Dumas (p. 85-100).


VII

PRINTEMPS LOURD D’ORAGE


La splendeur de ce début de mai effaçait dans l’esprit de Diane le souvenir de tous les printemps.

Les bois, les parcs, les jardins étaient envahis par une profusion, une débauche de fleurs. C’était comme une marée montante qui submergeait les détails du paysage. Les murs fanés des bastides disparaissaient sous un manteau de clématites ou de bougainvillées ; la margelle des puits, dans les cours, émergeait à peine de la dentelle des marguerites ou d’un fouillis de géraniums roses et d’iris noirs ; les rosiers grimpants et la glycine faisaient aux pergolas des voûtes de parfums et montaient à l’assaut des cyprès. Dans les jardins de Pomponiana, les premiers rossignols chantaient toute la nuit, troublant de rappels de jeunesse et de mélancolie le sommeil léger de la dormeuse.

Mme Horsel prétendait qu’un charme enivrant et pernicieux s’exhalait de ces jardins millénaires et qu’elle en subissait l’envoûtement.

D’une voix dolente, avec un beau regard languide, elle confiait à Nérée :

— Je suis ensorcelée, je n’y peux rien ! Alors que mes intérêts les plus urgents me rappellent à Paris, je m’éternise et je m’enlise dans les délices de votre Pomponiana. Chaque jour, je me sens plus étroitement enlacée par un réseau fait de lumière, de couleurs, de parfums, de musiques aériennes, de poésie, de tristesse… C’est un sortilège dont je souhaiterais parfois de mourir !

— Ne nous faites pas cette farce funèbre, madame, répondait Galliane en souriant.

Mais elle se faisait plus dolente encore, renversant avec grâce sa jolie tête au dossier du fauteuil ; — elle savait ce mouvement avantageux : il affinait le bas du visage qui avait tendance à s’alourdir.

— Monsieur, se plaignait-elle, vous n’auriez jamais dû me dire que la villa qui m’abrite est bâtie sur l’emplacement d’un temple d’Astarté : je crains les maléfices de la redoutable déesse. J’y songe avec effroi pendant les nuits trop douces.

Nérée, bien résolu à ne jamais comprendre, répondait par quelque plaisanterie anodine. Blanche écoutait ces propos avec un agacement croissant dont elle ne laissait rien voir.

Les préoccupations de Diane Horsel n’étaient pas toutes aussi poétiques. La prose amère des ennuis d’argent y tenait une large place. Les périodiques dont la jeune femme tirait le plus clair de ses ressources avaient cessé de paraître. Quelques articles acceptés par différents journaux étaient renvoyés d’une semaine à l’autre. Les absents ont toujours tort, Diane ne l’ignorait point. En s’attardant loin des bureaux de rédaction assiégés, elle perdait à peu près ses chances. Elle le savait, mais était incapable de renoncer à sa folie.

Un soir, chez les Galliane, elle avait avoué, d’un ton mi-plaisant, mi-soucieux :

— Je suis dans une noire période de vaches maigres. J’ai une peur horrible de vous laisser attendre le loyer de votre villa.

Et Nérée, avec un geste négligent :

— Ne vous préoccupez pas de ce détail.

La bonne madame Galliane s’inquiétait :

— Pourvu que cette pauvre petite femme ne s’impose pas des privations !… Blanche, j’ai envie de lui faire porter par Fine un bon petit poulet de grain, tout prêt à rôtir. Qu’en dites-vous ?

— Je dis que cela ne peut lui être désagréable, mère, répondit la bru en réprimant un sourire.

Il était bien vrai que Diane Horsel faisait peu de frais pour son alimentation ; en revanche, les fards et autres produits de beauté lui coûtaient cher. De plus, elle venait de s’acheter une robe inutile, des souliers ravissants et un coquin de petit chapeau rêvé pour un minois d’adolescente. Elle avait à Hyères quelques dettes qui faisaient tout doucement boule de neige. Lorsque cette pensée l’importunait elle grillait une demi-douzaine de cigarettes afin de diluer ses soucis.

Un jour qu’elle se plaignait encore en riant des vaches maigres devenues squelettes, elle arborait un lourd collier barbare qu’elle avait acquis le matin même. On admira le collier ; mais, après le départ de la belle imprévoyante, Mme Galliane soupira :

— Elle est bien charmante ; mais elle se gouverne comme une enfant de sept ans.

— Curieux ! observa Blanche, moi, une dette de cinquante francs suffirait à me couper le sommeil.

Nérée sourit :

— Moi aussi. C’est que, au point de vue financier, il y a deux mentalités : la mentalité artiste et la mentalité petit bourgeois. Restons petits bourgeois !

— Et, pourtant, tu es très indulgent au genre artiste !

— Mais oui. En pays provençal, comment les cigales ne seraient-elles pas sympathiques ?

La maman approuva — songeant déjà, peut-être à l’envoi d’un autre poulet.

Blanche ressentait peu de sympathie pour la belle cigale. Elle songeait : « Ma belle-mère est d’une bonté un peu aveugle. Quant à lui… Ah ! il a beau être le plus parfait des hommes, il est homme, donc sensible aux coquetteries de cette fine mouche. Ignore-t-il que les belles robes, les colliers, les fards et les parfums sont achetés pour lui plaire ? Si ces jolies choses ne sont pas payées, est-ce à lui d’en faire grief à l’enjôleuse ? »

La jeune Mme Galliane eut bientôt d’autres motifs de secrète impatience.

Un soir, que Mme Horsel rapportait de Toulon quelques menus achats dont elle s’était chargée pour ses propriétaires, les trois femmes s’attardaient à causer au seuil de la véranda, tandis que Nérée lisait le Courrier du Var en se balançant dans son fauteuil à bascule.

— Tiens ! fit-il, ce pauvre Georges Cartier est mort. C’est un deuil pour le journal. Georges Cartier, depuis très longtemps, faisait la critique littéraire au Courrier.

Diane avait dressé l’oreille. Elle demanda :

— Croyez-vous, monsieur, que le successeur de ce journaliste sera désigné sans délai ?

— C’est peu probable, madame ; nous ne sommes pas à Paris et les critiques littéraires ne se rencontrent pas à chaque tournant de rue.

— C’est ce que je me disais. Pensez-vous que j’aurais quelques chances d’obtenir… au moins l’intérim ?

— Je n’en sais rien. Mais vous pouvez tenter une démarche.

Elle sembla hésiter, puis risqua :

— N’auriez-vous pas quelques intelligences dans la place ? Votre recommandation pourrait m’être précieuse.

— Je connais bien le directeur de ce journal ; je lui parlerai volontiers de vous si vous le jugez utile.

Elle se confondit en remerciements et montrait déjà une joie puérile, comme si l’affaire avait été conclue.

Galliane, le soir même, se disposa à se rendre aux bureaux du Courrier du Var.

Blanche se sentait dans un état d’exaspération déraisonnable qu’elle se reprochait. Elle ne put s’abstenir d’une remarque :

— Chéri, est-il bien prudent de t’entremettre ainsi ? Tu ignores tout du talent littéraire de Mme Horsel.

— Elle est intelligente. Elle n’aura pas de peine à faire aussi bien que ce pauvre Cartier qui n’avait guère évolué depuis vingt ans.

Mme Horsel n’est pas une enfant timide ; elle était de taille à empaumer le directeur du Courrier, sans qu’il soit nécessaire de te mobiliser !

— Peut-être ; mais je suis à peu près sûr que mon intervention sera utile. Et quand une femme seule a son pain à gagner, mon petit, j’estime que tout homme de cœur doit se mettre en quatre pour lui venir en aide.

Blanche vérifia en silence le nœud de cravate de son mari, brossa son chapeau, passa le peigne dans la vigoureuse chevelure ; puis, pressant sous ses lèvres la figure chérie :

— Va, preux chevalier ! Va « te mettre en quatre » ! Moi, je t’adore…

Lorsque Galliane quitta les bureaux du journal, un peu d’inquiétude se mêlait à sa satisfaction : « Si elle trouve à gagner un peu d’argent ici, songeait-il, jusqu’à quand s’y attardera-t-elle ? »

Or, il souhaitait le départ de sa belle locataire.

Diane Horsel fit merveille au Courrier du Var. Non seulement elle signa, une fois la semaine, d’excellentes critiques littéraires, mais elle donna aussi, le dimanche, une chronique pleine d’esprit et de fantaisie. Jamais elle n’avait apporté plus de soin et d’amour à ses écrits. C’est que, à chaque page, elle se demandait : « Nérée Galliane aimera-t-il cela ? En le lisant, aura-t-il dans les yeux ce vif éclair qui m’est plus précieux que tous les éloges des pontifes ? »

Nérée, en effet, goûtait fort le tour d’esprit et le style de Mme Horsel. Maintenant, lorsqu’il ouvrait le journal local, il y cherchait d’abord la signature de Diane. Et Blanche, qui ne quittait pas des yeux son mari, éprouvait une pinçure au cœur.

— Lis. Ce n’est vraiment pas mal.

Comment eût-il soupçonné la jalousie de Blanche ? N’était-elle pas l’élue, la seule aimée, la femme admirée et chérie entre toutes les femmes ?

Quant à elle, elle cachait pudiquement le trouble qui grandissait en son cœur. Mais Diane Horsel en avait quelque soupçon et il lui était doux d’inspirer un peu d’inquiétude à celle dont elle était si âprement jalouse. Ses quelques satisfactions de vanité, elle les payait de tant d’amertume ! Combien n’avait-elle pas dévoré de larmes de dépit, lorsque, le soir, dissimulée derrière un store, elle épiait la promenade du couple heureux ! Blanche et Nérée s’en allaient, la main dans la main, sous leurs beaux arbres. Quelquefois, elle les voyait rire comme des enfants joyeux ; ou bien, ralentissant le pas, leurs têtes rapprochées, ils causaient à voix basse.

Diane détestait aussi cette façon familière à Blanche de marcher, une main posée sur l’épaule de son mari. Cette main légère posée sur l’épaule solide exprimait à la fois une confiance et une prise de possession qui exaspéraient la jalousie. Lorsque Diane causait avec Galliane, elle essayait en vain de capter son regard qui s’évadait toujours au delà d’elle, à l’infini ; mais comme ce clair regard changeant devenait attentif lorsqu’il se fixait sur Blanche !

Une autre souffrance était de voir ces parents follement tendres s’enchanter des espiègleries et des caresses de Pomme. Ah ! cet enfant trop beau, trop charmant, trop choyé, pourquoi inspirait-il une telle amertume à la femme aux mains vides ?

Les jours où le bonheur des Galliane l’irritait d’une trop cuisante jalousie, Diane se tournait vers « l’ersatz » Carini. Ce taciturne Carini incapable de s’arracher quatre mots de suite, était tout de même très beau. Et peut-être pensait-il ! La coquette se dirigeait de son pas nonchalant vers la maisonnette de l’Italien, se laissait tomber sur le banc du seuil et demandait de sa voix câline :

— Monsieur Carini, chantez un peu pour moi.

L’homme hésitait un instant, puis, sans mot dire, allait chercher sa mandoline et chantait quelque rengaine de son pays. La musique était fade et vulgaire ; mais la voix du chanteur avait de bien jolies notes.

La dame écoutait, en une pose gracieusement abandonnée ; les paupières mi-closes, elle observait entre ses cils la face maugrabine où les superbes yeux noirs flamboyaient. Ces yeux se posaient à la dérobée sur les fines mains aux ongles vernis, sur le visage éclatant comme une aquarelle toute fraîche… et l’imprudente aurait dû se méfier de leur éclair farouche.

Pendant ce temps, Rita, l’épouse mélancolique, lavait la vaisselle sur l’évier en bougonnant en italien et s’abstenait de venir sur son seuil saluer l’élégante visiteuse.

Un soir que Fine montait dans la chambre de Blanche le linge qu’elle venait de repasser, elle se hasarda à dire à la jeune femme :

— Je voudrais bien confier quelque chose à Madame.

— De quoi s’agit-il ?

— Il s’agit de Rita, qui a des ennuis du fait de Mme Horsel.

— Que me racontez-vous là ?

— La pure vérité, Madame. Cette personne se fait un amusement du pauvre Carini ; elle l’aguiche tant qu’elle peut ; elle veut lui faire perdre la tête. Ce sont des jeux bien déshonnêtes quand ils s’adressent à un père de famille. Madame, permettez-moi de vous le dire : Mme Horsel est une personne dangereuse, une de ces femmes qui endorment les hommes debout rien qu’en clignant les yeux. Si elle s’en prend à cette pauvre bête de Carini, c’est faute de pouvoir réussir en visant trop haut… Madame a été trop bien élevée pour comprendre de pareils manèges ; quant à moussu Nérée, il est tellement bon qu’il ne croit pas au mal. Je me suis demandé si je devais tout dire à madamo.

— Non, Fine, répondit tranquillement Blanche, je vous prie de ne pas ennuyer Mme Galliane de ces enfantillages. Mme Horsel a l’habitude de Paris et des grandes villes ; ses façons diffèrent un peu des nôtres ; mais croyez bien qu’elle est sans mauvaises intentions à l’égard de Carini ; et si Rita se plaint à vous, rassurez-la sagement, au lieu de l’entretenir dans ses chimères.

Fine se mordit la lèvre et se retira, vexée : « Ces jeunes femmes élevées dans les pensions, ruminait-elle, ça n’a aucune idée des vilains côtés de la vie. Elle ne voit même pas de quel œil l’autre guigne moussu Nérée ! »

Blanche réfléchit une minute : parlerait-elle de ces choses à son mari ? Non ; ne pas se donner l’attitude déplaisante d’une épouse ombrageuse à l’affût des rivales possibles. S’ils avaient eu une vie moins retirée, le charmant Nérée aurait été en butte, tous les jours, à bien d’autres coquetteries. Il fallait affronter en souriant ce danger et garder une foi absolue en l’homme aimé. Quant à Carini, on pouvait espérer que la dame ne l’enlèverait pas !

Cependant la jeune femme devait faire effort pour ne point marquer à l’intruse une trop sensible froideur.

Diane Horsel mettait tous ses soins à entourer « madame mère », comme elle l’appelait tout bas, de gentillesses et de cajoleries ; elle savait que l’amitié de la vieille dame lui ouvrirait toujours toutes les portes de la maison. Un après-midi, elle vit les rejetons de Labarre, mouchés, peignés, vêtus d’un tablier propre, se diriger, une fleur à la main, vers la villa. Que se passait-il donc ?

Elle apprit qu’on fêtait, ce soir-là, le soixante-douzième anniversaire de madamo. Aussitôt de courir chez le grand confiseur d’Hyères et d’arriver chez les Galliane, une demi-heure avant le dîner, munie d’une gerbe de roses et d’une luxueuse boîte de bonbons. La vieille dame fut touchée aux larmes.

— Ne partez pas, dit-elle, vous dînez avec nous. Diane se défendait avec discrétion :

— Non, madame : je me sentirais de trop dans une fête de famille.

— Pas du tout ! Les fêtes de famille sont complétées par la présence de bons amis. Nous aurons d’ailleurs, à dîner un beau capitaine aviateur, camarade de mon fils.

Mme Horsel, ravie, demanda l’autorisation d’aller changer de robe et revint bientôt en tenue très élégante, gorge et bras au vent, un peu trop parfumée, un peu trop éclatante, mais, en somme, fort jolie.

Mais Blanche était délicieuse, avec son teint de perle, dans une très simple robe de crêpe rose pâle et sans un seul bijou que son alliance. Elle présenta à l’invitée de sa belle-mère le capitaine Aulnoy — laid, mais très chic — et dit en souriant à l’officier :

— Madame Diane Horsel, l’enchanteresse des lecteurs du Courrier du Var, qui fait baisser le tirage de tous les autres journaux du département.

Il sembla à Nérée que la belle journaliste avait eu un demi-sourire crispé. Soupçonnait-elle quelque ironie dans les paroles de Blanche ? Avec une parfaite délicatesse, il précisa que Mme Horsel ne collaborait au Courrier que pour occuper un court repos entre deux brillants reportages. Et il rappela les enquêtes presque héroïques qu’elle avait faites en Espagne.

Le capitaine salua et resalua. Mais ces titres de gloire ne l’intéressaient pas. Héros lui-même, il ne désirait point trouver chez les femmes des émules et des rivales, mais des êtres de grâce et de tendresse, propres à embellir les douces haltes. À ses yeux, Blanche réalisait en perfection cet idéal et, sans arrière-pensée, il s’enchantait de ce délicat visage féminin.

Mme Mère n’avait rien négligé pour assurer l’excellence de ce dîner. Fine, cuisinière émérite, avait déployé tous ses talents ; le meilleur pâtissier d’Hyères avait été prié de se surpasser et de vénérables bouteilles étaient sorties de la cave. Les cristaux et la vieille argenterie étincelaient sur la nappe semée de roses.

Dans la maison Galliane, tout rendait un son plein. Aucun sacrifice à la vanité ; rien de frelaté, rien d’artificiel ; tout se révélait authentique, sincère et du meilleur aloi, depuis le solide mobilier Louis-Philippe, depuis le camée qui fermait le col de dentelle de la vieille maman, depuis la carnation de fleur de la jeune femme jusqu’au bouquet de ce vin dont le rubis brillait dans les verres et jusqu’aux sentiments qui s’exprimaient d’un ton sobre, avec un regard droit.

Diane était trop intelligente pour ne point sentir vivement ces nuances. Elle songeait : « Ces vieilles familles de chez nous, implantées dans le même coin de terre depuis deux cents ans, quelle richesse spirituelle, quelle réserve de forces ! »

Et, faisant un retour sur elle-même, sur sa vie sans foyer, sans traditions familiales, sans but fixe, sans espoir de se perpétuer en d’autres vies, elle sentait une fois de plus les tenailles ardentes de la jalousie lui tordre le cœur.

La conversation libre et gaie bondissait d’un sujet à l’autre. Nérée était en verve autant que sa femme était en beauté. À certaines de ses plaisanteries, son ancien camarade éclatait de rire et disait :

— Oh ! Galliane, comme je vous retrouve ! Je me sens vieilli alors que vous avez toujours vingt ans. Quelle jouvence peut bien vous maintenir si merveilleusement en forme ?

Et Nérée, souriant :

— Ma jouvence est à votre côté, mon ami.

L’aviateur, avec une fugitive mélancolie, regardait pensivement Blanche.

Mais ce ne fut qu’un rapide nuage : comment ne pas céder à l’action euphorique de ce dîner de gourmets arrosé de deux magnifiques vins de Porquerolles ?

Au moment du café, on déboucha un vieux flacon d’aigo-ardènt que l’officier apprécia en connaisseur. Son verre à mi-chemin entre la nappe et ses lèvres, il parcourut des yeux la salle claire au charme intime et murmura :

— Qu’on est bien ici ! Qu’il y fait bon vivre !

— Eh bien ! dit Mme Galliane, suivez l’exemple de mon fils. Descendez volontairement du ciel avant d’en tomber en cent morceaux ! Un homme de trente ans est fait pour le foyer et non plus pour des aventures à tenter la patience du Bon Dieu !

— Ce que vous me dites, madame, je le pense à peu près tous les jours en m’installant dans ma carlingue…

Ces mots du capitaine provoquèrent chez Mme Horsel une de ces explosions imprévues qui amusaient Nérée.

— Quoi ! s’écria-t-elle, l’œil étincelant, vous renonceriez à vos ivresses de demi-dieu pour venir vous claquemurer dans un petit bonheur à l’odeur moisie ?

Mme Galliane leva vers le ciel deux frêles mains scandalisées :

— Voilà-t-il pas que le bonheur des honnêtes gens sent le moisi ! Petite madame, je vous trouve terrible ! Mais, vous-même, est-ce que je ne vous entends pas dire tous les jours que la paix heureuse de nos jardins vous enchaîne ici ?

— Pour quelques jours, peut-être… Parce que j’étais physiquement exténuée, mon humeur errante a pu être un instant combattue par un autre instinct… Avez-vous remarqué que les deux instincts contradictoires de l’oiseau sont ceux qui se partagent aussi le cœur de l’homme ? Instinct de l’envol, instinct du nid. Mais, plus son vol est puissant, moins l’oiseau s’attache à son nid.

— Permettez, madame, interrompit Aulnoy, que direz-vous de l’hirondelle ?

— Eh bien ! je ne suis pas de l’espèce hirondelle.

Pour me fixer sous un toit, il faut un fléchissement passager de mes forces. Je me suis plu dans ces jardins ; mais je sais que, dans quelques jours, ma curiosité insatiable m’emportera bien loin d’ici. Les grands spectacles du monde et l’âme humaine n’ont pas épuisé pour moi leur magie. Longtemps encore, je veux promener par tous les chemins mes yeux et mon cerveau, me sentir divinement libre et disponible, loin des foyers fermés, affranchie de toute attache, ignorante des soucis matériels et des affections humaines, toujours rapetissantes !

Elle parlait avec une ardeur fébrile. L’aviateur pensait : « Elle est diablement romantique et grandiloquente ! »

Et Nérée : « Si elle va un peu plus loin, elle déraillera ».

Ce fut Blanche qui répondit d’un ton mesuré :

— Votre conception de la vie est sans doute séduisante, mais ne peut convenir qu’à une élite restreinte. Il faut, pour la beauté du monde, des Diane Horsel, flammes errantes qui jettent une lumière sur leur passage ; il faut aussi de modestes veilleuses — comme les Galliane — sur les points de la vieille terre où s’enracinent les familles et les races.

D’un mouvement impulsif, le capitaine Aulnoy prit doucement la main féminine posée près de lui et la garda un instant dans la sienne en souriant à Nérée.

Mme Horsel, qui avait vu le geste, en conçut un certain mépris pour les facultés intellectuelles de l’aviateur. Elle se plongea le nez dans sa tasse de café, résolue à ne plus rien dire. Et, tandis que Mme Galliane ramenait la conversation sur un terrain de tout repos, Diane, qui n’écoutait plus, évoquait un souvenir d’enfance qui venait de surgir du plus profond de sa mémoire : âgée de six ans à peine, elle avait été invitée à jouer chez une petite fille dont les parents occupaient une haute situation. Cette enfant de riches possédait une poupée qui fut pour Diane une révélation féerique : une poupée qui parlait, envoyait des baisers, portait un corset baleiné, un manchon, un sac à main et autres objets inconnus des poupées de la fin du XIXe siècle. Après avoir longuement contemplé la merveille, l’enfant Diane, serrant contre elle sa grossière poupée bourrée de son et coiffée d’une perruque d’étoupe, avait déclaré « Ta fille est bien habillée, mais elle est bête ! Elle ne sait dire que quatre mots. La mienne est bien plus intelligente : si elle disait tout ce qu’elle pense, elle parlerait mieux que toi ! »

Et Mme Horsel constatait qu’elle venait à trente-cinq ans d’intervalle, de rééditer l’histoire de la poupée.

En quittant la table, on fit quelques pas au jardin dans un doux crépuscule. Un vent tiède promenait les parfums exaltés. Aulnoy admirait le buisson de roses de Bengale extraordinairement fleuri. Nérée dit :

— Il y a tant de roses qu’il ne reste plus de places pour les épines.

Et aussitôt, la voix mordante de Diane :

— Dommage, cher monsieur ! car ce sont les épines qui font les roses si attirantes.

Quelques heures plus tard, alors que le domaine semblait plongé dans le sommeil, Blanche et Nérée s’attardaient, coude à coude, sur la terrasse. La jeune femme demanda :

— Qu’as-tu pensé du joli couplet de Mme Horsel, ce soir, à table ?

— La pauvre femme a cédé à une de ces poussées de jalousie dont elle n’est peut-être pas très fière lorsqu’elle y songe après coup.

— Malgré cette jalousie agressive, il me semble que la dame ne t’est pas antipathique.

— Mais non… Un cancéreux peut être sympathique, n’est-ce pas ? Eh bien, je considère cette jalousie foncière, sans doute congénitale, comme une maladie aussi cruelle et digne de pitié que le cancer.

— Dis-moi, Nérée, si tu me voyais me comporter comme Mme Horsel, aurais-tu pour moi la même indulgence ?

— Certes non ! fit-il vivement. Mme Horsel, malgré sa stature de Victoire antique, n’est qu’une faiblesse féminine ; toi, mon fin roseau ployant, tu es une force égale à la mienne, une force capable d’étayer la mienne et de qui je puis exiger tout ce que j’exige de moi-même.

Blanche posa sa tête sur l’épaule toute proche et ne demanda plus rien.