Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXVI

Librairie Hachette et Cie (2p. 328-341).

CHAPITRE XXVI

ENTRE DEUX FEUX.


L’endroit où les Indiens paraissaient se diriger pour attendre le canot au passage était parsemé de bouquets de saules et de frênes, sous lesquels ils devaient trouver l’occasion d’attaquer les navigateurs sans aucun danger pour eux-mêmes. Il était donc important d’atteindre ce poste avant les Apaches, ou, s’ils s’y établissaient les premiers, de ne pas s’engager dans ces dangereux parages.

Les deux Comanches avaient relayé le Canadien et Rayon-Brûlant, qui, la carabine en main, ainsi que Gayferos et Pepe, protégeaient les deux rameurs.

Les Apaches avaient à parcourir un immense demi-cercle sur tous les points duquel ils étaient à peu près tous hors de l’atteinte des balles : le canot n’avait, pour ainsi dire, qu’à franchir une ligne droite, la corde de cet arc.

« Quand je vous dis que ces Indiens paraissent apportés dans les Prairies par les ailes du vent, comme j’ai ouï dire, dans mes voyages sur la côte d’Afrique, que le simoun apporte des sauterelles, ai-je tort ? demandait à Pepe le Canadien irrité de ce nouvel obstacle.

– Si je ne me trompe, répondit l’Espagnol, quoique je ne nie pas que ces coquins ne soient comme l’une des plaies d’Égypte, nous ne devons pas être étonnés de voir ceux-ci sur nos traces. Regardez là-bas ce cheval pie dont on peut distinguer la couleur malgré les ténèbres, et qui bondit sous son cavalier ; ne vous semble-t-il pas l’avoir déjà vu galoper autour de l’îlot de la rivière de Gila ?

– J’ai de terribles motifs pour me le rappeler, ajouta Gayferos ; l’Indien qui le premier m’a lancé son lazo autour du corps et m’a jeté à bas de mon cheval en montait un exactement semblable à celui-là.

– Et cet autre, reprit le carabinier, ne jurerait-on pas, à la crinière de bison dont sa tête semble être ornée, que c’est l’Indien que nous vîmes en sentinelle sur le bord de la rivière, quand notre îlot flottant en descendait le cours ? Ah ! c’est là une des circonstances de notre vie aventureuse dont je me souviendrai longtemps. Il y a, à mon avis, cent à parier contre un que les coquins sont les mêmes qui nous ont assiégés, et qu’ils ont été reconnaître nos traces à l’endroit où nous avons pris pied pour gagner le val d’Or.

– Je ne dis pas non, » reprit en soupirant Bois-Rosé, à qui ces dernières circonstances, mentionnées par le gambusino scalpé ainsi que par l’Espagnol, rappelaient plus amèrement encore la parole de Fabian.

Les trois quarts de la distance jusqu’aux bouquets d’arbres étaient à peu près franchis. Le canot se trouvait, par conséquent, plus rapproché des Indiens, qui achevaient aussi de leur côté de parcourir leur demi-cercle, et, pour peu que les nouvelles armes des trois blancs eussent une assez bonne portée, on pouvait espérer démonter un ou deux des cavaliers de la plaine.

Le canot, quoique vigoureusement poussé par l’impulsion des avirons, glissait sur la rivière avec assez peu d’oscillations pour que la main d’un tireur ne fût pas dérangée par le roulis.

Le Canadien et l’Espagnol allongèrent une fois de plus leur bras si fatal aux Indiens, et firent feu.

« En voilà deux qui ne suivront plus les traces de personne, dit Pepe ; je réponds qu’ils ne tiendront plus de mauvais propos sur nous.

– Peut-être ne sont-ils que blessés, fit Gayferos, qui vit, à sa grande joie ainsi qu’à son extrême surprise, qu’on pouvait atteindre des ennemis de si loin, et la nuit surtout.

– J’en doute, reprit Bois-Rosé. En tout cas, ils sont hors d’état de nuire. Mais, ajouta-t-il avec dépit, nous ne pouvons empêcher ceux qui survivent de se loger avant nous sous le couvert des arbres. Assez assez, » poursuivit le Canadien en faisant signe de la main de ne plus ramer. Les derniers cavaliers indiens venaient de disparaître sous le taillis, non cependant sans que la carabine du Comanche, qui retentit subitement aux oreilles de tous, en eût jeté un troisième par terre.

À peine quelques instants s’étaient-ils écoulés qu’une décharge fut dirigée vers le canot. Heureusement, à l’exception d’un des rameurs, dont une balle frappa le bras, et d’un trou qu’ouvrit une autre balle dans le flanc de l’embarcation au-dessus de la ligne d’eau, cette riposte des Indiens n’eut pas de suites funestes. Le Comanche fit jouer de son bras valide le bras qui venait d’être atteint : l’os n’était pas brisé ; la chair seule était déchirée tout alentour.

Le Canadien prit l’aviron à sa place et dirigea le canot, en remontant le courant vers une petite crique que protégeait plutôt une ceinture épaisse de roseaux que l’élévation du terrain qui la formait.

C’était encore cependant le meilleur abri qui existât dans le voisinage.

Les voyageurs ne purent, dans le premier moment qui suivit celui de leur retraite, se dissimuler que, pour déloger les Indiens du poste avantageux d’où ils dominaient la rivière, ou pour forcer le passage, ils étaient exposés à perdre un temps précieux ou à courir risque de leur vie.

Il fallait donc se résoudre, sinon à faire abandon de leur canot pour éviter ces deux alternatives, ce qui était renoncer à une précieuse ressource pour voyager promptement et sans fatigue, du moins à essayer de le transporter à bras au delà de l’endroit gardé par leurs adversaires.

Ils avaient à peine commencé à échouer avec précaution l’embarcation sur la rive qu’ils occupaient, quand, au sommet des arbres sous lesquels les Indiens s’étaient retirés, une vive et subite clarté illumina autour d’eux la rivière et ses bords, et au même instant quelques balles vinrent couper et briser les roseaux à peu de distance du canot.

C’était sans doute un signal de feu que les Indiens transmettaient à quelque autre parti des leurs encore éloigné.

Les faisceaux d’herbes sèches recueillies dans la plaine ne projetèrent qu’une clarté aussi passagère qu’éblouissante. Un instant néanmoins la silhouette gigantesque du Canadien, et celle assez remarquable du chasseur espagnol, se dessinèrent nettement au milieu de la teinte rougeâtre qui s’étendait à une assez grande distance Tout à coup, les cris : « L’Aigle des Montagnes-Neigeuses ! l’Oiseau-Moqueur ! le Crâne-Sanglant ! » trois noms par lesquels les Indiens désignaient le Canadien, le carabinier et le gambusino scalpé, apprirent aux trois chasseurs blancs qu’ils venaient d’être reconnus.

« Pourquoi le grand chasseur au visage pâle s’appelle-t-il l’Aigle ? cria une voix railleuse, puisqu’il n’a pas su dissimuler sa trace depuis les Collines-Brumeuses et les bords du Rio-Gila jusqu’à ceux de la Rivière-Rouge ?

– Ne leur répondez pas, Pepe, dit le Canadien. Un combat de langue est bon quand on a du temps à perdre comme nous en avions dans l’îlot ; mais ici nous devons agir. Le restant de la bande est sans doute derrière ces bouquets d’arbres. Eh bien, Rayon-Brûlant, votre imagination indienne vous fournit-elle un moyen pour sortir d’ici ?

– Qu’est-il besoin de ruser ? reprit le Comanche ; qu’avons-nous à faire de mieux et de plus simple qu’à emporter le canot sur nos épaules, à deux portées de carabine de cette petite crique ? »

Déjà les trois guerriers du jeune chef, la légère embarcation de peaux de buffles sur leurs épaules, prenaient la direction de la plaine sur la rive gauche, quand l’un d’eux poussa une exclamation gutturale.

Quoique la lune, qui ne devait se lever que dans la dernière heure de la nuit, ne brillât pas encore, les étoiles du ciel et les rayons lumineux de la voie lactée projetaient assez de clarté pour qu’on pût distinguer un autre parti d’Indiens, au nombre de vingt environ. Trois ou quatre étaient à cheval, mais ils réglaient leur marche sur celle de leurs compagnons à pied.

Il n’y avait plus à hésiter.

« La carabine de Rayon-Brûlant, quoique son cœur soit si fort, s’écria Bois-Rosé, n’est pas aussi sûre dans sa main que la mienne et celle de Pepe ; le jeune chef et Gayferos prêteront le secours de leurs bras pour transporter le canot aussi vite que leurs jambes le leur permettront, et, mon compagnon et moi, nous les protégerons tous pendant qu’ils seront désarmés.

– Bon, dit l’Indien, un guerrier n’est pas seulement utile en combattant. »

Après cette courte phrase d’assentiment, le jeune Comanche et Gayferos se conformèrent à l’ordre du Canadien. Ce dernier se mit d’un côté des porteurs, Pepe de l’autre, et tous s’élancèrent au pas de course à travers la plaine.

Rien dans la contenance des nouveaux venus n’annonçait que la petite troupe fût aperçue par eux dans sa manœuvre ; mais il n’en était pas de même parmi les Indiens en embuscade derrière les saules. Ceux-ci poussèrent des hurlements de désappointement et d’alarme.

« Si je pouvais seulement distinguer l’œil d’un de ces hurleurs ! dit Pepe, qui se tenait entre la rivière et les porteurs du canot.

– Surveillez plutôt ceux à votre gauche, Pepe, reprit le Canadien. Ah ! ceux-ci viennent de nous apercevoir aussi. Les entendez-vous hurler à leur tour ? Mais que pas un d’eux ne s’approche à portée de ma carabine, mort-Dieu ! Voyez-vous, Pepe, on a beau dire, l’infanterie est préférable à la cavalerie, dans la guerre des Prairies comme dans celle des pays civilisés. Avant qu’un de ces cavaliers, à moins qu’il ne veuille tirer sur nous au hasard, ait obtenu assez de tranquillité de son cheval pour viser avec quelque chance… je me serai… arrêté… »

En disant ces mots, Bois-Rosé suspendait sa marche et semblait prendre racine dans le sol.

« Oui, je sais ce qu’il veut dire, grommela Pepe en continuant son pas gymnastique à côté des Indiens chargés du canot. Je me serai arrêté… j’aurai visé… et… »

La détonation de la carabine du vieux chasseur interrompit le soliloque de l’Espagnol.

« Et, reprit-il à demi-voix, un Indien tombera de cheval, comme un fardeau dont l’attache est brisée… C’est vrai, parbleu ! en voilà un qui vient de dégringoler de sa monture.

– Vite, dit le Canadien en accourant après ce dernier exploit, tandis que, du fond de la plaine où sa balle avait trouvé une victime, en dépit de l’éloignement, deux coups de feu répondaient inutilement au sien. Vous voyez, Rayon-Brûlant, comment, entre les mains d’un bon tireur, une carabine ordinaire semble avoir une portée double des autres, quoique les balles de mon ancienne carabine soient trop petites pour celle-ci, ce qui leur ôte beaucoup de force. »

Jusqu’à ce moment les sinuosités de terrain de la rive gauche que parcourait la petite troupe l’avaient mise à peu près à l’abri du feu des Indiens embusqués derrière les arbres de la rive droite ; mais les fugitifs arrivaient à un endroit où les bords du fleuve étaient unis et plats. C’était là le pas le plus dangereux à traverser, et, malgré, l’active surveillance du Canadien et de l’Espagnol, et leurs efforts pour distinguer un but derrière les arbres, une fusillade exécutée par des ennemis invisibles les accueillit au passage. Un des porteurs du canot tomba, trop grièvement blessé pour se relever, si deux de ses compagnons n’étaient venus à son aide.

Dans la crainte de s’exposer eux-mêmes, en se découvrant, à la redoutable carabine des deux chasseurs blancs, dont ils avaient tant de fois éprouvé l’infaillible justesse, les Indiens avaient tiré à peu près au hasard, à travers les troncs d’arbres. Sauf une balle qui effleura la chair de Pepe et n’emporta qu’un lambeau de sa manche, la fusillade ne fit pas d’autre mal aux fugitifs.

Cependant les porteurs du canot, réduits au nombre de deux, Gayferos et le Comanche, ne marchaient plus aussi rapidement. Chargés de leur compagnon mourant, les deux autres Indiens n’avançaient aussi de leur côté qu’à grand’peine, et l’autre parti d’Apaches, les plus à craindre parce qu’ils étaient les plus nombreux et qu’ils occupaient la même rive que les fugitifs, commençait à gagner sensiblement du terrain sur eux.

Deux fois les intrépides chasseurs, qui formaient l’unique corps de bataille de la petite troupe et sa seule défense, s’arrêtèrent pour faire face à l’ennemi, avec cette audace que semble respecter le danger, et deux fois un Indien tomba sous leurs balles.

Pendant cette retraite de lions, les deux coureurs des bois, animés par leur propre poudre, par les balles et les flèches qui sifflaient autour d’eux, et serrés l’un contre l’autre, marchaient à reculons et presque à pas comptés. Déjà loin d’eux, leurs compagnons, à l’abri du feu de l’autre rive par la distance qu’ils avaient pu gagner, tandis que les Apaches embusqués rechargeaient leurs armes, s’empressaient de remettre enfin le canot à flot.

Bois-Rosé et l’Espagnol, faisant face à l’ennemi de la plaine, et le dos tourné à la rivière, ne voyaient pas les cavaliers indiens qui, abandonnant le couvert des arbres, poussaient leurs chevaux dans le milieu du fleuve pour leur couper toute retraite vers le canot.

La voix tonnante du Comanche, suivie d’un coup de carabine sous lequel le cheval d’un des Indiens, mortellement atteint, se cabrait au milieu du courant qui l’entraînait, avertit les deux amis du danger qu’ils couraient.

Pepe se retourna rapidement, mesura l’étendue du péril, et laissa Bois-Rosé tenant en respect, sous le terrible canon de son arme, les ennemis qui s’avançaient de son côté. L’Espagnol, le corps courbé, la carabine en joue, se glissait comme un serpent jusque vers la rive en criant au Canadien :

« Battez en retraite vers le canot, Bois-Rosé, et je vous suis quand j’aurai jeté un cadavre au fil de l’eau. »

Une explosion couvrit la voix de l’Espagnol, qui tomba en jurant et disparut au milieu des herbes. Un cri de douleur échappé de la poitrine du Canadien accompagna la chute du compagnon de toutes ses joies et de tous ses périls, et mourut aussitôt dans le gosier du vieux chasseur, qui perdait son frère après avoir perdu son fils.

La douloureuse émotion qu’il éprouvait ne permit pas au Canadien d’apercevoir qu’à une courte distance de l’endroit où Pepe avait disparu, un cavalier apache allait prendre terre sur la rive.

Une minute de plus, et c’était fait de Bois-Rosé, immobile et frappé de stupeur, si tout à coup, comme par une espèce de prodige, une raie de feu n’eût semblé s’élancer du sein de la terre. L’explosion qui suivit instantanément l’éclair grondait encore, que l’Indien tombait de sa selle dans la rivière.

En même temps, la tête de Pepe, mais de Pepe plein de vie, apparut, moitié railleuse et moitié terrible, au niveau même de la plaine.

« Accourez, Bois-Rosé, s’écria le chasseur espagnol, accourez prendre votre place dans le trou où la Providence m’a fait tomber. C’est un poste inexpugnable, et nul de ces coquins n’en approchera avec ses membres complets. »

En deux bonds le Canadien courut rejoindre Pepe, et disparut dans le trou qui lui servait d’abri et que les herbes rendaient invisible. Comme jadis au fond de la Poza, où les deux chasseurs, dos à dos, attendaient l’attaque des tigres, Pepe et Bois-Rosé, que leurs ennemis avaient vainement cherchés pendant quelques instants, s’adossèrent l’un contre l’autre, le premier surveillant la plaine, le second les abords de la rivière.

Pepe avait rechargé sa carabine, et les deux coureurs des bois, la tête à fleur de terre, les yeux étincelants, guettaient les manœuvres de leurs ennemis.

Découragés par le peu de succès de leurs tentatives, les cavaliers qui s’étaient jetés dans la rivière cherchaient, en fendant le courant, à regagner les arbres qui les avaient abrités ; de son côté, l’Indien qui avait été démonté par Rayon-Brûlant s’efforçait à atteindre le rivage.

« Maintenant, Bois-Rosé, dit l’Espagnol, le canot est à flot et n’attend plus que nous. Voilà les coquins qui sortent de l’eau, honteux et mouillés comme des barbets fouettés. Il n’y a plus guère de danger de ce côté ; en avant, et à l’embarcation !

– Doucement, Pepe, s’écria le Canadien entraîné par son ardeur ; plus nous en tuerons aujourd’hui, moins nous en aurons à combattre plus tard. Si la rivière est balayée, tournez-vous de mon côté, nous allons avoir de la besogne. »

Dispersés dans la plaine, cherchant partout les deux ennemis qu’ils avaient vus disparaître, les Indiens s’avançaient vers le fossé qui abritait les deux chasseurs. Ceux-ci voyaient les uns battre les buissons, les autres, à cheval, fouiller les herbes avec leurs longues lances, et tous s’approchant avec précaution.

« Démontons les cavaliers de préférence, c’est plus sûr, dit le Canadien, et feu tous deux, nous n’aurons plus le temps de recharger. Y êtes-vous ?

– Oui, vous à droite ; la gauche me regarde. »

Deux éclairs jaillissant du milieu des herbes précédèrent deux explosions presque confondues en une seule, et deux cavaliers tombèrent encore à bas de cheval.

Bois-Rosé et l’Espagnol avaient à peine eu le temps de se baisser derrière le talus de leur fossé, qu’une décharge de balles vint les couvrir de terre, et que des flèches s’enfoncèrent en sifflant tout près d’eux.

« Alerte, dit l’Espagnol, c’est le moment. »

Il parlait encore que déjà il s’était élancé de son trou, accompagné de Bois-Rosé. Bientôt aperçus, les ennemis bondirent après eux, le couteau et le casse-tête à la main. Gayferos, Rayon-Brûlant et ses deux Indiens, accroupis derrière le canot, nourrissaient, contre ceux qui étaient cachés sous les saules de l’autre rive, un feu suivi qui les inquiétait.

Ces décharges répétées coup sur coup, les hurlements que poussaient sans interruption les Comanches, en faisant croire aux Apaches de la plaine à la présence de nombreux combattants contre lesquels ils avaient à lutter, les firent hésiter un moment dans leur poursuite. Ce moment d’hésitation servit heureusement les deux fugitifs, qui, protégés par le feu de Rayon-Brûlant et de ses compagnons, purent traverser sains et saufs la rive découverte et gagner le canot.

Les Apaches de la rive gauche virent, au moment où la petite troupe s’embarquait dans le canot, combien elle était peu nombreuse, et reprirent leur poursuite avec ardeur ; mais il n’était plus temps : les Comanches poussaient au large dans la rivière.

Les cavaliers seuls auraient pu regagner la distance que leur indécision momentanée leur avait fait perdre, mais la Providence, disons mieux, la peur des deux infaillibles rifles les arrêta, et ils continrent leurs chevaux.

« Donnez-moi la main, s’écria vivement Bois-Rosé dès que Pepe et lui se retrouvèrent assis à l’arrière de l’embarcation, qui descendait rapidement le courant du fleuve. Diantre ! quelle peur vous m’avez faite en tombant ! je vous ai cru mort. Dieu soit béni de m’avoir épargné ce nouveau malheur !

– C’est en tombant, au contraire, que j’ai évité la mort, » répondit Pepe en rendant au Canadien une pression de main, sinon aussi rude, du moins tout aussi chaleureuse.

Un long silence suivit ce court échange de félicitations mutuelles ; car les deux braves chasseurs étaient heureux d’entendre encore une fois ensemble, tandis que le canot glissait sans bruit sur le fleuve, les rumeurs nocturnes des déserts, qui les avaient si souvent charmés dans le cours de leur vie, les hennissements de l’élan, les beuglements lointains des bisons, les notes mélancoliques des grands oiseaux de nuit, et parfois les cris retentissants du cygne mêlés à la voix du vent et aux murmures de la rivière.

Les circonstances étaient cependant de celles où la sécurité n’est pas de longue durée. Tant que le canot vogua entre deux rives basses et sablonneuses, le long desquelles se dressaient à peine quelques buissons où ne s’élevaient que de loin en loin quelques arbres isolés ; tant que rien n’empêchait l’œil de plonger dans la profondeur des plaines, les navigateurs se laissaient bercer doucement par le fleuve. Mais lorsqu’il vint à couler entre deux rives boisées, dont les ombrages pouvaient cacher l’ennemi acharné qui les poursuivait, à la sécurité succéda l’inquiétude, et, la carabine à la main, les deux chasseurs fouillaient d’un regard soupçonneux les bois qui couvraient l’une et l’autre rive.

Pepe ne s’était pas trompé en affirmant que les Indiens embusqués derrière les saules, auxquels s’était jointe une partie de la troupe de l’Oiseau-Noir, étaient les mêmes guerriers qui les avaient assiégés dans l’îlot de la rivière de Gila. C’étaient bien les hommes avec lesquels on se rappelle que l’Antilope devait partir du camp incendié des Mexicains, pour explorer les traces des trois chasseurs. Un minutieux examen, rendu bien difficile par la dispersion du radeau flottant, et qui dura deux jours entiers, avait conduit l’Antilope depuis l’embranchement des deux rivières jusqu’au val d’Or, du val d’Or au bord de la Rivière-Rouge et jusqu’à l’endroit où Bois-Rosé, Pepe et Gayferos s’étaient embarqués dans le canot du jeune Comanche. Il n’était donc pas probable que l’échec qu’il venait de recevoir arrêtât l’Antilope, une fois sa jonction opérée avec le parti nombreux de l’Oiseau-Noir.

Au milieu des forêts que traversait le fleuve, la navigation devenait dangereuse, lente et pénible : dangereuse à cause des embuscades que les rives pouvaient cacher ; lente et pénible, en ce qu’il fallait avoir l’œil partout à la fois, sur les bois épais des bords et sur le cours de l’eau, obstrué à chaque instant par des arbres flottants dont les branchages entravaient la marche du canot et pouvaient en outre le crever d’un moment à l’autre.

Deux heures de navigation n’avaient pas éloigné la barque de plus d’une lieue de l’endroit où les rives du fleuve avaient commencé à se couvrir de grands et sombres taillis, lorsque enfin la lune se leva.

C’était signe que le jour approchait ; l’obscurité néanmoins continuait à envelopper la rivière. À peine la lune, qui argentait les sommités des arbres, laissait-elle de loin en loin tomber un pâle et furtif rayon sur le courant du fleuve. Souvent, sur la nappe des eaux que ces lueurs fugitives n’éclairaient pas, les avirons s’engageaient dans le réseau de branchages de quelque arbre flottant accroché au rivage. C’était encore un nouvel obstacle à ajouter aux précédents. Les deux chasseurs s’entretenaient à voix basse, tout en portant leurs regards sur tous les points.

« Si les coquins que nous venons d’étriller, disait Pepe en secouant la tête avec une certaine inquiétude, savent leur métier de maraudeurs, ils auraient beau jeu à venir prendre leur revanche au milieu des embarras de ce maudit fleuve si obstrué, que, de tous ceux que nous avons parcourus en canot, il est le seul que je puisse comparer à l’Arkansas. Depuis que nous sommes entrés dans ce labyrinthe de forêts, nous avons fait à peine une lieue, et à peine y a-t-il une autre lieue entre le commencement de ces taillis touffus et l’endroit où nous avons combattu : total, deux lieues en deux heures. Or, comme je vous le disais, si les coquins savent leur métier, chaque cavalier aura pris un piéton en croupe, et depuis une heure déjà ils peuvent être à nous attendre à l’affût à quelque distance d’ici.

– Je n’ai rien à dire à cela, Pepe, répondit Bois-Rosé ; il est certain que ces rives noires sont merveilleusement propres à cacher une embuscade, et je suis d’avis qu’il faut du moins éclairer notre marche sur la rivière pour la rendre plus rapide. Je vais en dire deux mots au Comanche. »

À la suite d’une courte délibération à cet effet, les rameurs firent aborder le canot. Les Indiens enlevèrent du rivage une large plaque de gazon qui fut disposée à l’avant de l’embarcation sur deux fortes branches d’arbre ; de menus rameaux de cèdre rouge furent entassés sur cette plaque comme sur la pierre d’un foyer ; après quoi on y mit le feu, et une vive clarté, comme celle d’un fanal, se projeta bientôt à une assez longue distance pour éclairer la marche incertaine des navigateurs.