Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXIV

Librairie Hachette et Cie (1p. 223-230).

CHAPITRE XXI

LA PROPHÉTIE.


À ces paroles, qui ne laissaient pas de doute à la comtesse sur les intentions de don Antonio, son premier mouvement fut de se précipiter vers le berceau de son fils pour lui faire un rempart de son corps ; mais don Antonio, qui l’avait prévenue en s’interposant entre elle et le berceau, fixa sur elle le regard froid et impassible qu’il avait reconquis depuis le commencement de cette entrevue.

Il fallait que son âme fut bien profondément ulcérée, que son cœur fut bien desséché pour que son implacable résolution ne se fondît pas devant la comtesse, qui, les narines gonflées, le sein palpitant, l’angoisse peinte sur ses traits, fixait ses yeux sur lui tour à tour remplis de supplication et de terreur ; car elle était belle de toute la beauté fougueuse que promettait sa physionomie altière, tandis que la sollicitude maternelle prêtait à ses regards un charme inconnu.

« Grâce pour lui ! lui dit-elle enfin quand elle put recouvrer la parole ; vous pourrez me tuer, mais lui, que vous a-t-il fait, Antonio ?

— Qui vous a dit que je voulais être l’assassin d’un enfant ?

« Cet enfant n’est pas coupable de ce qu’une trahison, dont il est le fruit, l’a interposé entre moi et une fortune jointe à des titres que j’ai été élevé à considérer comme devant m’appartenir. Il ignore encore dans quel rang Dieu l’a fait naître, et confondu dans un monde inconnu où je le placerai, il l’ignorera toujours, car vous ne serez plus là pour le lui rappeler, continua l’implacable juge.

— Quoi ! s’écria la comtesse d’une voix que la surprise, l’étonnement, l’effroi étouffaient au passage… Quoi ! vous allez me séparer de lui ! Oh ! non, vous ne le ferez pas ! » continua-t-elle en tombant à genoux, les bras étendus et l’œil suppliant.

Don Antonio gardait un sombre silence. La comtesse crut avoir fait vibrer dans son cœur une corde moins insensible, et ce que l’éloquence d’une mère peut inspirer de plus persuasif, ce que la prière peut avoir de plus touchant, les supplications qui pouvaient adoucir cette implacable résolution, la justice des hommes et celle de Dieu, qu’elle invoqua, tout fut mis en œuvre par elle pour obtenir qu’on ne l’enlevât pas à son fils : mais larmes, prières, promesses, serments, tout fut inutile.

Un froid sourire répondit à ses prières.

La comtesse voulut tenter encore un dernier effort pour effrayer cet homme que la prière ne pouvait fléchir, et, la pâleur sur le front, les yeux animés d’un feu prophétique, elle s’avança vers lui :

« Prenez garde, dit-elle, qu’à défaut de la justice des hommes, dont vous vous raillez, cette justice d’en haut, que vous blasphémez, ne suscite à l’extrémité du monde, dans les déserts les plus reculés, où le pas de l’homme n’aura peut-être jamais été empreint, un accusateur, un juge et un bourreau.

— Le temps des miracles est passé, dit froidement don Antonio, et je suis sûr qu’il ne reviendra jamais. »

Puis il ajouta d’un geste d’impatience : « Voyons, finissons-en, cet enfant a dormi pour la dernière fois sous le toit de ses pères.

— Faites, ô mon Dieu ! qu’il n’en soit rien, » s’écria doña Luisa en adressant à Dieu la plus fervente prière qui se soit échappée d’un cœur maternel. Puis elle se précipita aux genoux de celui qui l’avait aimée en s’écriant :

« Oh ! Antonio, vous que j’ai connu si grand, si noble, si généreux, voudriez-vous vous souiller d’un crime ? Oh ! non, non, c’est pour m’effrayer ! n’est-ce pas ?

— Vous effrayer, reprit don Antonio avec un sourire sardonique, non vraiment ; car si j’ai été tout ce que vous dites, vive Dieu ! c’est un assez bon fonds de vertu pour pouvoir l’écorner un peu sans l’appauvrir. Mais, ajouta-t-il, le temps se passe et mes gens s’impatientent. »

À cette froide et cruelle raillerie, doña Luisa ne trouva plus de réponse. L’homme qui plaisantait avec le crime devait avoir un cœur qu’il était désormais inutile de chercher à attendrir.

Dès ce moment, et ce ne fut que de ce moment que la comtesse de Mediana comprit que tout était fini, une torpeur indicible s’empara de son esprit, son corps perdit tout ressort, elle ne pensa plus, n’agit plus, elle n’eut plus d’idée, et, passive et résignée, elle attendit son arrêt en silence. La réaction des émotions violentes qui l’avaient agitée dans cette soirée se faisait terrible et complète.

Dans cette vaste pièce inégalement éclairée, dans laquelle des bouffées de vent s’engouffraient avec un lugubre murmure en faisant frémir les longues draperies, cette femme, la tête passivement courbée devant l’homme tour à tour froid, railleur et emporté, mais toujours implacable, semblait une pauvre créature que son pacte expiré mettait à la merci de l’esprit du mal. Comme elle, la comtesse avait supplié en vain pour obtenir sa grâce, ou même un seul moment de répit ; mais le moment était venu où son âme ne lui appartenait plus.

Aussi, quand elle reçut de don Antonio l’ordre d’éveiller et d’habiller son enfant, elle s’avança vers le berceau, comme si elle n’avait plus la conscience de son existence. Un moment l’idée lui vint de jeter un cri pour appeler au secours ; mais l’instinct plutôt que la réflexion la retint ; le tigre qui la tenait sous sa griffe tenait aussi son enfant, et son large couteau vint faire briller à ses yeux ses lueurs sanglantes. Elle le vit en imagination teint du sang de celui qu’elle aimait plus que la vie, et, à l’horrible pensée qui s’empara d’elle, elle s’approcha de son fils, l’œil morne, la tête courbée et le cœur sans battements.

Ses yeux ne virent plus qu’à travers un voile de larmes le sommeil pur et profond de cet enfant que la scène qui se passait autour de lui laissait insoucieux et calme, et qu’il fallait, par une nuit brumeuse d’automne, arracher violemment à son sommeil pour lui dire un éternel adieu.

Elle commença donc, avec une sollicitude maternelle, à passer ses mains tremblantes sur la figure de son fils pour écarter les boucles de cheveux dont elle était voilée. L’enfant sentit le doux contact des mains de sa mère, ouvrit ses yeux alanguis, et, apercevant à travers un nuage celle qu’il voyait tous les soirs à son chevet, sourit de son plus doux sourire et se rendormit.

La comtesse jeta sur son bourreau un regard éperdu, le courage lui manqua, et ses bras retombèrent inertes le long de son corps. Don Antonio fit un geste de menace, la comtesse frissonna, se pencha de nouveau sur son enfant, et déposa sur ses lèvres un baiser empreint de la fiévreuse ardeur qui brûlait les siennes ; à ce contact, il s’éveilla, regarda autour de lui d’un air étonné, et ses paupières chargées de sommeil se refermaient de nouveau, quand une violente secousse de don Antonio les lui fit rouvrir et dissipa sa torpeur.

L’enfant frissonna au milieu de l’air glacé que la fenêtre ouverte vomissait dans la chambre, et à l’aspect d’un inconnu, de sa mère pâle et tremblante, le visage inondé de larmes, la terreur le fit trembler aussi, et il se cacha, en pleurant, dans le sein de sa mère.

Don Antonio se recula vers la croisée, après avoir recommandé d’un geste impérieux de faire diligence, mais sans cesser de fixer ses yeux sur doña Luisa. La malheureuse mère interrompit mille fois une tâche d’ordinaire si douce, et si déchirante à présent, pour embrasser tendrement chaque pièce de l’habillement d’un fils chéri, et pour couvrir de baisers ardents tout ce que sa bouche pouvait rencontrer de lui. Elle se trompait ou affectait de se tromper pour gagner quelques instants précieux, pour retarder le moment fatal où, debout et habillé, son enfant devait cesser de lui appartenir. Jusque-là elle était toujours sa mère, elle pouvait l’embrasser encore ; un instant de plus, pensait-elle, et peut-être Dieu, dans sa miséricorde, allait-il lui envoyer un sauveur ; et quand même Dieu permettrait le dénoûment probable de ce crime abominable, une minute de plus, n’était-ce pas cent baisers à lui donner encore !

Tout était terminé, le sauveur n’était point venu ; mais dans un dernier baiser, dans la dernière étreinte, les yeux de doña Luisa se couvrirent d’un voile, l’insensibilité du corps arrêta la douleur de l’âme, elle poussa un faible cri, s’affaissa et tomba évanouie.

Don Antonio, soit que ce dénoûment eût été prévu par lui, soit qu’il ne contrariât pas ses projets ultérieurs, approcha froidement la lampe de la figure pâle et inanimée de la comtesse pour s’assurer qu’elle respirait encore, et, sans se soucier des pleurs silencieux de l’enfant, que la terreur empêchait de crier, il alla fermer le verrou de la porte d’entrée. Cela fait, il ouvrit une armoire en chêne noir qui servait de secrétaire à la comtesse, et ramassa dans les tiroirs les bijoux, l’argent qu’il y trouva, mit à la hâte quelques papiers dans sa poche, puis il fit un paquet de tout le linge de femme qu’il trouva dans d’autres meubles.

Pendant ce temps, l’enfant sanglotait toujours en embrassant sa mère, dont la froide insensibilité était pour lui la source d’une mystérieuse terreur.

La chambre présenta bientôt l’aspect du désordre qui précède un grand voyage. Les tiroirs vidés étaient épars çà et là sur le parquet, les portes des armoires restaient entr’ouvertes ; en un mot, tout y décelait les préparatifs d’un départ précipité.

Après avoir pris toutes ces dispositions, don Antonio s’assit, en essuyant son front, sur le fauteuil qu’occupait la comtesse quelque temps auparavant, et il jeta un regard attentif autour de lui. Quand ce regard rencontra le corps de la comtesse, toujours inanimée, et son enfant la tenant par la main, une idée terrible sembla s’emparer de lui ; il se levait déjà à demi ; puis il se rassit comme si une lutte avait lieu dans son cœur entre deux idées contraires.

Et, pour changer le cours de ses pensées, pour échapper à une tentation irrésistible, il alla précipitamment à la fenêtre, fit entendre un léger sifflement, et quelques secondes après, une tête atteignit le balcon, le dépassa, et un des hommes que Pepe avait déjà vus entra dans l’appartement.

Le matelot examina froidement la scène qui se présentait à ses yeux en attendant les ordres qu’il allait recevoir :

« Jette ces paquets par la fenêtre ; Juan les recevra.

— Lesquels ? dit le matelot avec un rire grossier, en montrant le corps de la comtesse.

— Ceux-là, dit don Antonio.

— Avec votre permission, capitaine, dit José en faisant main basse sur un petit brasero en argent qui était au pied de la lampe.

— Fais, mon garçon, et surtout fais vite. »

Jamais ordre ne fut plus ponctuellement exécuté, car, en un clin d’œil, mille petits objets à l’usage des femmes disparurent dans la poche de sa jaquette, et les paquets faits par don Antonio furent rejoindre le compagnon qui l’attendait, et dont la voix monta jusqu’à lui avec ces mots :

« Eh ! José, part à nous deux !

— Allons, maintenant, dit don Antonio, voilà le plus difficile à enlever, t’en sentiras-tu la force ?

— Allons donc ! c’est pour rire, capitaine ! »

Et enlevant la comtesse, comme si c’eût été le corps d’un enfant, il la prit dans ses bras et se dirigea vers le balcon.

« Eh ! Juan ! cria-t-il, roidis l’échelle, je t’apporte du butin. » Et il disparut lentement sous le balcon.

Don Antonio le suivit emportant l’enfant que la terreur rendait muet.

Quelques minutes après, la lampe jeta une dernière et vive lueur sur les vêtements épars, sur le berceau en désordre, sur les armoires béantes et s’éteignit, puis au milieu du murmure lointain de l’Océan contre ses gigantesques digues, une rafale apporta en sifflant un bruit sourd comme un sanglot, comme un cri suprême de désespoir et d’angoisse ; et Pepe le Dormeur, qui l’entendit, crut que ce n’était qu’une de ces modulations funèbres du vent des falaises.

Achevons ce triste récit. La malheureuse mère, toujours inanimée, fut déposée par son ravisseur dans le canot qui l’avait emmené. Dans son implacable ambition, don Antonio avait condamné doña Luisa ; un scrupule de conscience l’empêcha seul de tuer le jeune Fabian qu’il abandonna à la merci de la mer dans l’embarcation où l’un de ses matelots poignarda la comtesse. Don Antonio espérait bien, du reste, que la faim, le froid et l’orage se chargeraient du soin de faire disparaître le fils de son frère.

Accompagné de ses deux complices et arrivé en vue de son navire, tous trois se jetèrent à la nage, et une fois à bord, ils expliquèrent par la fable d’un naufrage l’abandon du canot qui ne portait plus qu’une femme morte et un pauvre enfant que le froid d’une nuit d’hiver devait tuer probablement.

Don Antonio revint au manoir paternel ; on connaît sa vie jusqu’au soir où peu s’en fallut que Cuchillo ne poignardât devant lui le jeune homme que Dieu avait conduit sur sa route. On vient de voir ce qui avait précédé la nouvelle tentative d’assassinat dont Tiburcio venait de manquer d’être victime dans la forêt voisine de l’hacienda.