Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXXIII

Librairie Hachette et Cie (2p. 422-440).

CHAPITRE XXXIII

RAYON-BRÛLANT.


Pour expliquer la scène qui venait de se passer, et dont Bois-Rosé, dans son embuscade, ne voyait qu’une partie, il est nécessaire de nous transporter un instant au milieu du fort des Indiens.

Il avait fallu toute la haine dont l’Oiseau-Noir était animé contre Rayon-Brûlant pour lui faire braver, malgré sa blessure, la fatigue d’un long voyage de trois jours et les combats sanglants qui avaient décimé sa troupe pendant le trajet. Quoique assez peu confiant dans la parole du métis, entraîné par le désir de la vengeance, par l’amour du pillage et par l’ascendant que l’audacieux bandit exerçait sur les peuplades indiennes, le chef apache avait cédé à ses suggestions.

La brusque attaque qui était venue surprendre les Apaches, à l’instant où ils croyaient n’avoir plus qu’à étendre la main pour saisir une riche proie, la fuite précipitée de ses guerriers lorsque, confiant dans la victoire, l’Oiseau-Noir espérait surprendre son rival en amour sinon désarmé, du moins facile à vaincre, cette réunion de circonstances fatales et inattendues avait changé une confiance presque folle en une terreur exagérée. Le chef, affaibli par la souffrance et la fatigue, les guerriers, dont le découragement, né de défaites successives, était à peine calmé, crurent avoir affaire à des ennemis bien supérieurs en nombre, et tous, à l’exception du métis, entraîné par eux, avaient cédé à une terreur panique dont on a vu les résultats.

Cependant le métis, en faisant aux Indiens le dénombrement à peu près exact de la force des blancs, avait pu ramener la confiance dans l’âme des guerriers et du chef. Néanmoins une sourde colère, fille du désappointement, couvait dans le cœur de l’Oiseau-Noir, et Sang-Mêlé, trop fin et trop rusé pour ne pas la deviner, résolut de se relever dans l’esprit des Apaches par une de ces combinaisons qui lui étaient si familières et dans lesquelles sa perfidie et son courage se partageaient les rôles.

Le chemin creux qui avait livré passage aux Indiens à travers le bois jusqu’à l’Étang-des-Castors leur offrait une issue facile pour fondre au milieu de leurs ennemis dispersés. Tandis que Sang-Mêlé se chargerait d’amuser ceux qui étaient le plus près de lui par des négociations de paix simulées, les Indiens monteraient à cheval, et, tombant à l’improviste sur les divers groupes disséminés dans la plaine, ils ne pouvaient manquer d’en avoir bon marché.

Tel était le plan que le métis fit adopter, ou plutôt ce n’en était qu’une partie, car c’était surtout en vue de son intérêt qu’il l’avait proposé, et il avait eu soin de taire ce qui le concernait personnellement. Main-Rouge devait le seconder, comme on va le voir. Pendant que cette perfidie se tramait, Bois-Rosé et Pepe se glissaient avec précaution jusqu’au retranchement indien.

Passons maintenant au récit des événements.

Quarante chevaux environ, les uns dessellés, la plupart encore harnachés avec tout le luxe des sauvages, étaient attachés aux arbres les plus voisins de l’étang. Dans la hutte de castors qui faisait face à la digue occupée par Rayon-Brûlant, doña Rosario, plus pâle, plus défaite que Fabian, qui savait, lui du moins, que la mort allait terminer ses maux, était enfermée sous la garde du vieux renégat américain, assis à l’entrée de la loge, sa longue carabine en travers sur ses genoux, et caché à Bois-Rosé par les couvertures et les manteaux étendus pour fortifier le retranchement.

Dans la hutte la plus éloignée de cette dernière, Fabian, ne sachant encore s’il avait été le jouet d’un songe et s’il avait réellement entendu la voix dont il eût reconnu le timbre entre mille, réduit par de nouveaux liens à l’immobilité la plus complète, disait un dernier adieu aux plus chers souvenirs de sa courte existence.

Deux Indiens le gardaient, avec ordre de le poignarder si la sortie projetée n’avait pas le succès que le chef apache en attendait. Dans le cas où la victoire la couronnerait, l’Oiseau-Noir voulait savourer à son aise les douceurs d’une longue et cruelle vengeance. Ce n’était donc qu’à la férocité de son ennemi, et non à sa clémence, qu’il devait la prolongation de ses derniers et terribles moments.

Du reste, dans leur position respective, Fabian et Rosarita ne pouvaient soupçonner la présence l’un de l’autre dans cet étroit espace, et encore moins s’apercevoir réciproquement.

Tel était l’aspect de la clairière et des abords de l’Étang-des-Castors, lorsque Sang-Mêlé se dirigea vers la hutte, à la porte de laquelle veillait son père. Un court et rapide dialogue en anglais eut lieu entre les deux pirates. Alors Main-Rouge se leva, et, après une horrible menace dont il est facile de deviner le sens, faite à Rosarita, qui en comprit la portée et resta plus pâle, plus tremblante, et plus immobile que jamais, le vieux renégat suivit le métis.

Tous deux s’avancèrent à l’extrémité de la clairière la plus voisine de Rayon-Brûlant et la plus éloignée de Bois-Rosé, et s’ouvrirent un passage à travers les arbres ; après quelques pas les deux bandits s’arrêtèrent, invisibles à la fois aux leurs et à l’ennemi, et la voix de Sang-Mêlé s’éleva du milieu des arbres :

« Que les oreilles du brave guerrier que les Apaches appelaient le Nuage-Sombre, et que les Comanches nomment Rayon-Brûlant, soient ouvertes, cria le métis.

– Rayon-Brûlant n’a jamais connu le nuage sombre, répondit le jeune guerrier ; que lui veut-on, et qui l’appelle ? »

Sang-Mêlé avait prononcé ces paroles en un dialecte apache si pur, que Rayon-Brûlant avait cru entendre un des compatriotes dont il répudiait même jusqu’au souvenir.

« C’est moi, Sang-Mêlé, reprit le métis, qui veux presser la main d’un ami.

– Si c’est là tout ce que veut El-Mestizo, qu’il se taise ; sa voix m’est odieuse comme le sifflement ou le bruit des sonnettes du serpent, répondit la voix de Rayon-Brûlant.

– Ce n’est pas tout : El-Mestizo tient en son pouvoir le fils de l’Aigle et la Colombe-Blanche-du-Lac, et lui offre de les rendre. »

Peu s’en fallut que, dans le mouvement de joie passionnée qui l’envahit tout à coup, le jeune Comanche ne fît explosion par un cri de triomphe échappé à sa bouche malgré l’empire qu’il exerçait sur ses fougueuses passions. Il put cependant se contenir pour cacher l’immense intérêt qu’il prenait à la Fleur-du-Lac, et ne pas rendre le brigand plus exigeant dans ses conditions.

Ce ne fut qu’après une courte pause, pendant laquelle il dut contenir et laisser s’apaiser les battements précipités de son cœur, qu’il put répondre froidement :

« À quelles conditions Sang-Mêlé rendra-t-il le fils de l’Aigle et la Fleur-du-Lac ?

– Il les dira quand une de ses mains pressera en signe d’amitié celle de l’Aigle-des-Montagnes-Neigeuses lui-même, et l’autre celle de Rayon-Brûlant. Les chefs n’ont pas l’habitude de conférer sans se voir, sans lire dans les yeux les uns des autres.

– L’Aigle est absent, et Rayon-Brûlant ne pressera jamais la main d’El-Mestizo, à moins que ce ne soit pour la lui briser.

– Bien, répondit le métis, dont le Comanche ne vit pas l’œil enflammé de haine et le désappointement plein de rage. N’y a-t-il pas quelque autre chef derrière la digue des castors ?

– Avec votre permission, Comanche, je me chargerai des négociations, s’écria Pedro Diaz. Sang-Mêlé, ajouta-t-il à haute voix, il y a ici le chef des chercheurs d’or mexicains, qui en vaut bien un autre, si on le juge d’après quelques actions d’éclat que personne ne lui conteste et le sang indien qu’il a fait couler.

– Nous conférerons ensemble, dit le métis. Puis-je, sur la foi de sa parole, m’avancer seul, sans armes, avec un compagnon armé derrière moi ? Vous en ferez autant de votre côté.

– Oui, oui, reprit le loyal aventurier ; j’engage mon honneur et je vais vous donner l’exemple. »

Le métis se retourna vers son père ; tous deux échangèrent un odieux et féroce sourire.

« Attention, lui dit Sang-Mêlé.

– Mon frère a tort, dit le Comanche ; le serpent venimeux, pour siffler parfois comme l’alouette des champs, n’en est que plus à craindre. Attendez au moins qu’il se montre.

– Wilson !

– Sir.

– Vous tirez comme Guillaume Tell, reprit sir Frederick. Je vous verrais avec plaisir accompagner ce brave garçon pour le protéger au besoin.

– Volontiers, » dit l’Américain.

En même temps, on entendit les broussailles craquer, et les deux pirates des Prairies apparurent sur la lisière du bois, au même moment où seuls aussi tous deux, Diaz et l’Américain se montraient sur la digue des castors.

Les quatre parlementaires se considérèrent un instant en silence. C’était pour la première fois, on peut le dire, malgré une précédente rencontre dans la nuit, près du val d’Or, que Diaz voyait les deux bandits ; mais, si leur physionomie avait quelque chose de sinistre à ses yeux, il n’en laissa rien paraître. Quant à Wilson, il connaissait déjà de vue les deux brigands renommés qui se trouvaient devant lui.

Sang-Mêlé s’avança de six pas environ au delà des derniers arbres du bois, Diaz d’une distance double à peu près. L’Américain resta sur la digue, appuyé sur sa carabine ; Main-Rouge gardait la même attitude sur la lisière épaisse de buissons qu’il venait de franchir.

Diaz, d’un pas ferme, vint prendre la main que lui tendait le métis, et il sentit, mais trop tard, que sa loyauté n’avait pas assez tenu compte de la perfidie du brigand, dont les doigts se refermèrent sur les siens comme les ressorts d’un piège à loups.

« Feu ! » s’écria le métis d’une voix forte en jetant son autre main sur l’épaule de l’aventurier.

La carabine de Main-Rouge se leva, le coup partit, la balle siffla aux oreilles de Sang-Mêlé ; atteint en pleine poitrine le malheureux Diaz allait tomber, quand les bras vigoureux du métis le soutinrent.

Le pirate s’armant, comme d’un bouclier, du corps de l’aventurier qui n’était presque qu’un cadavre, battit en retraite à reculons, l’œil fixé sur la carabine de Wilson, qui cherchait en vain une place pour le frapper.

Le bandit touchait à la lisière du bois, quand, avant d’expirer, Diaz eut encore la force de tirer son couteau et de frapper Sang-Mêlé à la jointure de l’épaule. Le pirate blessé bondit à reculons, et, quand il sentit par derrière le feuillage des arbres, il lança devant lui l’aventurier, dont ce dernier choc acheva de briser la vie, et s’écria :

« Voilà le cadavre d’un chef ! »

Il disparut aussitôt dans le fourré, où la balle de Wilson ne frappa que les branches et le feuillage.

Le premier mouvement de stupeur causé par cet odieux assassinat n’était pas encore entièrement passé que les deux pirates des Prairies étaient déjà loin, et la voix de Sang-Mêlé criait :

« Qui osera venir arracher aux mains d’El-Mestizo la fille des blancs et le fils de l’Aigle ?

– Par Jésus-Christ et le général Jackson ! ce sera moi ! » s’écria Wilson en s’élançant derrière les bandits. »

Mais, avec la rapidité de la foudre, dont il portait le nom, le jeune Comanche l’avait prévenu, et il entrait déjà dans le taillis, lorsque l’Américain, sir Frederick et les neuf guerriers comanches y pénétrèrent après lui, la hache, la carabine et le poignard en main.

Sang-Mêlé, qui connaissait tous les détours de l’épaisse ceinture du bois, arriva longtemps avant eux dans la clairière. Le sang ruisselait de son épaule, mais sa vigueur extraordinaire ne semblait pas affaiblie. Quand il arriva au bord de l’étang, les Apaches, avertis par la détonation de la réussite du coup de main de leur allié, se précipitaient déjà sur leurs chevaux pour exécuter la sortie convenue d’avance.

Tel était le mouvement qui avait lieu et dont Bois-Rosé cherchait à deviner la cause, lorsqu’un épisode bien autrement terrible vint le frapper de stupeur et ne lui permit plus de voir que le danger dont était menacé Fabian.

Tandis que, pour accomplir les ordres de Sang-Mêlé, Main-Rouge se saisissait déjà de Rosita éperdue et disposait pour elle le cheval qui devait l’emporter pendant la sortie projetée, le métis s’avança vers l’Oiseau-Noir resté derrière le retranchement, dans l’impossibilité de prendre part au prochain combat. Il montra au chef Indien son épaule ensanglantée.

« C’est à présent que le fils de l’Aigle doit mourir, dit-il d’une voix brève : que l’Oiseau-Noir ne songe plus à ajourner sa vengeance, car elle lui échapperait ; mon sang qui coule veut celui d’un ennemi ; Sang-Mêlé ne peut reprendre la victoire.

– L’Oiseau-Noir arrachera d’abord la chevelure du blanc, répondit l’Apache, redoutant les chances de la lutte. Les guerriers l’achèveront ensuite.

– C’est bien dit. »

Deux Indiens avaient entendu ce court dialogue, et, sans attendre des ordres qu’ils devinaient d’avance, ils s’élancèrent comme deux bêtes féroces vers la hutte où gisait Fabian. Une minute leur suffit pour traîner le malheureux jeune homme jusqu’au pied du retranchement.

Alors Bois-Rosé, dont les membres fléchissaient sous lui, vit l’Oiseau-Noir sortir du fort et s’avancer vers Fabian. Deux fois il ajusta l’Indien ; mais deux fois un nuage épais s’étendit sur ses yeux, et sa carabine tremblait dans sa main, comme une des longues tiges d’herbe des Prairies battues par le vent.

L’Oiseau-Noir se courba lentement ; un couteau brillait dans sa main gauche, près de la tête de Fabian. Alors, à ce moment suprême, la main de Bois-Rosé cessa de trembler, quand une explosion soudaine le fit tressaillir. L’Oiseau-Noir, le crâne fracassé, tomba lourdement sur Fabian, qu’il couvrit de son corps inanimé, et une voix s’écriait en même temps :

« Voilà mon dernier mot, chien à peau rouge ! »

C’était la voix de Pepe.

Un second coup de feu jeta par terre un autre Indien. Cette fois c’était la carabine de Bois-Rosé qui grondait.

Tout à coup, comme un torrent qui se précipite à la saison des pluies dans le lit qu’il a laissé à sec la saison précédente, les Apaches s’élancèrent à cheval par l’issue du ravin. La clairière, les bords de l’Étang-des-Castors étaient presque vides, lorsque Pepe et Bois-Rosé s’y élancèrent la carabine à la main, la poitrine gonflée et tout haletants, sans voir que, du côté opposé à celui par où ils venaient d’entrer, Main-Rouge, portant dans ses bras Rosarita évanouie de nouveau, et suivi de Sang-Mêlé, disparaissait dans l’épaisseur des bois.

Le perfide métis abandonnait ses alliés aux chances du combat et mettait sa proie en sûreté. Mais les deux chasseurs ne voyaient que Fabian. S’élancer vers lui, couper d’une main tremblante et rapide à la fois les liens qui meurtrissaient ses membres, fut pour eux l’affaire d’un instant ; puis sans voix, l’âme oppressée d’une joie foudroyante, le pauvre Canadien ne put que presser dans ses bras et dévorer de caresses muettes le jeune lionceau rendu enfin au vieux lion du désert.

Appuyé sur sa carabine, le chasseur espagnol contemplait ce groupe heureux, n’osant proférer une parole, de crainte d’éclater en sanglots, sans pouvoir toutefois retenir les larmes qui inondaient ses joues hâlées.

Cependant de deux côtés de la clairière, de celui par où les deux pirates des Prairies venaient de disparaître, et de la partie opposée d’où s’étaient élancés les Indiens, un formidable tumulte se faisait entendre. Bientôt, comme un torrent qui, arrêté dans sa course par une digue qu’il ne peut franchir, reflue sur lui-même, le ravin revomit tout à coup dans la clairière le flot sauvage qu’il avait emporté.

Encinas s’était fidèlement acquitté de sa commission, et les vingt vaqueros de don Augustin, l’hacendero lui-même à leur tête, venaient de surprendre les Apaches dans le chemin creux et les refoulaient en désordre jusqu’à leur retranchement abandonné.

Des voyageurs qui se sont aventurés dans un repaire de lions en l’absence de ses terribles hôtes, et qui tout à coup se trouvent surpris par leur retour, pourraient seuls comprendre à quelles sensations tumultueuses durent être en proie les deux chasseurs et Fabian, à la vue des cavaliers indiens poussant des hurlements affreux en envahissant de nouveau la clairière.

Mais ce danger, quelque terrible qu’il fût, n’était pas de nature à ébranler pour plus d’un seul instant le courage des trois compagnons d’armes. Le Canadien avait reconquis son enfant ; pour lui c’était tout : enlevant Fabian dans ses bras, il s’élança derrière le retranchement, et Pepe s’y jeta également ; là, tous deux rechargèrent précipitamment leurs armes, et, résolus à mourir cette fois au moins tous les trois ensemble, ils attendirent l’attaque de l’ennemi.

Toutefois l’aspect des choses ne tarda pas à changer. Au tumulte de la retraite des Indiens succédèrent bientôt des décharges d’armes à feu, et une demi-douzaine de cavaliers qui arrivaient en désordre, repoussés par des forces encore invisibles, tombèrent de cheval, morts ou blessés.

« Courage, Pepe ! s’écria le Canadien, nos hommes sont arrivés et attaquent les Indiens par derrière. Fabian, continua-t-il, si vous pouvez vous tenir encore sur vos jambes, glissez-vous derrière les arbres ; c’est une lutte de géants que nous allons soutenir. »

Le flot d’Indiens grossissait à chaque minute et s’éparpillait sur toute la surface de la clairière, tandis que les vaqueros qui suivaient don Augustin purent enfin s’y faire jour et s’y développer plus à l’aise. Les uns étaient à cheval, la plupart à pied ; l’hacendero était parmi les premiers.

« Feu ! Bois-Rosé, feu ! en poussant un cri de guerre comme si nous étions cent, » s’écria l’Espagnol, obéissant à l’une de ses impulsions fougueuses qu’il ne savait jamais maîtriser.

Cette fois, le coureur des bois y obéit immédiatement, et, au moment où les deux carabines grondaient de nouveau en démontant les deux cavaliers qu’il leur plut de choisir pour victimes, les trois compagnons d’armes, car Fabian, l’âme ulcérée de vengeance, n’avait pas suivi le conseil du Canadien, poussèrent une fois encore, côte à côte, un cri de guerre si puissant, qu’on eût dit que dix autres guerriers venaient de se joindre à eux.

Puis, profitant du désordre que redoublait cette attaque par derrière et dédaignant l’abri du retranchement, Fabian, armé de son couteau, que lui avait remis le Canadien, Bois-Rosé, saisissant la hache échappée à un Apache qu’il venait de frapper, et Pepe, brandissant son lourd fusil par le canon, s’élancèrent en pleine mêlée en poussant de sauvages hurlements.

Le gigantesque coureur des bois, semblable au faucheur pressé de finir sa journée ou au bûcheron dont la cognée déblaye un jeune taillis, semblait, en frappant ses ennemis d’un bras irrésistible, tracer un cercle de fer infranchissable autour de Fabian. Le Canadien cherchait à se faire jour jusqu’à don Augustin, qui, entouré d’ennemis, frappait d’estoc et de taille de sa longue épée, et il venait enfin de s’ouvrir un passage sanglant jusqu’à l’hacendero, quand le cri terrible d’une voix bien connue retentit derrière lui.

C’était Rayon-Brûlant qui, sanglant, désarmé, mais tenant entre ses bras Rosarita évanouie, se précipita dans la trouée ouverte autour de don Augustin par la hache du Canadien. Le jeune guerrier n’eut que le temps de jeter, pour ainsi dire, avec un hurlement de triomphe, la jeune fille dans les bras du père, et tomba sous les pieds des chevaux.

Tandis que Bois-Rosé se baissait pour protéger celui à qui il devait tant, l’hacendero fit tournoyer son épée autour de sa fille qu’il tenait en travers devant lui, et, mettant l’éperon aux flancs de son cheval, il ne tarda pas à disparaître par le chemin creux hors de la fatale clairière.

Aussi terrible que l’archange des batailles, le Canadien, ses deux jambes écartées comme l’arche d’un pont de pierre, ayant entre elles le corps de Rayon-Brûlant qui perdait son sang par une large blessure, tenait à distance de lui ses ennemis déconcertés. Trop occupé à faire de son corps un rempart au jeune guerrier, il ne vit pas de nouveaux combattants qui venaient de s’élancer du côté de l’Étang-des-Castors sur le champ de bataille jonché de morts.

C’étaient Main-Rouge et Sang-Mêlé repoussés dans leur fuite par Wilson, Gayferos, sir Frederick et les deux Comanches. Les deux pirates blessés, forcés de rebrousser chemin, se trouvèrent en quelques bonds furieux à une longueur d’épée du Canadien et de l’Espagnol.

L’Américain, tout brave qu’il était, sir Frederick, Gayferos et les guerriers de Rayon-Brûlant, également braves, semblaient hésiter à s’approcher des deux bandits que le jeune Comanche avait osé attaquer seul de front, et à qui, aux dépens de sa vie peut-être, il avait arraché Rosarita. Mais il y avait devant les deux pirates un homme qu’aucun ennemi, quel qu’il fût, ne pouvait intimider longtemps : c’était Pepe, qui le premier avait perçu l’arrivée soudaine du renégat américain et de son fils.

« Volte-face, Bois-Rosé ! » cria l’Espagnol.

Bois-Rosé, en se retournant promptement, se trouva face à face avec ses deux mortels ennemis.

Pendant ce temps, le champ de bataille s’était éclairci. La mort de l’Oiseau-Noir, les attaques furieuses du Canadien, de Fabian et de l’Espagnol, les efforts des vaqueros, encouragés par leur maître à reconquérir sa fille, tout avait contribué à répandre de nouveau la terreur parmi les Indiens. La présence inopinée des deux redoutables alliés des Apaches, Main-Rouge et Sang-Mêlé, était trop tardive. La plupart avaient fui, laissant leurs morts sur l’herbe ensanglantée de la clairière, et les vaqueros, en grand nombre aussi, l’hacendero une fois disparu avec son précieux fardeau, s’étaient mis à la poursuite des fuyards.

Vingt-sept cadavres, dont dix-huit Indiens, étaient couchés sur le sol ; quelques groupes acharnés combattaient seuls encore au nombre d’une vingtaine d’hommes à peu près, quand, pour la troisième fois de leur vie, le Canadien et Pepe se rencontraient presque corps à corps, avec les deux pirates des Prairies.

Encore enivré de l’ardeur du combat, Bois-Rosé, la hache levée, se précipita sur le métis ; celui-ci était le plus jeune et le plus fort, et il appartenait de droit au Canadien. Mais, aussi vigoureux que le coureur des bois lui-même, Sang-Mêlé était plus agile. Le métis évita le coup, et il allait s’élancer pour saisir Bois-Rosé de ses bras nerveux, quand, à l’aspect de Wilson qui rechargeait sa carabine, il changea tout à coup de projet, et s’élança jusqu’à l’extrémité de la clairière.

Un arbre mort était couché à cet endroit ; les branches desséchées dont il était encore hérissé formaient un rempart épais, derrière lequel se réfugia le métis. Empêché par un groupe de combattants qui s’interposa entre lui et son ennemi, Bois-Rosé ne put lui couper la retraite.

Quant à Pepe, scrupuleux observateur de sa parole, il allait sans hésiter décharger un coup de crosse sur le crâne du vieux renégat ; mais, de sa hache levée, Main-Rouge avait paré le coup et fait voler en éclats la crosse du fusil de l’Espagnol. Le bandit fut un moment indécis s’il se précipiterait sur son adversaire désarmé ; mais, voyant Fabian le couteau à la main à côté de Pepe, il se dirigea en courant vers le tronc d’arbre où venait de se réfugier Sang-Mêlé.

Ce dernier chargeait sa longue carabine sans perdre de vue, derrière son rempart, les mouvements des deux chasseurs. Un éclair de joie brilla dans l’œil du bandit, qui, dans quelques secondes, allait pouvoir choisir sa victime, lorsque Pepe aperçut le tronc couché d’un autre arbre entièrement dégarni de ses branches et le long duquel avaient poussé de hautes herbes. Assez épais pour surpasser de plusieurs pouces le corps d’un homme couché, ce fut le rempart derrière lequel accourut l’Espagnol.

« Vite ici, Bois-Rosé ! » s’écria Pepe.

Le Canadien s’empressa d’obéir à la voix de son ami, et, au moment où il se courbait à côté de lui, le métis, accroupi à l’abri de son arbre, cherchait de l’œil celui qu’il viserait le premier. Fabian s’était jeté à côté de Wilson derrière une des cabanes de castors, et Sang-Mêlé ne vit plus aucun des ennemis du sang desquels il était altéré.

Alors les deux pirates, inaccessibles aux balles, commencèrent contre les vaqueros qui combattaient encore un feu soutenu et meurtrier, sans que l’Américain ni son pupille, non plus que Fabian, pussent les en empêcher.

« Ces coquins ne doivent ni rester là ni nous échapper cependant, de par tous les diables ! dit Pepe à Bois-Rosé.

– Non certes, et dussé-je y laisser la vie, je veux faire payer à ces brigands les affreuses angoisses qu’ils m’ont causées. »

En disant ces mots, le Canadien rabattit pour la vingtième fois le canon de son arme inutile contre des ennemis que la balle ne pouvait atteindre. Pour la vingtième fois aussi ses regards quittaient le tronc d’arbre qui protégeait les deux pirates pour se tourner pleins d’inquiétude du côté de Fabian. Quoique en sûreté près de Wilson, l’enfant bien-aimé de Bois-Rosé était toujours pour lui un vif sujet d’appréhensions.

« Non, non, murmurait le coureur des bois, tant que ces deux scélérats seront en vie, je ne serai jamais tranquille ; il faut en finir avec eux. »

Deux coups de fusil, tirés par Main-Rouge et Sang-Mêlé, venaient encore d’abattre deux vaqueros.

« Mort et sang ! il faut en finir, Pepe, répéta le Canadien, la fureur peinte dans les yeux. Tenez, voici une manière toute simple d’arriver jusqu’à ces bandits. »

Bois-Rosé, en parlant ainsi, roidit vigoureusement ses bras contre le tronc d’arbre derrière lequel ils étaient couchés, et la masse cylindrique, arrachée au lit que son poids avait creusé dans les herbes, roula d’un pas en avant sur la clairière.

« Hourra ! s’écria Pepe enthousiasmé. Wilson, sir Frederick, Gayferos, si les coquins font un pas pour fuir, tandis que nous allons jusqu’à eux, tuez-les sans pitié comme des bêtes venimeuses ; que vos canons ne cessent de menacer leurs crânes maudits. »

L’Espagnol joignit ses efforts à ceux du Canadien, et les spectateurs purent assister à l’un des duels les plus singuliers de ceux qui composent les escarmouches de broussailles dans les guerres indiennes.

Couchés à plat ventre derrière le tronc d’arbre, les deux chasseurs le poussaient devant eux à force de bras, puis s’arrêtaient derrière leur bouclier roulant, et surveillaient de l’œil et les progrès qu’ils avaient faits et les moindres mouvements de leurs ennemis.

« Main-Rouge, vieux coquin ! criait Pepe, incapable de contenir plus longtemps le torrent de malédictions qui débordait de sa poitrine à la vue de ses deux ennemis abhorrés, et toi, Sang-Mêlé, quel animal immonde voudra de vos corps infects, dont nous allons bientôt faire deux cadavres ? »

C’était un spectacle plein d’une singularité terrible que celui de ces deux hommes rampant sur le sol, roulant devant eux leur rempart mobile, s’arrêtant, essayant de mesurer, sans se découvrir, la distance qui les séparait encore de leurs ennemis. Assaillants et assiégés, les quatre combattants étaient, sans contredit, les plus braves, comme les meilleurs carabines des Prairies.

« Courage ! cria Wilson pour animer les efforts des deux chasseurs, vous touchez presque l’arbre de ces deux vermines. Si le crâne de l’un des deux dépasse le bois d’une seule ligne, j’en fais mon affaire. Jésus-Christ et le général Jackson ! je voudrais être à votre place. »

Les troncs d’arbres, en effet, étaient si près l’un de l’autre que les deux pirates, l’œil terrible, mais immobiles et silencieux, entendaient distinctement le souffle des assaillants, haletant sous les efforts qu’ils faisaient pour remuer leur pesant rempart. Sang-Mêlé poussa comme un rugissement de fureur.

« Tirez là-haut, Main-Rouge, dit-il en désignant de l’œil un arbre élevé où deux Comanches étaient grimpés, et d’où l’un d’eux s’apprêtait à faire feu sur le brigand.

– Eh ! le puis-je ? s’écria le vieux renégat avec une rage impuissante. Ah ! Sang-Mêlé, où nous a conduits votre insatiable cupidité ? »

Un coup de fusil qui, du poste élevé des Comanches, retentit subitement, interrompit le vieux forban, que frappa violemment au front un des éclats de bois enlevés du tronc par la balle. En même temps, au risque de se découvrir au feu des Indiens grimpés sur l’arbre, le métis quitta sa posture accroupie, s’étendit sur le dos et tira. Malgré cette position incommode, le métis atteignit son but, et l’un des Comanches tomba du haut de l’arbre en bas, les reins brisés.

« Ici donc ! s’écria vivement Main-Rouge ; ne voyez-vous pas que l’arbre que roulent ces deux vagabonds va toucher le nôtre ? »

Le rempart mobile poussé par les chasseurs n’était plus en effet séparé des deux pirates que par une distance à peine égale à son épaisseur. Ce fut pour les spectateurs pleins d’anxiété un moment d’un suprême intérêt, que celui où des ennemis acharnés et irréconciliables allaient enfin combattre corps à corps et assouvir dans le sang des vaincus leur haine et leur vengeance.

Sang-Mêlé n’avait pas eu le temps de recharger son arme, Pepe avait perdu la sienne, et de ce côté l’avantage était égal, comme il l’était entre Bois-Rosé et le vieux Main-Rouge, armés tous deux d’une carabine chargée, amorcée, prête à faire feu.

Dans la position respective du Canadien et du brigand de l’Illinois, celui des deux qui se découvrirait le premier devait recevoir à bout portant toute la charge de la carabine ennemie ; celui des deux qui serait le dernier à bondir sur ses pieds était dévoué à une mort certaine.

Les deux ennemis comprirent de la même façon ce qu’ils avaient à faire. À peine les derniers efforts des deux chasseurs eurent-ils fait choquer les arbres l’un contre l’autre, que, dédaignant l’usage de leur carabine, Main-Rouge et Bois-Rosé, dressés tous deux sur leurs pieds avec la même rapidité, se choquèrent comme les deux troncs d’arbres et se prirent corps à corps.

La lave qui bouillonne et gronde sourdement avant d’être vomie par le volcan ne recèle pas un feu plus violent que celui qui consumait le Canadien au moment où il étreignit l’un de ses deux mortels ennemis, qui naguère l’avaient désarmé et humilié sans pitié ; qui l’avaient livré à la plus poignante douleur qu’il soit donné à l’homme de ressentir sans éclater ; qui l’avaient enfin jeté dans le désert comme une proie aux tortures de la faim. Bois-Rosé fit un de ces efforts surhumains qui doivent ou briser les muscles du corps ou triompher de l’obstacle.

Main-Rouge venait d’être blessé ; affaibli par la perte de son sang, sa vigueur athlétique avait en grande partie disparu. Serré dans les bras du Canadien comme dans un étau, sa respiration s’arrêta, un craquement sourd se fit entendre : le géant lui avait brisé la colonne vertébrale.

Pepe avait autrement compris le rôle qu’il avait à remplir ; il avait laissé le métis se lever le premier, et, à peine son front dépassait-il le niveau du tronc, que, par une manœuvre aussi hardie qu’inattendue, il lança de toutes ses forces sa hache contre la tête du métis. Pepe ne lui donna pas le temps de revenir de l’étourdissement que lui causèrent le poids et le tranchant de l’arme, et s’étant précipité sur lui et collé à son corps, il se releva presque aussitôt ; le métis ne bougeait plus.

Le père et le fils gisaient sans vie à côté l’un de l’autre.

« Chose promise, chose due ! » s’écria Pepe en montrant au Canadien son poignard, dont le manche seul dépassait la poitrine du métis ; puis, le retirant avec effort, il ouvrit de la lame les dents violemment serrées du pirate mort, il fit avec les doigts un mouvement indescriptible, et, jetant loin de lui un lambeau sanglant qu’il arracha : « Pouah ! les corbeaux voudront-ils de cette langue maudite ? » ajouta le ponctuel et implacable chasseur espagnol.