Société du Mercure de France (p. 306-314).


xvi

L’ENCHANTEUR TRÉPASSE DÉFINITIVEMENT


Et maintenant me voilà dans cet hôtel de l’avenue Victor-Hugo, loué pour Emma. Et j’y suis seul avec mes étranges souvenirs, puisqu’elle a préféré sacrifier à M. Alcide sa beauté capiteuse et lucrative… N’en parlons plus.

Février commence. Avec un clappement de drapeau qui flotte, le feu flambe derrière moi. Depuis ma rentrée à Paris, désœuvré, ne lisant rien, j’écris, chaque soir et chaque matin, sur cette table ronde, la relation de mes singulières aventures.

Sont-elles terminées ?…

L’automobile Klotz est là, dans la remise, dans un box que j’ai fait construire exprès pour lui. Malgré mes recommandations, le mécanicien de Nanthel a remis de l’huile, et nous avons eu, mon nouveau chauffeur et moi, toutes les peines du monde à conduire jusqu’ici la voiture humaine, car il nous a été impossible de tourner les robinets de purge afin d’en tarir les réservoirs. Elle a commencé par démolir sa remplaçante, une 20-chevaux dernier modèle… Qu’est-ce que je pouvais faire à ce maudit Klotz ? Le vendre ? exposer mes pareils à sa malignité ? — un crime. L’anéantir ? occire le professeur dans sa transformation finale ? — un meurtre. Je l’ai donc enfermé. Le box a de hautes cloisons de chêne, et la porte en est lourdement verrouillée.

Mais la bête nouvelle passa les nuits à beugler ses chromatiques menaçantes et douloureuses, et les voisins se plaignirent. Alors, en ma présence, je fis démonter la sirène délinquante. On enleva les vis et les boulons avec une difficulté extraordinaire, et on s’aperçut que l’engin s’était, pour ainsi dire, soudé à la voiture. Nous dûmes l’en arracher, ce dont la machine tout entière frémit. Une sorte de liquide jaune, sentant le pétrole, gicla de la blessure et coula goutte à goutte des pièces amputées. J’en ai conclu que le métal s’est organisé sous l’action de la vie infuse ; d’où mes efforts infructueux pour rajuster à la roue un ressort neuf, cette opération étant désormais une manière de greffe animale aussi impraticable que la transplantation d’une phalange de bois sur une main vivante.

Privé de son appareil vocal, mon détenu n’en continua pas moins son tapage nocturne pendant une semaine, lançant contre la porte le bélier de sa masse. Puis, brusquement, il s’est tu. Voici près d’un mois. Je pense que les réservoirs d’essence ou d’huile sont vides. Néanmoins, j’ai interdit à Louis, mon mécanicien, d’aller s’en rendre compte et d’entrer dans la cage de cet animal féroce.

Nous avons la paix maintenant, mais Klotz est toujours là. ......

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Louis a endigué les considérations philosophiques prêtes à s’échapper de ma plume. Louis est venu précipitamment et m’a dit en ouvrant de grands yeux :

— Monsieur, Monsieur ! que Monsieur vienne voir la 80-chevaux !…

Je n’en demandai pas davantage et sortis au plus vite.

Dans l’escalier, le domestique m’avoua qu’il s’était permis d’ouvrir la remise parce que, depuis quelque temps, il venait de là une mauvaise odeur. En effet, l’atmosphère même de la cour était nauséabonde. Louis s’exclama, presque admiratif :

— Monsieur parle si ça cocote ! — Et il m’introduisit dans le box.

La voiture présentait un aspect si bizarre que je me refusai d’abord à la reconnaître.

Affaissée en tas sur ses roues amollies, elle était déformée comme l’eût été un automobile de cire à moitié fondu. Les leviers se penchaient, courbés comme des barres de caoutchouc. Les projecteurs, informes, avaient l’air dégonflés, et leurs lentilles, bleuâtres et gluantes, ressemblaient à des taies sur des yeux morts. Je vis des taches suspectes qui rongeaient l’aluminium, et des trous corrodant le fer. L’acier, devenu poreux, s’effritait, et le cuivre avait pris une consistance spongieuse de champignon. Enfin, une lèpre rousse ou verdâtre marbrait la plupart des organes, et ce n’était ni la rouille ni le vert-de-gris. Par terre, l’ignoble fumier s’entourait d’une flaque sirupeuse et dégoûtante qui en sourdait, mordorée de louches irisations. D’étranges réactions chimiques faisaient de temps en temps bouillonner à lourdes bulles crépitantes cette chair métallique en putréfaction, et, à l’intérieur du mécanisme, il y avait d’intermittents borborygmes qui gargouillaient. Tout à coup, dans une chute flasque — ainsi qu’une bouse sur de la boue — le volant s’effondra, défonçant la plate-forme et, par contre-coup, le capot. Une bouillie sans nom s’y agita, et l’horrible puanteur de la décomposition organique me jeta en arrière. Mais j’avais eu le loisir d’apercevoir, au fond de l’ombre, le grouillement des vers cadavériques…

— Quelle sale fabrication ! déclara le mécanicien.

Je tentai de lui faire accroire que la trépidation dissocie parfois le métal et peut y donner lieu à de telles modifications moléculaires. Il ne parut pas ajouter crédit à mes assertions, et moi qui savais la vérité plus incroyable encore, j’étais forcé, pour la comprendre et l’accepter, de me la ressasser en lui donnant in petto la forme verbale, la précision des mots, où les choses viennent s’affirmer et s’expliquer, ainsi qu’un problème dans la concision des chiffres :

Klotz est mort. L’automobile est mort. Et elle sombre avec son auteur, la belle théorie d’un mécanisme animalisé, immortel par remplacement de fractions et perfectible à l’infini. Donner la vie, c’est à la fois donner la mort, qui en est la suivante implacable ; et organiser les corps inorganiques, c’est les vouer à la désorganisation plus ou moins prochaine.

Mais, contre ma prévision, l’être fantastique n’est pas décédé faute de pétrole, saigné à blanc. Non : les réservoirs étaient à demi pleins. C’est donc l’âme qui l’a tué, l’âme humaine, cette âme corruptrice qui usait si rapidement les constitutions d’animaux, plus saines que les nôtres, et qui eut vite raison de ce corps métallique et pur.

J’ai donné l’ordre de jeter l’immonde paquet d’ordures. L’égout sera la tombe de Klotz. Il est mort ! il est mort ! J’en suis débarrassé. Il est mort sans rémission… Il est mort, enfin ! Son esprit est avec ceux des trépassés. Il ne saurait plus me nuire !…

Ha ! ha ! ha ! mon vieil Otto… mobile ! MORT ! Sale bête !

Je devrais être heureux. Je ne le suis guère, — Oh ! ce n’est pas à cause d’Emma ! Certes, la péronnelle m’a fait de la « paine ». Mais cela se dissipera ; et admettre d’un chagrin qu’il soit consolable, c’est en être déjà consolé. — Mon grand malheur vient des souvenirs. Ce que j’ai vu et ressenti me harcèle : le fou, Nelly, l’opération, le Minotaure, Moi-Jupiter, et tant d’autres hideurs !… Je crains les prunelles qui me fixent, et je baisse les yeux devant le trou des serrures… Mon malheur vient de là. Mais je redoute aussi une perspective effroyable…

Si tout cela n’était pas fini ? Si la mort de Klotz ne dénouait pas mon histoire ?…

Lui m’est bien égal puisqu’il n’existe plus ; et quand même il viendrait me taquiner sous les traits de Lerne ou d’un auto fantôme, je saurais qu’il ne peut être qu’un rêve ou une hallucination de mes yeux débiles. Lui est mort ! et je m’en soucie peu, je le répète.

Ce sont les trois aides qui m’inquiètent. Où sont-ils ? Que font-ils ? Voilà les questions. Ils possèdent la formule circéenne et doivent s’en servir à leur propre bénéfice pour faire le trafic des personnalités… Malgré sa défaite, Klotz-Lerne avait rencontré plusieurs personnes disposées à subir sa chirurgie maléfique et à troquer leur âme contre celle d’autrui. Les trois Allemands grossissent, chaque jour, le nombre de ces misérables, envieux d’argent, ou de jeunesse, ou de santé. Il y a, de par le monde, insoupçonnés, des hommes et des femmes qui ne sont pas eux-mêmes…

Je ne suis plus assuré de rien… Les figures me semblent des masques. Peut-être aurais-je pu m’en apercevoir plus tôt, mais il est certaines gens dont la physionomie reflète une âme inverse de la leur. D’autres, vertueux et probes, dévoilent fugitivement des vices imprévus et des passions inopinées, effrayants comme un prodige. Ont-ils aujourd’hui leur âme d’hier ?

Parfois, dans les yeux de mon interlocuteur passe un éclair étranger, une idée qui n’est pas de lui ; il la rétractera tout à l’heure s’il l’a exprimée, et il s’étonnera le premier d’avoir pu la penser.

Je connais des personnages dont l’opinion varie du jour au lendemain. Et c’est bien illogique.

Enfin, souvent, quelque chose d’impérieux m’envahit, un ascendant brutal me refoule en moi-même, pour ainsi dire, et enjoint à mes nerfs et intime à mes muscles des actions répréhensibles ou des paroles regrettables, — le temps d’une gifle ou d’un juron.

Je sais, je sais : chacun éprouve, depuis toujours, ces mouvements irréfléchis. Mais la raison en est devenue pour moi obscure et mystérieuse. On l’appelle fièvre, colère, étourderie, comme on nomme usages ou décorum, calcul, hypocrisie ou diplomatie la cause des révélations subites dont j’ai remarqué la fréquence chez mes semblables et qui ne seraient, dit-on, que des manquements à ces grandes choses ou des révoltes contre elles…

La science d’un enchanteur n’en serait-elle pas plutôt l’instigatrice ?

Évidemment, l’état cérébral où je suis m’épuise et demande qu’on le soigne. Or il est entretenu par l’obsession de ma sinistre villégiature à Fonval. C’est pourquoi, dès mon retour, ayant conçu nettement la nécessité d’en perdre la souvenance, je me suis mis à la retracer ; non pas, grands Dieux ! avec l’ambition d’écrire un livre, mais dans l’espoir que d’être sur le papier elle serait moins dans ma tête, et qu’il aurait suffi de la mettre dehors pour la chasser.

Il n’en est pas ainsi. Loin de là. Je viens au contraire de la revivre plus réellement à mesure que je l’ai racontée ; et je ne sais quelle puissance de sortilège m’a quelquefois obligé à mettre un mot, une phrase, contre mon intention.

J’ai manqué mon but. Il me faut m’efforcer d’oublier ce cauchemar, et supprimer jusqu’aux vétilles capables de m’y faire songer. Sous peu, différents objets seront anéantis… Il se pourrait qu’aux environs de Fonval, certains veaux naquissent trop intelligents : racheter Io, Europe, Athor, et les faire assommer. Vendre Fonval et tous les meubles. Vivre ! vivre par moi-même, avec une personnalité ridicule ou sotte, extravagante, n’importe ! mais originale, indépendante, sans conseil, et libre, ô Seigneur ! libre de souvenirs !

Ces abominations, je le jure, traversent mon cerveau pour la dernière fois. Je ne l’écris que pour l’attester plus solennellement.

Et toi, manuscrit félon ! toi qui perpétuerais des êtres et des faits quand désormais je leur refuse d’avoir existé, au feu, le Docteur Lerne ! Au feu ! au feu ! au feu !…


Mai 1906.
Mai 1907.