Le Comte de Cavour
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 342-373).
02  ►
LE
COMTE DE CAVOUR
ETUDE DE POLITIQUE NATIONALE ET PARLEMENTAIRE

I. Il conte di Cavour, ricordi biografici, par Giuseppe Massari, 1 vol. in-8o. — II. Discorsi parlamentari del conte Camillo di Cavour, raccolti e publicati per ordine della camera dei deputati, 12 vol. — III. Le comte de Cavour, récits et souvenirs, par M. W. da La Rive, 1 vol. in-8o, etc. — IV. Documens inédits, etc.

I.
LA JEUNESSE DE CAVOUR. — LE PIEMONT ET L’ITALIE APRES LA DEFAITE.[1].


Une des révolutions les plus extraordinaires du siècle a fait de l’Italie une nation constituée, élevée au rang des puissances du monde. On ne peut pas dire que ce soit une résurrection : l’Italie, telle qu’elle est sortie des événemens contemporains, ne ressemble à rien de ce qui a existé, elle n’a de commun avec le passé qu’un nom flottant à travers les âges, le ciel qui l’éclaire, les mers qui la baignent et les traditions multiples de vingt cités brillantes qui sont venues se fondre dans l’unité nationale. L’Italie d’aujourd’hui est une création nouvelle, originale et profonde, œuvre préparée par l’histoire sans doute, mais en même temps œuvre toute moderne de la politique, des circonstances, de l’audace, de l’habileté. Maintenant que cette œuvre est accomplie, elle paraît naturelle et simple ; elle est entrée si intimement dans l’ordre général qu’on a de la peine à imaginer tout ce qu’il faudrait de bouleversemens, de réactions de toute sorte pour la détruire. Il y a moins de vingt-cinq ans, elle semblait impossible, tant elle supposait de conditions et d’événemens presque irréalisables. Il a fallu, pour qu’elle devînt une réalité, des révolutions européennes, des déplacemens d’équilibre, des guerres inattendues, quoique savamment préparées, des drames de diplomatie, des disparitions de souverainetés locales, la transformation complète de l’institution la plus universelle et la plus immuable, de la papauté temporelle ; il a fallu qu’il y eût au pied des Alpes un petit peuple, modèle de courage, de dévoûment et de discipline, à la tête de ce peuple, un prince popularisé par le patriotisme, même si l’on veut par une ambition de race, et dans les conseils de ce prince, de ce peuple, un de ces ministres de génie qui semblent faits pour les entreprises les plus compliquées, les plus périlleuses.

Entrer dans la vie publique à une heure d’épreuve universelle comme 1848, prendre d’une main hardie les affaires de son pays au lendemain d’un désastre national qui semblait pour longtemps irréparable, et d’une révolution intérieure pleine de doutes ; marcher au milieu de toutes les difficultés de réorganisation, au milieu de tous les soubresauts de la politique européenne sans faiblir, sans dévier un instant, faisant concourir tout au même but, — conspirer en plein jour pendant dix années pour la plus noble des causes, il est vrai, mais enfin pour une cause dont le triomphe ne pouvait se réaliser qu’au prix de changemens presque impossibles, et réussir à faire passer dans son camp les sympathies, les alliances, la force même des choses, dirai-je, puis disparaître tout à coup lorsque l’œuvre en est venue à ce point où le passé semble un rêve : c’est la destinée du comte de Cavour ! Ce que l’Italie eût été sans lui, ce qu’elle serait encore, on ne peut même en avoir l’idée désormais ; par lui, elle a été ce qu’elle est, elle s’est formée, disciplinée, agglomérée à travers toutes les divisions, elle est devenue une puissance nouvelle trouvant dans le petit Piémont le cadre tout prêt d’une nationalité vivante, et cette œuvre d’énergie, de persévérance, de souplesse, de combinaison profonde est une des expressions les plus complètes, les plus instructives de l’art de gouverner.

Elle montre comment on relève un pays accablé par la défaite, comment on se sert du régime parlementaire, de la liberté régulière pour réaliser une pensée nationale, comment aussi par cette politique patiemment, résolument suivie sous l’inspiration du patriotisme, on déjoue toutes les fatalités de révolution ou de réaction qui compromettent les causes les plus justes. Elle montre enfin ce que c’est qu’un conservateur libéral mettant son génie à s’identifier avec son pays et avec son temps, habile à se servir de tout, même de ses adversaires ou de l’imprévu, cachant la profondeur des calculs sous l’humeur facile, sachant préparer et dominer les événemens par la puissance d’une raison clairvoyante et sûre, par une audace inventive dans l’exécution de desseins toujours nouveaux et toujours agrandis.


I

Un jour, vers l’automne de 1850, à la veille d’entrer pour la première fois au pouvoir comme simple ministre du commerce, Cavour visitait les provinces du Piémont et il s’arrêtait à Stresa, aux bords du Lac-Majeur, dans la maison du philosophe Rosmini, où il se rencontrait avec Manzoni. Ces esprits supérieurs s’entretenaient des destinées de l’Italie, regardant fixement du haut de la villa Bolongaro la rive opposée, qui restait pour le moment, qui semblait devoir rester pour longtemps autrichienne. Manzoni, dans l’ingénuité de son âme, ne cessait d’espérer ; Rosmini souriait tristement des illusions du poète. Cavour se frottait les mains, — c’était déjà un de ses gestes familiers, — et il répétait avec une vivacité persuasive : « Nous ferons quelque chose. »

Celui qui disposait ainsi sans façon de l’avenir était un homme jeune encore, impatient de vivre, qui venait de faire ses premières armes dans la mêlée des révolutions de 1848 et qui portait dans le tourbillon public un esprit net, une volonté résolue, une des natures les plus libres, les mieux trempées pour l’action. Ce n’était pas un révolutionnaire songeant à renouer des conjurations lorsqu’il parlait de « faire quelque chose ; » c’était au contraire l’homme le plus essentiellement politique, ayant à la fois la solidité de la vieille race piémontaise, sans en avoir les préjugés, et la sève patriotique, libérale, des générations nouvelles sans en avoir les passions chimériques, surtout sans avoir été jamais un conspirateur. Sa fortune a été de venir à propos et de se trouver préparé à tout par sa naissance, par son éducation comme par son tempérament. Il était né à Turin, le 1er août 1810, dans une de ces heures où certes nul n’aurait dit ni pensé que celui qui venait de naître devait un jour faire revivre, au profit de princes alors découronnés et bannis, ce nom de royaume d’Italie dont la fantaisie d’un glorieux despote couvrait une fiction de nationalité. C’était le second fils du marquis Michel Benso de Cavour, le dernier venu d’une des plus anciennes maisons piémontaises sortie de cette petite république de Chieri, appelée la république des sept B, parce que là ont vécu autrefois sept familles qui ont fait leur chemin dans le monde : les Benso, les Balbo, les Balbiani, les Biscaretti, les Buschetti, les Bertone, — et les Broglie, destinés à l’illustration dans un autre pays. Par son aïeule paternelle, Camille de Cavour tenait à la Savoie et à l’aimable race de saint François de Sales ; il tenait à Genève par sa mère, une de Sellon, et un peu à la France par bien des relations, par les deux sœurs de sa mère, mariées, l’une au duc de Clermont-Tonnerre, personnage de cour sous la restauration, — l’autre au baron d’Auzers, gentilhomme d’Auvergne qui, après avoir été fonctionnaire de l’empire au-delà des Alpes, restait fixé à Turin. C’est dans ce monde varié, au fond très uni, souvent rassemblé à Turin ou à Genève, c’est dans cette atmosphère saine et fortifiante que Camille de Cavour était né et avait grandi, — enfant robuste, heureux de vivre, pétulant et répandant la joie autour de lui, — jeune homme au caractère décidé, à l’esprit libre et ouvert, à l’intelligence prompte à tout saisir ou à tout deviner.

Cavour a été un des plus jeunes de cette génération qui, au lendemain des restaurations de 1815 et sous le poids des réactions prolongées, a commencé à mûrir dans l’obscurité des règnes absolutistes pour l’affranchissement de l’Italie et les revendications libérales. Il n’avait que cinq ans en 1815, au moment où se dénouait la tragédie guerrière qui emportait l’empire et relevait le Piémont indépendant. À dix ans, admis à l’académie militaire, cette école de la jeune noblesse, et bientôt attaché comme page à la maison du prince de Carignan, de celui qui devait être Charles-Albert, il avait du premier coup laissé éclater l’impétueuse vivacité de son humeur native en se révoltant contre cette domesticité dorée. À dix-huit ans, il était le plus brillant et le plus aimable des sous-lieutenans du génie, menant gaîment la vie militaire à Vintimille, à Turin, à Gênes, — surtout à Gênes, où il trouvait la liberté et les séductions d’une ville d’affaires et de plaisirs. À vingt-deux ans, il avait déjà donné sa démission, après avoir payé d’une disgrâce, d’une sorte d’exil dans une petite station des Alpes quelques paroles trop hardies, un cri d’émotion généreuse et sympathique dont il avait salué la révolution française de 1830. Réduit, pour toute distraction, à jouer au tarok avec les entrepreneurs du fort de Bard, son lieu d’exil, et menacé d’être toujours suspect à un pouvoir ombrageux, il avait pris son parti, il se résignait à n’être plus qu’un « obscur citoyen du Piémont, » comme il s’appelait lui-même, un jeune fils de famille, arrêté au seuil d’une carrière brillante ; mais cet « obscur citoyen du Piémont, » ce jeune homme vibrant à un souffle de liberté venu de France, cet officier démissionnaire de vingt-deux ans, était de ceux qui arrivent par tous les chemins, qui ne se laissent ni abattre ni même irriter par un mécompte ou une disgrâce. Exilé de la vie militaire, il se retrouvait le lendemain alerte et résolu, mêlant les affaires d’agriculture, les plaisirs du monde et les voyages, portant dans une carrière agrandie une sève d’activité inépuisable, avec cette fixité précoce d’idées libérales et patriotiques qui lui faisait dire que « dans ses rêves de jeunesse il se voyait déjà ministre du royaume d’Italie, » — qui lui faisait aussi écrire à sa tante, Mme de Sellon, après la « démarche décisive, » la démission : « Ne croyez pas que tout ce que ce j’ai souffert, au moral s’entend, ait en rien abattu mon amour pour les idées que j’avais. Ces idées font partie de mon existence ; je les professerai, je les soutiendrai tant que j’aurai un souffle de vie. » C’était déjà tout l’homme dans l’officier démissionnaire de 1832, dans le jeune réfractaire du commencement de ce règne, — le règne de Charles-Albert, — qui devait finir par une explosion nationale, mais qui, pour le moment, restait sous la garde des jésuites et de l’Autriche.

Trois choses ont servi à développer, à dégager en quelque sorte cette heureuse nature en lui imprimant son originalité. Évidemment Cavour s’est toujours ressenti de la vie de famille qui avait été sa première éducation. Il en avait reçu, non des opinions qu’il n’a tenues que de son temps et de son instinct, mais ce qui fait l’homme et le caractère. Il s’était formé moralement dans un milieu où des habitudes d’affection et de société tempéraient les dissidences de politique et même de religion, — car si à Turin ce monde des Cavour, des d’Auzers, des Clermont-Tonnerre était profondément attaché aux traditions d’absolutisme religieux et monarchique, à Genève le comte de SelIon, protestant et libéral, gardait une foi ardente à ce qu’il y avait de plus élevé, dans les idées du XVIIIe siècle, de la révolution française. Partagé entre ces influences de famille, Camille de Cavour les réconciliait dans sa libre nature. Avec son oncle, M. de Sellon, il se laissait aller à la fascination des idées nouvelles. Avec M. d’Auzers, absolutiste de conviction, mais homme de savoir, de bonne compagnie, qui se plaisait à la discussion même avec les jeunes gens, il aiguisait son intelligence. A l’école de la grâce maternelle, auprès de Mme d’Auzers qui avait l’esprit alerte, vivant et animé de son neveu, chez Mme de Clermont-Tonnerre, femme d’un royalisme extrême, mais d’une indulgence aimable, dans tout ce monde il avait puisé l’aménité, le goût de la tolérance, une dignité facile et même la fierté perçant parfois à travers l’enjoûment. Qu’on ne s’y trompe pas : avec les opinions les plus libres sur le prestige et les droits de la naissance, avec toutes ses audaces, Cavour n’a jamais été un aristocrate défroqué, reniant certaines traditions de race, l’esprit et les usages de famille. Au plus haut degré de sa fortune politique il est toujours resté le même. Dans cette « maison Cavour » qu’il n’a cessé d’habiter lorsqu’il était ministre, qui restait la demeure patrimoniale, son frère aîné avait le premier rang, et, encore bien peu de mois avant sa mort, un jour qu’il était en chemin de fer à quelques milles de Turin, Cavour regardant la campagne fuyante disait à un de ses compagnons de voyage : « Voyez-vous là-bas cette flèche à demi cachée dans les arbres ? C’est le clocher de l’église de Santena. Là est le château héréditaire de ma famille, c’est là que je veux reposer après ma mort ! » Avant de disparaître avec la fierté d’un nom agrandi, il semblait rendre témoignage de la puissance survivante de ces impressions premières qui avaient contribué à former le jeune homme.

Une autre influence sensible dans cette souple et vigoureuse organisation a été l’éducation presque exclusivement scientifique de l’académie militaire. Par le fait, Cavour avait peu d’instruction littéraire. « Dans ma jeunesse, disait-il, on ne m’a jamais appris à écrire ; jamais je n’ai eu de professeur de rhétorique ni même d’humanités… » Parfois dans sa vie active, il a mis une sorte de coquetterie d’ignorance à prétendre qu’il ne savait ni le grec ni le latin, et gaîment il soutenait qu’il lui était « plus facile de faire l’Italie que de faire un sonnet. » Il avait suppléé à ce qui lui manquait par la volonté ou la curiosité d’un esprit qui savait s’intéresser à tout, même à un roman nouveau, ou qui se mettait courageusement à apprendre l’anglais dans l’histoire de lord Mahon. Au fond, c’était une intelligence façonnée et disciplinée par les mathématiques, qu’il avait étudiées avec succès à l’académie militaire sous le savant géomètre Giovanni Plana. « Voilà qui forme une tête et qui apprend à penser ! disait-il… De l’étude des triangles et des formules algébriques, je suis passé à celle des hommes et des choses. Je comprends aujourd’hui combien cette étude m’a été utile par ce que je fais avec les choses et les hommes. » Il croyait devoir à cette éducation première la faculté « d’entasser dans sa tête une longue série de théorèmes et de corollaires qui gardaient toujours leur ordre de bataille… » Il est certain que l’étude des mathématiques avait développé en lui un goût naturel de précision, de clarté et d’exactitude, qu’elle lui avait donné une facilité prodigieuse à jouer avec les chiffres et avec les calculs. Peut-être y mettait-il un peu de fantaisie ou un peu de coquetterie comme il en mettait dans sa prétention à l’ignorance littéraire. La vérité est que l’étude des mathématique n’aurait point suffi, si cet esprit, pour qui tout est devenu une force, n’eût été fécondé en même temps par une influence bien autrement puissante, par l’expérience, par les voyages, par des études multiples, par la vie réelle, pratique, sous toutes les formes.

Cette vie réelle a été une des grandes institutrices de Cavour. Aussitôt après sa démission d’officier du génie, il n’avait point hésité. Militaire la veille, il se faisait le lendemain agriculteur ; il devenait une sorte d’intendant des biens fort négligés de la famille. Militaire et agriculteur, c’étaient là, sans qu’il le sût, les deux écoles les plus sérieuses pour le politique. L’agriculture avait le mérite d’être la seule occupation possible sous un pouvoir qui voyait un péril révolutionnaire jusque dans l’industrie : Cavour s’adonnait à la vie agricole non avec dégoût ou par passe-temps, mais avec le feu d’une activité impatiente, avec l’entrain et les ressources d’une nature disposée, selon son expression, à ne pas faire les choses à demi, prenant à tout un goût et un intérêt croissant. « Je suis dans les grandes spéculations, écrivait-il à ses amis de Genève, j’ai acheté une vaste terre dans les rizières. Je crois avoir fait une excellente affaire ; il me manque seulement l’argent pour la payer ; à cela près, elle doit me donner un bénéfice superbe. Je ne sais pas faire les choses à demi ; une fois lancé dans les affaires, je m’y suis donné tout entier. J’y suis d’ailleurs forcé par ma position. Je suis cadet, ce qui veut dire beaucoup dans un pays aristocratiquement constitué ; il faut que je me crée un sort à la sueur de mon front… » Cette vaste terre dont il parle, c’est Leri créé et transformé par Cavour en plein Vercellais, ce Leri où tout-puissant ministre il est allé si souvent chercher vingt-quatre heures de repos au milieu des plus dévorantes affaires.

C’est là, dans ce pays assez monotone de Verceil, dans cette plaine couverte de rizières et de prairies sans ombrages, c’est là que Camille de Cavour a vécu pendant des années, syndic de son village et fermier, dirigeant lui-même tous les détails d’une immense exploitation, cherchant un secours dans les découvertes de la science, introduisant les procédés nouveaux, les machines dans ses cultures, et faisant d’une terre délabrée un domaine modèle. C’était son œuvre, sa conquête, prélude de bien d’autres conquêtes, et, à mesure que le succès souriait à sa hardiesse, il ne craignait pas d’étendre ses opérations ; il avait de l’activité pour tout, pour un défrichement de forêt comme pour la création d’un canal ou d’une banque, pour l’acclimatation de la betterave comme pour l’établissement d’une fabrique de sucre ou d’une manufacture de produits chimiques. Un jour même, il avait entrepris de fournir huit cents moutons mérinos au pacha d’Égypte, et il tint son engagement, quoiqu’il fût d’abord assez embarrassé. Assurément cette vie occupée et active au milieu de laquelle il offrait parfois à ses amis la libre et joyeuse hospitalité non d’une résidence de luxe, mais d’une ferme opulente, cette vie a été féconde pour Cavour. Il lui a dû ce qui a été une partie de son originalité et de sa force dans la politique, cette expérience familière des choses et des hommes dont il parlait, la connaissance pratique de tous les intérêts, l’habileté et la justesse dans le maniement des ressorts de la fortune d’un pays. Après cela, ce fut toujours le personnage le moins absorbé même quand il était le plus occupé, et en paraissant être tout entier à ses exploitations agricoles il ne laissait pas encore de mener de front la vie du monde.

Lorsqu’il n’était pas à sa vie de campagne, il était à Turin, animant de sa verve intarissable le salon de sa tante, la duchesse de Clermont-Tonnerre, ou se plaisant, s’instruisant aux conversations fines, sensées et libérales de l’ambassadeur de France, M. de Barante, et de son secrétaire, M. d’Haussonville. Lorsque l’air de Turin lui pesait, il allait à Genève, où il se trouvait auprès de son oncle, M. de Sellon, dans cette cordiale et intelligente société des La Rive, des Naville, des Lullin de Chateauvieux, avec qui il passait ces soirées qu’il rappelle, « devisant sur les affaires de l’Europe, redressant les faux systèmes, recomposant les mauvais ministères enfin arrangeant le tout pour le mieux. » Lorsqu’il se sentait un peu à l’étroit à Genève, il partait pour Paris et Londres, ces deux grands théâtres du monde. Deux fois, en 1835 et en 1843, il a visité la France et l’Angleterre en voyageur qui ne perdait pas son temps.

L’Angleterre l’intéressait visiblement par ses institutions, par ses luttes parlementaires, par le déploiement de toutes les forces nationales, agricoles et industrielles. En France, tout l’attirait, la politique et la vie sociale. Accueilli pour son nom, pour son esprit et sa bonne grâce dans les principaux salons, il en subissait les séductions. Peut-être même se laissait-il aller à bien d’autres séductions. Que dirai-je ? Il avait la verdeur de la jeunesse, il aimait les plaisirs, il ne se piquait pas d’être un sage, et, hardi au jeu comme en tout il ne reculait pas, en belle compagnie, devant une partie de whist à vingt-cinq louis la fiche ; mais ces fougues ne l’empêchaient pas de rester un observateur attentif, de goûter les choses sérieuses, surtout d’être sensible au charme élevé et délicat de la vie parisienne, et de Londres il écrivait gracieusement à Mme de Circourt, avec qui il est resté toujours en correspondance : « L’Angleterre est un pays d’immenses ressources ;… mais ce qu’on y chercherait vainement, c’est cette admirable union de la science et de l’esprit, de la profondeur et de l’amabilité, du fonds et de la forme qui fait le charme de certains salons parisiens, charme qu’on regrette toute la vie une fois qu’on l’a goûté et qu’on ne retrouve plus lorsqu’on est éloigné de cette oasis intellectuelle… » Et faisant un retour sur son propre pays, il ajoutait : « Sous certains rapports, l’air du Piémont est plus lourd que celui de Londres. Le ciel est pur, mais l’horizon moral est tellement obscurci par les nuages qu’y développe un système éminemment compressif, que l’esprit y a encore moins d’élasticité qu’en Angleterre… » A défaut d’élasticité, l’Angleterre avait toujours sans doute ses autres mérites que Cavour appréciait, non toutefois sans garder une préférence visible pour la France. « Quand vous m’aurez montré un duc de Broglie anglais ou allemand, disait-il avec feu à M. de La Rive, je commencerai à douter de mon opinion sur la supériorité morale, intellectuelle et politique de la France, opinion qui s’enracine chaque jour davantage dans mon esprit. » Ces voyages, mêlés d’observations sérieuses et de plaisirs, ont eu certainement une influence sensible sur Camille de Cavour. Ils l’ont initié jeune encore aux mouvemens européens, aux intérêts compliqués du monde, aux spectacles divers de la politique en Angleterre et en France, en Belgique et en Suisse. Ils lui donnaient ce que j’appellerais le sens extérieur et diplomatique, comme l’agriculture pratiquée dans certaines proportions lui donnait le sens de toutes les réalités intérieures.

C’était alors la vie d’un jeune « citoyen du Piémont » qui, à travers toutes les métamorphoses d’une nature aussi active que facile, restait toujours un libéral grandissant dans l’ombre du régime absolu. Libéral, Cavour l’était, selon le mot ingénieux de M. de La Rive, « comme il était blond, vif et spirituel, — de naissance. » Dès sa jeunesse, il a eu l’instinct national et libéral qui a dominé son âme jusqu’à la dernière heure, et il exprimait avec vivacité la déception que lui avaient laissée les premières années de la révolution de 1830 : « Combien d’espérances déçues, écrivait-il, combien d’illusions qui ne se sont pas réalisées ! Combien de malheurs sont venus tomber sur notre patrie ! Je n’accuse personne, ce sera peut-être la force des choses qui en a décidé ainsi ; mais le fait est que la révolution de juillet, après nous avoir fait concevoir les plus belles espérances, nous a replongés dans un état pire qu’auparavant. Ah ! Si la France avait su tirer parti de sa position, si elle avait tiré l’épée… peut-être ! .. » Dégagé de tout lien vis-à-vis du gouvernement, il n’épargnait pas les railleries à un régime de jésuitisme et de police qui confondait dans ses proscriptions les sociétés secrètes, la philosophie de Rosmini, les chemins de fer, l’industrie, et avec qui Mme de Clermont-Tonnerre était réduite à négocier assez longtemps pour avoir, par l’entremise de l’ambassade de France, le Journal des Débats. « La science et l’intelligence, disait-il, sont réputées choses infernales par qui a la bonté de nous gouverner. » Cavour aimait la science et il avait l’intelligence aussi libre que déliée. Durant ces années d’épreuves pour l’Italie et pour le Piémont, entre 1830 et 1846, souvent dans ses causeries intimes ou dans ses lettres familières, il remuait bien des questions qu’il avait l’air d’effleurer en se jouant, qu’il marquait d’un trait vif et net, en homme qui voyait clair et loin sans s’étonner de rien.

Un jour, avant le livre de Tocqueville, au courant d’une lettre à un de ses amis, il décrivait la marche des sociétés nouvelles vers une démocratie aux formes encore indistinctes. Il montrait le nivellement matériel et intellectuel tendant à s’opérer entre les classes, les patriciats plus qu’à demi détruits, les vieilles organisations en train de s’effondrer ou de se transformer, et il ajoutait : « Que reste-t-il donc pour lutter contre les flots populaires ? Rien de solide, rien de puissant. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Je n’en sais trop rien, mais c’est à mon avis l’inévitable avenir de l’humanité, Préparons-nous-y ou du moins préparons-y nos descendans, que cela regarde encore plus que nous. » — Est-ce un bien ? est-ce un mal ? il voyait un fait inévitable, et il était de ceux qui ne se révoltent pas contre les faits évidens, qui croient qu’il n’y a rien de mieux que d’en tirer parti en les dirigeant. Une autre fois, excité par le bruit qui se faisait en France autour des jésuites, maîtres de son petit Piémont, il écrivait à une dame française : «… Si l’on veut connaître la nature intime de l’ordre, ce n’est pas là où les jésuites luttent, là où leur position est précaire, qu’il faut les étudier. On ne les appréciera pleinement que là où, ne rencontrant aucun obstacle, ils appliquent leurs règles d’une manière logique et conséquente. Ils n’ont rien appris, rien oublié. Leur esprit, leurs méthodes sont les mêmes. Malheur au pays, malheur à la classe qui leur confiera l’éducation exclusive de la jeunesse ! A moins de circonstances heureuses qui détruisent dans l’homme les leçons de l’enfant, ils feront dans un siècle une race abâtardie. L’opinion que j’exprime ici est partagée par les membres les plus distingués de notre clergé… Les jésuites ne sont pas dangereux en France. Dans un pays de liberté, de science et de lumières, ils seront toujours réduits à se modifier, à se transformer ; ils n’obtiendront jamais un empire réel, durable, ni dans le monde politique, ni dans le monde des intelligences. Je voudrais, dans l’intérêt de l’humanité, qu’on pût traiter avec les jésuites et leur concéder, dans les pays d’où ils sont exclus, trois, quatre, dix fois plus de liberté qu’ils n’en accordent dans les pays où ils dominent. » Qu’on remarque ce vœu — même pour les jésuites !

Oui assurément, Cavour a été un libéral de la première heure ; mais il l’a toujours été à sa manière, avec son tempérament. Il avait le libéralisme d’un esprit bien équilibré, sans préjugés, sans fanatisme comme sans dépit, sans rien de maladif ou de chagrin, et j’imagine qu’il devait un peu sourire lorsque son ami Pietro de Santa-Rosa lui disait en vers élégiaques : « Camille, nous plaindre ensemble est désormais la consolation de nos esprits abattus ! » Lui, il n’a jamais perdu beaucoup de temps à gémir. S’il ne se faisait point d’illusion sur le gouvernement, il ne prenait pas du tout un air de victime ou d’adversaire systématique. S’il n’aimait pas ceux qu’il appelait dans son français de fantaisie les « reculeurs, » les ultra, ceux qui, par haine ou par crainte des révolutions, auraient rétrogradé d’un siècle ou de plusieurs siècles, il n’aimait pas non plus les « frénétiques, » les sectaires, qui, pour une chimère, pousseraient « la société dans un chaos affreux d’où elle ne pourrait se relever que par le moyen d’un pouvoir absolu et brutal. » Il n’était ni des uns ni des autres, il avait une aversion naturelle pour les excès qui le plus souvent ne sont qu’une impuissance déguisée, et dans une de ces crises de conspirations et de réactions par lesquelles passait son pays, il disait lestement : « Quant à moi, j’ai été longtemps indécis au milieu de ces mouvemens en sens contraire. La raison me retenait vers la modération ; l’envie démesurée de faire marcher nos reculeurs me rejetait vers le mouvement. Enfin, après de nombreuses et violentes agitations et oscillations, j’ai fini par me fixer, comme le pendule, dans le juste-milieu. Ainsi je vous fais part que je suis un honnête juste-milieu, désirant, souhaitant le progrès social de toutes ses forces, mais décidé à ne pas l’acheter au prix d’un bouleversement général… Mon état de juste-milieu ne m’empêchera cependant pas de désirer le plus tôt possible l’émancipation de l’Italie des barbares qui l’oppriment, et par suite de prévoir qu’une crise tant soit peu violente est inévitable ; mais cette crise, je la veux avec tous les ménagemens que comporte l’état des choses, et je suis en outre ultra persuadé que les tentatives forcenées des hommes du mouvement ne font que la retarder et la rendre plus chanceuse… » C’était déjà, si l’on veut, un libéral cachant un homme de gouvernement, ou un conservateur qui, malgré sa profession de « juste-milieu, » n’avait rien de doctrinaire, qui ne mettait pas le dernier mot de la sagesse dans l’immobilité, qui entendait faire de la modération une politique d’initiative et d’action réalisant ce que les révolutionnaires promettent et le faisant mieux.

Le libéralisme de Cavour avait un autre caractère. D’autres ont contribué aux mouvemens italiens et sont entrés dans la politique par les lettres, par la philosophie. Gioberti ravivait le sentiment de la primauté de l’Italie. Balbo, par une série de déductions patientes et ingénieuses, cherchait dans le passé l’aliment de nouvelles espérances. D’Azeglio écrivait ses romans et ses brochures d’une éloquence fine, sensée et entraînante. Camille de Cavour n’était ni un philosophe, ni un historien, ni un poète ; son libéralisme était d’un genre plus pratique et j’oserai presque dire plus moderne dans son action. Agriculteur et homme du monde, il s’efforçait à sa manière de réveiller le sentiment des intérêts publics. Il était toujours prêt à chercher un moyen de passer à travers le réseau de surveillance que maintenait un gouvernement jaloux. Il était un des fondateurs de la « Société agraire piémontaise » dont il avait rédigé les statuts, qui suscitait une multitude de comices où, sous prétexte d’agriculture, se répandait et s’aiguisait l’esprit de discussion. Avec le comte de Salmour et quelques autres de ses amis, il naturalisait en Piémont l’institution populaire des salles d’asile. Avec le marquis Alfieri, le comte Pralormo, qui représentaient ce qu’on pourrait appeler le côté libéral du gouvernement, il créait à Turin, sous le nom inoffensif de « Société du whist, » une sorte de club de la noblesse piémontaise, une réunion où les hommes s’accoutumaient à se rencontrer, à échanger leurs idées. Il sentait le besoin de « faire quelque chose, » de donner une forme précise à une activité dont la police finissait par s’inquiéter et lorsque, provoqué par ses amis de Genève ou excité par le réveil croissant des intelligences au-delà des Alpes, il se mettait, lui aussi, à prendre une plume, quels étaient les sujets qu’il choisissait de préférence ? Il s’attachait à des questions d’économie publique, d’industrie agricole, de finances. Il parlait des Voyages agronomiques de M. de Châteauvieux ou des conditions de l’Irlande, des « fermes-modèles, » ou des « doctrines communistes, » des « chemins de fer en Italie, » ou de « l’influence des réformes commerciales anglaises. »

Tout cela était écrit en français, d’un style net, facile et dégagé, sans phraséologie littéraire, par un observateur évidemment au courant de tous les problèmes économiques, épris des grandes réformes dont il saluait la réalisation victorieuse en Angleterre, qu’il rêvait déjà de voir transportées et appliquées en Italie. Était-ce un économiste ? Il l’était à sa manière comme il était agriculteur, en homme qui s’est toujours servi de tout sans s’asservir à une théorie ou à une spécialité, pour qui la science des lois de la production et l’expérience de l’agriculture restaient des élémens utiles, nécessaires, mais subordonnés de l’art de gouverner. A travers tout, dans ces premières pages d’un écrivain de bonne volonté sur des questions en apparence spéciales, le politique éclatait spontanément en quelque sorte, faisant d’un système de chemins de fer un instrument de transformation nationale pour l’Italie ou du libéralisme économique le prélude du libéralisme des institutions. L’homme se dévoilait tout entier par ses jugemens, par ses idées et par ses préférences.

Qu’on réunisse tous ces traits : ils forment, si je ne me trompe, la physionomie caractéristique d’un personnage fait pour ne pas rester en chemin. C’est Camille de Cavour à trente-six ans, vers 1846 et 1847 ; c’est Cavour respirant la vie et la force, doué d’une sorte d’entrain contagieux, prodiguant son activité sans l’épuiser, alliant la mesure à la hardiesse, la flexibilité à la décision, le sentiment traditionnel et conservateur à tous les instincts modernes, — Italien et libéral sans être un révolutionnaire et un conspirateur, aimant la France par goût et formé aussi à l’école anglaise. Cavour, par certains côtés, a eu dans sa nature du Charles Fox. Il avait du brillant chef des whigs l’ardeur de tempérament, la puissance de l’esprit, la séduction, l’ironie sans amertume. Il avait de plus que Charles Fox l’instinct, la trempe naturelle de l’homme de gouvernement et dans ses rêves d’ambition il ne se contentait pas d’un rôle de chef d’opposition. Ses goûts, ses admirations étaient pour d’autres hommes qui savaient au besoin sacrifier leur popularité pour le salut de leur patrie. « Oui, mon cher, écrivait-il avec feu en 1847, la réforme de Peel a été le salut de l’Angleterre. Que serait-il arrivé, si l’on eût laissé subsister la trop fameuse échelle mobile ? Il est probable que l’Angleterre aurait été prise au dépourvu après la récolte actuelle, et alors que serait-il arrivé ! L’Angleterre doit des statues à Peel, un jour il les aura. » S’il rencontrait dans le passé, à propos de l’Irlande, la figure de Pitt, il s’enflammait, il semblait puiser en lui-même quelques-uns des traits sous lesquels il peignait le fils de lord Chatam. « Il avait, dit-il, les lumières de son temps, il n’était pas l’ami du despotisme, le champion de l’intolérance. Esprit puissant et vaste, il aimait le pouvoir comme un moyen, non comme un but… Ce n’était point un de ces hommes qui veulent refaire la société de fond en comble avec des conceptions générales et des théories humanitaires. Génie profond et froid, dénué de préjugés, il n’est animé que de l’amour de la patrie et de la gloire… S’il eût exercé le pouvoir dans un temps de paix, de tranquillité, il eût été un réformateur à la manière de Peel et de Canning, alliant la hardiesse et l’ampleur des vues de l’un à l’habileté et à la sagesse des vues de l’autre… »

Pitt, Canning, Robert Peel, voilà les hommes que Cavour aimait à prendre pour modèles, et c’est ainsi qu’au moment où s’ouvrait pour l’Italie la période des réformes, des agitations et des illusions, dont l’avènement de Pie IX fut le signal, « l’obscur citoyen du Piémont » se trouvait d’avance mieux que tout autre armé pour la vie publique. Aux premières concessions du roi Charles-Albert, à la fin de 1847, il se jetait résolument dans cette carrière nouvelle, non comme un agitateur de plus, mais comme un conseiller, comme un guide, par un journal, le Risorgimento, qu’il créait avec ses amis les libéraux modernes de Turin, Balbo, Massimo d’Azeglio, Carlo Boncompagni, Michelangelo Castelli. Le Risorgimento représentait les opinions de tous ceux qui voulaient maintenir l’accord des peuples et des princes, qui s’efforçaient de régulariser, sans l’enchaîner, le mouvement libéral et national de l’Italie. Cavour n’était pas précisément un journaliste ; pour lui, le journal n’était qu’une forme nouvelle de l’action, qui lui a été utile comme tout ce qu’il a fait, qui l’obligeait à préciser ses idées, et coup sur coup, à peu d’intervalle, dans deux circonstances décisives, le journaliste, le leader du libéralisme modéré montrait qu’il ne reculait pas devant les résolutions les plus graves.

Un jour, aux premiers momens de 1848, Gênes, la ville aux passions vives, avait été troublée, et une députation s’était rendue à Turin pour demander au roi Charles-Albert l’expulsion des jésuites et l’établissement d’une garde nationale. L’excitation était dans les esprits. La députation génoise ne laissait pas de trouver faveur dans une réunion des libéraux de Turin. Cavour comprit aussitôt qu’on faisait fausse route, qu’à réclamer des mesures de rigueur contre les jésuites on risquait d’inquiéter le roi dans ses sentimens religieux, qu’une garde nationale ne pouvait être qu’un instrument de trouble et de sédition, tant qu’il n’y avait pas une représentation légale du pays, et il proposait d’aller droit au but, sans s’arrêter à la pétition génoise, — de demander une constitution ! C’était effectivement plus politique en même temps que plus hardi, puisqu’en allant plus loin on flattait l’orgueil et les secrètes ambitions du prince dont la constitution ferait le chef de l’Italie libérale. Cavour se montrait là tout entier, et chose curieuse, ceux qui le combattaient le plus vivement, ceux qui refusaient de le suivre, c’étaient les hommes du libéralisme extrême, du parti démocratique, M. Valerio, M. Sineo, qui se déliaient de son goût pour les institutions anglaises, qui l’appelaient ironiquement « milord Camille. » Dès ce moment, la question était posée entre la politique constitutionnelle et la politique révolutionnaire.

Peu après, tout avait singulièrement changé ; il ne s’agissait plus de la constitution conquise sur les hésitations de Charles-Albert. La révolution du 24 février venait d’éclater, allumant l’incendie partout, en Italie et en Allemagne, à Vienne même comme à Berlin. La Sicile était déjà en insurrection. Milan, après cinq jours de combat, chassait les Allemands. Au même instant, Venise s’affranchissait de son côté. La domination autrichienne, affaiblie au centre de l’empire par la révolution viennoise, tenait à peine encore dans ses forteresses de l’Adige. A Turin, tous ces événemens retentissaient comme des appels enflammés. Cavour un des premiers, prononçait le mot décisif. « L’heure suprême a sonné pour la monarchie sarde, écrivait-il le 23 mars 1848, l’heure des fortes délibérations, l’heure qui décide de la fortune des empires et de la destinée des nations. En présence des événemens de la Lombardie et de Vienne, l’hésitation, le doute ne sont plus permis… Nous, hommes de sang-froid, accoutumés à suivre les conseils de la raison plus que les emportemens du cœur, après avoir pesé attentivement nos paroles, nous devons le déclarer, une seule voie est ouverte pour la nation, pour le gouvernement, pour le roi : la guerre ! la guerre immédiate… Dans les circonstances actuelles, la grande politique est celle des résolutions audacieuses… » Du premier coup, Cavour se plaçait ainsi au cœur du mouvement italien, devançant les plus hardis, abordant sans excès d’illusion peut-être, mais aussi sans de vains subterfuges, cette double question de liberté constitutionnelle et d’indépendance nationale qui apparaissait brusquement dans une explosion universelle.


II

C’est la destinée de l’Italie d’avoir montré en peu d’années comment une révolution nationale peut tristement échouer, faute de maturité et de direction, — comment au contraire cette même révolution peut retrouver le succès lorsqu’elle est patiemment préparée et habilement conduite. Ce qu’on ne savait pas au mois de mars 1848, ce qui a été depuis la leçon de toute une génération, c’est que cette crise soudaine, peut-être inévitable, devant laquelle des hommes comme Cavour croyaient ne point devoir reculer, ne restait pas moins la plus périlleuse des épreuves. Aux premiers instans sans doute, les circonstances paraissaient justifier l’audace, et la fortune semblait sourire à l’Italie. L’armée de Radetzki refoulée de Milan et de la Lombardie, réduite à s’enfermer dans Vérone au milieu d’un cercle de feu, presque abandonnée par les nouveaux pouvoirs de Vienne, cette armée n’était, — on pouvait le croire, — qu’une dernière défense insuffisante pour la domination autrichienne au-delà des Alpes. L’armée piémontaise, de son côté, passant le Tessin sous les ordres du roi Charles-Albert, pouvait arriver d’un seul élan sur les lignes du Mincio et de l’Adige ; pendant quatre mois, elle combattait, elle s’honorait par des actions courageuses, et, un jour venait, — le jour de la prise de Peschiera et du brillant succès de Goïto, — où la cause de l’indépendance italienne semblait presque gagnée. En réalité, c’était une grande aventure mal engagée, compliquée de toutes les inexpériences, de toutes les illusions et de toutes les passions qui devaient la conduire à un fatal dénoûment. Le premier des dangers était dans les circonstances extérieures. Cette guerre de 1848 qui éclatait ainsi à l’improviste, sans préparation, elle se liait intimement à toute une situation révolutionnaire, à un bouleversement européen. Il en résultait que, jusqu’à un certain point, tout dépendait au-delà des Alpes de ce qui se passerait en Europe, des réactions qui pouvaient, qui devaient inévitablement se produire. Les chances de succès, réelles sans doute au début de la campagne, diminuaient bientôt à mesure que les événemens se déroulaient. Après les journées de juin, la France avait assez de songer à elle-même, et l’intervention dont elle avait la pensée lorsqu’elle formait une armée des Alpes, devenait une médiation traînante et évasive. L’Angleterre, associée à cette médiation, n’avait d’autre souci que d’en finir avec toutes ces agitations menaçantes pour l’ordre européen de 1815. L’Allemagne révolutionnaire, loin de se montrer favorable, revendiquait en plein parlement de Francfort les citadelles de l’Adige comme les gardiennes de ses frontières naturelles. L’Autriche, un moment ébranlée, avait le temps de se reconnaître, de se relever par la main de ses généraux à Prague, à Vienne, et, du cœur de l’empire, les poètes envoyaient à Radetzki, au vieux guerrier d’Italie, le cri sympathique : « dans ton camp est l’Autriche ! » En peu de mois, tout avait changé, si bien qu’avant l’automne de 1848 le Piémont, rejeté du Mincio sur le Tessin, réduit à subir le pénible armistice du 16 août, restait seul en face de l’Autriche raffermie et victorieuse, n’ayant plus rien à espérer de l’Europe, hésitant à reprendre les hostilités avec une armée désorganisée par la défaite, et déjà impuissant à contenir les passions qui voulaient le ramener au combat.

Une autre cause de ruine était là en effet, dans ces passions violentes, dans la situation intérieure de l’Italie. Pendant que l’armée se battait vaillamment à Pastrengo et à Goïto, à Curtatone et à Vicence, tout conspirait contre elle. D’un côté les princes, effrayés et défians, refusaient leur alliance ; le pape, par l’encyclique du 29 avril, désavouait la guerre de l’indépendance, et le roi Ferdinand de Naples livrait le 15 mai une bataille victorieuse de répression intérieure qui rejetait définitivement la politique napolitaine dans la réaction à outrance. D’un autre côté, tous les sectaires, les fauteurs de séditions et de conspirations, Mazzini en tête, soufflaient partout le feu, aggravant les difficultés de la guerre par les divisions, compromettant l’œuvre de l’indépendance par l’explosion de tous les systèmes et de toutes les passions républicaines, unitaires ou fédéralistes. C’étaient vraiment les plus utiles auxiliaires de l’Autriche, et les revers de l’armée piémontaise devenaient le signal d’une immense et désastreuse anarchie qui se répandait partout, qui se manifestait successivement, — à Milan par les scènes qui mettaient en péril la vie de Charles-Albert, — à Rome par le meurtre de Rossi, la fuite du pape et la proclamation de la république mazzinienne, — à Florence par l’évasion du grand-duc et l’avènement embarrassé d’une démagogie confuse. Le Piémont, bien que garanti par de fortes traditions, par une dynastie nationale et par le « statut » récemment promulgué, le Piémont lui-même n’échappait pas à la contagion universelle. Le parti démocratique des Rattazzi, des Valerio, des Buffa, des Ravina, des Brofferio, sans avoir la majorité dans le parlement qui venait de s’ouvrir, était assez fort pour embarrasser l’action militaire et politique du gouvernement par ses propositions incohérentes, par ses déclamations et ses excitations, avec l’aide des clubs et d’une presse enflammée. Il était à Turin le représentant, le complice ou l’allié d’une démocratie turbulente, de tous les agitateurs de l’Italie, de tous les partisans de la guerre à outrance, des insurrections populaires et des combinaisons chimériques. Je ne fais que résumer cette situation de 1848 dans ses principaux traits extérieurs et intérieurs.

Au milieu de ces déchaînemens, dans cette dramatique et fiévreuse inauguration de la vie publique en Piémont, Cavour, comme député de Turin au parlement, comme directeur du Risorgimento, combattait au premier rang. Constitutionnel et patriote avant le « statut » et avant la guerre, il restait pendant la lutte l’homme le moins révolutionnaire, le plus libéral, le plus sensé. Contre ceux qui prétendaient subordonner l’union de la Lombardie et du Piémont à une chimère d’assemblée constituante il soutenait énergiquement la nécessité de la fusion immédiate. A ceux qui proposaient un impôt progressif, il répondait avec l’habileté éprouvée du financier, de l’économiste et de l’homme d’affaires. A ceux qui parlaient sans cesse de recommencer la guerre avec une armée désorganisée, en présence de la médiation de la France et de l’Angleterre, il opposait les vues du politique jugeant avec sagacité l’état de l’Europe. Contre des hostilités bruyantes et vaines, il défendait le gouvernement. Il ne craignait pas la mêlée, et sans enlever du premier coup un succès d’orateur, il ne tardait pas à s’aguerrir, à s’imposer, bravant avec un imperturbable sang-froid les sifflets des tribunes publiques et l’impopularité de la rue, portant gaîment le nom de codino ou s’amusant de l’anglomanie qu’on lui reprochait. C’était un simple et franc modéré, prompt à la lutte, impitoyable de bon sens et d’ironie contre ceux qui ne croyaient qu’aux « moyens révolutionnaires » sans tenir compte de la nature, de la réalité, de l’expérience, — et un jour du mois de novembre 1848 il allait droit à cette fantasmagorie des partis violens. « Qu’est-ce qui a toujours perdu, disait-il, les révolutions les plus belles et les plus justes ? La manie des moyens révolutionnaires, les hommes qui ont prétendu s’affranchir des lois communes… » — L’assemblée constituante française créant les assignats en dépit de la nature et des lois économiques, — moyen révolutionnaire qui produit le discrédit et la ruine ! La convention prétendant étouffer dans le sang la résistance à ses ambitieux projets, — moyen révolutionnaire qui produit le directoire, le consulat et l’empire ! Napoléon pliant tout à son caprice, croyant « qu’on peut avec une égale facilité vaincre au pont de Lodi et effacer une loi de la nature, » — moyen révolutionnaire qui conduit à Waterloo et à Sainte-Hélène ! Les sectaires de juin prétendant imposer par le fer et le feu la république démocratique et sociale, — moyen révolutionnaire qui produit l’état de siège à Paris, la réaction partout ! « Attendons encore un moment, ajoutait-il, et nous verrons le dernier effet du moyen révolutionnaire, — Louis-Napoléon sur le trône ! »

C’était certes d’un esprit juste, libéral et clairvoyant ; mais ni Cavour ni ses amis du parlement ou de la presse ne pouvaient improviser au milieu du feu une force d’opinion modératrice. Le mouvement qui entraînait l’Italie, qui retentissait à Turin, emportait successivement le premier ministère constitutionnel du comte Balbo, le ministère de fusion nationale du comte Casati, le ministère de l’armistice, — Alfieri,-Revel,-Pinelli, — pour se précipiter vers le ministère des résolutions extrêmes, des connivences révolutionnaires et de la guerre à outrance.

Un instant seulement, aux derniers jours de 1848, un homme porté au pouvoir par la popularité, Vincenzo Gioberti semblait appelé à suspendre les événemens ou à leur imprimer une direction nouvelle ; il l’essayait du moins, et en cela il retrouvait aussitôt l’énergique appui de Cavour, qui avait défendu jusqu’au bout contre lui le ministère du comte de Revel et de M. Pinelli. Gioherti sentait le danger d’une politique vulgairement révolutionnaire et témérairement belliqueuse. Il comprenait que, sans renoncer à l’indépendance nationale, on pouvait y arriver par un autre chemin, et qu’avant de se rejeter sur les Autrichiens, le Piémont avait un nouveau rôle à prendre : il devait aller ramener le grand-duc à Florence, le pape à Rome, rétablir partout un gouvernement constitutionnel, redresser en un mot le mouvement italien. De cette manière, le Piémont enlevait à l’Autriche une occasion d’intervention dans les affaires de la péninsule, il rassurait et se conciliait les princes restaurés, il regagnait les sympathies de l’Europe prête à l’abandonner, fatiguée de commotions, — et son œuvre accomplie il se trouvait dans de meilleures conditions, soit pour négocier avec le concours des puissances médiatrices, soit pour reprendre les armes. Déjà tout était prêt, l’Angleterre et la France approuvaient ce projet, le général Alfonso de la Marmora s’approchait avec une division piémontaise de la frontière de Toscane. Malheureusement Gioberti, arrivé au pouvoir avec les exaltés du moment, avec Rattazzi, Buffa, Sineo, Tecchio, avait commis la faute de dissoudre le premier parlement piémontais qui venait à peine de naître, et de laisser élire à l’abri de son nom une nouvelle chambre toute démocratique. Gioberti se croyait encore le maître, il n’était plus rien ; au dernier instant, il restait seul avec son projet d’intervention, abandonné par une chambre où dix élections l’avaient envoyé, trahi par quelques-uns de ses collègues dans son propre cabinet, vainement soutenu par Cavour, qui avait maintenant à le défendre contre ses amis de la veille.

La défaite de Gioberti, c’était la victoire des ministres démocratiques opposés à l’intervention dans l’Italie centrale, impatiens de rompre l’armistice et toutes les négociations, partisans de la guerre immédiate ; c’était le mouvement repris et poussé à fond avec une armée encore mal réorganisée et irritée des outrages des partis, avec un roi dévoré d’amertumes, qui, placé entre des combinaisons compliquées et une nouvelle guerre d’indépendance, préférait aller se jeter sur l’épée autrichienne, avec un pays qui n’avait plus qu’un cri : « il faut en finir ! » Une année après le premier passage du Tessin et le départ confiant pour la campagne de Lombardie, le Piémont se trouvait ramené au combat comme à une suprême aventure. La « politique des moyens révolutionnaires, » selon le mot de Cavour, avait eu le temps de naître, d’épuiser ses déceptions, pour aller expirer le 23 mars 1849 dans la catastrophe de Novare, où le roi Charles-Albert jouait sa couronne avec un héroïsme désespéré, où le Piémont et l’Italie perdaient pour le moment leur dernière chance.

Qu’on se représente un instant ce lendemain d’une défaite préparée par l’esprit d’aventure et accomplie en quelques heures. C’est toujours le fond de l’abîme où semble rouler une nation vaincue. La première conséquence de Novare était la nécessité d’un armistice qui livrait une partie du pays à l’occupation étrangère. Les Autrichiens campés sur la Sesia, maîtres d’avoir garnison à Alexandrie, tenaient le Piémont entre la menace d’une invasion complète et une paix dont ils ne disaient pas encore les conditions, qui devait être dans tous les cas la dure rançon d’une année de guerre et de révolution. Les Piémontais ne pouvaient plus opposer une résistance sérieuse. L’armée s’était sans doute battue courageusement à Mortara, à Novare, sous les yeux de Charles-Albert toujours le premier au feu ; elle avait perdu quelques-uns de ses généraux, nombre d’officiers morts devant l’ennemi. Elle ne restait pas moins frappée d’une démoralisation immense comme une armée composée de conscrits, engagée sans illusion et convaincue qu’elle vient de payer de son sang les folies des agitateurs. Les chefs avaient de la peine à retenir leurs soldats, qui se repliaient dans l’intérieur, propageant la panique. A Turin, l’opinion flottait entre le découragement et l’exaspération. Les clubs retentissaient plus que jamais de déclamations passionnées, et naturellement on criait à la trahison. Dans la chambre, Brofferio proposait de décréter l’insurrection universelle et de former dans l’assemblée un comité de salut public. Les motions se succédaient, l’une déclarant naïvement l’armistice inconstitutionnel et le « statut » en péril, l’autre menaçant de mettre le gouvernement en accusation, s’il ouvrait les portes d’Alexandrie aux Autrichiens, une troisième proposant gravement une enquête sur la situation et sur les moyens de continuer la guerre : tout cela comme si l’ennemi n’était pas à quelques marches, prêt à jouer de l’épée victorieuse, si on le défiait.

Ce qui se passait à Turin n’était rien encore. A la première nouvelle du désastre. Gênes, la populeuse et ardente cité, la ville privilégiée du mazzinisme, prenait feu, passant bientôt de l’agitation à l’insurrection, à une véritable révolution. — L’armée avait trahi ou avait été trahie par ses chefs ! Le « statut » était violé ! Turin allait être aux mains des Autrichiens, et Gênes elle-même devait être livrée comme garantie de la contribution de guerre ! Avec ces bruits perfidement propagés, les agitateurs enflammaient les esprits et donnaient le signal de la guerre civile. La garnison, composée de réserves, faiblement commandée, était réduite à se retirer, après une pénible capitulation devant l’émeute, qui restait ainsi maîtresse de la ville, des armes, de l’immense artillerie, des forts, des défenses de la première place de l’état. La populace déchaînée massacrait quelques malheureux, parmi lesquels se trouvait un major de carabiniers, et le commandant militaire de la ville, le général et sa famille étaient retenus comme otages. La démagogie génoise conduite par un ancien émigré, le vieux Avezzana, se constituait en « comité de salut public, » en « gouvernement provisoire de la Ligurie. » Elle refusait de reconnaître l’armistice ; elle se séparait du Piémont, elle humiliait l’armée et se mettait en insurrection contre les pouvoirs réguliers. C’était en vérité dès 1849, à Gènes, comme une ébauche anticipée de la commune de Paris en 1871. Cette démagogie, empressée à profiter d’un désastre du pays, ne voyait pas qu’elle commettait un crime de trahison nationale, qu’elle ne pouvait qu’aggraver les misères publiques, attirer sur le Piémont une invasion plus lourde et créer au gouvernement une situation plus difficile. Ainsi la défaite à Novare, l’armée décomposée, le pays menacé de la ruine, l’agitation à Turin, la guerre civils à Gênes, l’incertitude partout, c’était là le terrible lendemain de la catastrophe. C’est dans ces conditions que le jeune prince appelé à hériter de la couronne de Charles-Albert partant pour l’exil, que Victor-Emmanuel, à peine échappé du champ de bataille, rentrait à Turin aux derniers jours de mars 1849, pour se trouver aux prises avec les difficultés d’une situation où tout dépendait du premier moment.

Deux politiques étaient possibles pour le nouveau règne. Victor-Emmanuel, dans cette heure décisive de réaction européenne et de confusion nationale, pouvait laisser tomber le « statut » et le régime libéral récemment inauguré, reprendre le drapeau bleu de Savoie, revenir au passé en s’enfermant désormais dans ses frontières, sans plus regarder au-delà du Tessin, — vers l’Italie. À ce prix, il eût certainement obtenu une paix plus douce, et il aurait eu l’appui de l’Autriche dans ses embarras. Autour de lui, les sollicitations ne manquaient pas, les influences les plus puissantes cherchaient à l’incliner vers cette résolution qui lui aurait donné peut-être une certaine sécurité du moment, — en le laissant, il est vrai, dans la modeste condition d’un client de l’Autriche, d’un autre duc de Modène ou d’un autre grand-duc de Toscane. Victor-Emmanuel pouvait aussi se résigner virilement à la mauvaise fortune, subir les conséquences de la guerre, mais sans sacrifier le « statut » et le drapeau tricolore, ces deux représentations survivantes, ces deux symboles de l’indépendance piémontaise et des espérances italiennes. Placé entre ces deux politiques, Victor-Emmanuel, dans sa loyauté de soldat et de prince, n’hésitait pas : il acceptait ce rôle de roi libéral et national que les circonstances ménageaient comme une promesse de revanche à sa fierté de vaincu, et certes le gage le plus significatif qu’il pût donner de la franchise de ses intentions était d’appeler presque aussitôt au poste de premier ministre celui qu’on pouvait appeler le chevalier de l’Italie, Massimo d’Azeglio, encore tout éclopé d’une blessure reçue à Vicence. C’est ce qui a décidé de la fortune de l’Italie, c’est ce qui a fait de cette journée de Novare non plus seulement une date de deuil, le dénoûment sanglant des tentatives incohérentes de 1848, mais encore le point de départ obscur, décisif, d’une période nouvelle. Par le drapeau aux trois couleurs italiennes conservé et le « statut » maintenu, l’avenir était sauvé. « C’est un long travail à refaire, disait d’Azeglio, nous recommencerons. » Et de son côté Cavour écrivait au même instant à Salvagnoli : « Tant que la liberté existe dans un coin de la péninsule, il ne faut point désespérer de l’avenir. Tant que le Piémont gardera ses institutions à l’abri du despotisme et de l’anarchie, il y aura un moyen de travailler efficacement à la régénération de la patrie. »

Le « statut, » rien de plus, rien de moins, c’est avec cela que Massimo d’Azeglio entrait au pouvoir après Novare, appelant à son aide des hommes modérés et patriotes comme lui, le comte Siccardi, le Vénitien Paleocappa, le banquier Nigra, le général Alfonso de la Marmora qui, en réduisant avec autant d’habileté que de promptitude la démagogie génoise, venait de rendre un service national. L’œuvre n’avait, à vrai dire, rien de facile ; elle avait à triompher de la confusion et de l’irritation des partis, des inexpériences parlementaires, de toutes les difficultés intérieures et extérieures. La paix était la première des nécessités, et, en la subissant, en la négociant, d’Azeglio donnait l’exemple du patriotisme résigné, d’une abnégation courageuse. Cette paix évidemment ne pouvait être que dure ; elle ramenait le Piémont aux traités de 1815, et elle lui infligeait une contribution de guerre de 75 millions de francs qui allait peser lourdement sur son budget. Elle n’avait après tout rien d’humiliant et elle était nécessaire. Chose étrange cependant ! les partis se faisaient un triste jeu de marchander avec cette nécessité, de refuser leur concours au risque de tout perdre. Deux fois le gouvernement se voyait réduit à dissoudre la chambre, et la dernière fois le roi lui-même était obligé de faire directement appel à la raison du pays par cette proclamation de Moncalieri qui, sous une apparence de coup d’état, était encore un acte de prévoyant libéralisme. « Ces messieurs ne voient donc pas, disait tristement d’Azeglio, que le ministère a déjà bien à faire à soutenir la constitution, — et qu’après nous les Croates !… »

Ce n’était pas la seule difficulté. Au moment où le Piémont prétendait rester constitutionnel, la réaction triomphait de toutes parts en Europe. La liberté piémontaise ressemblait à une anomalie ou à un péril au milieu des restaurations absolutistes qui s’accomplissaient en Italie, à Rome comme à Florence, comme à Milan. L’Autriche s’efforçait de signaler Turin comme un dernier foyer incendiaire. L’empereur de Russie déclinait tout rapport avec le nouveau roi de Sardaigne. En France même, les partis conservateurs qui venaient de rétablir le pape à Rome semblaient regarder comme un trouble-fète, comme un tapageur importun, ce régime constitutionnel d’outre-mont qui avait la prétention étrange d’accomplir quelques réformes civiles ou religieuses. Partout le Piémont rencontrait l’hostilité ou la réserve, de sorte qu’il y avait réellement à conquérir jour par jour sur l’Autriche, sur les partis intérieurs, sur les défiances étrangères, ce « statut » où un prince bien inspiré et des libéraux sensés voyaient un moyen de refaire par la monarchie constitutionnelle, par une politique de réparation nationale ce que les révolutions et les révolutionnaires venaient de perdre.

Un des plus énergiques auxiliaires de cette politique réparatrice et du ministère d’Azeglio était Cavour. Aux élections démocratiques qui avaient renversé Gioberti au mois de janvier 1849, il avait été exclu du parlement comme réactionnaire ou codino ; les exaltés l’avaient fait échouer en lui opposant une obscure nullité du nom de Pansoya, — un Barodet du temps, — qui n’a dû son illustration d’un jour qu’à cette étrange aventure. Aux élections suivantes, après Novare, il redevenait l’élu préféré de sa ville natale, de Turin ; il rentrait dans la chambre pour n’en plus sortir désormais, et maintenant dans cette situation nouvelle il prenait rapidement une autorité croissante, justifiée et confirmée par la décision clairvoyante qu’il n’avait cessé de montrer depuis un an, par l’esprit politique qu’il portait en tout, par une supériorité qui s’imposait dans les affaires d’économie publique et de finances. C’était, après comme avant la crise, un simple et franc constitutionnel, n’ayant que de l’antipathie ou du dédain pour les hâbleries et les impuissances révolutionnaires, défendant le gouvernement surtout aux momens difficiles du lendemain de Novare et jusqu’à la paix qui ne fut définitive qu’au mois de janvier 1850 ; mais en même temps, qu’on ne s’y trompe pas, Cavour ne cessait point d’être le libéral actif et hardi, acceptant le « statut » avec toutes ses conditions, avec ses garanties et ses conséquences. En soutenant le ministère, il le stimulait et le devançait souvent : il devenait par degrés le chef, le leader sinon de la majorité conservatrice avec laquelle il marchait, du moins de la fraction libérale de cette majorité. Il n’était point d’humeur à faire de la politique conservatrice en partisan de l’immobilité ou de la réaction, et il ne tardait pas à montrer que chez lui le modéré, le parlementaire grandissant se confondait avec l’homme d’état fait pour le pouvoir et pour l’action.

Les occasions ne manquaient pas, elles naissaient de la politique de tous les jours, de l’application même du système constitutionnel qui remettait incessamment les partis aux prises. Une des conséquences les plus simples de ce régime était évidemment la suppression des juridictions privilégiées, des immunités ecclésiastiques dans l’administration de la justice. C’était si simple que les hommes les plus religieux, les plus conservateurs de la droite, comme le comte Balbo, le comte de Revel, amis du ministère, ne mettaient point eux-mêmes le principe en doute ; ils auraient voulu seulement qu’on négociât avant tout avec le saint-siège. Malheureusement on négociait en vain depuis deux ans, et attendre plus longtemps, c’était énerver les institutions nouvelles, laisser supposer que dans un état libre il pouvait y avoir deux lois, deux pouvoirs, deux juridictions. Il y avait, il est vrai, bien d’autres questions de réformes civiles, d’organisation ecclésiastique, naissant invinciblement du régime constitutionnel. Pour le moment le ministère n’allait pas si loin, il se bornait modestement à proposer l’abolition des privilèges ecclésiastiques, de ce qu’on appelait le foro. C’était toute la loi présentée par le ministre de la justice, le comte Siccardi, soutenue par tous les libéraux sincères, contestée avec embarras par une partie de la droite ministérielle, combattue avec acharnement par la réaction. Cavour ne pouvait hésiter ; il était de ceux qui avaient pressé le ministère de présenter la loi, et, lorsque la discussion s’ouvrait au mois de mars 1850, il saisissait cette occasion de revendiquer les droits de la société civile en face des privilèges de l’église, de résumer hardiment la vraie politique constitutionnelle. Il combattait ceux qui s’opposaient toujours aux réformes, tantôt parce que les temps étaient agités, tantôt parce qu’ils étaient tranquilles ; il rappelait les hommes d’état de l’Angleterre sachant détourner les révolutions par des mesures opportunes, et il ajoutait : « Les réformes faites à temps n’affaiblissent pas l’autorité, elles la raffermissent et réduisent à l’impuissance l’esprit révolutionnaire. Je dis donc aux ministres : Imitez franchement le duc de Wellington, lord Grey, sir Robert Peel… progressez largement dans la voie des réformes sans craindre qu’elles soient hors de propos. Ne pensez pas que le trône constitutionnel en puisse être affaibli, il en sera affermi au contraire, et il jettera dans notre sol de si profondes racines que le jour où la révolution se relèverait autour de nous, non-seulement il pourra la dominer, mais encore il groupera autour de lui toutes les forces vives de l’Italie et conduira la nation aux destinées qui l’attendent… » Ce discours, un des premiers où se soit dévoilée la pensée de Cavour, dépassait visiblement la limite d’une question spéciale, et en décidant du succès de la loi il laissait dans le parlement, dans l’opinion, une impression profonde comme s’il eût été la révélation d’une politique et de l’homme fait pour cette politique.

Bientôt une occasion nouvelle s’offrait. Cette fois il s’agissait, non plus d’une de ces questions délicates qui remuent toutes les passions, mais des finances cruellement embarrassées du Piémont, à propos d’une aliénation de 6 millions de rente. Cavour défendait le ministère, écartant les griefs puérils et les projets chimériques ; mais en défendant le gouvernement il lui faisait sentir l’aiguillon ; il passait à son tour la revue de la situation économique en homme maître de ces questions, touchant à tout avec netteté, avec une hardiesse confiante, et au bout du compte il finissait par dire à peu près : « Prenez garde ; si à la session prochaine le ministère n’a pas à nous présenter une politique financière, un plan financier avec les moyens de rétablir autant que possible l’équilibre, avec une réforme douanière et les impôts dont nous avons besoin, j’en serai désolé, mes amis et moi nous serons obligés de l’abandonner… Les conditions de notre pays peuvent être graves, elles n’ont rien de désespéré ; il suffit d’un peu de volonté et de courage pour faire accepter au pays les contributions nécessaires… Qu’on ne nous parle pas des agitations des partis : l’union du roi et de la nation est assez fortement cimentée pour n’avoir rien à redouter des partis extrêmes, des révolutionnaires et des réactionnaires. Je ne crains la propagande ni des uns ni des autres… Agissez donc, ne craignez pas, vous aurez le concours du parlement, celui du pays, même dans la partie la plus douloureuse de notre tâche, le rétablissement de l’équilibre des dépenses et des ressources… »

A voir cette universalité de talent, cette activité toujours prête, cette sûreté d’esprit politique, on sentait l’homme impatienté du temps perdu, le ministériel mûr pour le ministère. On le sentait si bien que le jour où le ministre du commerce Santa-Rosa mourait inopinément au mois d’octobre 1850, le nom de Cavour se présentait de lui-même. Tout s’accordait pour désigner Cavour à cette succession qui s’ouvrait dans les circonstances les plus poignantes. Le malheureux Santa-Rosa, associé avec ses collègues dans la présentation comme dans le vote de la loi du foro, et néanmoins toujours profondément religieux, se voyait refuser durement les derniers secours de l’église par l’ordre de l’archevêque de Turin, Mgr Fransoni. Un drame pénible se passait autour de ce lit d’un mourant qui implorait les prières du prêtre en refusant fermement toutefois de subir une rétractation dans laquelle il voyait le déshonneur de son nom. L’opinion, violemment émue, s’agitait à Turin, et, par une représaille naturelle, elle se tournait vers celui qui était l’ami intime de Santa-Rosa, qui plus que tout autre avait contribué au succès de la loi du foro. D’Azeglio lui-même d’ailleurs ne demandait pas mieux que d’avoir avec lui cet habile et vigoureux athlète, et, lorsqu’il allait le proposer au roi, Victor-Emmanuel, sans s’étonner plus que les autres, répondait avec finesse : « Je le veux bien, mais attendez un peu, il vous prendra tous vos portefeuilles. » Quant à des conditions, Cavour n’en avait fait d’aucune espèce, ni sur les hommes ni sur les choses. Il savait qu’un ministre a le pouvoir qu’il sait prendre, qu’il est capable d’exercer. Il disait son mot de la villa Bolongaro : « Nous ferons quelque chose ! » Le fait est qu’avant peu il ajoutait au ministère du commerce le ministère des finances : il avait le gouvernement économique du Piémont, — et le roi Victor-Emmanuel avait dit vrai, ce n’était pas tout !


III

Ce que je veux montrer, c’est l’origine d’une situation où un pays vaincu a la fortune de trouver à propos un prince bien inspiré, des hommes dévoués qui ne désespèrent pas de le relever, par le patriotisme et la liberté constitutionnelle, d’un désastre en apparence irréparable.

Non assurément, elle ne s’est point accomplie en un jour ni d’un seul coup, cette œuvre compliquée et difficile ; elle a passé par bien des crises intimes, obscures : elle a eu en définitive deux phases caractéristiques, et la première est représentée par ce ministère d’Azeglio, où Cavour entrait au mois d’octobre 1850, qui a été, au lendemain de Novare, le vrai point d’arrêt dans la ruine, le commencement de la réparation. C’est en réalité le ministère de la paix nécessaire rehaussée et compensée par le maintien des institutions libérales. Tandis que d’Azeglio, par sa dignité aimable et par sa loyale modération, s’étudie à dissiper les défiances au dehors, à refaire la situation diplomatique du Piémont, le comte Siccardi prend l’initiative des réformes ecclésiastiques. Le général Alfonso de la Marmots, ministre de la guerre, après avoir pacifié Gênes, met tout son feu à reconstituer l’armée, désorganisée par la défaite. Il a les institutions militaires à modifier, l’instruction à relever, le corps d’officiers à renouveler, en ouvrant les rangs de l’armée régulière à ceux des autres provinces italiennes qui ont combattu avec les Piémontais pendant la guerre, — et à tous il inspire le même esprit ; « les officiers, à quelque province qu’ils appartiennent, dit-il, sont, je l’espère, bien pénétrés du sentiment national par lequel tous les Italiens sont les fils également dévoués de la même grande patrie, — l’Italie ! » Au besoin, La Marmora ne craint pas d’engager sa responsabilité devant les chambres en se hâtant de compléter les fortifications de Casale, — ces fortifications qui dix ans plus tard, en 1859, devaient arrêter l’invasion autrichienne ! À cette œuvre de réparation, Cavour, comme ministre du commerce et des finances, coopère par ses réformes économiques, par la liberté commerciale, par ses combinaisons d’impôts, surtout par cette fertilité de ressources et cet entrain d’activité qui lui assurent bien vite l’initiative et l’influence dans le gouvernement. Le Piémont se remet en marche. A mesure qu’on avance cependant, on ne tarde pas à se trouver en face d’une double difficulté, de ce que j’appellerai une question de direction générale et une question de conduite parlementaire.

La question de politique générale semblait tranchée ; en réalité, elle renaissait à chaque pas, sous toutes les formes, dans des conditions où tout était nécessairement changé. Au moment où le premier ministère d’Azeglio s’était formé en maintenant sous le coup de Novare, sous le feu de l’ennemi, le drapeau du « statut » et du libéralisme national, il avait été obligé de dissoudre une chambre d’opposition révolutionnaire et belliqueuse qui n’était plus qu’un danger. Ce n’est même qu’après une seconde dissolution et par l’intervention directe du roi qu’il avait fini par obtenir du pays un parlement avec lequel il pouvait vivre. Dans cette chambre nouvelle, la majorité, composée de toutes les nuances conservatrices, était immense ; la gauche ne représentait plus qu’une minorité peu redoutable. C’est ce qui avait sauvé le Piémont de la perdition en lui rendant la paix et un ordre régulier.

Une fois la paix signée et acceptée, c’était une situation toute nouvelle où les questions intérieures reprenaient leur importance, où les partis commençaient visiblement à se modifier et à se transformer. Tandis qu’une fraction de la majorité représentant un centre droit avec des hommes comme M. Pinelli, M. Boncompagni, M. Castelli, n’hésitait pas à suivre le ministère dans ses tentatives réformatrices, dans sa marche sagement libérale, la droite pure, avec le comte Balbo, le comte de Revel, le colonel Menabrea et quelques députés de la Savoie, opposait une certaine résistance. Elle ne cessait pas d’être sincèrement constitutionnelle, elle ne se séparait pas du gouvernement, mais à tout prendre c’était un parti stationnaire ou réactionnaire, qui voulait du « statut » sans ses conséquences et qui en appuyant le gouvernement l’embarrassait souvent. Lorsque le ministère présentait la loi du foro, le comte Balbo et ses amis la combattaient et se levaient contre elle. Lorsque Cavour accomplissait ses grandes réformes économiques et négociait ses traités de commerce avec la France, l’Angleterre, la Belgique, il rencontrait l’opposition de M. de Revel et des protectionnistes de la droite. Sans être précisément un adversaire, le colonel Menabrea, jeune alors et brillant officier du génie, habile orateur, ressemblait à un dissident conservateur et clérical ; à l’occasion de la loi sur les privilèges ecclésiastiques, il avait quitté le poste de premier secrétaire des affaires étrangères. — En même temps, dans le camp opposé, se dessinait un mouvement en sens contraire. La gauche extrême des Tecchio, des Sineo, des Brofferio, n’abdiquait pas, elle restait avec ses passions et ses habitudes de déclamation ; mais déjà de ce camp démocratique se détachait un groupe formant un centre gauche ou un tiers-parti avec M. Rattazzi, M. Lanza, M. Cadorna, M. Buffa. Le centre gauche manœuvrait de façon à se rapprocher du gouvernement ; il ne faisait plus qu’une opposition de tactique ou de circonstance, appuyant même quelquefois de ses votes les réformes ministérielles.

Les conditions parlementaires devenaient étranges. D’un côté, le ministère avait une majorité avec laquelle il avait fait la paix, mais dont une partie semblait résister ou se détacher toutes les fois que la politique du gouvernement suivait sa direction libérale et nationale. D’un autre côté, le cabinet avait devant lui des adversaires dont il était séparé surtout par les souvenirs de 1848 et 1849, mais qui avaient subi visiblement l’influence modératrice des événemens et qui pouvaient devenir des auxiliaires utiles ou des opposans dangereux. De là une situation mouvante, incertaine et équivoque. Évidemment il y avait à prendre un parti. Rester à la merci des résistances de la droite, c’était laisser dériver la politique du gouvernement vers des réactions qui atteindraient un jour le système des réformes religieuses, un autre jour la liberté de la presse ou la loi électorale. Persister dans la politique qu’on avait choisie, c’était accepter d’avance la nécessité de suppléer aux défections politiques de la droite par d’autres alliances ou d’autres appuis. Le ministère ne s’y trompait pas, et ici la question se compliquait des différences de caractère entre les deux hommes qui étaient à la fois des amis et des émules dans le gouvernement, d’Azeglio et Cavour.

Au fond, d’Azeglio et Cavour avaient absolument la même pensée sur le rôle libéral et national du Piémont ; mais d’Azeglio, par des considérations de diplomatie, par des raisons de caractère personnel, avait de la peine à prendre son parti d’une rupture avouée, acceptée, avec la droite. Arrivé au ministère par dévoûment plus que par goût ou par ambition, il restait au pouvoir le galant homme à la nature généreuse et séduisante, à l’esprit aimable et fin, courageux devant le danger, un peu inactif devant les difficultés de tous les jours et prompt à se fatiguer des affaires. Cavour, lui, avait l’entrain et la volonté du politique qui a la passion des affaires, qui prévoit les difficultés et qui cherche à les déjouer ou à les vaincre. Il n’était pas insensible à ce qu’il y avait de grave, même de pénible, dans une scission avec des « amis d’enfance, » comme il le disait ; si le succès de la politique libérale et nationale était à ce prix, il ne reculait pas, il prétendait ne pas rester en chemin. Avec ses instincts d’homme de gouvernement, il s’impatientait souvent des embarras que créaient au ministère des résistances plus ou moins avouées ; il comprenait qu’on ne gouverne pas « sur une pointe d’aiguille, » avec une majorité mobile, toujours flottante ou inquiète. « On m’a accusé de m’être séparé d’anciens amis, disait-il plus tard ; l’accusation n’est pas fondée. Je ne me suis pas séparé d’eux, j’ai été abandonné par eux ; j’ai tout fait pour les retenir, pour les persuader, ils n’ont pas voulu me suivre. Devais-je donc rester seul et repousser le concours de ceux qui se déclaraient disposés à me suivre ? » Ceux qui se montraient disposés à le suivre étaient de ce centre gauche représenté surtout par Urbano Rattazzi, homme de tactique et d’expédiens, avocat encore plus que politique, mais orateur habile, qui pouvait devenir un précieux auxiliaire. Cavour n’avait point oublié le rôle des chefs du centre gauche dans les affaires de 1848 et 1849 ; il savait bien qu’il avait eu à les combattre, et il les combattait encore toutes les fois que l’occasion se présentait, jusqu’au dernier moment ; mais il n’était point homme à se laisser enchaîner par les souvenirs irritans des divisions passées, et dans l’alliance qui s’offrait à lui il voyait un moyen d’émanciper le gouvernement, de renouveler les conditions parlementaires en formant entre les opinions, extrêmes le parti de toutes les fractions libérales. Il ne s’effrayait guère de ces nouveaux alliés, qu’il se sentait de force à dominer. Tout se réduisait à une question d’à-propos, et, par une merveille da dextérité, Cavour choisissait justement pour l’évolution qu’il méditait, pour une affirmation plus décisive de la politique, libérale, l’heure où le Piémont se voyait obligé de « carguer les voiles, » de payer une rançon apparente à l’esprit de réaction.

Je m’explique. C’était le moment où le coup d’état du 2 décembre 1851 éclatait en France. Le nouveau 18 brumaire, apparaissant en Europe sous la figure d’un autre Napoléon, n’avait rien de rassurant pour de petits pays comme le Piémont, la Belgique, où la presse avait toute son indépendance, où les vaincus de Paris allaient chercher un asile. C’était une menace pour les libertés constitutionnelles là où elles existaient, et un encouragement pour tous les partis d’absolutisme ou de réaction. Le Piémont particulièrement se trouvait exposé à subir la double pression de la France du coup d’état et de l’Autriche prête à profiter de tout ; il avait à se mettre en garde contre l’orage que pouvaient attirer sur lui les imprudences provocatrices des journaux ou des réfugiés. Le cabinet de Turin avait le sentiment de cette situation aussi difficile que délicate, et dès le mois de janvier 1852 il se hâtait de répondre aux préventions du gouvernement français en proposant une loi sur la presse qui transférait du jury aux tribunaux ordinaires le jugement des offenses contre les souverains étrangers. Le cabinet piémontais subissait ce qu’il ne pouvait éviter, il faisait la part du péril, et d’Azeglio mettait ingénieusement sa pensée dans un apologue transparent. « Je suppose que nous ayons à traverser une de ces régions où vivent les bêtes féroces, que nous passions près d’un antre où reposerait un lion, et que l’un de nos guides nous dit : Ne parlez pas, ne faites pas de bruit afin qu’il ne se réveille pas. Si l’un de nous se mettait à chanter, je crois que tous nous serions d’accord pour lui fermer la bouche… Je fais une autre supposition : si, malgré toute la prudence et les précautions possibles, le lion se réveille et s’élance sur nous, alors, si nous sommes des hommes, il faut le combattre ! » Voilà pour la prudence ; mais le trait hardi et habile, c’était justement de profiter de cette occasion d’une concession faite au péril pour rompre avec ceux qui auraient voulu pousser la réaction plus loin, pour maintenir plus que jamais l’honneur de la politique piémontaise et l’inviolabilité des institutions par le rapprochement des partis libéraux accompli en plein combat parlementaire. Là est l’œuvre de Cavour.

C’était une sorte de drame parlementaire engagé par le colonel Menabrea, qui ne cachait pas ses alarmes de conservateur et son désir de voir le gouvernement pousser plus loin le système de répression de la presse. De son côté Rattazzi intervenait, promettant son appui au ministère, s’il devait s’en tenir à la loi qu’il croyait pour le moment nécessaire et s’il restait libéral. C’est alors que Cavour entrait dans la discussion, défendant la loi, exposant toute la politique du gouvernement avec un mélange de sûreté et d’adresse, acceptant les offres de concours du chef du centre gauche et considérant dès ce moment le discours du colonel Menabrea comme une rupture. Aussitôt la lutte s’animait, toutes les passions se jetaient dans la mêlée. Les pacificateurs s’efforçaient d’atténuer la vivacité du combat. Évidemment on ne s’attendait pas à cette péripétie, à ce divorce signifié à la droite et suivi d’un nouveau mariage, d’un connubio, comme l’appelait M. de Revel en invoquant les souvenirs de 1848 contre l’alliance nouvelle. Plus surpris que tout le monde de l’éclat qu’il avait provoqué, le colonel Menabrea disait avec une certaine tristesse : « M. le ministre des finances veut faire voile vers de nouveaux bords parlementaires, aborder à d’autres rivages. Il en est bien le maître, mais je ne le suivrai pas… » Et Cavour répliquait à son tour : « Il n’est pas vrai que le ministère ait tourné sa proue vers d’autres rivages. Il n’a fait aucune manœuvre de cette espèce ; mais il veut marcher dans la direction de la proue, non dans celle de la poupe. » Plus on s’expliquait, plus la scission s’aggravait, et cette loi de la presse, assez insignifiante après tout, se trouvait être par le fait l’occasion ou le prétexte d’une évolution décisive savamment préparée, résolument conduite sur le champ de bataille parlementaire. La manœuvre était certainement hardie, d’autant plus hardie que Cavour engageait le ministère plus que le ministère lui-même ne voulait peut-être s’engager. Quelques-uns des membres du cabinet s’en plaignaient ; de son côté, d’Azeglio s’efforçait d’adoucir les conflits, d’expliquer les paroles de son impétueux collègue. Le coup n’était pas moins porté ; il avait retenti dans le parlement, dans le pays. Il faisait de Cavour le chef visible de l’opinion libérale, le représentant, non d’une politique nouvelle, mais d’une phase nouvelle plus active, plus décidée, de la politique piémontaise, et peu après l’évolution, le connubio s’accentuait encore plus. Le président de la chambre des députés, M. Pinelli, mourait subitement ; aussitôt le ministre des finances appuyait la candidature de Rattazzi à la présidence et la faisait réussir.

Le dernier mot de cette campagne si hardiment menée ne pouvait être évidemment que la suprématie de Cavour dans un temps plus ou moins prochain. Une crise ministérielle qui l’éloignait momentanément du pouvoir au mois de mai 1852, n’avait d’autre résultat que de mieux préparer le dénoûment inévitable. L’élection de Rattazzi à la présidence avait provoqué cette péripétie nouvelle. D’Azeglio trouvait que son terrible collègue, le « cher auteur du connubio, » comme il se plaisait à l’appeler, allait un peu vite, il se sentait peut-être un peu froissé et il redoutait aussi l’effet de ces mouvemens précipités sur l’opinion extérieure. Cavour ne voyait aucun inconvénient à laisser le pouvoir à d’Azeglio, à prendre une retraite momentanée où il gardait le prestige d’une autorité toujours grandissante, et il expliquait lui-même la crise en écrivant à un de ses amis, à Salvagnoli, de Florence : « Il était, à mon avis, non-seulement utile mais indispensable, de constituer fortement le parti libéral… D’Azeglio, après avoir été d’abord convaincu de cette nécessité, n’en a pas admis toutes les conséquences, et il a provoqué une crise qui devait conduire à ma retraite ou à son éloignement du pouvoir. La politique extérieure exigeait que je fusse le sacrifié. D’Azeglio, je crois, se serait retiré volontiers, je l’en ai dissuadé autant que j’ai pu ; il est resté et je suis sorti sans que nous ayons cessé d’être des amis privés et politiques. A son tour il devra se retirer et alors on pourra constituer un cabinet franchement libéral. En attendant je profite de ma liberté reconquise pour aller faire un voyage en Angleterre et en France… » Ce n’était, on le voit bien, qu’une trêve, et ce « voyage en Angleterre et en France n’était pas une simple excursion d’agrément. Cavour se proposait de voir les hommes d’état des deux pays, de dissiper les préventions dont le Piémont libéral pouvait être l’objet, de préparer les voies à ses propres combinaisons. En Angleterre il n’avait pas de peine à réussir. Lord Malmesbury, alors chef du foreign-office, lui témoignait ouvertement le désir de le voir revenir aux affaires avec ses amis, avec le parti qu’il avait travaillé à constituer. A Paris, où il avait donné rendez-vous à Rattazzi, il trouvait partout l’accueil le plus empressé. Il voyait le prince-président Louis-Napoléon, qu’il séduisait par sa supériorité facile ; il voyait aussi d’anciens amis du monde parlementaire, M. Thiers qui lui disait : « Ayez patience ; si après vous avoir fait manger des couleuvres à déjeuner on vous en sert encore à dîner, ne vous dégoûtez pas. » Cavour gagnait à ce voyage de se faire beaucoup d’amis et de connaître la situation où il pourrait avoir à manœuvrer.

Au fond, de Londres ou de Paris, il avait toujours ses regards tournés vers le Piémont, où le ministère semblait assez flottant, et il écrivait à ses amis : « Nous ne devons pas combattre d’Azeglio, nous devons lui prêter un appui loyal ; mais nous ne pouvons lui sacrifier notre réputation… Dès mon retour, nous nous concerterons, nous verrons La Marmora et nous lui parlerons nettement. Il est temps que tout ceci finisse. Si d’Azeglio désire rester au pouvoir, qu’il le dise, il aura en nous des alliés sincères. S’il ne veut plus du pouvoir, qu’il cesse de rendre insoluble le problème du gouvernement par de continuelles hésitations… » Le fait est que d’Azeglio pliait sous le fardeau du pouvoir, et que, de loin comme de près, Cavour pesait sur le ministère. S’il avait été une difficulté par sa présence dans le gouvernement, il était encore plus un embarras par son absence. Le ministère n’avait pu vivre avec lui, il ne pouvait vivre sans lui. Allié du cabinet, il l’aurait éclipsé et absorbé ; chef d’opposition, il l’aurait vaincu et réduit à l’impuissance. C’était évident, — et dès la rentrée du voyageur à Turin au mois de septembre 1852, la question ne restait pas longtemps incertaine. Cavour était appelé à former un ministère dont il devait être le chef, et d’Azeglio, en s’effaçant devant son brillant rival, en se retirant sans regret, écrivait : « J’avais accepté le gouvernail quand il était démontré que je pouvais manœuvrer avec plus de profit qu’un autre pour le pays… Maintenant le navire est radoubé, les voiles peuvent flotter au vent. Je quitte mon banc de quart, à un autre ! Cet autre que vous connaissez est d’une activité diabolique et fort dispos de corps comme d’esprit, et puis cela lui fait tant de plaisir ! » — Et c’est ainsi qu’à travers une série de métamorphoses et d’évolutions se dégage cette prépondérance d’un politique libéral-conservateur arrivant à créer, quant à lui, par l’alliance des « modérés de tous les partis, » la situation parlementaire sur laquelle il va s’appuyer pour ouvrir au Piémont et à l’Italie la voie des destinées nouvelles.


CH. DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.