Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 06

Librairie nouvelle (p. 39-46).


CHAPITRE VI

LA CAMPAGNE DE 1814 AU POINT DE VUE DE LA BONNETERIE


La Champagne a l’apparence d’un pays pauvre et n’est qu’un pauvre pays. Son aspect est généralement triste, la campagne y est plate. Si vous traversez les villages et même les villes, vous n’apercevez que de méchantes constructions en bois ou en pisé ; les plus luxueuses sont en briques. La pierre y est à peine employée pour les établissements publics. Aussi le château, le palais de justice d’Arcis, l’église, sont-ils les seuls édifices bâtis en pierre. Néanmoins la Champagne, ou si vous voulez, les départements de l’Aube, de la Marne et de la Haute-Marne, déjà richement dotés de ces vignobles dont la renommée est universelle, sont encore pleins d’industries florissantes.

Sans parler des manufactures de Reims, presque toute la bonneterie de France, commerce considérable, se fabrique autour de Troyes. La campagne, dans un rayon de dix lieues, est couverte d’ouvriers dont les métiers s’aperçoivent par les portes ouvertes quand on passe dans les villages. Ces ouvriers correspondent à des facteurs, lesquels aboutissent à un spéculateur appelé fabricant.

Ce fabricant traite avec des maisons de Paris ou souvent avec de simples bonnetiers au détail qui, les uns et les autres, ont une enseigne où se lisent ces mots : Fabrique de bonneteries. Ni les uns ni les autres ne font un bas, ni un bonnet, ni une chaussette. La bonneterie vient de la Champagne en grande partie, car il existe à Paris des ouvriers qui rivalisent avec les Champenois.

Cet intermédiaire entre le producteur et le consommateur n’est pas une plaie particulière à la bonneterie. Il existe dans la plupart des commerces, et renchérit la marchandise de tout le bénéfice exigé par l’entrepositaire. Abattre ces cloisons coûteuses qui nuisent à la vente des produits, serait une entreprise grandiose qui, par ses résultats, arriverait à la hauteur d’une œuvre politique. En effet, l’industrie tout entière y gagnerait, en établissant à l’intérieur ce bon marché si nécessaire à l’extérieur pour soutenir victorieusement la guerre industrielle avec l’étranger ; bataille tout aussi meurtrière que celle des armes.

Mais la destruction d’un abus de ce genre ne rapporterait pas aux philanthropes modernes la gloire et les avantages d’une polémique soutenue pour les noix creuses de la négrophilie ou du système pénitentiaire ; aussi le commerce interlope de ces banquiers de marchandises continuera-t-il à peser pendant longtemps et sur la production et sur la consommation. En France, dans ce pays si spirituel, il semble que simplifier ce soit détruire. La révolution de 1789 y fait encore peur.

On voit, par l’énergie industrielle que déploie un pays pour qui la nature est marâtre, quels progrès y ferait l’agriculture si l’argent consentait à commanditer le sol qui n’est pas plus ingrat dans la Champagne qu’il ne l’est en Écosse, où les capitaux ont produit des merveilles. Aussi le jour où l’agriculture aura vaincu les portions infertiles de ces départements, quand l’industrie aura semé quelques capitaux sur la craie champenoise, la prospérité triplera-t-elle. En effet, le pays est sans luxe, les habitations y sont dénuées : le confort des Anglais y pénétrera, l’argent y prendra cette rapide circulation qui est la moitié de la richesse, et qui commence dans beaucoup de contrées inertes de la France.

Les écrivains, les administrateurs, l’Église du haut de ses chaires, la Presse du haut de ses colonnes, tous ceux à qui le hasard donne le pouvoir d’influer sur les masses, doivent le dire et le redire : thésauriser est un crime social. L’économie inintelligente de la province arrête la vie du corps industriel et gêne la santé de la nation.

Ainsi, la petite ville d’Arcis, sans transit, sans passage, en apparence vouée à l’immobilité sociale la plus complète, est, relativement, une ville riche et pleine de capitaux lentement amassés dans l’industrie de la bonneterie.

Monsieur Philéas Beauvisage était l’Alexandre, ou, si vous voulez, l’Attila de cette partie. Voici comment cet honorable industriel avait conquis sa suprématie sur le coton.

Resté le seul enfant des Beauvisage, anciens fermiers de la magnifique ferme de Bellache, dépendant de la terre de Gondreville, ses parents firent, en 1811, un sacrifice pour le sauver de la conscription, en achetant un homme. Depuis, la mère Beauvisage, devenue veuve, avait, en 1813, encore soustrait son fils unique à l’enrôlement des Gardes d’honneur, grâce au crédit du comte de Gondreville. En 1813, Philéas, âgé de vingt et un ans, s’était déjà voué depuis trois ans au commerce pacifique de la bonneterie.

En se trouvant alors à la fin du bail de Bellache, la vieille fermière refusa de le continuer. Elle se voyait en effet assez d’ouvrage pour ses vieux jours à faire valoir ses biens. Pour que rien ne troublât sa vieillesse, elle voulut procéder, chez monsieur Grévin, le notaire d’Arcis, à la liquidation de la succession de son mari, quoique son fils ne lui demandât aucun compte ; il en résulta qu’elle lui devait cent cinquante mille francs environ. La bonne femme ne vendit point ses terres, dont la plus grande partie provenait du malheureux Michu, l’ancien régisseur de la maison de Simeuse ; elle remit la somme en argent à son fils, en l’engageant à traiter de la maison de son patron, monsieur Pigoult, le fils du vieux juge de paix, dont les affaires étaient devenues si mauvaises, qu’on suspecta, comme on l’a dit déjà, sa mort d’être volontaire.

Philéas Beauvisage, garçon sage et plein de respect pour sa mère, eut bientôt conclu l’affaire avec son patron ; et comme il tenait de ses parents la bosse que les phrénologistes appellent l’acquisivité, son ardeur de jeunesse se porta sur ce commerce qui lui parut magnifique et qu’il voulut agrandir par la spéculation.

Ce prénom de Philéas, qui peut paraître extraordinaire, est une des mille bizarreries dues à la Révolution. Attachés à la famille Simeuse, et conséquemment bons catholiques, les Beauvisage avaient voulu faire baptiser leur enfant. Le curé de Cinq-Cygne, l’abbé Goujet, consulté par les fermiers, leur conseilla de donner à leur fils Philéas pour patron, un saint dont le nom grec satisferait la Municipalité ; car cet enfant naquit à une époque où les enfants s’inscrivaient à l’état civil sous les noms bizarres du calendrier républicain.

En 1814, la bonneterie, commerce peu chanceux en temps ordinaires, était soumis à toutes les variations des prix du coton. Le prix du coton dépendait du triomphe ou de la défaite de l’empereur Napoléon dont les adversaires, les généraux Anglais, disaient en Espagne : — La ville est prise, faites avancer les ballots…

Pigoult, l’ex-patron du jeune Philéas, fournissait la matière première à ses ouvriers dans les campagnes. Au moment où il vendit sa maison de commerce au fils Beauvisage, il possédait une forte partie de cotons achetés en pleine hausse, tandis que de Lisbonne on en introduisait des masses dans l’empire à six sous le kilogramme, en vertu du fameux décret de l’empereur. La réaction produite en France par l’introduction de ces cotons, causa la mort de Pigoult, le père d’Achille, et commença la fortune de Philéas qui, loin de perdre la tête comme son patron, se fit un prix moyen en achetant du coton à bon marché, en quantité double de celle acquise par son prédécesseur. Cette idée si simple permit à Philéas de tripler la fabrication, de se poser en bienfaiteur des ouvriers, et il put verser ses bonneteries dans Paris et en France, avec des bénéfices, quand les plus heureux vendaient à prix coûtant.

Au commencement de 1814, Philéas avait vidé ses magasins. La perspective d’une guerre sur le territoire, et dont les malheurs devaient peser principalement sur la Champagne, le rendit prudent ; il ne fit rien fabriquer, et se tint prêt à tout événement avec ses capitaux réalisés en or.

À cette époque, les lignes de douanes étaient enfoncées. Napoléon n’avait pu se passer de ses trente mille douaniers pour sa lutte sur le territoire. Le coton, introduit par mille trous faits à la haie de nos frontières, se glissait sur tous les marchés de la France. On ne se figure pas combien le coton fut fin et alerte à cette époque, ni avec quelle avidité les Anglais s’emparèrent d’un pays où les bas de coton valaient six francs, et où les chemises en percale étaient un objet de luxe !

Les fabricants du second ordre, les principaux ouvriers, comptant sur le génie de Napoléon, avaient acheté les cotons venus d’Espagne. Ils travaillèrent dans l’espoir de faire la loi, plus tard, aux négociants de Paris. Philéas observa ces faits. Puis, quand la guerre ravagea la Champagne, il se tint entre l’armée française et Paris. À chaque bataille perdue, il se présentait chez les ouvriers, qui avaient enterré leurs produits dans des futailles, les silos de la bonneterie ; puis, l’or à la main, ce cosaque des bas achetait au-dessous du prix de fabrication, de village en village, les tonneaux de marchandises qui pouvaient du jour au lendemain devenir la proie d’un ennemi dont les pieds avaient autant besoin d’être chaussés que le gosier d’être humecté.

Philéas déploya dans ces circonstances malheureuses une activité presque égale à celle de l’empereur. Ce général du tricot fit commercialement la campagne de 1814 avec un courage ignoré. À une lieue en arrière, là où le général se portait à une lieue en avant, il accaparait des bonnets et des bas de coton dans son succès, là où l’empereur recueillait dans ses revers des palmes immortelles. Le génie fut égal de part et d’autre, quoiqu’il s’exerçât dans des sphères différentes, et que l’un pensât à couvrir les têtes en aussi grand nombre que l’autre en faisait tomber. Obligé de se créer des moyens de transport pour sauver ses tonnes de bonneterie qu’il emmagasina dans un faubourg de Paris, Philéas mit souvent en réquisition des chevaux et des fourgons, comme s’il s’agissait du salut de l’empire. Mais la majesté du commerce ne valait-elle pas celle de Napoléon ? Les marchands anglais, après avoir soldé l’Europe, n’avaient-ils pas raison du colosse qui menaçait leurs boutiques ?…

Au moment où l’empereur abdiquait à Fontainebleau, Philéas triomphant, se trouvait maître de l’article. Il soutint, par suite de ses habiles manœuvres, la dépréciation des cotons, et doubla sa fortune au moment où les plus heureux fabricants étaient ceux qui se défaisaient de leurs marchandises à cinquante pour cent de perte. Il revint à Arcis, riche de trois cent mille francs, dont la moitié, placée sur le grand-livre à soixante francs, lui produisit quinze mille livres de rentes. Cent mille francs furent destinés à doubler le capital nécessaire à son commerce. Il employa le reste à bâtir, meubler, orner une belle maison sur la place du Pont, à Arcis.

Au retour du bonnetier triomphant, monsieur Grévin fut naturellement son confident. Le notaire avait alors à marier une fille unique, âgée de vingt ans. Le beau-père de Grévin, qui fut pendant quarante ans médecin d’Arcis, n’était pas encore mort. Grévin, déjà veuf, connaissait la fortune de la mère Beauvisage. Il crut à l’énergie, à la capacité d’un jeune homme assez hardi pour avoir ainsi fait la campagne de 1814. Séverine Grévin avait en dot la fortune de sa mère, soixante mille francs. Que pouvait laisser le vieux bonhomme Varlet à Séverine ? tout au plus une pareille somme ! Grévin était alors âgé de cinquante ans ; il craignait de mourir ; il ne voyait plus jour, sous la Restauration, à marier sa fille à son goût ; car, pour elle, il avait de l’ambition. Dans ces circonstances, il eut la finesse de se faire demander sa fille en mariage par Philéas.

Séverine Grévin, jeune personne bien élevée, belle, passait alors pour être un des bons partis d’Arcis. D’ailleurs, une alliance avec l’ami le plus intime du sénateur, comte de Gondreville, maintenu pair de France, ne pouvait qu’honorer le fils d’un fermier de Gondreville ; la veuve Beauvisage eût fait un sacrifice pour l’obtenir ; mais, en apprenant les succès de son fils, elle se dispensa de lui donner une dot, sage réserve qui fut imitée par le notaire.

Ainsi fut consommée l’union du fils d’un fermier, jadis si fidèle aux Simeuse, avec la fille d’un de leurs plus cruels ennemis. C’est peut-être la seule application qui se fit du mot de Louis XVIII : Union et oubli.

Au second retour des Bourbons, le vieux médecin, monsieur Varlet, mourut à soixante-seize ans, laissant deux cent mille francs en or dans sa cave, outre ses biens évalués à une somme égale. Ainsi Philéas et sa femme eurent, dès 1816, en dehors de leur commerce, trente mille francs de rente ; car Grévin voulut placer en immeubles la fortune de sa fille, et Beauvisage ne s’y opposa point. Les sommes recueillies par Séverine Grévin dans la succession de son grand-père, donnèrent à peine quinze mille francs de revenu, malgré les belles occasions de placement que rechercha le vieux Grévin.

Ces deux premières années suffirent à madame Beauvisage et a Grévin pour reconnaître la profonde ineptie de Philéas. Le coup d’œil de la rapacité commerciale avait paru l’effet d’une capacité supérieure au vieux notaire, de même qu’il avait pris la jeunesse pour la force, et le bonheur pour le génie des affaires. Mais si Philéas savait lire, écrire et bien compter, jamais il n’avait rien lu. D’une ignorance crasse, on ne pouvait pas avoir avec lui la plus petite conversation, il répondait par un déluge de lieux communs agréablement débités. Seulement, en sa qualité de fils de fermier, il ne manquait pas du bon sens commercial. La parole d’autrui devait exprimer des propositions nettes, claires, saisissables, mais il ne rendait jamais la pareille à son adversaire. Philéas, bon et même tendre, pleurait au moindre récit pathétique. Cette bonté lui fit surtout respecter sa femme, dont la supériorité lui causa la plus profonde admiration.

Séverine, femme à idées, savait tout, selon Philéas. Puis, elle voyait d’autant plus juste, qu’elle consultait son père en toute chose. Enfin elle possédait une grande fermeté qui la rendit chez elle maîtresse absolue. Dès que ce résultat fut obtenu, le vieux notaire eut moins de regret en voyant sa fille heureuse par une domination qui satisfait toujours les femmes de ce caractère ; mais restait la femme !

Voici ce que trouva, dit-on, la femme.