Le Crime de lord Arthur Savile (recueil)/Le Crime de lord Arthur Savile/5

Traduction par Albert Savine.
Stock (p. 63-88).


V


M. Merton fut très navré du second ajournement du mariage et lady Julia, qui avait déjà commandé sa robe de noce, fit tout ce qu’elle put pour amener Sybil à une rupture.

Si tendrement cependant que Sybil aimât sa mère, elle avait fait don de toute sa vie en accordant sa main à lord Arthur et rien de ce que put lui dire lady Julia ne la fit chanceler dans sa foi.

Quant à lord Arthur, il lui fallut bien des jours pour se remettre de sa cruelle déception et, quelque temps, ses nerfs furent complètement détraqués.

Pourtant, son excellent bon sens se ressaisit bientôt et son esprit sain et pratique ne lui permit pas d’hésiter longtemps sur la conduite à tenir.

Puisque le poison avait fait une faillite si complète, la chose qu’il convenait d’employer était la dynamite ou tout autre genre d’explosifs.

En conséquence, il examina à nouveau la liste de ses amis et de ses parents et, après de sérieuses réflexions, il résolut de faire sauter son oncle, le doyen de Chichester.

Le doyen, qui était un homme de beaucoup de culture et de savoir, raffolait des horloges. Il avait une merveilleuse collection d’appareils à mesurer le temps qui s’étendait depuis le XVe siècle jusqu’à nos jours. Il parut à lord Arthur que ce dada du bon doyen lui fournissait une excellente occasion de mener à bien ses plans.

Mais se procurer une machine explosive était naturellement un tout autre problème.

Le London Directory[1] ne lui donnait aucun renseignement à ce sujet et il pensa qu’il lui serait de peu d’utilité d’aller aux informations à Scotland Yard[2]. Là on n’est jamais informé des faits et gestes du parti de la dynamite qu’après qu’une explosion a eu lieu et encore n’en sait-on jamais bien long là-dessus.

Soudain il pensa à son ami Rouvaloff, jeune Russe de tendances très révolutionnaires, qu’il avait rencontré, l’hiver précédent, chez lady Windermere.

Le comte Rouvaloff passait pour écrire une vie de Pierre le Grand. Il était venu en Angleterre sous prétexte d’y étudier les documents relatifs au séjour du Tzar dans ce pays en qualité de charpentier de marine ; mais généralement on le soupçonnait d’être un agent nihiliste et il n’y avait nul doute que l’Ambassade Russe ne voyait pas d’un bon œil sa présence à Londres.

Lord Arthur pensa que c’était là tout à fait l’homme qui convenait à ses desseins, et un matin, il poussa jusqu’à son logement à Bloomsbury pour lui demander son avis et son concours.

— Voilà donc que vous songez à vous occuper sérieusement de politique, dit le comte Rouvaloff, quand lord Arthur lui eut exposé l’objet de sa démarche.

Mais lord Arthur qui haïssait les fanfaronnades, de quelque genre que ce fût, se crut obligé de lui expliquer que les questions sociales n’avaient pas le moindre intérêt pour lui et qu’il avait besoin d’un exploseur dans une affaire purement familiale et qui ne concernait que lui-même.

Le comte Rouvaloff le considéra quelques instants avec surprise.

Puis, voyant qu’il était tout à fait sérieux, il écrivit une adresse sur un morceau de papier, signa de ses initiales et le tendit à lord Arthur à travers la table.

— Scotland Yard donnerait gros pour connaître cette adresse, mon cher ami.

— Ils ne l’auront pas, cria lord Arthur en éclatant de rire.

Et, après avoir chaleureusement secoué la main du jeune Russe, il se précipita en bas de l’escalier, regarda le papier et dit à son cocher de le conduire à Soho square.

Là il le congédia et suivit Greek street jusqu’à ce qu’il arrivât à une place que l’on appelle Bayle’s court. Il passa sous le viaduc et se trouva dans un curieux cul-de-sac[3] qui paraissait occupé par une buanderie française. D’une maison à l’autre, tout un réseau de cordes s’allongeait chargé de linge et, dans l’air du matin, il y avait une ondulation de toiles blanches.

Lord Arthur alla droit au bout de ce séchoir et frappa à une petite maison verte.

Après quelque attente, durant laquelle toutes les fenêtres de la cour se peuplèrent de têtes qui paraissaient et disparaissaient, la porte fut ouverte par un étranger, d’allure assez rude, qui lui demanda en très mauvais anglais ce qu’il désirait.

Lord Arthur lui tendit le papier que lui avait donné le comte Rouvaloff.

Sitôt qu’il le vit, l’homme s’inclina et engagea lord Arthur à pénétrer dans une très petite salle au rez-de-chaussée, en façade.

Peu d’instants après, Herr Winckelkopf, comme on l’appelait en Angleterre, fit en hâte son entrée dans la salle, une serviette souillée de taches de vin à son cou et une fourchette à la main gauche.

— Le comte Rouvaloff, dit lord Arthur en s’inclinant, m’a donné une introduction près de vous et je suis très désireux d’avoir avec vous un court entretien pour une question d’affaires. Je m’appelle Smith… Robert Smith et j’ai besoin que vous me fournissiez une horloge explosive.

— Enchanté de vous recevoir, lord Arthur, répliqua le malicieux petit Allemand en éclatant de rire. Ne me regardez donc pas d’un air si alarmé. C’est mon devoir de connaître tout le monde et je me souviens de vous avoir vu un soir chez lady Windermere. J’espère que sa Grâce est bien portante. Voulez-vous venir vous asseoir à côté de moi, tandis que je finis de déjeuner ? J’ai un excellent pâté[4] et mes amis sont assez bons pour dire que mon vin du Rhin est meilleur qu’aucun de ceux qu’on peut boire à l’Ambassade d’Allemagne.

Et, avant que lord Arthur fût revenu de sa surprise d’avoir été reconnu, il se trouvait assis dans l’arrière-salle, buvait à petits traits le plus délicieux Marcobrünner dans une coupe jaune pâle marquée aux monogrammes impériaux et bavardait de la façon la plus amicale qu’il fût possible avec le fameux conspirateur.

— Des horloges à exploseur, dit Herr Winckelkopf, ne sont pas de très bons articles pour l’exportation à l’étranger, même lorsque l’on réussit à les faire passer à la douane. Le service des trains est si irrégulier que, d’ordinaire, elles explosent avant d’être arrivées à destination. Si, cependant, vous avez besoin de quelqu’un de ces engins pour un usage intérieur, je puis vous fournir un excellent article et vous garantir que vous serez satisfait du résultat. Puis-je vous demander à quel usage vous le destinez. Si c’est pour la police ou pour quelqu’un qui touche en quoi que ce soit à Scotland Yard, j’en suis désolé, mais je ne puis rien faire pour vous. Les détectives anglais sont vraiment nos meilleurs amis. J’ai toujours constaté qu’en tenant compte de leur stupidité nous pouvons faire absolument tout ce que nous voulons ; je ne voudrais toucher à un cheveu de la tête d’aucun d’eux.

— Je vous assure, repartit lord Arthur, que cela n’a rien à faire avec la police. En réalité, le mouvement d’horlogerie est destiné au doyen de Chichester.

— Eh la ! Eh la ! Je n’avais nulle idée que vous soyez si prononcé en matière de religion, lord Arthur. Les jeunes gens d’aujourd’hui ne s’échauffent guère là-dessus.

— Je crois que vous me prisez trop, Herr Winckelkopf, dit lord Arthur en rougissant. Le fait est que je suis absolument ignorant en théologie.

— Alors c’est une affaire tout à fait personnelle.

— Tout à fait.

Herr Winckelkopf haussa les épaules et quitta la salle.

Quatre minutes après, il reparut avec un gâteau rond de dynamite de la dimension d’un penny et une jolie petite horloge française surmontée d’une figurine de la Liberté piétinant l’hydre du Despotisme.

Le visage de lord Arthur s’éclaira à cette vue.

— Voilà tout à fait ce qu’il me faut. Maintenant apprenez-moi comment elle explose ?

— Ah ! ceci est mon secret, répondit Herr Winckelkopf, contemplant son invention avec un juste regard d’orgueil. Dites-moi seulement quand vous désirez qu’elle explose et je réglerai le mécanisme pour l’heure indiquée.

— Bon ! aujourd’hui c’est mardi et si vous pouvez me l’expédier tout de suite…

— C’est impossible. J’ai un tas de travaux, une besogne très importante pour certains amis de Moscou.

— Oh ! il sera encore temps si elle est remise demain soir ou jeudi matin. Quant au moment de l’explosion, fixons-la à vendredi à midi. À cette heure-là, le doyen est toujours à la maison.

— Vendredi à midi, répéta Herr Winckelkopf.

Et il prit une note à ce sujet sur un grand registre ouvert sur un bureau près de la cheminée.

— Et maintenant, dit lord Arthur, se levant de sa chaise, veuillez me faire savoir de combien je vous suis redevable.

— C’est une si petite affaire, lord Arthur, que je vais vous compter cela au plus juste. La dynamite coûte sept shellings six pences, le mouvement d’horlogerie trois livres dix shellings et le port environ cinq shellings. Je suis trop heureux d’obliger un ami du comte Rouvaloff.

— Mais votre dérangement, Herr Winckelkopf ?

— Oh ! ce n’est rien. C’est un plaisir pour moi. Je ne travaille pas pour l’argent : je vis entièrement pour mon art.

Lord Arthur déposa quatre livres deux shellings six pence sur la table, remercia le petit Allemand de son amabilité et, déclinant de son mieux une invitation à rencontrer quelques anarchistes à un thé à la fourchette le samedi suivant, il quitta la maison de Herr Winckelkopf et se rendit au Park.

Pendant les deux jours qui suivirent, lord Arthur fut dans un état de très grande agitation nerveuse. Le vendredi à midi, il se rendit au Buckingham club pour y attendre les nouvelles.

Toute l’après-midi, le stupide laquais de service à la porte monta des télégrammes de tous les coins du pays, donnant le résultat des courses de chevaux, des jugements dans des affaires de divorce, l’état de la température et d’autres informations semblables, tandis que le ruban dévidait les détails les plus fastidieux sur la séance de nuit de la chambre des communes et une petite panique au Stock Exchange[5].

À quatre heures, arrivèrent les journaux du soir et lord Arthur disparut dans le salon de lecture avec la Pall Mall Gazette, la James’s Gazette, le Globe et l’Echo, à la grande indignation du colonel Goodchild, qui désirait lire le compte rendu d’un discours prononcé par lui, le matin, à l’hôtel du lord-maire, au sujet des missions sud-africaines et de la convenance d’avoir, dans chaque province, des évêques nègres.

Or le colonel, pour une raison ou une autre, avait un préjugé très vif contre les Evenings News.

Aucun des journaux, cependant, ne contenait la moindre allusion à Chichester et lord Arthur comprit que l’attentat avait échoué.

Ce fut pour lui un terrible coup, et, quelques minutes, il demeura tout à fait abattu.

Herr Winckelkopf, qu’il alla voir le lendemain, se répandit en excuses laborieuses et offrit de lui fournir une autre horloge à ses propres frais ou une caisse de bombes de nitro-glycérine au prix coûtant.

Mais lord Arthur avait perdu toute confiance dans les explosifs et Herr Winckelkopf reconnut que toutes choses sont si sophistiquées aujourd’hui qu’il est difficile d’avoir même de la dynamite non frelatée.

Cependant, le petit Allemand, tout en admettant que le mouvement à horlogerie pouvait être défectueux sur quelques points, n’était pas sans espoir que l’horloge pût encore se déclencher. Il citait à l’appui de sa thèse le cas d’un baromètre qu’il avait envoyé, une fois, au gouverneur militaire d’Odessa, réglé pour exploser le dixième jour. Ce baromètre n’avait rien produit au bout de trois ans. Il était également tout à fait exact que, lorsqu’il explosa, il ne réussit qu’à réduire en bouillie une servante, car le gouverneur avait quitté la ville six semaines avant, mais du moins cela prouvait que la dynamite, en tant que force destructive, sous le commandement d’un mouvement d’horlogerie, était un agent puissant, bien qu’un peu inexact.

Lord Arthur fut un peu consolé par cette réflexion, mais même à ce point de vue, il était destiné à éprouver une nouvelle déception.

Deux jours plus tard, comme il montait l’escalier, la duchesse l’appela dans son boudoir et lui montra une lettre qu’elle venait de recevoir du doyenné.

— Jane m’écrit des lettres charmantes, lui dit-elle, vous devriez lire la dernière : elle est aussi intéressante que les romans que nous envoie Mudie.

Lord Arthur lui prit vivement la lettre des mains.

Elle était ainsi conçue :

LE DOYENNÉ, CHICHESTER
27 Mai.
« Ma bien chère tante,

« Je vous remercie beaucoup de la flanelle pour la société Dorcas et aussi pour le guingamp.

« Je suis tout à fait d’accord avec vous pour estimer absurde leur besoin de porter de jolies choses, mais aujourd’hui tout le monde est si radical, si irréligieux qu’il est difficile de leur faire voir qu’ils ne doivent pas avoir les goûts et l’élégance des hautes classes. Vraiment je ne sais où nous allons ! Comme papa le dit souvent dans ses sermons, nous vivons dans un siècle d’incrédulité.

« Nous avons eu une bonne histoire au sujet d’une petite pendule qu’un admirateur inconnu a envoyée à papa jeudi dernier. Elle est arrivée de Londres, port payé, dans une caisse de bois et papa pense qu’elle lui a été expédiée par quelque lecteur de son remarquable sermon « La Licence est-elle la Liberté » ?, car la pendule est surmontée d’une figure de femme avec ce qu’on appelle un bonnet phrygien sur la tête.

« Moi, je ne trouve pas cela très convenable, mais papa dit que c’est historique. Je suppose donc qu’il n’y a rien à redire.

« Parker a dépaqueté l’objet et papa l’a placé sur la cheminée de la bibliothèque.

« Nous étions tous assis dans cette pièce vendredi matin, quand, au moment même où la pendule sonnait midi, nous entendîmes comme un bruit d’ailes ; une petite bouffée de fumée sortit du piédestal de la figure et la déesse de la Liberté tomba et se cassa le nez sur le garde-feu.

« Maria était tout en émoi, mais c’était vraiment une aventure si ridicule que James et moi nous avons fait une bonne partie de rire. Papa même faisait chorus.

« Quand nous avons examiné l’horloge, nous avons vu que c’était une espèce de réveille-matin et qu’en plaçant l’arrêt sur une heure déterminée et en mettant de la poudre et une capsule de fulminate sous un petit marteau, l’éclatement se produisait quand on le voulait.

« Papa a dit que c’était une pendule trop bruyante pour demeurer dans la bibliothèque.

« Reggie l’a donc emportée à l’école et là elle continue à produire de petites explosions tout le long de la journée.

« Pensez-vous qu’Arthur aimerait un cadeau de noces de ce genre ? Je suppose que cela doit être tout à fait à la mode à Londres.

« Papa dit que ces horloges sont propres à faire du bien, car elles montrent que la liberté n’est pas durable et que son règne doit finir par une chute. Papa dit que la liberté a été inventée au temps de la Révolution française. Cela semble épouvantable.

« Je vais aller tout à l’heure chez les Dorcas et je leur lirai votre lettre si instructive. Combien est vraie, ma tante, votre idée qu’avec leur rang dans la vie ils voudraient porter ce qui ne leur sied pas. Je dois dire que leur souci du costume est absurde quand ils ont tant d’autres graves soucis dans ce monde et dans l’autre.

« Je suis bien heureuse que votre popeline à fleurs aille si bien et que votre dentelle ne soit pas déchirée. Mercredi, je porterai chez l’évêque le satin jaune dont vous m’avez si gracieusement fait don et je crois qu’il fera le meilleur effet.

« Avez-vous des nœuds ou non ? Jennings dit que maintenant tout le monde porte des nœuds et que les chemisettes se font à jabot.

« Reggie vient d’avoir une nouvelle explosion. Papa a ordonné de transporter l’horloge à l’écurie. Je ne crois pas que papa l’apprécie autant qu’au premier moment, bien qu’il soit très flatté d’avoir reçu un présent si gentil et si ingénieux. Cela prouve qu’on lit ses sermons et qu’on en tire profit.

« Papa vous envoie ses amitiés, James, Reggie et Maria s’unissent à lui, espérant que la goutte de l’oncle Cécil va mieux.

« Croyez-moi, ma chère tante, votre nièce affectionnée.

« Jane Percy. »

P. S. Répondez-moi au sujet des nœuds. Jennings soutient avec insistance qu’ils sont à la mode.

Lord Arthur regarda la lettre d’un air si sérieux et si malheureux que la duchesse éclata de rire.

— Mon cher Arthur, lui déclara-t-elle, je ne vous montrerai plus une lettre de jeune fille ! Mais que dire de cette pendule ? Cela me semble une invention vraiment curieuse et j’aimerais d’en avoir une semblable.

— Je n’ai pas grande confiance dans ces horloges, dit lord Arthur avec son sourire triste.

Et, après avoir embrassé sa mère, il quitta la pièce.

En arrivant au haut de l’escalier, il se jeta sur un fauteuil et ses yeux se remplirent de larmes.

Il avait fait de son mieux pour commettre le meurtre, mais en deux occasions ses tentatives avaient échoué, et cela, sans qu’il y eût de sa faute. Il avait essayé de faire son devoir, mais il semblait que la destinée le trahissait.

Il était accablé par le sentiment de la stérilité des bonnes intentions, de l’inutilité des efforts pour une belle action.

Peut-être eût-il mieux valu rompre le mariage. Sybil aurait souffert, c’est vrai ; mais la souffrance ne ruine pas un caractère aussi noble que le sien.

Quant à lui qu’importait ! Il y a toujours quelque guerre où un homme peut se faire tuer, quelque cause à laquelle un homme peut donner sa vie et si la vie n’avait pas de plaisir pour lui, la mort ne l’effrayait pas.

Que la destinée ourdisse son sort à sa guise ! Il ne ferait rien pour la conjurer.

À sept heures et demie passées, il s’habilla et se rendit au club.

Surbiton y était, avec une société de jeunes gens, et lord Arthur fut obligé de dîner avec eux. Leur conversation banale, leurs lazzis oiseux ne l’intéressaient pas et, sitôt que le café fut servi, il les quitta, inventant le prétexte d’un rendez-vous pour expliquer sa retraite.

Comme il sortait du club, le laquais de service à la porte lui remit une lettre.

Elle était d’Herr Winckelkopf, qui l’invitait à venir, le lendemain soir, voir un parapluie explosif qui éclatait aussitôt qu’on l’ouvrait. C’était le dernier mot des inventeurs. Le parapluie venait d’arriver de Genève.

Lord Arthur déchira la lettre en menus fragments. Il était déterminé à ne plus avoir recours à de nouvelles tentatives.

Puis, il s’en alla errer le long des quais de la Tamise et, pendant des heures, il demeura assis près du fleuve.

La lune se montra à travers un voile de nuages fauves, comme un œil de lion derrière une crinière et d’innombrables étoiles pailletèrent l’abîme des cieux, comme la poussière d’or qu’on a semée sur un dôme pourpre.

À certains moments, un bateau se balançait sur le fleuve bourbeux et poursuivait sa route dérivant au gré du courant.

Les signaux du chemin de fer, de verts, devenaient rouges, à mesure que les trains traversaient le pont avec des sifflements aigus.

Un peu plus tard, minuit tomba avec un bruit lourd de la petite tour de Westminster, et, à chaque coup de la cloche sonore, la nuit sembla trembler.

Puis, les lumières du chemin de fer s’éteignirent. Une lampe solitaire continua seule à briller comme un grand rubis sur un mât gigantesque et la rumeur de la cité s’éteignit.

À deux heures, lord Arthur se leva et flâna du côté de Blackfriars.

Que tout lui paraissait irréel, semblable à un rêve étrange !

De l’autre côté de la rivière, les maisons semblaient immerger des ténèbres. On eût dit que l’argent et l’ombre avaient modelé le monde à nouveau.

L’énorme dôme de Saint-Paul s’esquissait comme une bulle à travers l’atmosphère noirâtre.

Comme il approchait de l’Aiguille de Cléopâtre, lord Arthur vit un homme penché sur le parapet et quand il s’approcha, la lumière du réverbère tombant en plein sur son visage, il le reconnut.

C’était M. Podgers.

Nul n’eut pu oublier le visage gras et flasque, les lunettes d’or, le faible sourire maladif, la bouche sensuelle du chiromancien.

Lord Arthur s’arrêta.

Une idée l’illumina soudain, comme un éclair.

Il se glissa doucement vers M. Podgers.

En une seconde il le saisit par les jambes et le jeta dans la Tamise.

Un grossier juron, un clapotis d’éclaboussures, et ce fut tout.

Lord Arthur regarda avec anxiété la surface du fleuve, mais il ne put rien voir du chiromancien que son petit chapeau qui pirouettait dans un tourbillon d’eau argentée par le clair de lune. Au bout de quelques minutes, le chapeau coula à son tour et plus aucune trace de M. Podgers ne demeura visible.

Un instant, lord Arthur crut qu’il apercevait une grosse silhouette déformée qui s’élançait sur l’escalier près du pont, et un affreux sentiment d’échec s’empara de lui, mais bientôt cette image s’accentua en reflet et quand la lune brilla de nouveau, après s’être dégagée des nuages, elle disparut à la fin.

Alors il lui sembla qu’il avait réalisé les décrets du destin. Il poussa un profond soupir de soulagement et le nom de Sybil monta à ses lèvres.

— Avez-vous laissé tomber quelque chose dans l’eau, monsieur ? dit soudain une voix derrière lui.

Il se retourna brusquement et vit un policeman avec une lanterne œil de bœuf.

— Rien qui vaille, sergent, répondit-il en souriant.

Et, hélant un fiacre qui passait, il sauta dedans et ordonna au cocher de le conduire à Belgrave square.

Les quelques jours qui suivirent, il fut alternativement joyeux et inquiet.

Il y avait des moments où il s’attendait presque à voir M. Podgers entrer dans sa chambre et, pourtant, d’autres fois il sentait que la fortune ne pouvait être aussi injuste à son égard.

Deux fois, il se rendit à l’adresse du chiromancien à West-Moon street, mais il ne put prendre sur lui de faire tinter la sonnette.

Il languissait d’avoir une certitude et il la redoutait.

À la fin, elle vint.

Il était assis dans le fumoir du club. Il prenait du thé, en écoutant avec un peu d’ennui Surbiton qui lui rendait compte de la dernière opérette de la Gaîté, quand le valet de pied apporta les journaux du soir.

Il prit la Gazette de Saint-James et il en feuilletait les pages d’un air distrait quand ce titre singulier frappa ses yeux.

SUICIDE D’UN CHIROMANCIEN

Il devint pâle d’émotion et se mit à lire.

L’entrefilet était ainsi conçu.

« Hier matin, à 7 heures, le corps de M. Septimus R. Podgers, le célèbre chiromancien, a été rejeté sur le rivage à Greenwich en face du Ship Hotel.

» Le malheureux gentleman avait disparu depuis quelques jours et les milieux de la chiromancie éprouvaient de grandes inquiétudes à son égard.

» On suppose qu’il s’est suicidé sous l’influence d’un dérangement momentané de ses facultés mentales causé par le surmenage et le jury du coroner a rendu, à cet effet, un verdict conforme cet après-midi.

» M. Podgers venait de terminer un traité complet relatif à la main humaine. Cet ouvrage sera prochainement publié et soulèvera, sans nul doute, beaucoup de curiosité.

» Le défunt avait 65 ans et ne paraît pas laisser de famille. »

Lord Arthur s’élança hors du club, le journal à la main, au grand ahurissement du laquais chargé de la conciergerie qui essaya vainement de l’arrêter.

Il courut droit à Park Lane.

Sybil, qui était à sa fenêtre, le vit arriver et quelque chose lui dit qu’il apportait de bonnes nouvelles. Elle courut à sa rencontre et, quand elle regarda son visage, elle comprit que tout allait bien.

— Ma chère Sybil, s’écria lord Arthur, marions-nous demain !

— Jeune fou, et le gâteau nuptial qui n’est même pas commandé ! répliqua Sybil en riant au milieu de ses larmes.



  1. L’équivalent de notre Bottin pour le commerce anglais. (Note du traducteur.)
  2. La préfecture de police. (Note du traducteur.)
  3. En français dans le texte.
  4. En français dans le texte.
  5. La Bourse de Londres.