Le Conscrit
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 281-298).
◄  VI
VIII  ►
VII

VII


Vers la fin de l’après-dîner, Trine et son ami cheminaient dans la bruyère au delà de Casterlee, où ils avaient franchi la Nèthe. Tous deux étaient silencieux et tristes ; mais aucun n’avait révélé à l’autre les pénibles dispositions de son âme : au contraire, dans les rares paroles qu’ils échangeaient, ils s’efforçaient de paraître gais l’un à l’autre.

Et cependant un amer et cruel désenchantement avait peu à peu envahi leur cœur.

Depuis qu’ils s’étaient remis en voyage, Trine avait lavé cinq ou six fois déjà les yeux du soldat ; elle ne passait auprès d’aucune source sans essayer si elle ne possédait pas la merveilleuse vertu du premier ruisseau. Hélas ! ses soins dévoués étaient pour elle-même et pour le malheureux jeune homme une source de désespoir et de douleur.

Soit que le soldat se fût trompé en effet lorsqu’il avait cru voir sa compagne, soit que la fraîcheur de l’eau et le frottement du linge sur les yeux eussent augmenté l’inflammation, toujours est-il qu’il ne voyait plus rien, si souvent qu’il s’efforçât d’apercevoir la silhouette de son amie. Il finit même par ne plus pouvoir supporter la lumière, et il fermait les yeux avec de vives souffrances chaque fois que Trine détachait la visière de son front.

Ainsi se forma irrésistiblement dans l’âme de tous deux la terrible conviction qu’une illusion cruelle les avait égarés, et que la cécité était complète et incurable. L’espoir, heureuse incertitude, demeurait bien au fond de leur cœur, mais il ne pouvait qu’illuminer de temps en temps d’un rayon fugitif leur morne découragement, et leur douleur n’en était que plus cuisante et plus profonde.

Une autre cause portait aussi leur âme au chagrin et à la tristesse. Depuis le matin ils avaient déjà fait huit lieues, et étaient extrêmement las. L’aveugle, surtout, qui trébuchait souvent dans }e chemin était harassé et épuisé. Sans sentiment, plongé dans un mortel anéantissement, se retenant machinalement au bâton, il se traînait derrière son amie, le corps penché en avant, allant comme une machine inanimée. Ses pieds étaient blessés, et s’il n’eût pas perdu toute conscience de son état, il aurait senti le sang qui coulait brûlant de son talon droit dans le soulier.

Trine n’était pas moins fatiguée ; cependant elle continuait à marcher sans dire un mot, et même sans regarder le soldat. La pauvre fille n’osait parler. Son cœur n’avait plus de consolation à donner : la séduisante vision s’était évanouie, l’espoir du bonheur avait disparu. Une joie indicible l’avait pour ainsi dire mise hors d’elle, lorsque le riant avenir s’était montré à ses yeux ; mais précisément à cause de cela, la déception était mille fois plus pénible et la courbait maintenant comme un esclave, quelque courageuse qu’elle fût, sous le poids d’un immense découragement. Et puis qu’eût-elle pu dire à son ami pour l’arracher à son désespoir ? Lui parler de ses yeux et mentir à ses propres convictions ? elle ne le pouvait pas ; c’eût été briser à la fois le cœur de Jean et le sien par une amère ironie !

Voilà pourquoi elle marchait muette et à pas pesants, abîmée dans ses réflexions désespérées, et sachant à peine où elle en était.

Après une grande demi-heure du plus profond silence, le soldat dit tout à coup en respirant péniblement :

— Trine, arrête ! Je n’en puis plus !

— Je suis à bout aussi, répondit Trine sans se retourner ; nous allons nous reposer un peu, et nous passerons la nuit dans ce village là-bas.

— Ah ! n’allons pas plus loin ! dit l’aveugle d’une voix suppliante.

— Nous sommes près d’un jardin ; encore vingt pas, Jean ; il y a une belle haie de hêtre. Nous serons assis à l’ombre.

— Pour l’amour de Dieu, va donc vite !

Elle le prit par la main, le conduisit jusqu’à la haie, à laquelle elle lui fit tourner le dos, et l’aida à s’asseoir.

Le jeune homme s’affaissa lourdement sur le gazon et pencha la tête sur la poitrine…

Derrière l’endroit où s’étaient arrêtés le soldat et sa compagne, la haie était arrondie en berceau et recourbée vers l’intérieur du jardin. Dans ce berceau était assis un monsieur tenant un livre à la main. Il devait être très-âgé, car son visage était creusé de rides profondes, et les rares cheveux qui ceignaient encore son crâne comme une couronne étaient aussi blancs que la neige. Une redingote boutonnée jusqu’au menton et le ruban rouge d’un ordre sur la poitrine lui donnaient l’air d’un officier en retraite.

Lorsqu’il entendit derrière lui le bruit des deux voyageurs, il se retourna et reconnut à travers le feuillage un soldat et une jeune paysanne avec un sac sur le dos. Cette vue le surprit d’abord ; mais il s’en rendit compte en pensant que c’était une sœur qui reconduisait son frère à la maison paternelle et qui, par amitié, avait débarrassé ses épaules de leur fardeau. Néanmoins il admira cette simple et naïve preuve d’affection, et un sourire de sympathie éclaira sa physionomie, tandis que son regard demeurait fixé sur les voyageurs au repos.

Sur ces entrefaites, Trine s’était assise auprès de l’aveugle et lui disait :

— Jean, comme tu es muet et triste ! Qu’est-ce qui te tourmente ? La fatigue, n’est-ce pas ? Cela se passera.

Ne recevant pas de réponse, elle reprit d’une voix plus douce :

— Ah ! mon ami, console-toi et songe que demain nous serons à la maison. De Venloo ici, il y a vingt lieues au moins… Trois petites lieues encore, et nous verrons notre village. Si nous pouvons partir demain matin, nous ferons ce court chemin tout en nous promenant. Nous avons pourtant bien des raisons encore d’être contents ; car c’est toujours un grand bonheur que j’aie pu te ramener de l’hôpital chez nous. Et pour le reste, je ferai en sorte que tu n’aies pas grand chagrin en ta vie… Pourquoi ne dis-tu pas un seul mot ?

Le jeune homme respira avec effort et répondit en soupirant :

— Mon cœur bat si singulièrement ! mes yeux me font si mal… laisse-moi en repos !

Quelques moments s’écoulèrent sans que la jeune fille rompît encore le silence ; elle en vint peu à peu à penser que c’était plutôt la tristesse que la fatigue qui accablait son ami. Dans sa générosité, elle comprima sa propre douleur pour rendre au pauvre aveugle des émotions consolantes, et lui dit d’une voix enjouée :

— Jean, tu es bien sûr de m’avoir vue, n’est-ce pas ? Cela me fait penser qu’il doit encore y avoir de la vie dans ton œil gauche, quoique tu sois encore une fois tout à fait aveugle. Cela vient de la chaleur qui a enflammé tes yeux. Prends patience jusqu’à ce que nous soyons à la maison ; nous vendrons un peu de grain nouveau et nous ferons venir le docteur de Wyneghem. Celui-là te guérira bien ; il a fait tant d’autres miracles avec des gens qui étaient aussi bien que morts. Et pense un peu, Jean, demain nous serons près de ta mère, du grand-père, de Paul ; alors je te conduirai dire bonjour à tous les amis… Quand tu seras bien reposé, tes yeux ne te feront plus mal et tu verras encore un peu… Et puis, nous irons tous ensemble prier sous le tilleul et remercier la sainte Vierge de sa miséricorde ; car, n’en doute pas, Jean, elle m’a exaucée et elle te… Qu’est-ce que cela ? Je vois du sang sur ton bas ! Ah ! mon Dieu ! et tu n’en dis rien, pauvre agneau !

Elle s’empressa de lui ôter soulier et bas et se mit à étancher avec son fichu blanc le sang qui coulait du pied. Elle songeait à lui dire que ce n’était qu’une légère blessure ; mais à peine eut-elle levé les yeux, qu’elle se prit à trembler comme une feuille et demanda avec angoisse :

— Jean, mon ami, qu’as-tu ? tu deviens si pâle !

Le jeune homme murmura d’une voix éteinte :

— Ah ! je n’en sais rien… mon cœur s’en va… c’est comme si j’allais mourir…

Un frisson, lugubre avant-coureur, parcourut ses membres, sa tête tomba inanimée sur son épaule, ses bras s’affaissèrent le long de son corps sur le gazon.

Trine, poussant des gémissements inarticulés, prit dans ses mains les joues décolorées du soldat et voulut lui soulever sa tête en s’écriant avec un accent désespéré :

— Jean, Jean ! oh le pauvre garçon, est mort ! De l’eau, de l’eau ! Au secours, au secours !

Ce disant, elle se releva, regarda autour d’elle comme une insensée, et courut de çà, de là, pour découvrir de l’eau. Elle remarqua, au détour du coin de la haie, une barrière ouverte qui donnait accès dans le jardin, au bout duquel s’élevait une habitation. Cette vue lui arracha un cri de joie, et elle se mit à courir de toutes ses forces vers la maison pour y demander aide.

Perdue dans les capricieux sentiers du parterre, elle approchait du seuil lorsqu’elle vit deux personnes le franchir et s’acheminer vers elle. L’une était un vieux monsieur à la chevelure argentée et dont la physionomie vénérable inspirait le respect ; l’autre, âgé aussi, paraissait encore fort et robuste. Une large balafre, semblable à la cicatrice d’un coup de sabre, sanglait son visage du front jusqu’au menton et donnait à ses traits, une certaine expression de dureté. Il portait une cruche, deux bouteilles et un peu de linge. À coup sûr, ce devait être un domestique du vieux monsieur, car il suivait celui-ci en silence et à une certaine distance.

— Oh ! monsieur ! s’écria Trine avec désespoir, donnez-moi un peu d’eau et de vinaigre ! Il y a là, derrière la haie, un pauvre garçon aveugle ; il a perdu connaissance. Au nom de Dieu, monsieur soyez miséricordieux ; faites une bonne action et accompagnez-moi jusque-là. Oh ! je vous en supplie, venez !

Le vieillard sourît avec compassion, et, prenant la main de la jeune fille, lui répondit avec une parfaite tranquillité :

— Calmez-vous, ma fille, ce n’est rien. Nous étions en route pour le tirer d’affaire. N’ayez pas d’inquiétude, mon enfant, ce n’est qu’une simple faiblesse. Votre ami se sera trop fatigué… Venez et ne vous désolez pas.

Trine comprenait à peine ce qu’on lui disait ; Il lui semblait si miraculeux de rencontrer à point nommé des secours sans que personne eût pu annoncer l’accident, que, dans l’ingénuité de son âme, elle croyait retrouver ici la miséricordieuse intervention de la Mère de Dieu ; elle contemplait avec une joyeuse stupéfaction la douce et consolatrice physionomie du vieillard, qui lui souriait d’un air de protection, et qui, tout en pressant le pas, lui disait :

— Vous êtes une brave fille de montrer tant d’affection à ce pauvre soldat. D’où Venez-vous avec lui ? N’est-ce pas de Venloo ?

— Oui, de Venloo, monsieur ; c’est bien loin d’ici…

— Et avez-vous porté pendant tout le voyage le sac que vous avez sur le dos ?

— Oui, monsieur, dit la jeune fille en pleurant ; il est aveugle et ne peut pas bien marcher parce qu’il ne voit pas devant lui. Nous étions pressés ; je suis forte et bien portante… Dieu ! voyez, le voilà, ce pauvre ami ! aussi blanc qu’un mort !

Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux ; elle joignit les mains et s’écria d’une voix navrante et pleine de supplication :

— Il n’en mourra pas pourtant, n’est-ce pas, monsieur ? Le vieillard secoua la tête en souriant, et s’approcha du malade. Le domestique posa les bouteilles à terre, et, sans attendre d’ordre, souleva d’une main la tête du soldat, tandis que de l’autre il dénouait sa cravate et ouvrait sa veste sur la poitrine. Entre temps, le vieillard était occupé à laver le visage et les tempes du jeune homme.

Trine, à genoux, contemplait d’un œil fixe et plein de larmes les soins que les deux inconnus prodiguaient à son malheureux ami.

Elle s’apercevait qu’ils devaient être accoutumés d’avoir affaire aux malades et ne doutait pas que le vieillard ne fût un médecin.

Cette pensée la consola et lui donna du courage ; un sourire étrange où se confondaient la reconnaissance et une attente pleine d’angoisse, anima son visage et brilla à travers ses pleurs. Sa surprise augmenta quand elle entendit ces paroles :

— Major, disait le domestique, c’est comme à Sabiana de Alba, en Espagne. Mon cœur bat encore quand j’y pense !

— Notre pauvre ami le capitaine Steens, n’est-ce pas ? répondit le vieillard avec un soupir… L’évanouissement est profond !… donne-moi la petite bouteille.

— Oui y il me semble le voir encore… Le capitaine était aussi comme ça, adossé à un citronnier ; il a laissé ses os à Vittoria, le brave homme ! C’était là une vie : on hachait, on taillait, on coupait, on tapait ! Nous en avons relevé et pansé quelques-uns ce jour-là ! J’avais du sang de la tête aux pieds, et vous aussi, major !

— Le cœur se ranime… il reviendra bientôt à lui.

Le domestique souleva avec le doigt les paupières du jeune homme et dit :

— Il est aveugle ! C’est la vieille maladie des soldats. Nous connaissons cela. Mais voyez donc l’œil gauche, major ; il n’est pas encore tout à fait perdu, il me semble ?

La jeune fille jeta un cri de joie. Elle avait épié le retour de la vie sur le pâle visage de son ami et avait vu avec un battement de cœur une légère rougeur colorer ses joues… Il avait fait un mouvement !

Bientôt l’aveugle, ayant repris tout à fait connaissance, tâta les vêtements de ceux qui le soignaient et dit avec anxiété :

— Où suis-je ? que m’est-il arrivé ?

Et étendant la main autour de lui, il s’écria d’une voix plaintive :

— Trine, chère Trine, où es-tu ?

La jeune fille saisit ses mains en poussant une joyeuse exclamation :

— Oh ! Jean, remercie Dieu de ce que tu es tombé ici ! C’est un grand bonheur. De braves gens sont auprès de toi ; ils disent que ton œil gauche n’est pas encore mort.

— Qui que vous soyez, que Notre Seigneur vous bénisse pour votre compassion ! murmura le jeune homme.

— Camarade, dit le domestique en l’interrompant, essayons si nous pouvons nous tenir debout. Ayons bon courage, et ce sera bientôt fait.

Il prit le soldat sous le bras gauche, tandis que le vieux monsieur le soutenait de l’autre côté ; ils aidèrent ainsi à eux deux l’aveugle à se mettre sur pieds.

Trine, s’imaginant que la bienveillance des inconnus s’arrêterait là, sourit avec une angélique douceur et les yeux humides, les remercia en ces termes :

— Messieurs, je suis une pauvre paysanne, et Jean n’est pas riche non plus ; mais soyez sûrs que pendant notre vie entière nous nous souviendrons de vous dans nos prières et nous bénirons votre bonté. Ne vous donnez pas plus de peine ; laissez-le s’asseoir sur l’herbe, il se reposera un peu. Je lui mettrai moi-même du linge autour des pieds. Il nous faut aller jusqu’au village ; nous y passerons la nuit. Que Dieu vous donne santé et bonheur sur la terre, et plus tard les joies du paradis !

— Non pas ! non pas ! répondit le vieillard ; suivez-moi. Vous êtes de braves gens ; je ne veux pas que vous repreniez votre fatigant voyage. Le jeune camarade ne partira pas sans s’être réconforté. Nous verrons si je ne puis rien faire pour récompenser votre généreux dévouement, mon enfant,

— Nous avons encore quelques bouteilles de vieux vin d’Espagne qui ferait revenir un mort, ajouta le domestique. C’est la seule médecine dont il ait besoin. Attendez un peu, ma fille ; dans une heure, vous ne le reconnaîtrez plus.

— Oh ! messieurs, murmura la jeune fille, faites ce que votre âme chrétienne vous inspire ; quand je vois votre bonté, l’émotion me coupe la parole. Soyez mille fois bénis, mes chers bienfaiteurs !

Soutenu de chaque côté par le vieux monsieur et le domestique, Jean se mit à marcher d’un pas lourd. En arrivant dans le jardin, la jeune fille se rapprocha peu à peu du domestique et lui demanda à voix basse :

— Dites-moi, mon ami, votre maître est-il docteur ?


— Docteur ? répondit le domestique. Il a été chirurgien-major sous Napoléon ! Nous avons coupé plus de jambes et de bras que ce chemin n’en pourrait tenir, et ce n’est pas peu dire.

— Sait-il aussi guérir les yeux, mon ami ?

— Oui, oui, et un peu mieux, s’il vous plaît, que les chirurgiens d’à présent. Il reste diablement peu des braves camarades d’Espagne ; sans cela, il y en a joliment qui lui devraient la vue.

— Ah ! mon brave homme, vous devriez le prier bien humblement qu’il voie un peu les yeux de Jean. Dieu sait s’il ne saurait pas le guérir.

— Laissez faire, ma fille, il le fera bien de lui-même. Les soldats lui tiennent encore au cœur, Jean ne partira pas d’ici de sitôt.

— Si vous pouvez aider à la chose, mon ami, ou dire seulement une bonne parole, je vous serai bien reconnaissante.

— Il est inutile de me le demander ; cela ne dépendra pas de moi : qui dit soldat dit camarade, vous savez le proverbe. Voyez, cela va déjà beaucoup mieux ; je ne le soutiens presque plus.

Ils étaient sur le seuil de la maison ; bientôt ils entrèrent dans une chambre garnie de jolis meubles. Le vieillard conduisit l’aveugle vers un large fauteuil et l’y fit asseoir le dos au jour. Il tendit une clef au domestique, qui s’empressa de quitter la chambre tout content, et revint bientôt après avec une bouteille et deux verres. En passant il chuchota à l’oreille de la jeune fille :

— C’est de ce vin qui réveillerait les morts ; vous allez voir.

Trine ne comprit pas ce qu’il voulait dire : elle regarda avec une vive curiosité le vieux médecin, qui portait aux lèvres du jeune homme un verre rempli d’une liqueur rouge et transparente.

— Buvez cela à petits traits, mon ami, dit-il ; cela vous restaurera miraculeusement.

— Mon Dieu ! qu’est-ce que cela ? s’écria l’aveugle stupéfait, après avoir goûté quelques gorgées de la bienfaisante liqueur… Cela me réchauffe si bien en dedans ! Merci, merci… J’ai faim !

— Déjà, camarade ? N’allons pas si vite, répliqua le vieillard. Pansons votre pied d’abord, puis nous verrons les yeux. Venez donc, ma fille ; j’allais vous oublier, ma chère enfant. Asseyez-vous sur cette chaise ; et toi, Karel, donne-lui un verre de vin.

Tandis que le domestique était occupé à parler à Trine et à lui prôner la merveilleuse vertu du vin d’Espagne, le vieillard avait entouré d’une bande le pied du jeune homme. Il lava ensuite ses yeux avec une certaine liqueur, et les enduisit d’une pommade blanchâtre. Cela fait, il alla aux fenêtres, en ferma les rideaux pour adoucir la lumière dans la chambre, se rapprocha du soldat et lui dit :

— Ouvrez les yeux, mon ami, et essayez si vous ne pourrez rien distinguer…

Jean ouvrit les yeux et demeura quelque temps sans parler, bien que le vieillard lui demandât ce qu’il éprouvait. Ses yeux éteints semblaient chercher quelque chose.

Tout à coup un cri aigu s’échappa de sa poitrine ; il se leva et marcha, les mains étendues, vers la jeune fille, qui, debout et tremblant d’un fiévreux espoir, le voyait s’approcher. Elle voulut courir dans ses bras, mais le domestique la retint »

L’aveugle s’arrêta devant elle, lui tendit la main d’un mouvement incertain, et dit d’une voix frémissante :

— Trine, Trine, je ne suis pas aveugle ! C’est bien vrai cette fois-ci ! Je reverrai encore ma mère, le grand-père et Paul ! Ah ! je vois que tu as ton mouchoir rouge.

La jeune fille l’embrassa en balbutiant des paroles inintelligibles qui ressemblaient plutôt à des gémissements qu’à des cris de joie.

Mais le vieillard s’empara de nouveau du jeune homme et le fit rasseoir dans le fauteuil ; puis nouant aussitôt la visière verte devant les yeux du malade :

— Vous dites avoir vu que votre amie porte un mouchoir rouge. Cela me semble impossible. Ne vous trompez-vous pas ?

— Je ne vois encore rien qu’une ombre grise, répondit le soldat, mais quand je commençais à devenir aveugle, j’ai remarqué que le rouge, dans l’obscurité, paraît plus foncé que les autres couleurs. Voilà pourquoi je sais que le mouchoir est rouge.

— Je le pensais bien, dit le médecin ; maintenant nous allons procéder avec prudence.

Et se tournant vers le domestique, il lui dit :

— Karel, menez le camarade à la cuisine et faites-lui manger un peu de viande et de pain : demi-ration, pas davantage ! Après cela vous le conduirez dans le petit cabinet et le ferez coucher : il a besoin de repos. Dites aussi à la servante qu’elle apporte à manger à cette bonne fille.

Dès que le domestique et le soldat eurent passé la porte, Trine tomba aux pieds du vieillard en sanglotant tout haut ; elle embrassa ses genoux sans pouvoir proférer une parole et en pleurant abondamment. Il voulut la relever, mais elle lui résista ; et levant vers lui ses beaux yeux bleus tout humides, elle s’écria :

— Monsieur, monsieur ! Dieu vous bénira d’avoir eu tant de bonté pour de pauvres paysans comme nous. Je ne puis vous dire tout ce que je sens ; mais je mourrais volontiers dix ans plus tôt pour que vous viviez d’autant plus longtemps. Et si vous voulez bien guérir les yeux de Jean, comme un bon ange de Dieu que vous êtes, nous prierons tous pour vous tous les jours, et nous ferons des pèlerinages à votre intention, cher monsieur.

Le vieillard releva la jeune fille et la conduisit à la table en lui adressant des paroles de consolation et d’encouragement. Bientôt la servante parut, posa devant Trine quelques mets choisis, et quitta sur-le-champ l’appartement.

La jeune paysanne prit peu de nourriture. Soit fatigue, soit émotion, elle finit en peu d’instants son repas, et son regard se fixa avec une expression de muette reconnaissance sur son bienfaiteur, qui était venu s’asseoir à côté d’elle et l’encourageait à manger.

Le vieillard remarquant qu’elle ne touchait plus à rien, lui prit la main :

— Contez-moi maintenant, lui dit-il, d’où vous êtes, et comment il se fait que vous vous trouviez en route en compagnie de ce soldat aveugle. Dites-moi si vous avez encore des parents, et où ils demeurent.

La jeune fille se mit à parler, avec une naïve et simple éloquence, des maisonnettes d’argile, du tirage au sort, de la vieille mère, du grand-père, de Paul et du départ de Jean. Mais lorsqu’elle raconta combien elle avait eu de peine à rejoindre son ami aveugle à Venloo, comment elle avait failli s’évanouir de joie quand l’officier lui avait permis de ramener chez lui l’infortuné conscrit ; comment elle avait rêvé de la sainte Vierge, et ce qu’ils s’étaient dit, Jean et elle, pendant la route, une profonde émotion s’empara peu à peu du cœur du vieillard, et par intervalles il essuyait de ses yeux une larme de pitié. Il ne pouvait résister au doux accent de la voix de Trine, ni s’empêcher d’admirer ce dévouement inouï et cette affection sans bornes.

Elle n’avait rien dissimulé, et avait redit avec une entière franchise toutes les circonstances de son rêve, son mariage avec l’aveugle, tout ce qu’elle avait promis à celui-ci, tout ce qu’elle voulait faire pour adoucir sa triste existence ; elle avait répété aussi toutes les paroles de Jean et tout ce qu’il s’était promis de faire si, par la bonté de Dieu, il venait à recouvrer la vue.

L’émouvant récit avait duré longtemps, bien que le vieillard ne l’eût interrompu que par de simples questions.

Lorsque la jeune fille finit par de chaleureux remerciements, elle attendit en silence une réponse ; son auditeur, les yeux fixés sur le sol, était plongé dans une profonde préoccupation.

Au bout de quelques instants il leva la tête et lui dit :

— Ma fille, vous avez bien agi ; vous êtes une bonne et généreuse enfant. Ainsi votre rêve vous disait qu’en travaillant nuit et jour vous parviendriez, vous à détourner de votre ami les tristesses de la cécité, lui à vous récompenser de votre amour, et tous deux ensemble à assurer à vos parents une existence paisible ? c’est bien : Dieu a entendu votre prière. C’est lui qui vous a envoyés ici et me permet de faire une bonne action. Je mettrai en œuvre toute ma vieille expérience pour guérir l’œil gauche de votre ami, et j’ai lieu d’espérer que j’y réussirai. Quant au reste, ne vous en inquiétez pas… votre généreux songe deviendra une vérité… Vous passerez la nuit ici ; demain nous aviserons à ce qui reste à faire. En attendant, reposez-vous ou promenez-vous dans le jardin ; et si vous désirez quelque chose, adressez-vous à la servante ou au domestique : ce sont de braves gens qui se mettront en quatre pour vous rendre service. Je vous quitte jusqu’à ce soir.

Trine vit, sans pouvoir proférer une parole, le vieillard franchir la porte… Un instant après elle quitta la chambre aussi, et, le cœur plein de joie, alla errer dans le jardin, en songeant à ce que lui avait dit le vieux monsieur.

Le lendemain matin une voiture dépassait la barrière de la maison de campagne. Sur le banc de devant était assis le domestique au front balafré, qui sifflait un air gai et stimulait du fouet le cheval au départ. Sur le second banc se trouvait le jeune homme, la visière verte devant les yeux, et auprès de lui Trine, la physionomie épanouie, pressant sa main d’une douce étreinte, et murmurant à son oreille d’une voix joyeuse :

— Jean, nous sommes bien heureux pourtant, n’est-ce pas ?… mon beau rêve a réussi… C’est maintenant que ta mère va être contente… et tu guériras, bien sûr, car le vieux monsieur l’a dit. Comme ils vont être étonnés tous en nous voyant arriver, comme des barons, dans une belle voiture !

— Nous allons traverser Gierle et Wechel, et aller jusqu’à Zoersel, dit le domestique : là il faudra me montrer le chemin. Et maintenant, en route !

Il lâcha la bride au vigoureux cheval, et cria d’une voix de stentor :

— Hop là, Marengo, en avant ! marche !

La poussière du chemin vola sous les roues comme un nuage, et la voiture disparut bientôt au milieu des premières maisons du village.