Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/VI

Librairie Hachette et Cie (2p. 75-89).

CHAPITRE VI

DE LA COUPE AUX LÈVRES.


Cependant un bruit vague s’élevait de l’enceinte du val d’Or et du pied de la pyramide. Le chasseur déposa doucement par terre la tête du jeune homme, et s’avança en rampant sur le bord de la plate-forme, sa carabine à la main. Ses yeux confirmèrent l’avertissement de ses oreilles, et il allait regagner sa place, quand il trouva Fabian debout.

« Qu’y a-t-il ? demanda le jeune homme.

– Rien, si ce n’est une demi-douzaine de chacals qui grattent la terre là-bas près du lac… attirés par l’odeur du sang.

– Ah ! c’est vrai, il y a du sang, » répondit Fabian d’un air accablé.

Tous deux s’assirent en silence. Fabian montra du doigt Pepe qui, étendu sur la terre, dormait du plus profond sommeil comme sur le coucher le plus moelleux.

« Le pauvre garçon sait que je veille pour lui, dit le Canadien, et il dort tranquille. Il a en outre un poids de moins sur la conscience, maintenant que son serment est accompli, maintenant qu’il vous a rendu ce qu’il avait contribué à vous ravir. Faites comme lui, mon enfant, vous avez encore deux heures avant quatre heures du matin.

– J’ai assez dormi, et j’ai à causer avec vous de sujets importants pendant que Pepe dort encore. »

À ces mots le cœur du Canadien battit avec violence dans sa large poitrine. Il attendit plein d’anxiété.

« J’ai passé bien des nuits comme celle-ci, à la clarté des étoiles, reprit Fabian. Élevé dans la solitude, j’en connais tous les bruits nocturnes ; mais il m’a semblé entendre soupirer ce soir des voix… des voix que je n’avais jamais entendues !

– C’est possible, interrompit le chasseur étonné de ce préambule ; on entend dans le désert des choses qu’on ne peut entendre dans les villes ; dans le désert on est plus près de Dieu.

– Deux chrétiens ont péri de nos mains en ce jour qui vient de s’écouler ; la justice leur eût laissé le temps de se repentir ; ils ne l’ont pas eu. Croyez-vous que Dieu leur ait pardonné ? Ces voix que j’ai entendues ne sont-elles pas celles de deux âmes en peine ? »

Le chasseur garda le silence un instant.

« Vous pensez bien, dit-il à Fabian, que, dans le cours d’une vie comme celle que j’ai toujours menée, et pendant laquelle je n’ai jamais été sûr de voir se coucher le soleil que j’avais vu se lever, ou de voir succéder la nuit au jour qui finissait, j’ai souvent réfléchi au passage de cette vie à l’autre. J’ai donc beaucoup observé et passé bien des heures de la nuit à m’interroger à ce sujet. Eh bien, l’expérience m’a appris qu’une bonne mort couronnait constamment une bonne vie, et que l’expiation marchait toujours derrière le crime.

« J’en ai conclu que les comptes de chacun sont réglés ici-bas, et que, quand l’âme se détache du corps, que ce soit celle d’un juste ou celle d’un méchant, que cette âme soit dans sa pureté primitive ou purifiée par les expiations de la vie, toutes deux sont égales devant Dieu et appelées toutes deux à partager la même félicité. Voyez, continua le Canadien, la mort de ces deux hommes. L’un n’avait commis qu’un crime : vingt ans de remords l’avaient sans doute presque effacé, car lorsque Dieu l’a condamné pour expiation dernière, c’est sans qu’il s’en doutât que la mort l’a frappé ; l’autre, souillé de tous les forfaits et que sa conscience ne tourmenta jamais, a souffert dans les courtes mais terribles angoisses d’une mort affreuse plus de vingt ans de torture ; quelques secondes de ce supplice ont suffi pour briser sa raison. Non, Fabian, vous n’avez pas entendu les voix de deux âmes en peine : l’âme du méchant n’est en peine que dans son corps.

– Je dois vous croire, répondit Fabian ; j’ai peu vécu, j’ai peu vu, et vous touchez aux limites de la vieillesse ; vous avez vu, vous avez voyagé, et les leçons de votre expérience ont déjà fait entrer de nouvelles idées dans mon âme. Laissons donc de côté ce triste sujet.

– Eh bien, s’écria Bois-Rosé, parlons donc de l’avenir que vous promettent et les richesses dont vous allez être le maître et le nom que vous allez recouvrer. Oh ! Fabian, penserez-vous parfois, dans le tourbillon de cette vie nouvelle et agitée, à ce vieillard que Dieu a fait naître pour vous conserver l’existence, et dans le cœur duquel il avait mis pour vous la tendresse d’une mère et la mâle affection d’un père, dont il lui eût été si doux de vous donner des preuves ?

– Des preuves ! reprit Fabian avec une chaleur qui fit tressaillir d’aise le cœur du Canadien ; ne m’en avez-vous pas donné de telles que la reconnaissance la plus fervente ne saurait être presque que de l’ingratitude ?

– Ah ! dit le chasseur, quand dans le jeune homme qui venait, d’une voix brisée par la souffrance et la fatigue, demander l’hospitalité près de mon foyer ; quand, dis-je, dans ce jeune homme je reconnus l’enfant que je pleurais toujours, j’osai alors espérer faire quelque chose pour lui. J’avais à toucher à Arispe le fruit de deux années d’une campagne où chaque pas avait été un péril ; je vous le destinais avec bonheur : mais un seul de ces cailloux d’or vaut dix fois cette somme ! Que pourrais-je à présent offrir à leur maître ? Plus rien… rien que de mourir pour lui, » continua le chasseur avec amertume.

Puis, voyant que Fabian se taisait encore, et se méprenait peut-être sur son silence, il s’écria, au risque de voir se dissiper sa plus chère, sa dernière illusion : « Fabian, mon enfant, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? »

Au moment où Fabian allait répondre, les bruits lointains qui grondaient sous la brume des collines semblèrent trouver dans la plaine un écho plus distinct. Ces bruits se faisaient entendre à des intervalles inégaux, comme ceux d’une fusillade, et dans le silence imposant de la nuit chaque retentissement semblait annoncer la terrible agonie ou la mort de quelques créatures humaines. Oubliant un instant ses préoccupations pour prêter une oreille attentive, le chasseur fit signe de la main à Fabian d’ajourner sa réponse.

Au même instant l’ex-carabinier se dressa sur ses pieds et s’approcha de Bois-Rosé.

« Voilà, dit-il, les mêmes bruits que nous avons entendus la nuit dernière ; mais écoutez… les feux s’éparpillent dans la plaine. Ah ! les malheureux n’ont plus l’abri de leur camp, les retranchements ont probablement été forcés ; alors à chaque coup ce doit être un homme qui tombe, et les Apaches vont faire collection de chevelures ! Malheur à nous si les Indiens les exterminent tous ; car, jusqu’à présent, le voisinage de l’expédition a fait notre salut. Nous sommes restés une nuit de trop ici, Bois-Rosé. »

Les trois amis écoutèrent de nouveau en gardant un profond silence. Comme l’avait dit Pepe, toute l’attention des hordes indiennes s’était concentrée sur la troupe des aventuriers, et c’était grâce à cette diversion que trois hommes isolés avaient pu pénétrer si avant dans le désert. Ce n’était pas du reste, on l’a déjà dit, la seule expédition aussi hasardeuse que le chasseur canadien et Pepe eussent mené à fin, et d’autres avaient aussi traversé avec bonheur ces plaines dangereuses. Mais, quelque intrépide qu’on soit, l’approche du péril a toujours quelque chose de plus imposant pendant la nuit, et il était évident que le péril approchait.

L’heure, le lieu étaient faits pour inspirer de sombres réflexions ; mille embûches pouvaient être dressées pendant l’obscurité de la nuit ; les hideux et lugubres trophées suspendus alentour indiquaient le sort réservé aux vaincus par des ennemis sans pitié. Le bruit des décharges paraissait se rapprocher, et d’un moment à l’autre un fuyard, en se dirigeant du côté de la pyramide qui servait de refuge aux trois chasseurs, pouvait attirer sur eux une bande d’Indiens.

« Si nous n’avions affaire qu’à une vingtaine, dit Bois-Rosé en suivant le cours de ses réflexions, postés comme nous le sommes, aucun de ces coquins-là ne mettrait le pied sur la plate-forme, et à ce propos, Fabian, je dois vous répéter un avis qui n’est pas à dédaigner. Vous avez le sang trop bouillant, mon enfant, et le danger vous grise ; on se fait tuer par trop de bravoure comme par trop de lâcheté, sachez-le bien. Un jeune homme, tant qu’il sent une carabine chargée entre ses mains, ne résiste pas au désir d’en faire usage. Rappelez-vous que chacun de nous ne doit faire feu qu’à tour de rôle, sans se presser, et que le troisième doit attendre, avant de lâcher son coup, que les deux autres aient rechargé.

« C’est une tactique dont l’ami Pepe a reconnu, ainsi que vous, l’excellence, et, de cette façon, six hommes pour chacun de nous, n’ont rien de bien redoutable, quoique cela fasse dix-huit en tout. Seulement, passé ce nombre-là, l’affaire devient sérieuse, parce que, après six coups, le canon s’échauffe, s’encrasse, et ne porte plus aussi juste ; c’est ainsi qu’il m’est arrivé de viser à l’œil droit ou gauche de tel de ces coquins, et d’être ensuite fort étonné de l’avoir frappé au sourcil. Quant à vous, n’y mettez pas d’amour-propre et ne visez qu’en pleine poitrine : c’est moins flatteur, mais c’est plus sûr. »

Pendant que Bois-Rosé donnait cet avis avec le sang-froid et la précision d’un professeur en chaire, le bruit de la fusillade s’était éloigné de nouveau, et un quart d’heure ne s’était pas écoulé qu’elle avait cessé même de se faire entendre.

« L’air devient plus frais, reprit le Canadien ; la brise apporte avec elle une odeur de feuillée, et les chacals ont cessé de hurler : c’est signe que l’aube approche. D’ici à une demi-heure, il va falloir nous mettre en route ; le jour nous indiquera quel chemin nous devons suivre pour ne pas tomber juste au milieu des Indiens ; les traces ne doivent pas manquer. C’est une excellente heure pour les reconnaître que celle qui suit la venue du jour, car le terrain amolli par la rosée les conserve toutes. Mais avant, nous pouvons manger de nouveau pour prendre des forces. »

Et quelques instants s’étaient à peine passés que la sécurité la plus complète avait, par la force de l’habitude, remplacé l’appréhension chez ces hommes, qui, ne comptaient pour quelque chose que le danger présent. Pendant que le frugal repas, composé d’une poignée de pinole pour chacun, s’expédiait à la hâte, Fabian sentit que le moment était enfin arrivé de s’ouvrir de ses projets d’avenir à celui que la reconnaissance lui faisait regarder comme un père. Élevé dès sa plus tendre enfance dans un pays qu’il avait cru le sien, où le respect de la famille et de l’autorité paternelle subsiste encore dans toute sa sainteté primitive, le jeune comte de Mediana subissait malgré lui les conséquences de son éducation.

« Bois-Rosé ! mon père, » s’écria-t-il.

À cet appel, le chasseur tressaillit, puis, à une certaine solennité dans le geste, à quelque émotion dans la voix du jeune homme, il reconnut qu’il touchait à l’un des moments suprêmes de sa vie, et son cœur battit plus violemment encore qu’à l’approche du péril qui venait de les menacer. Pepe sentit aussi qu’il pouvait être de trop et s’éloigna discrètement de quelques pas.

« Mon père, répéta Fabian, car ce nom me sera toujours doux à prononcer, vous avez vécu dans les grandes villes d’Europe et dans nos déserts, et vous êtes à même d’apprécier la différence des unes avec les autres.

– Oui, répondit Bois-Rosé, pendant cinquante ans de ma vie j’ai pu comparer la pompe des villes à la magnificence des déserts.

– Ce doit être un beau spectacle que ces grandes cités où se pressent des milliers d’hommes, que ces palais élevés à côté les uns des autres ; on est heureux de pouvoir y vivre, n’est-ce pas ? car un jour ne doit jamais ressembler à celui qui l’a précédé.

– C’est en effet bien beau, répondit ironiquement le chasseur, que ces grandes rues dans lesquelles la foule affairée vous coudoie sans cesse, et dans lesquelles le bruit des voitures vous assourdit ; que ces maisons où l’air et la lumière que Dieu prodigue dans les déserts vous sont parcimonieusement mesurés, où le pauvre meurt de misère sur son grabat au bruit des fêtes des riches, où… »

Bois-Rosé s’arrêta court ; il comprit tout à coup qu’il faisait fausse route, et que c’était étouffer sur les lèvres de Fabian l’offre qu’il en attendait d’y partager la vie avec lui. Il est si naturel d’espérer ce qu’on désire ardemment ! Le chasseur s’interrompit donc, et il ajouta sans transition : « Pour ma part, je serais bien heureux d’y finir ma vie. »

Aux dernières paroles de Bois-Rosé, Pepe fit entendre une toux formidable.

Fabian croyait avoir mal entendu.

« Alors, reprit-il, la vie des déserts a donc perdu ces charmes que vous vantiez ?

– Hum ! répliqua Bois-Rosé, ce serait une belle vie, si ce n’est qu’on y est exposé à mourir tantôt de soif, tantôt de faim, ou bien par le couteau des Indiens, qui ne vous arrachent jamais la vie sans vous arracher en même temps la chevelure. »

La toux de Pepe sembla prendre un caractère convulsif.

« Ce n’est pas là pourtant ce que je vous ai entendu dire si souvent, répondit Fabian étonné.

– Ne le croyez pas, interrompit brusquement l’ex-carabinier en s’avançant ; le matelot, le chasseur de loutres et de castors préférer le séjour des villes aux libres allures des déserts, allons donc ! Ne voyez-vous pas que c’est une pitoyable comédie que joue là le pauvre Bois-Rosé, qui s’imagine, parce qu’il ne peut vivre sans vous, et que ce sera un bien vif plaisir, pour un jeune et brillant seigneur comme vous le serez à Madrid, de passer sa vie en compagnie d’une vieille barbe grise comme lui !

– Pepe ! s’écria le colosse d’une voix tonnante en se dressant comme un chêne qui surgirait à terre.

– Je parlerai malgré vous, » s’écria l’Espagnol.

Puis, s’adressant à Fabian :

« Bois-Rosé aller s’enfermer dans une ville, dans la cage de pierre d’une maison ! c’est impossible. Il veut vous tromper sans pouvoir se tromper lui-même ! Le malheureux ! il sait bien qu’il en mourrait. Savez-vous ce qu’il lui faut ? c’est l’immensité devant lui, c’est marcher comme le soleil, c’est-à-dire sans que rien l’arrête. Il a besoin, pour ses vastes poumons, de l’air du désert imprégné de parfums sauvages, chargé parfois des hurlements indiens. Non, non, continua l’Espagnol, le vieux lion ne saurait mourir sur la litière comme un mulet fourbu.

– C’est vrai ! c’est vrai ! murmura le Canadien en gémissant ; mais sa main fermerait du moins mes yeux ! »

Et le vieillard, dans l’angoisse de son cœur, laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

« Et moi donc ! s’écria Pepe touché de cette douleur silencieuse, ne suis-je pas là, moi qui depuis dix ans n’ai cessé de vous aimer aussi comme un frère, moi qui depuis dix ans ai combattu et souffert avec vous ? »

Et il secouait rudement la main du chasseur, qui pendait le long de son corps. Fabian vint à son aide :

« Écoutez, dit-il, écoutez tous deux. J’ai trop présumé de ma force morale, continua-t-il ; j’ai cru pouvoir mener de front le soin de ma vengeance et celui de mon ambition. Ma vengeance est satisfaite et mon ambition s’est éteinte. La nuit et la solitude m’ont porté conseil, et j’ai profité d’un exemple terrible. Le grand seigneur est venu mourir ici d’une mort obscure ; le bandit cupide a trouvé son tombeau près des trésors qu’il convoitait. Que leur reste-t-il à l’un et à l’autre ? »

Le vieillard leva sur Fabian un œil où l’attendrissement se mêlait à une douce surprise. Il commençait à comprendre, sans oser espérer encore.

« Continuez, dit-il d’une voix tremblante.

– La richesse, reprit Fabian, je m’en aperçois, n’a de valeur qu’à raison des sueurs qu’elle a coûtées ; et de quel prix l’aurai-je payée ? Je n’ai pas vécu avec vous sans reconnaître toute la sagesse de vos leçons ; cet or me paraît odieux, car j’aurais versé le sang pour profiter de la dépouille des morts ; je n’y toucherai pas.

« Mon enfance, dites-vous, a été entourée de luxe ; je l’ai oublié, je ne me souviens que des jours de ma rude et laborieuse jeunesse. Je suis seul de ma race, libre de mes actions, et j’ai déjà, bien jeune encore, à oublier les morts et les vivants. Oh ! mon père, oh ! mon ami, c’est moi qui vous demande comme une faveur de rester près de vous dans ces déserts, de partager vos dangers et de m’associer à cette vie d’indépendance que nulle autre ne saurait remplacer. Dites, Bois-Rosé, dites, Pepe, le voulez-vous ?

– Corbleu ! si je le veux, répondit l’ex-carabinier d’une voix qu’il s’efforçait de rendre terrible pour cacher son émotion.

– Et vous, mon père, vous ne dites rien ? » demanda doucement le jeune homme.

Le vieux chasseur demeurait, en effet, immobile et muet ; sous l’empire d’une joie qui le privait de la parole, il ne put qu’ouvrir les bras et s’écrier d’une voix tremblante :

« Mon fils, mon Fabian ! ici, sur mon cœur. »

Et le jeune homme sentit se refermer convulsivement sur lui les bras du géant. Une vie nouvelle commençait pour Bois-Rosé. Il venait de retrouver l’enfant de son affection pour ne plus le quitter ; l’élevant alors lentement vers le ciel comme le nouveau-né qu’un père offre à Dieu :

« Oh ! Seigneur, s’écria-t-il, pardonnez-moi ; mais je n’ai pas la force de le dissuader.

– C’est une résolution dont vous pourriez vous repentir, dit Pepe au jeune homme que le Canadien venait de déposer doucement par terre après l’avoir presque meurtri de sa rude étreinte ; réfléchissez-y pendant qu’il est encore temps.

– J’y ai pensé mûrement. Que ferais-je dans un monde que je ne connais pas ? répondit Fabian. J’ai un instant ambitionné la richesse et les honneurs, non pour moi, mais pour les partager. J’espérais encore, il y a quelques jours ; aujourd’hui je n’espère plus, et je rougirais de ne devoir qu’à ma nouvelle condition ce qu’elle m’a refusé quand je n’avais qu’un ardent amour à lui offrir. »

Bois-Rosé et Fabian, absorbés dans leurs pensées, ne firent pas attention qu’après s’être un instant assis derrière le tronc des deux sapins qui croissaient sur le sommet de la plate-forme, l’ex-carabinier était descendu à pas lents jusqu’à la plaine. Il semblait poussé par une de ces soudaines et irrésistibles impulsions auxquelles on obéit machinalement sans s’en rendre compte, et dont quelquefois les résultats sont incalculables.

La lune, près de disparaître, jetait ses dernières et douces lueurs sur le val d’Or, quand Pepe se fit doucement jour à travers le rideau de cotonnier et de saules.

Il contempla pendant quelques instants avec une mélancolique attention ce merveilleux sol aux reflets irisés, dont le premier aspect avait été pour lui la cause de si terribles pensées. Pepe ne pouvait se pardonner encore de les avoir conçues, quoiqu’il pût être si fier à juste titre de les avoir étouffées pour toujours.

« Au milieu de ces amas de richesses, se dit-il, que d’âmes moins fortes que la mienne pourront se perdre ! À défaut de pouvoir dépouiller ce vallon de ses trésors, j’en cacherai du moins la vue à ceux que le hasard amènera par ici. Le voyageur passera désormais à côté de cet or sans en soupçonner la présence. Ce sont peut-être bien des crimes dont j’aurai tari la source. »

En disant ces mots, Pepe éparpilla du pied le monceau d’or que Cuchillo avait entassé sur son zarape, et, quand il eut dédaigneusement nivelé la surface du vallon, il jeta par-dessus la haie le manteau du bandit. Puis il tira son couteau, coupa quelques brassées d’herbes, de lianes et de joncs, et en couvrit soigneusement le sol.

Rien désormais ne trahissait à l’œil l’existence de l’or sous ce voile de verdure ; le moindre reflet en avait disparu, et, comme si la lune eût regretté de ne plus pouvoir caresser de ses rayons cette merveille du Créateur, au moment où Pepe achevait sa tâche, elle achevait aussi sa course et disparaissait derrière les collines.

Pepe revint silencieusement s’asseoir derrière les sapins, sur la plate-forme où le Canadien et Fabian s’entretenaient ainsi :

« Vous choisissez la bonne voie, mon enfant, disait le vieux chasseur. Le front que Dieu a donné à l’homme pour le porter toujours haut ne doit se courber ni sur les livres ni vers la terre, même pour lui demander sa subsistance. L’or dessèche le cœur, le corps s’étiole dans les villes.

« Vous êtes aussi de la race du lion, Fabian, et le désert est son domaine. Dompter un cheval sauvage, pêcher le long des fleuves et des cataractes, chasser dans les bois et dans les plaines qui n’ont ni limites ni maîtres ; lutter de ruses avec ses ennemis, les combattre par la force, puis le soir, à la lueur du foyer, à la clarté des étoiles, rêver sous la voûte du ciel, prêter l’oreille à la voix du vent et des arbres, au murmure des eaux, incessante mélodie que la nature chante pour l’homme et que le fracas des villes ne lui permet pas d’entendre, tel est le sort que Dieu lui assigne. Oh ! mon fils, ce sort n’est-il pas digne du descendant des Mediana ?

– Vous entendez, Pepe, s’écria le jeune homme ; avez-vous quelque chose de plus haut à me proposer ?

– Ma foi, non, dit l’Espagnol, pas même le grade de capitaine des carabiniers royaux, que j’ai tant envié jadis.

– Allez, Fabian, continua le chasseur, la première peau de loutre dont vous toucherez le prix vous causera plus de plaisir que les sacs d’or que vous pourriez récolter ici. Je ferai de vous un tireur comme j’ai fait de Pepe, et à nous trois nous ferons d’excellentes affaires. Il ne vous manque plus à présent qu’un bon rifle kentuckien, et il se trouvera bien quelque bonne âme qui nous en donnera un à crédit, ajouta naïvement le chasseur en finissant.

– Qu’attendons-nous donc pour partir ? dit Fabian avec un sourire arraché à son émotion par la candeur de l’honnête Canadien, qui ne réfléchissait pas qu’il laissait intact un trésor d’une incalculable richesse.

– Laissez-le dire, don Fabian, fit Pepe en lui touchant le coude. J’ai pris là-bas de quoi payer votre rifle au comptant. »

Et Pepe montrait à Fabian d’un air de triomphe un grain d’or gros comme une noix, seul emprunt qu’il se fût permis de faire à ce prodigieux amas de richesses, quand il l’avait foulé aux pieds pour le dérober aux yeux des hommes.

Au moment où les trois amis allaient descendre de la plate-forme pour se diriger vers l’endroit où ils avaient laissé Gayferos, le silence de la nuit leur permit d’entendre le galop d’un cheval retentir sur le terrain sonore de la plaine.

Une émotion poignante vint frapper le Canadien au cœur, mais il cacha le trouble qu’il ressentait intérieurement.

« C’est sans doute, dit-il sans l’oser croire lui-même, quelque fugitif du camp mexicain qui s’enfuit de ce côté.

– Plaise à Dieu que ce ne soit pas pis ! reprit Pepe ; je ne suis étonné que d’une chose, c’est que la nuit ait été si tranquille, quand il y a non loin d’ici des Indiens rôdeurs, des blancs plus avides que les Indiens, et ces trésors damnés près de nous.

– Ah ! j’aperçois le cavalier, dit Fabian à voix basse ; mais la nuit est si noire, depuis que la lune est couchée, que je ne puis distinguer si c’est un ami ou un inconnu. C’est un blanc, j’en suis sûr, du moins. »

Le cavalier continuait à galoper, et sa course semblait devoir le faire passer loin de la pyramide, quand il fit un brusque détour et s’élança vers le sépulcre indien.

« Holà ! l’ami, qui êtes-vous ? cria Bois-Rosé en espagnol.

– Un ami, comme vous dites, répondit le cavalier dont chacun des trois chasseurs reconnut la voix : c’était celle de Pedro Diaz. Écoutez-moi tous trois, cria-t-il, et faites votre profit de ce que je vais vous dire.

– Voulez-vous que nous descendions vers vous ? demanda le Canadien.

– Non, peut-être n’auriez-vous pas le temps de remonter dans votre citadelle. Les Indiens sont maîtres de la plaine ; nos compagnons ont été presque tous massacrés. J’ai pu à peine échapper au carnage.

– Nous avons entendu la fusillade, dit Pepe.

– Ne m’interrompez pas, reprit Diaz, le temps presse. Le hasard m’a fait rencontrer tout à l’heure un coquin que vous n’auriez pas dû laisser échapper : c’est Baraja. Il conduit vers vous deux pirates de ces déserts et des Indiens apaches que je n’ai pas eu le temps de compter. Je n’ai pu prendre sur eux que quelques minutes d’avance. Ils sont sur mes pas. Adieu ! vous m’avez épargné quand j’étais votre prisonnier ; puisse l’avis que je vous transmets acquitter ma dette envers vous ! Quant à moi, je cours avertir à quelque distance d’ici des amis également en danger, car les forbans qui me suivent ne dissimulent pas leurs projets. Si vous leur échappez, gagnez la fourche de la Rivière-Rouge, et là vous trouverez des braves qui… »

Une flèche décochée par une main invisible passa en sifflant tout près de Diaz et l’interrompit. Le temps pressait en effet, et, après avoir jeté cet avis incomplet, l’aventurier piqua des deux en criant d’une voix retentissante, comme dernier avertissement à ses amis et comme dernière bravade aux ennemis qui venaient derrière lui :

« Sentinelle, prenez garde à vous ! »

Et l’écho répétait encore ce cri d’alarme, que déjà Diaz avait disparu dans les ténèbres au milieu de l’immense solitude. En même temps des loups hurlèrent de différents côtés dans la plaine.

« Ce sont les Indiens, dit Bois-Rosé ; ils ont vu des loups occupés à dépecer le cadavre de ce cheval là-bas, ils imitent leur voix pour s’avertir ; mais les démons ne peuvent tromper de vieux chasseurs comme nous. »