Le Comte de Cavour
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 361-385).
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LE
COMTE DE CAVOUR
ETUDE DE POLITIQUE NATIONALE ET PARLEMENTAIRE

I. Il conte di Cavour, ricordi biografici, par Giuseppe Massari, 1 vol. in-8o. — II. Discorsi parlamentari del conte Camillo di Cavour, raccolti e publicati per ordine della camera dei deputati, 12 vol. — III. Le comte de Cavour, récits et souvenirs, par M. W. da La Rive, 1 vol. in-8o, etc. — IV. Documens inédits, etc.

IV.
LA GUERRE DE 1859. — CAVOUR ET LA PAIX DE VILLAFRANCA.[1]


Au moment où le drame national de l’Italie va se précipiter, qu’on remette par la pensée deux dates en présence. Le 23 mars 1849, le Piémont tombe vaincu sur un champ de bataille, n’ayant plus dans la main qu’un tronçon d’épée et un drapeau. Il n’a pas d’alliés ; c’est à peine s’il lui reste quelques amis plus disposés à blâmer ses témérités ou à s’apitoyer sur ses mésaventures militaires qu’à le secourir. L’Autriche triomphe par les armes, la réaction triomphe par la logique invariable des révolutions désordonnées. Tout semble perdu pour longtemps au-delà des Alpes. Aux premiers jours de 1859, tout est regagné, tout a changé. La cause de l’Italie a conquis l’attention de l’Europe, elle s’impose aux gouvernemens comme à l’opinion. C’est l’œuvre de la politique inaugurée à Turin, obstinément suivie pendant dix ans, — de cette politique qui a conduit le Piémont de Novare à la guerre de Crimée, du congrès de Paris aux négociations de Plombières. Elle est arrivée, cette politique de dix ans, à isoler l’Autriche dans sa domination contestée, à rallier tous les sentimens italiens autour d’une monarchie nationale, à séparer la question d’indépendance de la révolution et à intéresser les cabinets ; elle a réussi jusque-là par une étonnante combinaison de circonstances habilement préparées, ou toujours saisies à propos, et à l’heure voulue elle trouve comme coopérateurs deux hommes qui, avec des différences profondes de situation, de caractère et d’esprit, se. complètent pour rendre possible l’entreprise la plus difficile. Napoléon III et Cavour se rencontrent et entrent en scène !

Non assurément, ces deux hommes ne se ressemblent guère ; ils apparaissent plutôt comme un contraste vivant et mystérieux. Ils sont exposés à se heurter plus d’une fois, et néanmoins ils s’attirent mutuellement, ils se sentent nécessaires l’un à l’autre. Pour Cavour, Napoléon III est l’allié puissant, dangereux peut-être, mais indispensable, le chef d’une des premières nations, du continent, d’une armée réputée encore irrésistible. Pour Napoléon III Cavour est le ministre extérieur de ses vues énigmatiques sur l’Italie, l’homme le mieux fait pour l’entraîner, pour lui tenir tête au besoin, pour le soulager du poids de ses irrésolutions en pressant ses volontés, en lui offrant par des expédiens toujours nouveaux l’occasion de se décider et d’agir. On raconte que, pendant l’entrevue de Plombières, l’empereur, alors dans l’illusion de son omnipotence, avait dit à Cavour : « Savez-vous qu’il n’y a que trois hommes en Europe, nous deux et un troisième que je ne nommerai pas. » Quel était ce troisième personnage ? Il est resté inconnu. De la rencontre des deux autres dans la petite ville des Vosges naissait bientôt, au commencement de 1859, cette double péripétie de la scène du 1er janvier aux Tuileries et du discours vibrant de Victor-Emmanuel au parlement de Turin, le 10 janvier. Dès le premier instant, Cavour, sans avoir été prévenu, n’avait pu se méprendre sur la portée des paroles négligemment adressées par Napoléon III à M. de Hubner, et en recevant la nouvelle il avait dit avec un sourire : « Il paraît que l’empereur veut aller en avant » » Quant au discours prononcé une semaine plus tard par Le roi Victor-Emmanuel, l’empereur l’avait connu et conseillé. C’était sa tactique de laisser dire par son allié ce qu’il ne voulait pas dire lui-même, ce qu’il ne pouvait encore avouer. Quelques jours étaient à peine écoulés qu’un incident, nouveau éclatait comme un signe révélateur de plus. On apprenait presqu’en même temps que le prince Napoléon venait de partir pour Turin, accompagné du général Niel, et que le mariage d’un Bonaparte avec la princesse Clotilde de Savoie était accompli. Avant le 30 janvier, tout était fini à Turin, où l’opinion frémissante voyait dans cette union dynastique le gage d’événemens prochains. C’est à ce moment, le 18 janvier, que les arrangemens, jusque-là tout personnels et secrets, prenaient une forme diplomatique plus précise et devenaient une alliance régulière fondée toujours sur la prévision d’une attaque de l’Autriche. Dernier coup de théâtre enfin : au lendemain du mariage du prince Napoléon et de la princesse Clotilde paraissait subitement à Paris une brochure retentissante, — Napoléon III et l’Italie, — qu’on savait inspirée par l’empereur, qui traçait tout un programme de réorganisation italienne par une fédération nationale en dehors de la domination étrangère.

Ainsi en peu de temps les faits significatifs se succèdent et se pressent. Les paroles de Napoléon III à M. de Hubner trouvent leur commentaire, une sorte d’écho grossissant dans le discours de Victor-Emmanuel, et ces deux actes se complètent par l’alliance de famille, par le manifeste impérial qui relève devant l’Europe le problème des destinées italiennes, comme si les traités de 1815 n’existaient pas. Quelques semaines, quelques jours ont suffis pour mûrir la crise. Rien s’est décidé cependant, et la question est encore de savoir si ce sera l’épée qui tranchera définitivement le nœud ou si les gouvernemens, par un dernier effort, réussiront à détourner l’orage qui, en paraissant s’amasser sur l’Autriche seule, menace le continent tout entier. Entre le courant belliqueux et le courant pacifique, la lutte est engagée pendant cet hiver de 1859, prologue agitent confus du grand drame.


I

Situation étrange en effet, où tout semblait conduire fatalement un conflit et où le point précis du débat restait obscur, où la diplomatie ne savait comment prendre ce problème italien, qui était sans doute dans les mauvais gouvernemens, dans les légations ou les duchés, mais qui était aussi, avant, out, dans la domination étrangère, c’est-à-dire dans ce qui ne pouvait être résolu que par la force. Phase curieuse de l’histoire du siècle, où Cavour lui-même, qui seul savait ce qu’il voulait, passait près de quatre mois entre un mouvement national qu’il stimulait ou retenait tour à tour, et les difficultés qui lui menaient de l’Europe, des négociations engagées de toutes parts pour lui barrer le chemin !

Si l’Autriche avait eu plus d’initiative et de souplesse, elle aurait bien pu simplifier la question, et elle eût peut-être singulièrement embarrassé ses adversaires. Elle semblait en avoir eu l’idée, et c’est comme un épisode d’une mélancolie furtive disparu dans le mouvement tumultueux des choses. Peu auparavant, pendant l’année 1858, le cabinet de Vienne avait envoyé l’archiduc Maximilien comme vice-roi en Lombardie avec une mission de paix et de conciliation. L’infortuné prince promis par son destin à la tragédie mexicaine était arrivé à Venise et à Milan plein d’intentions libérales. Il avait pour lui la jeunesse, la bonne grâce hardie, l’intérêt bien entendu de l’Autriche, les conseils du prudent Léopold de Belgique, dont il venait d’épouser la fille, — et par le roi Léopold l’encourageante faveur de l’Angleterre. Maximilien avait pris sa tâche au sérieux. Dans une course qu’il avait faite au Lac-Majeur et dans une conversation qu’il avait eue avec le ministre de Prusse à Turin, le comte Brassier de Saint-Simon, il avait parlé de Cavour dans les termes les plus sympathiques. « J’admire beaucoup M. de Cavour, disait-il, mais comme il s’agit de faire une politique de progrès, je ne me laisserai pas devancer. » Cavour, qui faisait attention à tout et ne dédaignait rien, n’avait pas été sans s’émouvoir de cette tentative, qui pouvait déconcerter tous ses plans, et depuis il avouait que la mission de l’archiduc Maximilien avait été un de ses plus vifs soucis. Supposez un instant que l’Autriche, forte d’un droit territorial incontesté et d’une puissance militaire qui lui permettait les concessions sans déshonneur, eût persisté dans cette libérale pensée, désintéressant autant que possible le sentiment national italien, adoucissant son régime et prenant l’Europe à témoin ; supposez ce rêve devenant une réalité par le gouvernement pacificateur d’un archiduc, que d’événemens pouvaient être changés depuis la guerre de 1859 jusqu’à la guerre de 1866 et à tout ce qui s’en est suivi, en passant par le Mexique !

Dût-elle ne point réussir, c’était du moins une politique à essayer ; mais par un de ces emportemens ou un de ces faux calculs dont elle a donné plus d’un exemple et qui lui ont toujours coûté cher, l’Autriche, aux premiers signes d’une crise possible, se rejetait effarée vers ses traditions d’immobilité et de répression. Elle ne se bornait pas à révoquer la mission de l’archiduc Maximilien, elle aggravait partout le régime militaire. Elle avait déjà commencé ses préparatifs de guerre avant le 1er janvier 1859, elle les précipitait fiévreusement au lendemain du 1er janvier, envoyant corps d’armée sur corps d’armée en Italie, organisant ses forces comme à la veille d’une entrée en campagne, et allant jusqu’à prendre position sur le Tessin, en face du Piémont. Quelques-uns de ses officiers, emportés par l’ardeur belliqueuse, commettaient bien d’autres imprudences. Dans des banquets, à Milan, ils ne parlaient de rien moins que du prochain départ pour Turin, — qui devait être la première étape sur la route de Paris ! L’Autriche ne voyait pas que, par ses agitations et ses précipitations, elle compromettait tout, qu’elle désarmait d’avance ceux qui travaillaient pour la paix, et qu’elle se plaçait elle-même dans une condition où elle pouvait être conduite, un jour ou l’autre, à un coup de tête par l’excès de ses déploiemens militaires et de ses dépenses. Elle ne s’apercevait pas qu’elle jouait le jeu de ses adversaires, qu’elle tombait peut-être dans un piège, et dans tous les cas elle commençait par donner un prétexte dont le Piémont, se sentant désormais appuyé, ne manquait pas de profiter. Aux armemens, le Piémont répondait par des armemens ; aux démonstrations, il opposait des démonstrations, mettant en défense ses forteresses d’Alexandrie et de Casale, rassemblant ses régimens dispersés des deux côtés des Alpes. Le parlement votait un emprunt de 50 millions ostensiblement motivé par les « provocations de l’Autriche, » de telle sorte qu’on était déjà presque en présence, ou du moins la question se trouvait terriblement engagée ou envenimée, lorsque la diplomatie se mettait à l’œuvre pour retenir les événemens près de se déchaîner.

Que voulait, ou plutôt que pouvait la diplomatie, au point où en étaient les choses ? Elle n’avait pas tardé à s’émouvoir de tous ces incidens qui tourbillonnaient autour d’elle, qui lui révélaient un danger de guerre. Elle voulait évidemment la paix, elle désirait travailler à la maintenir. L’Angleterre, représentée par le ministère tory de lord Derby et de lord Malmesbury, tenait à la paix plus que tout le monde. Malheureusement l’Europe était profondément divisée, et l’Angleterre elle-même, en prenant l’initiative des explications et des négociations, en ouvrant la campagne diplomatique, l’Angleterre était pleine de perplexités. Elle se sentait partagée entre ses traditions de politique continentale, qui la rattachaient aux traités de 1815 et à l’Autriche, ses sympathies d’opinion qui l’inclinaient vers le Piémont et l’Italie, ses intérêts de puissance commerçante, ses inquiétudes à l’égard de la France, dont les desseins et l’intimité croissante avec Turin la préoccupaient. Elle aurait voulu tout concilier, la paix et ce qui menaçait la paix, l’Autriche, la France, le Piémont, et elle ne voyait pas qu’en allant de l’un à l’autre elle risquait d’échouer partout.

Lorsque l’Angleterre s’adressait à Vienne, le comte Buol, ministre de l’empereur François-Joseph, lui répondait avec impatience : « Vous vous trompez, ce n’est pas ici que vous avez à porter vos instances et vos conseils, c’est à Paris et à Turin que vous devez parler sans réticence. Que l’empereur Napoléon sache bien que, si son armée franchit les Alpes, l’Angleterre ne restera pas inactive ; que le roi de Piémont sache que l’Angleterre ne sanctionnera aucun attentat contre les possessions autrichiennes en Italie ! Si les ministres de la reine tiennent un langage résolu, il n’y aura pas de guerre… L’Italie n’a aucun besoin de changement ; qu’on cesse de l’agiter, et il n’y aura rien… » Lorsque le cabinet anglais se tournait vers Turin, on lui disait que, s’il voulait la paix, il devait s’adresser à Vienne, que tout le mal venait de la domination étrangère, qui était un dangereux appui pour les mauvais gouvernemens, une menace pour la liberté constitutionnelle piémontaise, et l’éternel aliment des passions révolutionnaires ; on lui démontrait que, si l’Autriche était dans la légalité de 1815 à Milan, elle n’y était plus en occupant Bologne et Ancône depuis dix ans, en enchaînant les duchés du centre par des traités de vassalité, en faisant de Plaisance une forteresse impériale à la frontière du Piémont. Lorsque l’Angleterre interrogeait la France, l’empereur l’encourageait dans ses efforts pacifiques, désavouant toute pensée d’agression, prenant l’air d’un conciliateur prudent qui retenait le Piémont, et en définitive laissant entrevoir au sujet des affaires italiennes des idées qui avaient peu de chances d’être acceptées par l’Autriche.

L’Angleterre aurait pu trouver un levier dans les puissances neutres ; mais la Prusse lui prêtait un concours assez platonique, et quant à la Russie, le prince Gortchakof avait dit dès le premier moment à l’ambassadeur anglais Crampton : « Certainement la Russie désire la paix, elle en a besoin ; mais avec ma franchise habituelle je dois vous déclarer que nous ne pouvons pas voir du même œil la France et l’Autriche. Avec la première nous sommes dans les termes d’une étroite cordialité, avec la seconde c’est le contraire. La cour de Vienne a indignement répondu à nos procédés. Dans d’autres temps, la Russie offrait ses conseils à ses alliés ; aujourd’hui elle s’abstient de conseiller qui que ; ce soit. Si on nous demande notre opinion, nous serons favorables à la paix ; nous irons jusque-là, pas plus loin. Remarquez bien que, si la paix de l’Europe est troublée, je ne vous dis pas de quel côte pourront être les armes russes. Sur ce point, nous sommes résolus à rester libres de tout engagement… » Au milieu de ces contradictions et de ces confusions, l’Angleterre était certainement embarrassée ; elle ne se décourageait pas cependant. Elle avait commencé, dès le mois de janvier, par essayer d’amener Napoléon III à préciser ses vues. Bientôt elle avait fait un pas de plus : avant la fin de février, l’ambassadeur de la reine à Paris, lord Cowley, était parti pour Vienne avec un programme de négociation auquel il devait s’efforcer de rallier l’Autriche. Il s’agissait, dans ce premier programme, de la cessation des occupations militaires à Bologne et à Rome, de l’abrogation des traités autrichiens avec les duchés, d’un système de réformes libérales dans les états italiens, et avant tout de la régularisation des rapports de l’Autriche et de la Sardaigne. La mission de lord Cowley n’avait pas trop réussi ; elle n’avait pas non plus absolument échoué, le cabinet anglais le croyait du moins, et peut-être même se flattait-il déjà de pouvoir dominer les événemens par une médiation lorsque tout à coup, vers le 20 macs, éclatait en pleine Europe une proposition de congrès venant de Saint-Pétersbourg et en réalité répondant à un vœu secret des Tuileries. C’était la première apparition de cette idée ou de cette chimère de congrès si souvent et si vainement poursuivie depuis par Napoléon III. Un congrès à propos des problèmes italiens ! Dans quelles conditions et où se réunirait-il, ce congrès ? Comment serait-il composé ? Traiterait-il des affaires de l’Italie sans les Italiens ? Allait-il s’ouvrir au bruit des armemens qui ne discontinuaient pas sur le Tessin ? Évidemment la question, au lieu de se simplifier, ne faisait que se compliquer en mettant au grand jour toutes les incohérences européennes, en entrant dans une voie sans issue. Un diplomate avisé disait : « Voila un congrès qui ne se réunira jamais ! »


II

C’est en présence de ces difficultés que Cavour se trouvait incessamment entre 1er janvier 1859 et le mois d’avril. L’art suprême pour lui n’était pas seulement de faire sortir la guerre d’une situation si troublée : c’était d’aller au but à travers toutes les complications sans trop se séparer de l’Europe, surtout sans cesser un instant d’être en contact avec la France, dont il devenait l’avant-garde au-delà des Alpes. L’art suprême pour Cavour était de concilier le mouvement intérieur sur lequel il avait à s’appuyer, dont il restait plus que jamais le guide aussi prudent que passionné, et les difficultés extérieures auxquelles il ne pouvait échapper. Dans ce double travail, il déployait quatre mois durant une inépuisable et alerte activité, ayant toujours l’œil sur le Tessin et sur l’Autriche, passant d’une conférence diplomatique à la visite des fortifications de Casale ou d’Alexandrie, veillant à tous les services et recevant tout le monde, communiquant sans cesse autour de lui son esprit et son feu.

Aux premiers incidens de la nouvelle année, au moment où « la bombe avait éclaté, » selon l’expression dont on se servait, le Piémont et l’Italie entière avaient ressenti la commotion. L’opinion avait compris que l’heure était venue, et pour tous il n’y avait plus en dès lors qu’une pensée. D’Azeglio, ce galant homme, toujours prêt aux résolutions généreuses, s’était empressé d’écrire à Cavour : « Ce n’est plus le moment de discuter ta politique, il n’y a qu’à la faire réussir ; fais de moi ce que tu voudras… » Ce que disait d’Azeglio traduisait un sentiment universel : de toutes les parties de l’Italie, la confiance refluait en quelque sorte vers Cavour. Ceux qui songeaient avant tout à l’indépendance se tournaient vers Turin, et de la Lombardie comme de la Toscane, comme de la Romagne ou de Modène, accourait toute une jeunesse impatiente de s’enrôler sous le drapeau de Victor-Emmanuel. Ces manifestations n’avaient rien de désordonné comme en 1848 ; elles avaient au contraire je ne sais quoi de régulier et de discipliné jusque dans les frémissemens de l’émotion nationale. Il y avait comme une conspiration d’un nouveau genre dont le mot d’ordre était de ne pas recommencer les fautes du passé, de se rallier sans marchander à une direction qui avait ramené l’Italie de si loin.

Cavour jouissait de ce mouvement, qui était son œuvre et sa force, dont il prétendait bien se servir en l’organisant et qui répondait à une de ses plus vives préoccupations. Si le patriote habile et prévoyant avait tout fait pour conquérir une grande alliance sans laquelle rien de sérieux n’était possible, il ne voulait pas d’un autre côté devoir tout à cette alliance. Il écrivait à La Marmora : « Pour que la guerre ait des résultats heureux, il faut nous préparer à faire les plus grands efforts… Malheur à nous si nous triomphons uniquement par l’aide des Français !… » Il tenait, pour la dignité nationale comme pour la liberté de sa politique, à ne pas recevoir l’indépendance comme un don gratuit. Aussi mettait-il tous ses soins à la préparation morale et matérielle du pays, en s’efforçant d’associer autant que possible l’Italie au Piémont. A côté de l’armée piémontaise, au risque de se brouiller avec la diplomatie, il s’occupait de créer sous le nom de « chasseurs des Alpes » des bataillons destinés à servir décadrés à toute cette jeunesse lombarde, toscane, qui affluait à Turin, et en homme hardi il n’avait pas même reculé devant la pensée de confier ces bataillons à Garibaldi. Un matin de cet hiver de 1858-1859, avant le jour, un visiteur inconnu s’était présenté chez le président du conseil, qui avait été aussitôt prévenu par un valet de chambre un peu effaré. « Quel est cet homme ? disait le chef du cabinet piémontais. — Il a un large chapeau, un gros bâton à la main, et il ne veut pas dire son nom, il prétend que M. le comte l’attend. » C’était Garibaldi, qui était venu s’entendre avec Cavour en se rangeant sous les ordres de Victor-Emmanuel. Seulement, comme ce nom pouvait être encore un épouvantail, Garibaldi était reparti pour Caprera, laissant à Turin, pour l’organisation des « chasseurs des Alpes, » le colonel Medici, en qui Cavour trouvait bien vite un auxiliaire fasciné et dévoué. C’était assez risqué sans doute, et il n’était point impossible que ce ne fût un embarras pour l’avenir. Évidemment Cavour seul pouvait jouer avec tous ces élémens et tenter l’aventure : il y voyait un moyen de réunir toutes les forces nationales, de rallier ou d’annuler les républicains en ne laissant de côté que les sectaires endurcis de Mazzini, et quant à ceux-ci, il n’hésitait pas à déclarer que, s’ils bougeaient, il les mitraillerait sans pitié comme des Allemands. Cavour sentait grandir en lui une force de commandement à l’aide de laquelle il pouvait se servir de tous les concours, se mesurer avec tous les obstacles et rester maître d’un mouvement qui venait en quelque sorte de lui-même se placer sous sa main. Il disposait du Piémont et de l’Italie.

La difficulté la plus grave pour lui était encore au dehors, en Angleterre, et même jusqu’à un certain point en France. L’Angleterre, qui le trouvait toujours sur son chemin dans ses négociations pour la paix, l’Angleterre, à vrai dire, le traitait avec rudesse. Lord Derby, lord Malmesbury ne cessaient de le harceler de leurs récriminations et de leurs admonestations, que son ami, le brillant sir James Hudson, lui portait avec plus de fidélité que de conviction personnelle. Le cabinet anglais voyait en lui, et il avait bien un peu raison, le grand agitateur, le provocateur incessant de l’Autriche, le plus dangereux adversaire de toutes les tentatives pacifiques. Cavour, de son côté, écoutait patiemment, non sans inquiétude quelquefois, mais également décidé à résister à l’Angleterre et à ne pas la blesser. Au besoin, si on le poussait un peu trop, il se révoltait, et à un diplomate anglais qui lui disait que l’opinion publique à Londres l’accusait de mettre en péril la paix européenne par sa politique italienne, il répliquait vivement : « A merveille ! et moi je pense au contraire que c’est sur l’Angleterre que doit peser la plus sérieuse responsabilité de la situation troublée de l’Italie. Ce sont les hommes d’état de l’Angleterre, les orateurs de son parlement, ses diplomates, ses écrivains qui ont travaillé pendant des années à exciter dans notre péninsule les passions politiques. Est-ce que ce n’est point la Grande-Bretagne qui a encouragé la Sardaigne à opposer la propagande des influences morales à la prépotence illégitime de l’Autriche en l’Italie ? »

Au fond, si sensible qu’il fût aux sévérités du cabinet de Londres, Cavour ménageait extrêmement l’Angleterre, qu’il s’étudiait à lier par le souvenir de ses encouragemens de la veille, par ses traditions libérales, par ses sympathies pour le régime constitutionnel piémontais. Il saisissait les occasions de s’adresser en plein parlement au peuple britannique ; il rappelait que toutes les causes justes, l’émancipation irlandaise, l’émancipation des noirs, avaient fini par triompher, et il s’écriait : « Est-ce que la cause de l’Italie est moins sacrée que celle des Irlandais, que celle des noirs ? Elle aussi, elle triomphera devant l’opinion anglaise. Je ne peux croire que l’éminent homme d’état, — lord Derby, — qui préside aux conseils de l’Angleterre, après avoir attaché à l’émancipation des nègres le nom que l’histoire lui a transmis, veuille terminer sa brillante carrière par une complicité avec ceux qui voudraient condamner les Italiens à une servitude éternelle… » Au même instant, l’habile ministre recevait à Turin avec les plus gracieuses attentions d’éminens Anglais, un membre du parti whig, le général Fox, M. Gladstone, qui, en quittant récemment les îles ioniennes, où il avait rempli une mission officielle, venait de traverser la Vénétie, la Lombardie, qu’il avait trouvées en pleine occupation militaire. Cavour ne négligeait rien pour montrer à ses hôtes que l’Angleterre se trompait en identifiant la paix avec la domination autrichienne. « Vous avez pu le voir, disait-il à M. Gladstone, l’Autriche nous menace ; ici nous sommes tranquilles, le pays est calme ; nous ferons notre devoir. » Il savait ce qu’il faisait ; s’il n’avait pas l’Angleterre pour amie, il ne voulait pas l’avoir pour ennemie, et il lui envoyait comme ambassadeur extraordinaire l’homme le mieux fait pour réveiller ses sympathies, ses instincts libéraux, Massimo d’Azeglio. « Celui-là, disait-il gaîment, est le père de la question italienne, c’est un modéré, on ne se défiera pas de lui. Sa présence à Londres pourra être très utile auprès de tous ceux qui ne sont pas du pur sang autrichien… » Et d’Azeglio allait à Londres, comme il venait d’aller à Rome porter le collier de l’Annonciade au prince de Galles qui visitait la ville éternelle !

Avec la France, les rapports de Cavour étaient d’une autre nature sans être moins compliqués et moins laborieux. Le hardi Piémontais avait, il est vrai, en Napoléon III un ami de la cause italienne, un allié plus qu’à demi engagé, et dès le mois de janvier le mariage du prince Napoléon lui assurait un auxiliaire de plus, un complice de famille. Il ne cessait point d’ailleurs d’avoir avec les Tuileries des relations directes et secrètes par M. de Villamarina, surtout par M. Nigra, son jeune et fidèle confident, dont la mission tout intime grandissait avec les circonstances. L’influence de Turin sur Paris était aussi réelle, aussi active que l’influence de Paris sur Turin. L’alliance nouée et resserrée depuis six mois restait entière ; mais Cavour n’ignorait ni ce qu’il y avait d’incertain et de fuyant dans le caractère de Napoléon III, ni les difficultés que le chef de la France rencontrait autour de lui. Par le fait, la politique qui s’était déclarée depuis le 1er janvier soulevait dans une partie de la société française, dans le monde religieux, dans l’ancien monde parlementaire et même dans une certaine classe des amis de l’empire, un tourbillon d’opposition. Les uns, et c’étaient des esprits sérieux, voyaient, dans la guerre qui semblait se préparer, des bouleversemens d’équilibre dont les intérêts traditionnels de la France auraient nécessairement à souffrir. Les autres voyaient dans un conflit en Italie une menace pour la situation temporelle du pape. Paris, le Paris mondain, passionné et pensant, que l’empire ne comptait guère et qui néanmoins avait son influence d’opinion, ce Paris était pour la paix. Cavour ne l’ignorait pas ; il se savait appuyé par bien des esprits libéraux, il ne pouvait se dissimuler les dispositions d’une partie de la société parisienne, et il savait aussi que jusque dans les conseils impériaux le ministre des affaires étrangères, le comte Walewski, partageait jusqu’à un certain point ces dispositions peu favorables à l’action pour l’Italie.

Chose bizarre et pourtant vraie ! Napoléon III, dans le secret de sa pensée, restait évidemment attaché à la cause pour laquelle il avait noué l’alliance de Plombières et de Turin ; le comte Walewski parlait et agissait en ministre pratiquant une autre politique, la politique de la répugnance pour la guerre avec l’Autriche, de la sévérité à l’égard du Piémont et de l’Italie, de la défiance et même presque de l’hostilité personnelle à l’égard de Cavour. Dans un gouvernement d’omnipotence, il y avait une sorte de conflit intime de directions à l’abri duquel l’empereur, par inertie ou par calcul, semblait se complaire, couvrant sa marche des déclarations et des efforts pacifiques de son ministre, qu’il laissait s’avancer sans lui dire son dernier mot. Napoléon III, lui aussi, voulait ménager l’Angleterre ; il voulait paraître subir la guerre et ne prendre les armes que dans l’intérêt de la paix, des principes conservateurs, de l’équilibre de l’Europe, compromis ou menacés par l’Autriche en Italie. Il laissait le comte Walewski jouer sur ce thème-là en négociateur parfaitement sincère, de telle sorte que Cavour, ayant déjà assez d’embarras avec l’Angleterre, se trouvait de plus en présence de ce casse-tête d’une double politique française. Soutenu à Paris par l’empereur, qui ne parlait pas tous les jours, il avait d’un autre côté affaire aux salons, aux puissances financières, aux influences religieuses, à la diplomatie régulière et officielle, qui dans les intervalles du silence impérial avait la parole.

Bien des fois pendant ces semaines laborieuses, agitées, du commencement de 1859, Cavour, obligé de faire face à toutes les difficultés et à tous les périls, se voyait réduit aux plus pénibles anxiétés par ces contradictions incessantes dont il sentait le poids. Il ne se laissait pas arrêter, il marchait toujours à travers les péripéties intimes qui se succédaient en s’aggravant. Au moment où éclatait la proposition de congrès surtout, vers le 20 mars, la situation commençait réellement à devenir critique. Il y avait à Paris, entre le ministre des affaires étrangères de France et le représentant sarde, M. de Villamarina, une scène des plus vives. Le comte Walewski, dans un moment de mauvaise humeur, peut-être calculé pour intimider le cabinet de Turin, se laissait emporter jusqu’à dire que « l’empereur ne ferait pas la guerre pour favoriser les ambitions de la Sardaigne, que tout devait être réglé pacifiquement dans un congrès auquel le Piémont n’avait aucun droit de participer. » Le comte Walewski faisait en même temps tenir à Turin, par le prince de la Tour d’Auvergne, un langage qui, sans être aussi acerbe, ne laissait pas d’être inquiétant. Cavour se hâtait de faire face à l’orage ; il écrivait au prince Napoléon et il expédiait une lettre du roi que M. Nigra devait remettre lui-même à l’empereur. « Que M. Nigra, poursuivait-il, parle avec énergie à sa majesté, qu’il lui dise que le comte Walewski écrit ici au ministre de France de manière à nous décourager ou à nous pousser à un acte désespéré ! » L’empereur répondait : « Que le comte de Cavour vienne à Paris sans plus de retard ! » Et aussitôt en effet il se rendait à cet appel ; il était à Paris le 25 mars.

Dès son arrivée, il ne tardait pas à s’apercevoir qu’il était en présence de tout un travail qui n’avait pas seulement pour objet le maintien de la paix, fût-ce par le sacrifice du Piémont, qui tendait peut-être aussi à l’écarter lui-même comme le principal obstacle à la paix : il était plus que jamais le grand suspect ! L’attitude du comte Walewski vis-à-vis de lui était courtoise et froide ; lord Cowley se montrait également à son égard assez grave : aux Tuileries, il retrouvait un accueil cordial et confiant comme à Plombières. Il avait des entrevues successives avec l’empereur, et ces quelques jours qu’il passait à Paris n’étaient pas du temps perdu pour lui : il les employait à reconnaître la situation, étudiant le jeu de la politique parisienne, gardant sa liberté d’esprit et sa gaîté : « J’irais bien vous voir, écrivait-il à Mme de Circourt, mais je crains de trouver dans votre salon des partisans frénétiques de la paix auxquels ma présence déplairait souverainement. Or comme, malgré mon humeur belliqueuse, je ne me soucie nullement de faire la guerre à vos amis, je ne me présenterai chez vous qu’autant que vous me promettrez de me recevoir seul ou en présence de personnes qui ne m’arracheront pas les yeux par amour de la paix… » Un matin de cette fin de mars, un roi de la finance, le baron James de Rothschild, était allé voir Cavour, qu’il connaissait depuis longtemps, et entre les deux interlocuteurs s’engageait un piquant dialogue. Le tout-puissant banquier, fort opposé à la guerre, intéressé à savoir où en étaient les choses, se montrait pressant. « Eh ! eh ! répliquait Cavour, il y a beaucoup de chances pour la paix, il y a beaucoup de chances pour la guerre. — Toujours drôle, monsieur le comte ! — Tenez, monsieur le baron, je vais vous faire une proposition : achetons ensemble des fonds, jouons à la hausse, je donnerai ma démission, il y aura une hausse de 3 francs. — Vous êtes trop modeste, monsieur le comte, vous valez bien 6 francs. » Le fait est que si, au moment où M. de Rothschild recevait cette goguenarde confidence, il y avait en Europe un homme disposant de la guerre et de la paix, c’était le premier ministre du Piémont, et la vérité est encore que, lorsqu’il parlait ainsi, Cavour n’en savait pas beaucoup plus que son interlocuteur. Il emportait à Turin, où il était rentré le 1er avril, un sentiment assez vif de la gravité de la situation ; il voyait l’affaire mal engagée. Sans douter de l’empereur, il croyait à des difficultés, à des atermoiemens, — qui pouvaient toutefois être brusquement abrégés par l’Autriche, si l’Autriche lui rendait le service de commettre quelque faute d’impatience et de précipitation.

La question par le fait ne pouvait rester longtemps indécise. Dès les premiers jours d’avril, elle se resserrait de plus en plus, elle se concentrait en définitive sur deux points qui n’en faisaient qu’un, le congrès et le désarmement préalable. C’est là que l’accord était à peu près impossible. D’un côté l’Autriche ne voulait pas que la Sardaigne fût admise au congrès, et en outre elle réclamait avec irritation, avec hauteur, le désarmement du Piémont avant toute délibération européenne. Cavour, de son côté, avait vu d’un mauvais œil ce congrès qui avait surgi tout à coup, et dans tous les cas il ne pouvait admettre que le Piémont, après avoir pris part depuis trois ans à toutes les délibérations de l’Europe, fût laissé à la porte des conférences nouvelles sur les affaires italiennes. Dès le premier moment, il avait déclaré que le « congrès produirait un effet désastreux en Italie, si la Sardaigne était exclue, » et qu’il serait « entraîné ou forcé de donner sa démission. » Quant au désarmement, il n’en admettait pas même la pensée ; il écrivait résolument au prince Napoléon : « Nous ne désarmerons pas. Mieux vaut tomber vaincus les armes à la main que de nous perdre misérablement dans l’anarchie ou nous voir réduits à maintenir la tranquillité publique par les moyens violens du roi de Naples. Aujourd’hui nous avons une force morale qui vaut une armée ; si nous la perdons, rien ne nous la rendra… » Entre des prétentions si contraires, où était la conciliation possible ? La diplomatie restait perplexe ; elle comprenait que, si l’on refusait au Piémont l’entrée du congrès, il était difficile de lui imposer un désarmement, et que, si on lui demandait de désarmer, il était de la plus simple équité de l’appeler au congrès. De là une combinaison mise en avant par l’Angleterre, complétée ou transformée par la France, et qui consistait dans un désarmement général qu’on ferait accepter par le Piémont en l’admettant au congrès avec les autres états italiens. Cette combinaison, sur laquelle les cabinets mettaient le dernier enjeu de la paix, n’était, à vrai dire, nullement du goût de Cavour, qui suivait avec anxiété tout ce travail d’expédiens diplomatiques. Tant que l’Angleterre était seule à lui parler de désarmement, il se dérobait à la pression de la diplomatie anglaise, il s’ingéniait à éluder une réponse. Le jour où la proposition officielle de désarmer lui venait également de la France, il ressentait une émotion violente comme à l’heure la plus décisive de sa vie.

C’était le soir du 18 avril, vers minuit, qu’un secrétaire de la légation de France lui portait chez lui le télégramme aussi bref que péremptoire par lequel le cabinet de Paris lui demandait une adhésion immédiate, et à cette lecture, dans un saisissement soudain, il s’écriait « qu’il n’avait plus qu’à se brûler la cervelle. » Il croyait tout perdu, il se considérait comme abandonné en pleine crise par l’empereur, et il se sentait l’âme émue d’une angoisse patriotique à la pensée qu’une œuvre à laquelle il travaillait depuis dix ans, qui avait semblé près de réussir, pouvait être compromise. Le premier moment passé cependant, avec cette élasticité qui était sa force et qui heureusement ne lui laissait pas le temps de se brûler la cervelle toutes les fois qu’il en aurait eu l’occasion, il se remettait à réfléchir. Il agitait dans son esprit toutes les combinaisons et toutes les résolutions. « Il est vrai, disait-il avec animation dans son intimité, il est très vrai que notre amour-propre est sauf. L’Angleterre nous a demandé d’abord le désarmement préliminaire, et nous avons répondu négativement, elle nous a demandé ensuite de souscrire au principe du désarmement, et nous avons encore refusé. Aujourd’hui, si nous adhérons à la proposition de désarmement à la condition d’être admis au congres, nous nous rendons à une demande qui nous est adressée par l’Europe. Notre honneur est sauf ! Nous avons résisté tant que nous avons pu. Néanmoins notre situation est grave, elle n’est pas désespérée, elle est grave… » Cavour avait plus d’une raison de se calmer et de croire que rien n’était désespéré. D’abord, dès le lendemain, il recevait de Londres et surtout de Paris, des Tuileries même, des télégrammes qui commençaient à le rassurer. Puis il y avait un fait dont il n’avait pas saisi toute l’importance : l’adhésion qu’on lui avait demandée, qu’il s’était résigné tristement à mettre sur le fil du télégraphe, cette adhésion n’avait de valeur que si elle était complétée par l’adhésion de Vienne. Il avait prudemment fait son sacrifice pour rester avec l’Europe, pour ne point se séparer de la France ; l’Autriche se soumettrait-elle de son côté ? La question, loin d’être décidée, devenait plus que jamais douteuse. Pendant les premiers jours, on ne savait plus rien, et Cavour lui-même en venait à dire : « L’Autriche ne parle pas ; si elle refusait, Napoléon l’aurait donc devinée ! » Le cabinet de Vienne ne parlait pas en effet, et il restait muet parce qu’il avait déjà pris son parti.

L’Autriche cédait-elle à un mouvement d’orgueil blessé et impatient ? Ne voyait-elle dans la proposition extrême qui lui était faite qu’un expédient captieux imaginé pour gagner du temps ? Se croyait-elle en mesure de devancer ses adversaires sur le champ de bataille, de déjouer leurs plans par la rapidité et la vigueur de ses coups ? Toujours est-il que, pendant ces négociations de la dernière heure, tandis que la diplomatie croyait avoir enfin trouvé une solution, l’Autriche se disposait à brusquer les événemens. Elle avait fait, elle aussi, une dernière tentative à Berlin pour tâcher d’intéresser la Prusse et l’Allemagne à sa cause en étendant la guerre, en proposant d’ouvrir la lutte sur le Rhin comme sur le Pô. Bien que n’ayant point réussi, elle se laissait emporter par l’humeur belliqueuse ; elle voulait en finir, et sans plus attendre elle avait pris la résolution d’adresser directement à Turin un ultimatum sommant le Piémont de désarmer et lui laissant un délai de trois jours pour réfléchir. C’était tout ce que Cavour pouvait demander de mieux dans l’impasse où il croyait être, et il n’avait d’autre crainte que de voir l’Autriche s’arrêter. Le 19 avril, il ne savait rien encore, il ne se doutait pas que ce jour-là même l’ultimatum était déjà tout prêt à Vienne. Le 21, il commençait à saisir les premiers signes du prochain coup de théâtre. Le 23, il était à la chambre des députés, au palais Carignan, lorsqu’un mot tracé à la hâte par un de ses confidens lui apprenait l’arrivée du baron de Kellersperg, porteur d’une communication du comte de Buol, et peu après, à 5 heures 1/2, au ministère des affaires étrangères, il recevait des mains de l’envoyé autrichien cette communication qui n’était autre que la sommation de désarmement. Trois jours après, à la même heure, — c’était le délai fixé, — il remettait la réponse du gouvernement piémontais à M. de Kellersperg, dont il serrait courtoisement la main en lui témoignant le désir de le revoir « dans des circonstances plus heureuses. » Aussitôt il donnait ses derniers ordres au colonel Grovone, chargé d’accompagner l’officier autrichien à la frontière, puis, se tournant vers quelques-uns de ses amis qui attendaient la fin de la scène, il s’écriait avec une familiarité confiante, avec ce naturel qui ne l’abandonnait jamais : « Tout est fini… Alea jacta est ! Nous avons fait de l’histoire, maintenant allons dîner ! »

Assurément l’Autriche pouvait prétendre qu’elle avait été poussée à bout. Elle avait bien quelque raison de croire et de dire qu’elle ne faisait que se défendre en plaçant sous la sauvegarde des armes une situation menacée, contestée, assaillie de toutes parts. Et cependant tout s’était arrangé, un peu par sa faute, de façon à lui donner ce rôle de provocation qu’on voulait lui laisser, qui n’était pas sans conséquence pour elle, qui désintéressait l’Europe, refroidissait l’Angleterre et dégageait le Piémont en lui assurant, comme on l’écrivait aussitôt de Paris, « l’appui le plus énergique » de la France. De ce long et laborieux imbroglio diplomatique de plus de trois mois, il ne restait qu’un défi de guerre lancé avec précipitation, relevé avec une impatience fiévreuse et ouvrant la carrière aux événemens, à l’Italie, à l’homme hardi qui avait tout fait depuis dix ans, qui était allé en Crimée et à Plombières pour préparer cette heure décisive.


III

Lorsque, dès le matin du 30 avril, les premières têtes de colonnes françaises, descendues des Alpes, débouchaient sur la place du Château, à Turin, au milieu d’une population frémissante, Cavour se trouvait au balcon du ministère des affaires étrangères avec quelques personnes, des Italiens, des Français, et même le ministre d’Angleterre sir James Hudson ; il avait certes le droit de voir dans cet émouvant spectacle sa politique en action, et peu de jours après Napoléon III, en débarquant à Gênes, ne faisait qu’exprimer la vérité la plus évidente lorsqu’il lui disait : « Vous devez être content, vos plans se réalisent. »

La guerre, sous ce rapport, devenait sans doute un soulagement pour cet habile homme ; elle le délivrait des incertitudes en faisant de son rêve de dix ans une réalité vivante et saisissante. La guerre n’était pas naturellement pour lui le repos, surtout à ce premier moment où Turin pouvait voir paraître l’ennemi, où les Autrichiens, avec un peu d’audace, pouvaient déjouer toutes les combinaisons de leurs adversaires avant la jonction des forces du Piémont et de la France. Un instant en effet tout était à craindre, si les Autrichiens, qui avaient encore la supériorité du nombre, qui avaient déjà passé la frontière, savaient profiter de la circonstance en marchant résolument sur Turin, si après avoir commis la faute d’un coup de tête diplomatique ils ne commettaient pas la faute nouvelle et bien plus étrange d’hésiter dans l’action militaire. A quoi tint que la guerre ne commençât pas par un contre-temps désastreux pour la France et le Piémont ? Peut-être uniquement à une inspiration heureuse du maréchal Canrobert, qui dès son arrivée, le 29 avril, prenait sur lui de jeter en avant, à Casale, les premières troupes françaises qu’il avait sous la main, de façon à tromper et à intimider les Autrichiens. A tout événement, Cavour se tenait prêt, ne reculant pas plus devant la résolution de défendre Turin à outrance que devant la cruelle nécessité d’inonder la Lomelline pour arrêter l’ennemi. Au milieu des émotions nouvelles de cette guerre qu’il avait appelée, dont il affrontait les chances et les épreuves d’un cœur intrépide, il avait certes de quoi occuper et enflammer son activité.

Demeuré seul à Turin pendant que le roi et le général de La Marmora allaient au camp, réunissant à la présidence du conseille ministère des affaires étrangères, le ministère de l’intérieur, le ministère de la guerre, le ministère de la marine, il était tout et il suffisait à tout. Il ne vivait plus que dans le feu de ce travail dévorant. Il avait fait de ses bureaux un autre champ de bataille qu’il ne quittait ni nuit ni jour, où il combattait à sa manière, ayant à faire face à la fois aux transports militaires, aux approvisionnemens, aux demandes d’instructions qui lui arrivaient de tous les côtés, à la correspondance diplomatique, aux rapports avec l’armée française. Rien ne l’étonnait, il avait réponse à tout : témoin ce jour du mois de mai où il trouvait le moyen de résoudre en vingt-quatre heures le problème de nourrir notre armée à bout de ressources. Par des arrangemens particuliers, le gouvernement piémontais devait pourvoir à tous les besoins des troupes françaises, jusqu’à une date déterminée. Cette date était arrivée, et l’administration militaire française se trouvait dans le plus extrême embarras pour le lendemain. L’empereur, déjà campé à Alexandrie et surpris par cette désagréable nouvelle, ne voyait rien de mieux que d’expédier aussitôt à Turin M. Nigra, qu’il avait auprès de lui. Cavour, après s’être un peu fâché, ne se hâtait pas moins de prendre ses mesures. Il mettait en mouvement les syndics de toutes les communes à portée de la ligne ferrée ; il leur donnait l’ordre de réquisitionner les farines qu’ils trouveraient, d’allumer tous les fours, de préparer sur-le-champ le plus de pain qu’ils pourraient, puis de le porter sans perdre un instant au chemin de fer, — et le lendemain tout un approvisionnement dépassant ce qu’on avait demandé arrivait à Alexandrie ! Mais ce n’était là qu’un des mille détails matériels de cette improvisation permanente appliquée aux affaires administratives et militaires.

Le point le plus grave était dans la marche, dans la direction et les conséquences politiques de cette guerre, qui s’ouvrait par des succès, qui en quelques semaines et par des étapes victorieuses, — Montebello, Palestro, Magenta, Melegnano, — allait porter les alliés, français et sardes, jusque sur le Mincio. Aux premiers instans, il n’est pas douteux que les engagemens négociés par Cavour avec Napoléon III restaient entiers comme le programme de la guerre. L’empereur, avant de quitter Paris, avait dit lui-même dans une proclamation : « L’Autriche a amené les choses à cette extrémité qu’il faut qu’elle domine jusqu’aux Alpes, ou que l’Italie soit libre jusqu’à l’Adriatique, car dans ce pays tout coin de terre demeuré indépendant est un danger pour son pouvoir… Le but de cette guerre est donc de rendre l’Italie à elle-même, non de la faire changer de maître, et nous aurons à nos frontières un peuple ami qui nous devra son indépendance… » L’empereur ajoutait aussi, il est vrai : « Nous n’allons pas en Italie fomenter le désordre ni ébranler le pouvoir du saint-père, que nous avons replacé sur son trône, mais le soustraire à cette pression étrangère qui s’appesantit sur toute la péninsule… » Peu après, à Milan, au lendemain de Magenta, qui livrait la Lombardie aux alliés, Napoléon III adressait des paroles bien plus graves aux « Italiens » en leur disant : « La Providence favorise quelquefois les peuples en leur donnant l’occasion de grandir tout à coup ; mais c’est à la condition qu’ils sachent en profiter. Profitez donc de la fortune qui s’offre à vous ! .. Unissez-vous dans un seul but, l’affranchissement de votre pays. Organisez-vous militairement. Volez sous les drapeaux du roi Victor-Emmanuel, qui vous a déjà si noblement montré la voie de l’honneur,… et, animés du feu sacré de la patrie, ne soyez aujourd’hui que soldats ; demain vous serez citoyens libres d’un grand pays… »

« L’empereur parlait ainsi, et naturellement à ce signal, par la logique, irrésistible des choses, tout s’ébranlait. Déjà, au début de la guerre, aux derniers jours d’avril, Florence avait fait sa révolution, laissant paisiblement partir son grand-duc lorrain, qui allait chercher un refuge au camp de l’Autriche. Les gouvernemens de Modène, de Parme avaient disparu d’eux-mêmes. Bientôt, vers la mi-juin, les Autrichiens, voulant avoir toutes leurs forces sur l’Adige, se hâtaient de quitter les provinces du pape qu’ils occupaient depuis dix ans, Ancône, Bologne, et aussitôt, d’un élan spontané, la Romagne entrait à son tour dans le mouvement. Tous ces faits s’accomplissaient sans résistance, sans combat, de sorte que sur les pas des armées il se formait une Italie à demi émancipée et se tournant vers le Piémont. C’était à vrai dire, dans le programme de la guerre, la partie la plus délicate, dont Cavour se préoccupait vivement. Il avait à suivre jour par jour ce travail d’affranchissement successif qui avait certes toutes ses sympathies et qu’il ne voulait pas laisser dégénérer, dans lequel il voyait une de ses forces. Il avait envoyé à Parme le comte Pallieri, à Modène l’ardent et dévoué Farini, à Florence le sage M. Boncompagni. Pour Bologne, où la situation devait être difficile, il réservait le personnage le mieux fait pour en imposer par l’autorité de son nom, de sa loyauté et de son esprit, Massimo d’Azeglio. Ce qui serait décidé de ces provinces, pour le moment livrées à elles-mêmes, c’était l’affaire de la guerre. Les hommes qu’il leur envoyait représentaient auprès d’elles la protection piémontaise, la dictature acceptée, recherchée de Victor-Emmanuel. A tous il donnait les mêmes instructions : « Sévérité pour l’ordre, activité pour la guerre, le reste à l’avenir. » Sa grande préoccupation était de ne laisser aucune place aux incohérences, aux agitations, et c’est dans cette pensée qu’il écrivait à M. Vigliani, magistrat piémontais, conciliant et libéral, dont il avait fait le premier gouverneur de Milan : « Nous ne sommes plus en 1848, nous n’admettons aucune discussion. Ne tenez aucun compte des sensations de ceux qui vous entourent. Le moindre acte de faiblesse perdrait le gouvernement. » Il avait des représentans partout, même au camp de Garibaldi, où il avait placé un jeune Lombard, M. Emilio Visconti-Venosta, celui qui a été depuis ministre des affaires étrangères et qui était alors commissaire royal auprès des « chasseurs des Alpes, » avec lesquels il faisait campagne. En un mot les armées marchaient, l’Italie se mettait en mouvement, et Cavour inspirait ou conduisait tout en restant le plus possible dans le programme impérial. On touchait au point culminant, à Solferino !

Déjà cependant, même avant cette rencontre, plus sanglante que décisive, du 24 juin, des nuages avaient commencé de s’élever au camp des alliés. A mesure que les événemens se déroulaient, la situation tendait à se compliquer. Les armées de la France et du Piémont, en se rapprochant du Mincio et de l’Adige, allaient avoir, non plus des batailles à livrer, mais des opérations laborieuses à poursuivre, des sièges à entreprendre, des positions formidables à enlever : on allait se trouver en face du quadrilatère I En même temps, la diplomatie européenne, qui avait laissé passer les premiers feux de la guerre, paraissait disposée à se remettre à l’œuvre ; la Prusse, sans témoigner aucune hostilité, avait l’air de vouloir prendre un rôle plus actif. D’un autre côté, ces mouvemens italiens qui se succédaient, qui gagnaient les provinces du saint-siège, réveillaient les ombrages, les animosités contre ce qu’on appelait « l’ambition piémontaise, » et toutes ces circonstances devenaient le prétexte d’un travail qui avait son centre à Paris, qui allait aboutir au quartier-général de Napoléon III, en pleine Lombardie. C’était comme la revanche d’une politique qui, après avoir été impuissante à empêcher la guerre, s’efforçait du moins de la limiter, de l’arrêter le plus tôt possible en excitant les défiances, les craintes de l’empereur, et cette politique avait sûrement d’efficaces complices dans la chaleur accablante d’une saison torride, dans la fatigue d’un souverain qui, à cinquante ans passés, croyait pouvoir se mettre à conduire de grandes opérations militaires. en réalité, la bataille de Solferino, glorieuse et sanglante affaire, n’était que le dernier coup de soleil qui mûrissait, pour ainsi dire, cette situation. Dès le lendemain, l’empereur recevait de Paris des informations qui lui faisaient craindre une prochaine entrée en scène de l’Allemagne. D’un autre côté, il avait été profondément remué par l’effroyable spectacle de carnage qu’il avait eu sous les yeux. « J’ai perdu 10,000 hommes, » disait-il à quelqu’un, de l’accent ému d’un homme obsédé d’une idée fixe.

Tout agissait sur son esprit. Il voyait les difficultés, les dangers de la continuation de la guerre, la facilité, les avantages possibles, quoique limités, d’une transaction dans la victoire, et c’est sous cette impression que le 7 juillet au soir il chargeait le général Fleury de porter au camp autrichien, à Vérone, une proposition d’armistice qui, dans sa pensée, devait conduire à la paix. Trois jours après en effet, à la suite d’une entrevue de Napoléon III et de l’empereur François-Joseph à Villafranca, sur la route de Vérone, les préliminaires qui mettaient fin à la guerre étaient signés. Ils ébauchaient les traits sommaires de la paix : Cession de la Lombardie au profit du roi de Sardaigne, création d’une confédération italienne avec la présidence « honoraire » du pape et l’accession de la Vénétie, qui restait « sous la couronne de l’empereur d’Autriche, » rentrée éventuelle du grand-duc de Toscane et du duc de Modène dans leurs principautés. Ces préliminaires devaient être transformés en traité définitif par des plénipotentiaires réunis dans la ville neutre de Zurich. Ainsi le 30 avril une avant-garde française arrivait à Turin ; le 20 mai avait été livré le premier combat, celui de Montebello ; le 11 juillet la guerre d’Italie se dénouait à Villafranca. Pour en finir, Napoléon III avait dû, comme il le disait, « retrancher de son programme le territoire qui s’étend entre le Mincio et l’Adriatique. » En s’arrêtant à mi-chemin dans l’exécution des plans qui avaient fait l’objet de l’alliance de Plombières, il devait aussi renoncer, momentanément si l’on veut, aux avantages prévus pour la France de ce côté des Alpes, et il n’hésitait pas, il ne demandait rien. Il croyait évidemment avoir accompli devant l’Europe un grand acte en signant la paix. C’était du moins une paix obscure et précaire, qui laissait bien des problèmes à résoudre et qui avait le suprême inconvénient de ne répondre ni aux intérêts permanens de la France, ni aux espérances de l’Italie. Elle se ressentait de ce malheureux penchant d’un esprit qui alliait d’une manière si étrange les fascinations chimériques et les défaillances de volonté. On n’avait pas fait assez ou l’on avait trop fait.

Ce qu’il y a de certain, c’est que l’empereur avait conçu et exécuté sa résolution tout seul, sans consulter son allié. Malgré les signes d’une situation difficile qui lui inspirait parfois des inquiétudes, Cavour ne prévoyait pas un coup de théâtre si prochain. Peu auparavant il avait été appelé sur le Mincio par le roi précisément pour tranquilliser l’empereur sur ce qui se passait dans les légations : il croyait avoir réussi, et il avait quitté l’armée, emportant lui-même une vive et profonde émotion du spectacle du champ de bataille de Solferino, mais sans rien soupçonner. Le 6 juillet encore, il écrivait au ministre de Sardaigne à Saint-Pétersbourg, au marquis Sauli, qui lui parlait d’une médiation possible : « En ce moment, une médiation ne pourrait avoir que de fâcheux résultats. Il faut que l’influence autrichienne disparaisse complètement de l’Italie pour que la paix soit solide et durable. » Il admettait encore moins la possibilité d’une paix négociée directement ; il ne se doutait pas qu’au moment même où il parlait ainsi la pensée d’une négociation directe était déjà acceptée par l’empereur. C’est deux jours après en effet, le 8 juillet, qu’il recevait à Turin, par une dépêche du général de La Marmora, la nouvelle d’une suspension d’armes, et La Marmora avouait qu’on ne savait encore « ni comment ni par qui l’armistice avait été proposé. » Aussitôt il partait pour le camp, et à son arrivée au quartier-général du roi, à Pozzolengo, il démêlait toute la vérité ; il se trouvait en présence d’une paix qu’il ne pouvait plus empêcher, qui frustrait ses espérances et confondait sa politique. Il voyait la paix fatale, il n’en connaissait pas encore les conditions ; il ne les connut que le 11 juillet, dans une scène familière et dramatique qui se passait au moment où le roi revenait du camp impérial de Valeggio portant l’acte qu’il venait de signer avec cette formule ou cette restriction singulière : « pour ce qui me concerne. » Victor-Emmanuel, le visage soucieux, après avoir mis bas son uniforme et s’être assis dans une attitude un peu soldatesque, dit à une des quatre personnes présentes de lire tout haut ces préliminaires. À cette lecture, Cavour entrait dans une violente colère ; il était tellement exalté que le roi avait de la peine à le calmer et le confiait au général La Marmora. Cavour savait bien que le roi n’avait fait que ce qu’il devait. Placé dans l’alternative de poursuivre seul une guerre inégale qui pouvait tout perdre, ou de souscrire à une paix qui sauvait la Lombardie en laissant bien des questions ouvertes, Victor-Emmanuel n’avait point hésité, il ne pouvait hésiter, et même, sa résolution une fois prise, il avait su montrer de la finesse jusque dans la résignation ; il avait laissé Voir du chagrin, non du ressentiment. Cavour lui-même, dans son amertume, n’aurait pas conseillé au roi une autre conduite. Quant à lui, il se sentait plus libre, il ne voulait ni accepter la responsabilité de la paix, ni garder le pouvoir sous le poids d’une déception si cruelle. Dès que tout était fini, il croyait se devoir à lui-même, devoir à son honneur, à sa politique, d’abdiquer le ministère, et, après avoir remis sa démission au roi, il repartait pour Turin l’âme remplie de douleur et d’agitation ; il roulait dans son esprit Joute sorte de projets. Quand il passa à Milan, un certain nombre de personnes, et notamment le gouverneur, M. Vigliani, l’attendaient à la gare, impatiens de le voir. Il avait succombé à la fatigue des émotions violentes, il dormait d’un sommeil profond, et on respecta son repos : on ne voulut pas le réveiller ; c’était la première heure de sommeil qu’il goûtait dans ce terrible voyage.

Cavour, pendant son séjour sur le Mincio, n’avait pas vu l’empereur, et l’empereur de son côté n’avait pas voulu avoir avec lui des explications dont il sentait le danger. Assurément l’entrevue de Valeggio aurait été un peu différente de l’entrevue de Plombières. Ce n’est que quelques jours après que Napoléon III passant par Turin, à son retour en France, lui faisait témoigner le désir de le voir, et l’entretien atténuait à demi la vivacité douloureuse des récentes blessures. Les deux interlocuteurs se quittaient du moins en hommes qui pouvaient se retrouver. Il était allé au palais le soir avec un ami qui l’avait accompagné par les rues les plus désertes, et chemin faisant il disait : « J’ai été invité au dîner de la cour, mais j’ai refusé ; je ne me sens pas dans un état d’esprit à accepter des invitations. Penser que j’avais tant fait pour unir les Italiens, et qu’aujourd’hui tout est peut-être compromis ! On me reprochera de n’avoir pas voulu signer la paix : cette paix, je ne pouvais pas absolument, je ne peux pas la signer ! .. » Pour lui, Cavour ne songeait qu’à s’effacer, laissant le pouvoir à un ministère formé avec le général La Marmora, Rattazzi, le général Dabormida, et chargé de suivre la politique de la situation nouvelle ; puis il se hâtait de partir pour la Suisse. Il laissait voir l’état de son âme dans une lettre qu’il écrivait dès le 22 juillet à Mme de Circourt : « Si Bougival, au lieu d’être à la porte de Paris, se trouvait dans quelque coin obscur de la France, disait-il, j’accepterais avec empressement l’hospitalité que vous m’offrez avec tant de cordialité. Vous m’aideriez, j’en suis certain, chère comtesse, à ne pas désespérer de l’avenir de mon pays, et je vous quitterais après quelque temps plus en état que je ne le suis maintenant de recommencer la lutte pour son indépendance et pour sa liberté ; mais que voulez-vous ? je ne pourrais aller à une porte de Paris sans y entrer ; cela aurait l’air de bouder, or il n’y a rien de ridicule au monde comme un ministre tombé qui boude, surtout s’il s’avise de bouder la ville la plus insouciante de l’infortune et la plus moqueuse du monde. Ma position m’impose le devoir de me tenir aussi tranquille que possible… Je m’étais acheminé vers la Suisse, cet hôpital des blessés politiques ; mais l’annonce du congrès de Zurich pouvant donner à mon innocent projet une couleur suspecte, je me rabattrai sur la Savoie et j’irai m’établir au pied du Mont-Blanc, pour y oublier au milieu des merveilles de la nature les misères des affaires menées par les hommes,… puis les chaleurs passées je reviendrai dans mes terres… » Et il ajoutait avec une fine ironie, sans doute en répondant à des complimens un peu trop empressés sur sa retraite : « Ce que vous me dites du retour de mes anciens amis me console tout à fait. Je dois considérer ma chute comme un événement heureux, si elle me fait retrouver l’estime et la sympathie de ce cercle d’élite qui se meut autour de vous et dont ma politique incomprise m’avait en quelque sorte exclu. »

Lorsque Cavour écrivait ou parlait ainsi, il avait le langage d’un vaincu ; il se croyait un vaincu, et il ne l’était pas autant qu’il le croyait. Il gardait encore un peu de cette amertume qui un instant avait fait une explosion si terrible. Il avait besoin de s’éloigner, d’échapper à cette atmosphère enflammée où il vivait depuis six mois, d’aller chercher le repos qu’il était toujours sûr de trouver en Suisse, auprès de ses amis de La Rive. Un matin de la fin de juillet, il débarquait à la station d’Hermance sur le lac de Genève. N’ayant pas d’autre moyen pour arriver à Presinge, il prenait un chariot de ferme dont le propriétaire lui-même s’offrait à le conduire, et, chemin faisant, il causait avec l’honnête campagnard de l’état des récoltes, de la valeur des terrains, des diverses cultures du pays. Ne trouvant personne à Presinge, il se remettait en route à pied, l’habit sur le bras, par une rude chaleur, pour gagner une autre maison de la famille de La Rive, où il était accueilli en hôte aussi imprévu que bien venu. On n’aurait guère dit, à le voir arriver ainsi, l’homme qui venait de remuer l’Europe. Il passait là quelques jours, heureux de cette vie familière, causant en toute liberté avec ses amis, allant pêcher dans le lac, et, pour toute aventure, faisant la rencontre d’un grand soldat bernois à la longue moustache, qui lui demandait s’il était réellement Cavour, puis s’éloignait silencieux après lui avoir serré fortement la main. C’est ce qu’on pourrait appeler la convalescence de Cavour au lendemain de la fièvre. Il n’avait pas passé une semaine que déjà il n’était plus le même ; il avait retrouvé cette prodigieuse élasticité de nature qui le sauvait du danger des premiers mouvemens violens dont il ne pouvait toujours se défendre au feu de l’action. Il jugeait les événemens avec une complète liberté d’esprit, sans se perdre en récriminations et en regrets inutiles, cherchant à tout comprendre avec la flexibilité d’une raison supérieure. « Il ne faut pas regarder en arrière, disait-il, maintenant regardons en avant. Nous avons suivi une voie, elle est coupée : eh bien ! nous en suivrons une autre. Nous mettrons vingt ans à faire ce qui aurait pu être accompli en quelques mois. Qu’y pouvons-nous ? D’ailleurs l’Angleterre n’a encore rien fait pour l’Italie, aujourd’hui c’est à son tour ! » Et à son ami Castelli, qui était resté à Turin, il ne tardait pas à écrire : « Je n’ai pas renoncé à la politique. J’y renoncerais si l’Italie était libre, alors ma tâche serait accomplie ; mais tant que les Autrichiens sont de ce côté des Alpes, c’est un devoir pour moi de consacrer ce qui me reste de vie et de forces à réaliser les espérances que j’ai travaillé à faire concevoir à mes concitoyens. Je suis décidé à ne pas m’user inutilement en agitations vaines et stériles, mais je ne serai pas sourd à l’appel de mon pays… »

Évidemment Cavour avait cédé à l’impétuosité d’un mouvement soudain, il était allé un peu loin par l’éclat de ses protestations et de sa retraite. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il avait senti le premier ce que l’Italie entière ressentait presque instantanément ; il avait été comme l’écho de son pays. Dans toutes les parties de la péninsule en effet, excepté peut-être en Lombardie, où la passion satisfaite de la délivrance dominait tout, dans les autres parties l’impression avait été aussi vive que profonde. La déception était proportionnée aux espérances qu’on avait conçues, à la confiance qu’avait inspirée une guerre entreprise pour l’indépendance italienne jusqu’à l’Adriatique, commentée par la proclamation de Milan. On n’avait vu d’abord que l’abandon de Venise par un nouveau Campo-Formio, la menace de la restauration des anciens pouvoirs à Florence comme à Bologne. La paix de Villafranca faisait presque oublier aux Italiens, au moins momentanément, ce que la France venait de faire pour eux, et, même à Turin, on était loin de l’enthousiasme qui au 30 avril avait accueilli les soldats français. « Si on avait proposé il y a deux mois, écrivait le plus modéré des hommes, Massimo d’Azeglio, si on avait proposé le problème suivant : aller en Italie avec 200,000 hommes, dépenser un demi-milliard, gagner quatre batailles, restituer aux Italiens une de leurs plus belles provinces, et revenir maudit par eux, on aurait déclaré le problème insoluble. Eh bien ! il ne l’était pas, le fait l’a prouvé… Dans l’Italie centrale, les esprits enflammés par tant de prouesses, n’accepteront pas la paix de Villafranca. Ce sera, que sais-je ? l’inconnu ! .. Après cela, je m’abstiens de tout jugement sur la conduite de l’empereur. En fin de compte, il a été au feu pour nous contre l’Autriche, et pour ce qui est des admirables soldats de la France, j’embrasserais leurs genoux ; mais cela n’empêche pas que notre pauvre Italie ne soit dans une terrible situation. En vérité, je m’y perds… » C’est ce sentiment d’une situation terrible, douloureuse, d’une déception imprévue et amère, que Cavour avait résumé dans sa vivacité spontanée en lui donnant la sanction éclatante d’une démission qui faisait encore du ministre vaincu le représentant populaire d’une grande vicissitude nationale, l’ouvrier possible d’une fortune nouvelle. Il était resté d’accord avec l’instinct public ; s’il y avait eu une faute d’emportement, il avait commis cette faute avec son pays, et c’était une force pour lui comme pour son pays, dont il restait jusque dans sa retraite volontaire et momentanée le champion toujours disponible.

A peine la première bourrasque passée cependant, on commençait à se reconnaître, et ici encore Cavour se retrouvait bien vite d’accord avec l’Italie. L’impression restait toujours vive, mais on se mettait aussitôt à regarder de plus près cette situation qui venait d’être créée, à démêler le sens des événemens, à chercher une direction nouvelle. Cette paix de Villafranca, qui avait brusquement suspendu l’action militaire, elle n’était pas, après tout, sans offrir des ressources. Elle maintenait, il est vrai, la domination étrangère dans son dernier retranchement de la Vénétie, — elle permettait en même temps peut-être bien des combinaisons, elle laissait une certaine liberté dont on pouvait profiter. Les ducs pouvaient rentrer dans leurs duchés : comment rentreraient-ils ? On devait demander des « réformes indispensables au pape : que ferait-on si le pape refusait ces réformes et si la Romagne refusait de se soumettre au pape ? La France, après avoir combattu pour l’indépendance italienne contre l’Autriche, ne pouvait pas renier les conséquences morales de son intervention et se mettre avec l’Autriche contre l’Italie… Napoléon III était lié par ses œuvres, par ses connivences, par ses préférences intimes. L’Angleterre, cette Angleterre qui n’avait rien fait encore, selon le mot de Cavour, venait justement de passer par une crise qui avait renversé le ministère tory et amené au pouvoir les whigs, Palmerston, Russell. L’Angleterre, à défaut d’un secours matériel sur lequel on ne devait pas compter, pouvait aider plus activement de ses sympathies, de sa diplomatie ; elle y était intéressée, ne fût-ce que pour étendre son influence au-delà des Alpes et chercher son avantage dans l’organisation nouvelle de l’Italie. En réalité, tout restait plus que. jamais en suspens ; que sortirait-il de là ? Le premier moment avait été à la confusion, au trouble, à l’irritation. Ce que n’avaient vu d’abord ni Napoléon III en improvisant une paix qu’il croyait nécessaire, ni les Italiens en subissant cette paix qu’ils croyaient mortelle, c’est que Villafranca, loin d’être un dénoûment, était à peine une halte entre la crise de la veille et la crise du lendemain ; ce n’était qu’une trêve des armes à la faveur de laquelle se préparait une campagne italienne d’un nouveau genre, et Cavour lui-même allait pouvoir revenir sur la lutte pour dégager des conséquences bien autrement imprévues de cette paix qu’il avait maudite.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars, du 15 avril et du 1er juin.