Le Cri de Toulouse, numéro 1/Au banquet Viguié

AU BANQUET VIGUIÉ
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Frappés d’une touchante et délicate pensée, à laquelle il convient de rendre hommage, quelques amis de M. Viguié, ancien préfet de la Haute-Garonne n’avaient pas voulu que ce dernier quittât Toulouse sans y faire un bon déjeuner.

On se rappelle, en effet, qu’en raison de la catastrophe du Liberté, M. Paul Viguié avait , à son très vif regret, renoncer au grand banquet annuel du Conseil général qui lui coûtait cent louis. C’est tout juste s’il avait eu la satisfaction de se rattraper en envoyant cinquante francs aux malheureuses familles des disparus.

Le Banquet d’Adieu fut une éclatante réparation de ce contre temps, à ce détail près — mais il est sans importance — qu’au lieu de payer pour tout le monde, M. Viguié eût la surprise de constater que tout le monde payait pour lui.

Cette petite fête avait lieu à l’Hôtel de l’Europe où l’on avait groupé sans trop de peine une centaine de souscripteurs, personnel de la maison non compris.

Malgré la présence des hauts fonctionnaires de la République, M. Denjean n’avait pas hésité à sortir son argenterie. La table était arrangée de main de maître ; quelques convives se plaignirent, il est vrai, de l’avoir été aussi, bien qu’on ne leur eût demandé que quinze francs !

On raconte, à ce propos, qu’un brave souscripteur de Cadours, ayant jeté, avant de se mettre à table, un coup d’œil furtif sur le menu, fut stupéfait de ne pas y découvrir des huitres…

Ce doit être un oubli, pensa-t-il…

S’approchant d’un des maîtres d’hôtel assoupi sur une chaise, il le toucha doucement sur l’épaule :

— Pardon, monsieur, les huitres ne sont pas arrivées ?…

À quoi pensait à ce moment, le digne serviteur ? on ne sait pas ; toujours est-il que, se redressant en sursaut, il répondit :

— Mais si, Monsieur, tout le monde est de l’autre côté !

À table, tout le monde se tint assez bien, et l’on remarqua fort que le citoyen Bepmale mangeait assez proprement ; on assure même qu’il évita de cracher sur les bottines vernies de M. Beurdeley, et qu’il consentit à faire usage de sa serviette pendant presque tout le repas.

Dire qu’une folle gaité régnait dans la salle serait une inutile exagération. Ceux qui avaient payé d’avance paraissaient assez guillerets. Les autres, par contre, ne voyaient pas approcher sans appréhension la minute douloureuse ; il en résultait une sorte de silence dont l’effet paralysant n’échappa pas à l’acuité visuelle du maître de l’endroit.

Se souvenant fort à propos que le vin dissipe la tristesse, le vatel Denjean convint que le moment était venu de faire quelques sacrifices.

En un clin d’œil les tables furent sillonnées de garçons qui se penchaient mystérieusement vers les convives en murmurant à voix basse, des paroles que beaucoup ne comprirent pas.

Parfois, on distinguait le mot « Grave » et la plupart crurent qu’il s’agissait de la situation. Un ancien concierge des bâtiments communaux faillit se fâcher tout rouge en entendant le maître d’hôtel lui dire : « Corton, s’il vous plaît » !

Bref, le repas s’acheva sans encombre, et les souscripteurs furent invités à passer dans une salle voisine pour essayer d’y prendre café.

Je vous garantis que ce ne fut pas commode, et encore moins d’attraper un cigare !

Les parlementaires et quelques autres vieux routiers, qu’on avait laissé passer les premiers par politesse, en profitèrent pour établir autour de la verseuse et de la cave à liqueurs un rempart infranchissable.

Quant aux cigares, par un phénomène inexplicable, et bien que le Commandeur Cazeneuve ne fut pas dans la salle, ils avaient tous disparu en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Notre excellent confrère Louis Ariste, qui, dans sa longue carrière, a souvent assisté à des scènes de ce genre, s’était fort heureusement pourvu de quelques « crapulos » dans un bureau voisin, et nous ne dûmes qu’à son obligeance de pouvoir faire comme les privilégiés ; nous lui en exprimons publiquement toute notre reconnaissance.

M. B.