son avocat, elle dit qu’elle n’avait aucun sujet de grief contre le docteur Lana et qu’à son sentiment il avait agi en parfait galant homme. Son frère, mal renseigné, avait vu différemment les choses ; elle était obligée de le reconnaître qu’en dépit de toutes ses supplications il avait menacé de se porter à des voies de fait sur le docteur, et, le soir du crime, manifesté l’intention d’en finir. Elle avait tenté l’impossible pour l’amener à des dispositions plus justes ; malheureusement, il était tenace dans ses rancunes et dans ses préjugés.

La déposition de la jeune lady semblait, jusque-là, défavorable à son frère : mais les questions de son avocat ne tardèrent pas à changer l’orientation de l’affaire ; et une ligne de défense se découvrit qu’on n’avait pas prévue.

Mr. Humphrey. — Croyez-vous votre frère coupable du crime ?

Le Juge. — Je ne saurais permettre cette question, Mr. Humphrey. Nous sommes ici pour juger sur des faits, non sur des opinions.

Mr. Humphrey. — Savez-vous que votre frère n’est pas coupable de la mort du docteur Lana ?

Miss Morton. — Je le sais.

Mr. Humphrey. — Pourquoi dites-vous le savoir ?

Miss Morton. — Parce que le docteur Lana n’est pas mort.

Cette déclaration causa une sensation dont la salle fut un instant à se remettre. Puis l’interrogatoire reprit :

Mr. Humphrey. — Et pourquoi dites-vous savoir, Miss Morton, que le docteur Lana n’est pas mort ?

Miss Morton. — Parce que depuis son décès supposé j’ai reçu de lui une lettre.

Mr. Humphrey. — Avez-vous cette lettre ?

Miss Morton. — Oui mais je préférerais ne pas la montrer.

Mr. Humphrey. — En avez-vous l’enveloppe ?

Miss Morton — La voici.

Mr. Humphrey. — Le timbre de la poste indique la provenance ?

Miss Morton. — Liverpool.

Mr. Humphrey. — Et la date ?

Miss Morton — 22 juin.

Mr. Humphrey. — Le décès supposé aurait eu lieu la veille. Êtes-vous prête à jurer, Miss Morton, que cette lettre est bien de la main du docteur Lana ?

Miss Morton. — Certainement.

Mr. Humphrey. — Milord, je puis citer six autres témoins qui certifieront que cette lettre est de la main du docteur.

Le Juge. — Vous les citerez pour demain.

Mr. Porlock Carr, conseil des poursuites. — En attendant, nous demandons, Milord, d’être mis en possession de la lettre, afin qu’il soit vérifié par expert s’il n’y a pas là un faux : car nous persistons à tenir pour mort le gentleman qu’on prétend l’avoir écrite. Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer que la thèse qui vient de se produire à brûle-pourpoint peut, à l’examen, apparaître comme un simple expédient imaginé par les amis du détenu pour faire dévier vos recherches. Je voudrais attirer votre attention sur le point que voici : de son avis même, la jeune lady possédait cette lettre au moment de la première enquête et lors des débats devant la cour de police ; comment donc nous ferait-elle croire qu’elle eût permis à cette enquête, à ces débats, de suivre leur cours alors qu’elle avait dans la poche un document qui arrêtait d’un coup la procédure ?

Mr. Humphrey. — Pouvez-vous, Miss Morton, vous expliquer sur ce point ?

Miss Morton. — Le docteur Lana me demandait le secret.

Mr. Porlock Carr. — Pourquoi donc parler aujourd’hui ?

Miss Morton. — Pour sauver mon frère.

Il s’éleva dans la salle un murmure de sympathie, immédiatement réprimé par le juge.

Le Juge. — En admettant ce système de défense, il vous appartient, Mr. Humphrey, de nous fixer sur l’identité de l’homme dont le corps a été reconnu, par tant d’amis et de clients du docteur Lana, comme celui du docteur lui-même.

Un Juré. — Quelqu’un a-t-il, jusqu’ici, émis aucun doute à cet égard ?

Mr. Porlock Carr. — Pas que je sache.

Le Juge. — La cour s’ajourne à demain.

Ce revirement de l’affaire porta au plus haut point l’émotion publique. Comme il n’y avait pas encore chose jugée, la presse s’abstint de commentaires ; mais l’on se demandait partout quelle part de vérité pouvait contenir la déclaration de Miss Morton, et dans quelle mesure elle pouvait n’être qu’un stratagème audacieux de la jeune lady pour le salut de son frère. Un dilemme évident se posait à l’égard du docteur : ou bien, par un hasard extraordinaire, il n’était pas mort, ou bien il avait à répondre du cadavre trouvé chez lui et qui semblait tellement son propre cadavre. Cette lettre que Miss Morton refusait de montrer, peut-être contenait-elle l’aveu du crime, et Miss Morton se trouvait ainsi dans la terrible situation de ne pouvoir sauver son frère qu’en perdant son ancien fiancé. La cour d’assises, le lendemain matin, regorgeait de monde. À l’arrivée de Mr. Humphrey, une rumeur courut dans l’assistance quand on le vit, en proie à la plus violente agitation, et qu’il ne cherchait pas à dissimuler, entrer en conférence avec l’avocat des poursuites. Quelques mots rapides, qui amenèrent une expression de stupeur sur le visage de Mr. Porlock Carr, s’échangèrent entre les deux hommes ; puis le défenseur, s’adressant au juge annonça qu’avec le consentement de la partie adverse, la jeune lady entendue la veille ne serait pas rappelée.

Le Juge. — Mais il ne semble pas, Mr. Humphrey, que vous ayez encore rien élucidé.

Mr. Humphrey. — Peut-être, Milord, mon prochain témoin se chargera-t-il de le faire.

Le Juge. — Appelez votre témoin.

Mr. Humphrey. — J’appelle le docteur Aloysius Lana.

L’excellent avocat avait déjà produit quelques effets d’audience ; mais pas un qui, en si peu de mots, eût porté davantage. La cour n’était rien moins que stupéfaite lorsque apparut dans le box des témoins l’homme même dont le sort avait donné lieu à tant de controverses. Ceux des spectateurs qui l’avaient connu à Bishop’s Crossing le retrouvaient amaigri et minci, le visage creusé et tourmente. Mais, nonobstant son port mélancolique et sa lassitude, peu de gens pouvaient se flatter d’avoir jamais vu un homme de plus grande mine. Il salua le juge et demanda de se faire entendre. Dûment prévenu que tout ce qu’il allait dire pourrait être invoqué contre lui, il s’inclina de nouveau, et prit la parole en ces termes :

« — Mon désir est de ne rien cacher, de dire avec une entière franchise tout ce qui arriva dans la nuit du 21 juin. Si j’avais soupçonné les tourments infligés à un innocent, et par quels ennuis devaient passer ceux-là que j’aime le plus ici-bas, voilà longtemps que je serais de retour. Diverses raisons m’empêchaient d’avoir aucune nouvelle. Uniquement désireux de soustraire un infortuné au monde qui l’avait connu, je n’avais pas prévu que d’autres porteraient la peine de mes actes. Permettez-moi de réparer dans la mesure de mes moyens le mal que j’ai fait.

« Le nom de Lana est familier à quiconque sait l’histoire de la République Argentine. Mon père, issu du meilleur sang espagnol, exerça les plus hautes charges de la République ; il en eût certainement occupé la présidence sans les émeutes de San Juan, où il trouva la mort. Une brillante carrière semblait attendre mon frère jumeau Ernest et moi-même ; mais des revers financiers nous mirent l’un et l’autre dans la nécessité de gagner notre vie. Pardonnez-moi, Sir, ces détails qui peuvent vous sembler hors de propos : ils sont l’indispensable préambule de ce qui va suivre.

« J’avais, comme je vous l’ai dit, un frère jumeau du nom d’Ernest. Il me ressemblait tellement que, même quand on nous voyait ensemble, on ne pouvait faire entre nous de différence. Jusque dans le plus petit détail, nous étions identiques. Avec l’âge cette similitude rigoureuse s’adoucit un peu, l’expression, chez nous, n’étant pas la même. Mais, au repos, nos traits n’offraient que des dissemblances très légères.

« Je ne parlerai pas plus qu’il ne convient d’un homme aujourd’hui mort, et qui fut mon unique frère ; je laisse le soin de le juger à ceux qui le connurent. Je dirai seulement, car je dois le dire, que sitôt parvenu à l’âge d’homme, je le pris en horreur. Trop de causes justifiaient l’aversion qu’il m’inspirait. Ma réputation souffrait de ses actes : car notre extrême ressemblance faisait qu’on m’en attribuait un bon nombre. Dans un cas d’une particulière gravité, il s’efforça de rejeter sur moi tout le vilain de l’affaire : tellement que je dus quitter pour toujours l’Argentine et m’en aller chercher fortune en Europe. Affranchi de son odieuse présence, je me trouvai plus que payé de la perte du pays natal. Un peu d’argent qui me restait me permit de faire à Glasgow mes études médicales ; lesquelles terminées, je m’établis à Bishop’s Crossing, fermement convaincu que dans ce lointain hameau du Lancashire, je n’entendrais plus parler de mon frère.

« Durant des années, mes espérances se réalisèrent. À la fin, cependant, il me retrouva. Une personne de Liverpool qui visitait Buenos-Ayres le mit sur mes traces. Il avait perdu tout son argent, et se proposait de venir partager le mien. Édifié sur la répulsion qu’il me causait, il se disait, non sans raison, que je paierais son éloignement. Je reçus une lettre de lui m’annonçant son arrivée. Ma vie traversait à ce moment une crise ; il ne pouvait être qu’une source d’ennuis, voire même de honte, pour quelqu’un que je devais spécialement protéger contre toute disgrâce de cet ordre. Je m’arrangeai de façon à supporter tout seul ce qui pouvait arriver de pénible. Ainsi s’explique… »

Le docteur Lana se retourna vers le prisonnier :

« Ainsi s’explique une conduite qui allait être sévèrement jugée. Je voulais, ni plus ni moins, éviter à ceux qui m’étaient chers toute participation au scandale et à la honte. Que le scandale et la honte vinssent avec mon frère, c’est dire que ce qui aurait eu lieu une fois se serait renouvelé.

« L’arrivée de mon frère suivit de près celle de sa lettre. La maison couchée, je me trouvais dans mon bureau, quand j’entendis des pas au dehors sur le gravier ; je l’aperçus, l’instant d’après, qui me regardait à travers la fenêtre. Entièrement rasé comme moi, il me ressemblait encore à tel point que je crus voir mon reflet dans la glace. Il portait sur l’œil un bandeau noir, mais nos traits étaient identiques. Je lui connaissais depuis l’enfance le sourire gouailleur qui lui retroussait la lèvre. C’était bien l’homme qui m’avait chassé de mon pays et avait déshonoré un nom jusque-là honorable. J’allai lui ouvrir la porte. Il était environ dix heures du soir.

« Quand il entra dans la clarté de la lampe, je vis tout de suite qu’il avait traversé de mauvais jours. Il venait à pied de Liverpool ; il était fatigué et malade. Son aspect m’impressionna. Mes connaissances médicales me révélaient chez lui quelque grave désordre. Il avait bu, et il portait au visage les traces de coups reçus dans une rixe avec des marins. Le bandeau protégeait son œil blessé : il l’ôta en pénétrant dans la chambre. Il était vêtu d’une vareuse et d’une chemise de flanelle, et ses pieds crevaient ses bottines. Mais sa misère même l’irritait contre moi. Sa haine tenait de la folie. À l’entendre, je roulais sur l’or en Angleterre tandis qu’il mourait de faim en Amérique. Je ne puis dire les menaces qu’il m’adressa, les injures dont il me couvrit. Je crois bien que les tribulations et la débauche avaient troublé son jugement. Il allait et venait dans la chambre comme une bête fauve, demandant à boire, réclamant de l’argent dans les termes les plus abominables. Je suis, par nature, prompt à la colère ; mais, Dieu merci, je me dominai, je m’abstins du moindre geste. Mon sang-froid ne fit que l’exaspérer. Il écumait, blasphémait, me mettait le poing sous la figure. Tout d’un coup, un spasme horrible contracta ses traits ; il porta la main à son cœur, et, poussant un grand cri, s’abattit à mes pieds, comme une masse. Je le soulevai et l’étendis sur le sopha ; mes appels restèrent sans réponse ; la main que je tenais était froide et moite ; le cœur malade s’était rompu ; mon frère était mort de sa propre violence.

« Longtemps, je restai là, immobile, comme dans un cauchemar, ne quittant pas des yeux le cadavre. Je me ressaisis quand Mr. Woods, que le cri du mourant avait épouvantée, vint frapper à ma porte, et je la renvoyai se coucher. Bientôt après, d’autres coups retentirent à la porte de mon cabinet. Je n’y pris pas garde ; et le visiteur, homme ou femme, s’éloigna. Lentement, graduellement, un plan s’élaborait de lui-même dans ma tête, avec cet espèce de curieux automatisme qui commande chez moi tous les plans. Quand je me relevai, tous mes mouvements futurs s’étaient décidés sans que j’eusse conscience d’aucune délibération. Je suivais un instinct irrésistible.

« Depuis qu’était survenu dans mes affaires le changement auquel j’ai fait allusion, j’avais pris en haine Bishop’s Crossing. L’édifice de ma vie s’en allait en ruines ; là où j’attendais la sympathie, je n’avais trouvé que jugement sommaire et procédés sans bienveillance. Certes, tout danger de scandale s’évanouissait avec mon frère ; mais le retour hostile du passé m’avait meurtri, et je ne pouvais plus espérer que les choses redevinssent ce qu’elles avaient été. Peut-être m’affectais-je plus que de raison, peut-être manquais-je d’indulgence pour les autres : je traduis fidèlement mon état d’âme. Je devais accepter avec joie toute occasion de fuir Bishop’s Crossing et ses habitants ; et il s’en présentait une absolument inespérée, puisqu’elle me permettait de rompre avec moi-même.

« Un mort gisait sur le sopha. Il me ressemblait tellement qu’à part une certaine dureté de traits il n’y avait pas entre nous la moindre différence. Personne au monde à qui je ne voulais pas rait à personne. Nous étions rasés tous les deux et portions les cheveux à peu près aussi longs. Je n’avais qu’à échanger mes vêtements contre les siens pour qu’on trouvât mort dans son bureau le docteur Aloysius Lana. Ainsi finiraient un malheureux et une triste carrière. J’avais toute prête sous la main une somme importante qui m’aiderait à recommencer ma vie en terre étrangère. Sous les vêtements de mon frère, j’irais, sans éveiller l’attention, jusqu’à Liverpool, où je trouverais vite des moyens de quitter l’Angleterre. Veuf de toutes mes espérances, je ne pouvais que préférer la plus humble des existences, et la plus ignorée, à tous mes succès professionnels de Bishop’s Crossing, car dans ce village je risquais à toute minute de me retrouver face à face avec ceux que je désirais, autant que possible, oublier. Je me résolus à la substitution.

« Et je l’exécutai. Je n’entrerai pas dans des détails dont le souvenir m’est aussi douloureux que le fut la chose elle-même. Mais, une heure plus tard, mon frère était couché sur le parquet, complètement habillé de mes vêtements, tandis que je me glissais au dehors par la porte du cabinet de chirurgie pour aller prendre par une traverse la route de Liverpool. J’arrivai la même nuit dans cette ville. Mon argent et un certain portrait furent tout ce que j’emportai de la maison. J’avais fait disparaître tous les objets appartenant à mon frère. Je laissai toutefois, dans ma hâte, le bandeau qu’il portait sur l’œil.

« Je vous en donne ma parole, Sir, il ne me vint pas un instant à l’idée qu’on dût me croire assassiné, ni que quelqu’un dût courir un danger grave à cause du subterfuge que j’employai pour fuir vers des destinées nouvelles. Au contraire, ce qui ne cessa pas de dominer dans mon esprit, ce fut la préoccupation de ne plus imposer à d’autres le fardeau de ma présence. Un navire appareillait de Liverpool pour la Corogne : j’y pris passage, comptant sur les loisirs de la traversée pour reprendre mon équilibre et envisager l’avenir. Mais j’eus une faiblesse avant le départ. Je me rappelai qu’il y avait une personne au monde à qui je ne voulais pas causer une heure de tristesse. Quelque dureté, quelque peu de bienveillance pour moi qu’elle dût trouver dans sa famille, elle me pleurerait dans son cœur. Elle savait et appréciait les motifs de ma conduite ; si l’on me condamnait autour d’elle, elle, du moins, ne m’oublierait pas. Et pour lui épargner un injuste chagrin, je lui envoyai un mot, sous le sceau du secret. Si la pression des événements lui a fait trahir ce secret, elle a toute ma sympathie ; et je lui pardonne.

« C’est la nuit dernière seulement que je rentrai en Angleterre. J’avais ignoré tout ce temps la sensation produite par ma mort supposée et l’accusation de crime dirigée contre Mr. Arthur Morton. Je ne lus que tardivement, dans un journal du soir, le compte rendu des débats actuels, et je suis arrivé ce matin même, par l’express, pour vous apporter ce véridique témoignage. »

Telles furent les curieuses déclarations du docteur Lana, qui mirent fin brusquement au procès. Une enquête subséquente les corrobora, au point qu’on découvrit le navire sur lequel son frère, Ernest Lana, était arrivé du Sud-Amérique. Le docteur du bord certifia que le passager s’était plaint, durant le voyage, de troubles cardiaques suffisant à expliquer la mort telle qu’elle était survenue. Quant au docteur Lana, il retourna au village d’où il avait disparu dans des conditions si dramatiques. Il s’y réconcilia avec le jeune squire, ce dernier ayant reconnu qu’il s’était complètement mépris sur les motifs qui avaient engagé le docteur à reprendre sa parole. Et ce ne fut pas sa seule réconciliation, comme on en peut juger par cet extrait du Morning Post :

« Le dix-neuf décembre, en l’église paroissiale de Bishop’s Crossing, le Révérend Stephen Janson a célébré le mariage d’Aloysius-Xavier Lana, fils de don Alfredo Lana, ancien premier ministre de la République Argentine, avec Francès Morton, fille unique de feu James Morton, J. P., de Leigh Hall, à Bishop’s Crossing Lancashire. »