Le Coup de bistouri


L’Aurore du 12 septembre 1898 (p. 2-13).


Le Coup de Bistouri



Il ne faut pas nous étonner de la résistance impie que les faussaires et les assassins de l’État-Major montrent et dirigent contre la révision. Elle était prévue. Comme Carrara qui ne voulait pas mourir et passer sa tête dans la lunette, ils se défendent contre l’expiation prochaine et en reculent, autant qu’ils peuvent, l’heure terrible et vengeresse. Nous devons nous attendre à plus encore, nous devons nous attendre à tout, de ces gredins sinistres qui, après avoir osé supprimer le colonel Henry, croyant qu’ils supprimaient l’affaire, osèrent glorifier son crime, pour n’avoir pas à payer le leur. De Dulac à Boisdeffre, de Drumont à Esterhazy, de du Paty à Rochefort, de Lemercier-Picard à Judet, l’antisémitisme religieux et militaire, qui inventa, de toutes pièces… fausses, la trahison de Dreyfus, nous réserve de nouvelles surprises. Par lui nous seront révélées des infamies que nous ne connaissons pas encore, qui ne sont pas de notre pays, et qui déshonorent jusqu’à l’esprit criminel de notre race. Avant de disparaître, la hart au col, et la face couverte des crachats de tout un peuple, il tentera de nous laisser le souvenir de « quelque plaisanterie de sa façon ». Pour l’instant, comme ils sont patriotes, les antisémites essaient de faire chanter la patrie… Aujourd’hui, ils appellent sur elle les horreurs de la guerre et de la défaite ; demain, ils la vendront, s’ils peuvent. Afin de se faire la main, ils ont bien livré l’Algérie au banditisme cosmopolite, livré ce qu’il y a de Français en Algérie au couteau des Espagnols, des Italiens et des Maltais.

Ce dont il faut s’étonner, c’est de l’attitude du gouvernement, du mystère que font, encore, Brisson, Sarrien, Bourgeois. Nous ne savons pas ce qu’ils pensent et ce qu’ils décideront, ni s’ils décideront et s’ils pensent quelque chose. Les informateurs prétendent que nous le saurons demain, à moins que ce ne soit dans huit jours. Mais on sent, dans la conduite des ministres, des hésitations, des atermoiements, des tâtonnements, rien de net ni de brave, quelque chose enfin qui ressemble terriblement à la peur de la vérité… Ils étudient le dossier, j’entends bien… Mais comment l’étudient-ils ?… Et comment peuvent-ils, sans un guide sûr, avancer, parmi les traquenards, les embûches et les fondrières, dans ce dédale effrayant de pièces fausses, de documents falsifiés, de faux témoignages ?… Comment peuvent-ils marcher, dans ces ténèbres de jour en jour épaissies, sans une autre lumière que celle de la lampe du lampiste Gribelin ?… Par quelle persistante aberration, ou par quelle timidité coupable, n’ont-ils pas songé, n’ont-ils pas voulu interroger le colonel Picquart, qui tient tous les fils de l’affaire ?… Et pourquoi s’obstinent-ils à n’accepter de renseignements et de leçons que des seules ombres condamnées de Boisdeffre et de Cavaignac !… Je ne veux pas faire au général Zurlinden l’injure de croire qu’il sert les mornes ambitions de M. Félix Faure, en même temps qu’il cherche à couvrir de hautes responsabilités… Mais enfin, pourquoi n’a-t-il pas fait entrer un peu d’air nouveau, un peu d’air pur, dans ces bureaux empestés où, depuis si longtemps, l’araignée antisémite tisse sa toile de mensonges, de faux et de crimes ?… Même absent, même en fuite, c’est l’âme de du Paty de Clam qui vit là, qui conseille et qui dirige !…

Et c’est toujours la même histoire.

Quelque temps avant la chute de M. Méline, un de mes amis dînait, dans une maison, avec le président du conseil… C’était dans la plus stricte intimité.

Après le dîner, au fumoir, causant familièrement avec M. Méline, mon ami, à brûle-pourpoint, lui demanda :

— Et l’affaire Dreyfus, monsieur le président ?… Ah ! comme je voudrais avoir, une bonne fois, votre opinion vraie !…

— Comment, mon opinion vraie ?… répliqua le ministre, que cette exclamation fit sursauter, violemment… Mais, mon cher monsieur, mon opinion vraie est que Dreyfus est coupable… archi-coupable !… J’en ai des preuves écrasantes !…

— Vous m’étonnez beaucoup… Car, enfin, connaissez-vous bien le dossier ?… L’avez-vous soigneusement étudié ?… L’avez-vous vu, seulement ?…

— Mais non !… Et pourquoi l’aurais-je vu ?… Cela ne me regarde pas… et c’eût été bien inutile !… Quand un homme comme le général de Boisdeffre…, le chef d’État-Major de l’armée, ne l’oublions pas…, vient me donner sa parole d’honneur que Dreyfus est coupable, qu’il a de sa culpabilité, « des preuves écrasantes, écrasantes… » ah ! je n’ai qu’à m’incliner… Qu’est-ce que vous voulez que le dossier m’apprenne de plus ?…

— Eh bien, monsieur le président, fit mon ami avec une admirable effronterie, vous ne connaissez pas un mot…, pas un mot, entendez-vous bien, de l’affaire Dreyfus ! Permettez-moi de vous l’expliquer !

Mais M. Méline se leva brusquement et, se bouchant les oreilles, il s’éloigna en disant :

— Non… non… non… qu’on ne me parle pas… qu’on ne me parle plus jamais de cette maudite affaire !…

Et ils sont tous comme ça !

Depuis que ce cauchemar dure, grâce à cette coalition gouvernementale de l’aveuglement et du silence, depuis qu’il oppresse, à la tuer, l’âme de la France, pas un homme politique ne s’est levé qui a crié :

— Eh bien oui !… Parlons-en… parlons-en au grand jour… Il faut en finir avec cet affreux secret qui nous étouffe, qui nous salit, et dont nous mourons…

Pas un !…

Ils hésitent, tâtonnent, combinent, s’acharnent à éviter les responsabilités…

Ceux à qui on veut parler de l’affaire se bouchent les oreilles ; ceux à qui on veut montrer l’affaire se bouchent les yeux !…

Et la plaie augmente, se gangrène, purule… Et personne pour la débrider d’un coup de bistouri, pour y porter le fer rouge !…

Tous, ils attendent la putréfaction finale !

Nous verrons demain si ce rude chirurgien que nous attendons sera M. Brisson.

Octave Mirbeau.