Le Colosse de Rhodes/Texte entier

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L
LE COLOSSE
de
RHODES
DU MÊME AUTEUR

ROMANS

Sur la pente.
Hérille.
Les Vierges de Syracuse, illustré.
Lucie Guérin.
Le Jardin des Talosati.
Le Mirage.
La Danseuse de Pompéi, illustré.
Le Roman d’une âme.
 
Les Femmes antiques, poèmes.


Tous droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.
S’adresser, pour traiter, à la librairie Paul Ollendorff, 50, rue de la Chaussée-d’Antin, Paris.
JEAN BERTHEROY

LE COLOSSE
de
RHODES
PARIS
société d’éditions littéraires et artistiques
Librairie Paul Ollendorff
50, chaussée d’antin, 50

Published January 1909.
Privilège of copywright in the United States reserved,
under the act approved 3 march 1905,
by Mr Jean Bertheroy, and Library P. Ollendorff.

il a été tiré à part
cinq exemplaires sur papier de hollande,
numérotés à la presse

À MON AMIE
SONIA CRÉTÉNIER

PREMIÈRE PARTIE

I

« Rhodes, épouse du soleil ».

Cette épigraphe se lisait en lettres de feu au fronton de tous les édifices. C’était le soir, et depuis le matin entre le théâtre et les ports une foule infatigable s’écoulait, emplissait les rues vastes et sonores et se ruait aux bosquets du mont Philerme ; et sur la place du Peuple, autour de l’énorme Taureau d’or, recommençait ses circuits dans un bruit incessant de pas et d’haleines.

On fêtait l’anniversaire de la ville merveilleuse qui deux cents ans auparavant avait été érigée à la pointe septentrionale de l’île, comme une sentinelle avancée guettant le double horizon des mers. Longtemps l’île heureuse, assoupie dans le parfum de ses roses, avait goûté la paix profonde que les dieux versaient sur elle à chaque aurore, et tourné vers le seul Orient la face de ses vieilles cités. Le souffle de l’Asie la caressait d’une si douce langueur qu’elle lui faisait oublier la gloire de ses origines antiques. N’étaient-ce pas les Géants qui l’avaient peuplée autrefois, lorsqu’une éruption volcanique l’avait fait jaillir des entrailles de l’Océan ? Partout ils avaient laissé leur trace ; leur histoire était écrite partout, jusqu’au sommet de la grande montagne chevelue où des cylindres de pierre, dressés à la face du ciel, semblaient le défier de jamais les anéantir. Puis des siècles innombrables avaient passé ; des amours, des baisers avaient amolli l’âme des descendants de ces ancêtres héroïques. De paisibles pasteurs avaient remplacé les Géants, et l’île s’était appelée Macaria, la Bienheureuse. Autour d’elle passaient les courts navires des Phéniciens et les longues trirèmes d’Égypte ; autour d’elle les flots de la mer Égée se peuplaient de lourdes galères chargées d’or. L’odeur de la richesse, l’aile du commerce rapide l’effleuraient sans cesse. Un jour des hommes rouges venus de Tyr ou de Sidon avaient abordé ses rivages ; alors l’île avait changé de nom ; elle s’était appelée Telchinia, la terre des Enchantements. Tour à tour les rois de Crète et ceux de Carie avaient essayé de la conquérir. Ensuite, ç’avait été les Grecs qui, séduits par la beauté incomparable de ces bords, y avaient apporté leurs artistes et leurs dieux ; et ils l’avaient appelée Rhodaïa, parce qu’elle était une fleur vivante, aux suaves parfums.

Mais des heures mauvaises étaient venues ; et le joug de l’étranger avait pesé lourdement aux épaules de Rhodaïa ; et le sang des Géants avait frémi dans ses veines. Un jour elle s’était souvenue de l’oracle sibyllin : « Et toi, Rhodes, épouse du Soleil Levant, tu reconquerras ton indépendance, et tu gagneras d’immenses richesses. » Les habitants des trois vieilles cités, de Ialysos, de Lindos et de Camire, s’étaient réunis sur la montagne qui avait été le Thabor de leurs ancêtres, l’Atabyrion chevelu où se dressaient toujours les cylindres de pierre indestructibles. Leurs yeux luisaient d’une flamme étrange ; c’était leur tour : trop longtemps la Guerre Sociale les avait opprimés et affaiblis ; c’était leur tour maintenant de devenir les maîtres et de posséder l’empire des mers, cette « thalassocratie » que les Phéniciens et les Grecs s’étaient si âprement disputée au cours des siècles. Que leur manquait-il pour cela ? Une ville, rien qu’une ville maritime assez vaste pour leur dessein. Ils la construiraient. Elle serait plus puissante et plus riche qu’Halicarnasse et que Tyr, où les maisons érigeaient leurs façades de dix étages à côté des temples de cèdre consacrés à l’adoration d’Hercule-Soleil. Et, eux aussi, ils auraient leurs héliades et leurs mages. Le culte du dieu nouveau, dans la capitale glorieuse, remplacerait, ou plutôt absorberait en lui seul celui de tous les dieux anciens. L’antique Minerve de Lindos, la Minerve aux yeux bleus des profonds mystères, et la Junon telchinienne de Ialysos, et la Vénus de la blanche Camire, et même le Jupiter trois fois sacré du mont Atabyrion, tous ils céderaient la place à l’Hercule divin qui deviendrait l’emblème de leur force et de leur génie.

Et Rhodes-capitale s’était bâtie presque en un jour, sous l’impulsion enthousiaste d’un peuple entier. Le plan en avait été confié à l’architecte milésien Hippodamos, — celui-là même qui venait de restaurer et d’embellir le Pirée. C’était un habile homme et un fier artiste. Avant de laisser poser une seule pierre de la nouvelle cité, il savait comment se profileraient en beauté les nombreux monuments que l’on devait apercevoir de toutes les rues, de tous les carrefours. Il savait où seraient érigées les cent statues différentes du Soleil et quels sanctuaires s’élèveraient sur l’Acropole, et quels palais le long du rivage doré par une lumière si abondante et si pure que les yeux en restaient pénétrés comme les lèvres qui ont bu une enivrante liqueur. Il avait prévu des hôtelleries immenses pour les voyageurs dont les navires séjourneraient dans les trois ports. Il avait tracé lui-même les proportions de la Deigma qui serait la Bourse cosmopolite, le marché universel, où tous les négociants du monde civilisé depuis Massillia jusqu’à Trébizonde, depuis Athènes jusqu’à Carthage, viendraient échanger ou réaliser leurs produits. D’ailleurs tout était colossal dans la ville neuve. Elle avait la forme d’un théâtre qui s’échancrait un peu sur la lisière de la mer. Une double rangée de portiques aux colonnes de marbre et d’or, les Stoa, encadraient la place du Peuple, au milieu de laquelle se tenait le Taureau Géant. Trois mille statues avaient été posées le même jour autour de cette place vide encore et sous ces galeries désertes. Mais bientôt tout s’était rempli d’une vie intense. L’Arsenal s’était garni de navires, et le Temple de symboles sacrés. Ces deux masses énormes se faisaient face aux deux extrémités du grand estuaire dans lequel on avait établi les ports ; elles étaient les deux forces, les deux pensées de ce peuple qui avait rêvé de dominer la terre, et elles étaient revêtues, l’une de pourpre et l’autre d’azur. Les pirates ciliciens, en sortant des Échelles Levantines, les voyaient se dresser dans la clarté de l’aurore ou dans la lente agonie des soirs.

Ensuite on s’était occupé de la forme du gouvernement. Une République dirigée par des chefs à la fois militaires et civils qui s’appelaient les Mastères ou les Maîtres avait remplacé les rois fabuleux. La marine avait été réglée par des lois si sages qu’elles devaient plus tard servir de modèle aux autres nations maritimes. Le pavillon de Rhodes courut sur toutes les mers, s’implanta aux extrémités des continents ; son alliance fut recherchée par les plus puissants empires : Hercule veillait sur les destinées de son épouse.

Or, un jour, une nouvelle image du dieu s’éleva au bord du rivage. Celle-là était tellement colossale qu’elle surpassait en grandeur tous les édifices de la ville et toutes les autres statues érigées à la Divinité. Elle était plus haute que l’Apollon de Tarente, que la Minerve de Platée et que la Junon d’Argos qui jusqu’ici avaient fait l’admiration des peuples. Debout sur son socle formidable, les pieds rejoints et les bras supportant un disque d’or, elle dominait l’étendue de la mer et des campagnes. Son front, tourné vers le soleil levant, se nimbait des rayons lumineux de l’astre et servait de phare aux navigateurs lointains. On disait qu’il avait fallu neuf cents chameaux pour porter les blocs de pierre qui comblaient les cavernes de ses membres, et que le bronze qui le vêtait avait coûté à lui seul trois cents talents. L’orgueil des Rhodiens était satisfait. Ils posséderaient désormais le signe ostensible de leur puissance. Et les vieux Géants du mont Atabyrion devaient se réjouir dans leurs tombeaux.

En ce moment, sous le Colosse, la foule rapetissée et fourmillante circulait. Il y avait des hommes de tous les pays mêlés aux habitants de Rhodes, et les trois races se coudoyaient dans l’île devenue le centre du monde. Les faces noires, les faces cuivrées, les faces jaunes avaient le même sourire de ravissement. Les Crétois, qui tour à tour avaient été les maîtres et les esclaves de leurs voisins redoutables, se promenaient sous leurs aigrettes multicolores ; des Égyptiens passaient les joues frottées de carmin ; et les Chanéens maritimes, les Sémites, et les Sidoniens étaient descendus de la chaîne du Liban et avaient quitté pour cette rive hospitalière leur côte hérissée d’écueils. Et il y avait aussi des Grecs dans leur chlamyde courte et des Romains dans leur toge traînante. À cette heure la guerre était partout ; Annibal et Scipion, Antiochus et Philippe de Macédoine se poursuivaient d’une haine acharnée ; mais ici, sous ce ciel clément, dans cette atmosphère enchantée, on oubliait les atrocités des combats ; ici on se trouvait heureux de vivre. Et tous, les hommes pâles, les hommes rouges, les hommes noirs tournaient autour du Colosse ; et ils s’approchaient du socle de marbre pour lire l’inscription orgueilleuse écrite en lettres d’une coudée :

« En ton honneur, ô Soleil, les habitants de Rhodes ont élevé vers l’Olympe ce colosse d’airain lorsqu’ayant calmé les tempêtes de Mars ils ornèrent leur ville des dépouilles de leurs ennemis. Car, à la face du ciel, ils font briller les rayons de la liberté ; et c’est à eux, fils d’Hercule, qu’appartient à titre d’héritage l’empire de la Terre et des Mers. »

Un éclat de rire strident s’égrena tout à coup parmi l’incessant et confus murmure des races ; et un enfant de douze ans à peine, presque nu et les cheveux bouclés dru autour du front, sauta sur le piédestal d’un des candélabres à neuf branches qui étaient rangés autour du Colosse. Il tenait dans ses mains un miroir d’acier poli où se reflétait l’image des promeneurs innombrables ; et il les interpellait tour à tour, leur annonçant que, s’ils voulaient s’approcher, ils verraient leur destin marqué là par quelque signe. Mais tous s’éloignaient sans prendre garde à ses objurgations. Cependant, un jeune homme, qui avait passé l’âge de l’éphébie et qui portait le long manteau des mastères s’arrêta et d’une voix brève ordonna à l’enfant de descendre :

— Que fais-tu par ici, vaurien, enchanteur, fils des Telchines ?

— Je prédis l’avenir pour rien, pour le plaisir d’étonner les gens. Tiens, regarde au fond du miroir, Likès. Qu’y vois-tu ?

— Descends, te dis-je, ou je te fais conduire aux cachots.

— Un jour de fête ! Tu ne serais pas si méchant. D’ailleurs, je t’obéis. Écoute seulement un mot : Il n’y a pas que les faces des hommes qui se reflètent dans mon miroir ; les étoiles du ciel viennent d’elles-mêmes s’y placer aussi, tantôt scintillantes comme du feu, tantôt couvertes d’une buée légère. Autour de ton visage, Likès, j’en ai vu briller deux tout à l’heure, et je puis te dire déjà le sort qui t’attend ! Tu seras désiré à la fois de l’Amour et de la Fortune. Mais il te faudra choisir. Prends garde ! Likès, prends garde ; imite la prudence du serpent qui se glisse entre les épines des fleurs.

Et le gamin, riant de nouveau de son rire aigu qui résonnait comme une fanfare, dégringola prestement du piédestal. Sa tête bouclée disparut bientôt dans la foule.

Likès, drapé dans son manteau, restait debout au pied du Colosse. Il regardait la vaste coupe du firmament étinceler sur son front et, inquiet malgré lui, consultait du regard le chœur mouvant des étoiles.

II

Pendant que la ville, exaltée d’un frémissement d’orgueil, prolongeait dans la nuit son glorieux anniversaire, au temple d’Hercule dans le secret de l’Aleïon, les Veuves-gardiennes entretenaient le feu perpétuel du dieu. Deux d’entre elles veillaient devant le trépied profond où tour à tour elles jetaient des grains d’encens et des baies de myrtes. C’étaient deux jeunes femmes d’origine étrangère : l’une venait de Crète et l’autre d’Halicarnasse en Carie. Vêtues de la robe soyeuse qui dessinait les contours harmonieux de leurs corps, les cheveux enfermés dans une résille d’or fin, et les yeux cernés de poudre violette, elles restaient en face l’une de l’autre recueillies et immobiles. Les bruits du dehors montaient jusqu’à la pointe extrême de l’estuaire où le temple étageait ses monuments, ses jardins clos, et son Observatoire dans lequel chaque soir au coucher du soleil les prêtres montaient pour étudier la marche des astres. De temps en temps, un cri, une clameur plus aiguë entrait dans l’Aleïon silencieux ; alors les deux jeunes femmes tressaillaient et échangeaient un regard rapide.

Il y avait trois ans que presque ensemble, elles s’étaient offertes pour le service du dieu. Elles savaient qu’on n’exigerait d’elles ni vœu solennel, ni serment, mais seulement la promesse de veiller fidèlement à l’entretien du trépied sacré. En dehors de cela, elles étaient libres ; elles pouvaient sortir comme leurs compagnes lorsque d’autres les remplaçaient dans leur pieux devoir ; parfois dans les rues de la ville on les voyait passer, rapides et le front voilé, avec cette démarche glissante que donne l’habitude du silence ; mais le plus souvent elles restaient dans le Temple, où elles étaient venues chercher un refuge. Car, parmi ces jeunes Veuves-gardiennes, presque toutes apportaient avec elles quelque secrète blessure ; les unes pleuraient un bonheur envolé, d’autres un bonheur dont elles n’avaient eu que le mirage ; quand leurs traits se flétrissaient et que les premiers fils d’argent blanchissaient leur chevelure, elles disaient adieu à l’Hercule divin, symbole de la force et de la jeunesse, et elles retournaient vivre au milieu des hommes.

Ici une paix ravissante les enveloppait. Les Héliades, dont le collège sacré se divisait en deux ordres, les Éperviers et les Aigles, habitaient dans leur voisinage sans qu’elles fussent troublées par leurs paroles lentes et douces, par la beauté de leur visage pâle et par la magie de leurs gestes. Stasippe, le Père des Pères, qui était le grand prêtre du Temple et qui tout jeune encore avait été revêtu de ses hautes fonctions, vivait avec elles dans une familiarité presque fraternelle. Tous les jours, quand le dieu, sortant des ténèbres de la nuit, couvrait la terre de ses rayons, le Pontife le saluait d’une invocation ardente :

« Seigneur, dieu Zodiacal, prince des dieux, père générateur des dieux et des hommes ; créateur de tout ce qui est bon.

« Dans le ciel, qui est sublime ? Toi seul es sublime ! Sur la terre, qui est sublime ? Toi seul ! »

Et les Veuves, toutes ensemble, le front tourné vers l’Orient, continuaient l’hymne liturgique :

« Toi !… Ta volonté dans le ciel, tu la manifestes. Les Esprits célestes prosternent leur face.

« Toi !… Ta volonté, tombant d’en haut, féconde la prairie et le pâturage.

« Toi !… Ta volonté élargit le parc et l’étable, et multiplie les êtres vivants.

« Toi !… Ta volonté est vaste comme le ciel lointain, profonde comme la terre.

« Toi !… Qui connaît ta volonté ? Qui peut s’opposer à ta volonté ?

« Seigneur, dans les cieux ta domination ; sur la terre ta domination ; parmi les dieux tu n’as pas d’égal.

« Roi des rois, chef du grand cycle divin, dont nul homme ne peut dire la puissance… »

Ce mystère profond, la beauté des chants et des symboles berçaient ces existences et les engourdissaient dans une volupté aussi douce que celle dont on jouit pendant le sommeil. Il était bien rare que l’une des Veuves-gardiennes quittât le temple avant l’heure fixée par le grand prêtre. Entre elles des amitiés ferventes se nouaient ; mais rarement elles échangeaient des confidences sur leur passé. Il semblait qu’en prenant la robe soyeuse frangée d’or — presque semblable à celle que portaient les Héliades, — elles eussent en même temps mis dans leur poitrine un cœur sans désir et nouveau.

L’aube claire naissait dans l’Aleïon ; au-dessus de la flamme du trépied tournoyait une impalpable poussière blanche. Lyssa, la plus jeune des Veuves, dit à Dornis la Crétoise qui veillait avec elle.

— Cette nuit m’a semblé longue ; elle a pesé sur moi autant que pèse sur un mort la pierre du sépulcre. Veux-tu, Dornis, que nous sortions tout à l’heure dans la ville, lorsque le jour sera entièrement levé ?

— Pourquoi faire ? répondit Dornis, d’une voix tranquille. Les rues seront pleines encore de l’animation de cette nuit de fête. Les pierres sueront l’odeur des viandes et du vin, et des fleurs fanées traîneront au milieu des carrefours. Crois-moi, Lyssa, nous serons mieux sur la terrasse à guetter le retour triomphant du dieu.

Lyssa secoua la tête et poursuivit :

— Dans les hôtelleries qui longent les ports, il doit y avoir des couples heureux et qui s’embrassent ; sous les portiques, entre les colonnes des Stoa, des enfants nubiles à peine, garçons et filles, se poursuivent et cachent sous l’ardeur de leurs jeux la morsure cuisante et meurtrière de l’amour. Oh ! Dornis, écoute : la vie, toute la vie, monte autour de ce temple et le domine. Ici, nous ne sommes que des ombres, des fantômes d’êtres, — rien !

Dornis ouvrit tout grands ses yeux où coulait de l’ambre liquide.

— Tu m’étonnes, Lyssa, dit-elle. Jamais je ne t’avais entendu parler ainsi, et je te croyais heureuse, — heureuse comme je le suis moi-même, comme nous le sommes toutes dans l’Aleïon.

— J’ai vingt ans, dit Lyssa, et je voudrais, moi aussi, aimer…

Elles se turent, et pendant quelques minutes le crépitement des baies de myrte troubla seul le grand silence. Puis la voix de Stasippe, lente et grave, résonna au fond du sanctuaire :

« Père qui illumines la Terre, Seigneur Zodiacal, prince des dieux,

« Regarde favorablement ton temple,

« Regarde favorablement ta ville,

« Que ton épouse obéissante te dise : Seigneur, apaise-toi !

« Que les guerriers te disent : Seigneur, apaise-toi !

« Que les Esprits du ciel te disent : Seigneur, apaise-toi !

« Que les hommes te disent : Seigneur, apaise-toi !

« Roi des dieux et de la Terre, sans qui ni ville ni nation ne peuvent subsister, entre dans ce temple de l’allégresse et répands sur nous tes bienfaits… »

Lyssa et Dornis avaient baissé le front. Quand Stasippe eut achevé sa prière, elles se prirent par la main et montèrent les degrés qui les séparaient d’une longue terrasse sur laquelle un velum de soie transparente était tendu. La grande mer, encore rose des feux de l’aurore, était pleine de frémissements. Elles s’assirent au pied d’une colonne et fixèrent leurs yeux passionnés sur l’horizon.

Dornis était inquiète et n’osait plus reprendre l’entretien commencé. Mais Lyssa, dont le cœur battait trop vite et qui se sentait ce matin prise d’une angoisse étrange, ne tarda pas à soupirer de nouveau. La fièvre brûlait ses traits ardents. Son corps menu, qui était à peine celui d’une femme, se ramassa dans un pelotonnement frileux. Et ses doigts blancs, dont les ongles semblaient des pierres précieuses, se nouèrent dans un geste désolé :

— Pourquoi ne veux-tu pas, Dornis, descendre avec moi sur le rivage ? Je te raconterais des souvenirs qui me montent en foule sur les lèvres, ce matin. Oh ! ce serait bon de causer ailleurs que dans ce temple où tous les murs, tous les portiques sont imprégnés de l’odeur des aromates, et où toutes les paroles prennent un sens mystérieux et terrible. N’as-tu pas, toi aussi, Dornis, besoin de t’épancher dans un cœur ami, et ne regrettes-tu pas le passé ?

— Je ne regrette rien, dit Dornis, car j’ai connu un bonheur sans mélange. Que pourrais-je demander de plus aux dieux ? À l’âge où le désir s’éveille, ils ont envoyé dans ma couche un époux jeune, aux membres parfaits ; tant que nous avons vécu ensemble, nous avons goûté toutes les délices de la volupté. Puis un jour il est mort, emporté par les Moires rapides ; et j’ai béni les dieux que notre bel amour n’ait pas subi la flétrissure des années, — car les choses qui durent deviennent des serpents, dit le proverbe de Crète.

— Hélas ! fit Lyssa à voix basse, moi, je n’ai eu ni les transports de l’amour heureux ni les délices de la volupté ; ma vie conjugale fut unie comme un lac sans rides que ne caresse aucune brise embaumée. Selon la coutume de la Carie, c’est mon frère qui devint mon époux lorsque parurent sur notre corps les premiers signes de la puberté ; et nos embrassements furent chastes, même alors que s’accomplissait en nous le mystère charnel. Sa main tenait la mienne si tendrement quand nous nous endormions côte à côte que j’aurais rougi de penser à lui comme à un amant ; son sang et le mien en se confondant ne nous convulsaient d’aucune secousse. Il prenait ma tête et souriait de la voir pareille à la sienne. Au réveil, il m’appelait son épouse et sa sœur, et ces deux noms sur ses lèvres avaient la même suavité tranquille. Une nuit il s’est trouvé frappé par un mal mortel. Je le veillai avec angoisse : « Voilà, me disais-je, que je vais perdre de nouveau en lui mon père et ma mère. » Et c’est ce qui arriva, Dornis : une petite orpheline, telle fut celle qui vint frapper à la porte de ce temple. Stasippe me reçut et étendit sur moi le pan de son écharpe brodée d’or. Depuis, oh ! depuis, j’ai pleuré bien souvent dans le secret de cette demeure ; j’ai pleuré ma jeunesse évanouie comme l’ombre, ma vie fanée avant d’avoir été en fleur…

— Lyssa, oh ! Lyssa, arrête-toi, je t’en conjure. Pourquoi m’as-tu révélé cette blessure de ton âme ? Maintenant je n’oserai plus ni te regarder ni te sourire, et, quand nous serons toutes deux debout devant le trépied sacré, je penserai que, cette flamme qui s’élève en l’honneur de l’Hercule divin, elle brûle aussi en toi, inextinguible, et te consume, pauvre petite créature ! Mais, ne te désole pas ; les années passeront et elles useront ta douleur ; un jour viendra où, docile et apaisée, tu t’agenouilleras sur la mosaïque, et, les mains tendues vers le dieu Zodiacal, qui règle toutes les destinées, tu lui abandonneras les dernières palpitations de ta vie.

Lyssa se tut. Au fond de la terrasse, Stasippe venait de paraître ; derrière lui marchait un autre prêtre qui portait sur sa poitrine l’image de l’Épervier. Sans apercevoir les deux jeunes femmes, ils s’arrêtèrent devant un escalier tournant qui conduisait à l’Observatoire ; et le Père des Pères étendit son bras vers l’horizon :

— Encore des galères romaines qui font voile vers le grand Port ! Encore des secours qu’elles viennent demander à notre république pour combattre Philippe de Macédoine et le vieil Antiochus ! Le Sénat romain s’appuie sur Rhodes comme un homme lassé sur un jonc flexible. Fasse le ciel que nous ne soyons pas entraînés à notre perte !

— L’arsenal de Rhodes est riche en armes de toute sorte, dit le prêtre à symbole d’épervier. Ses bateaux sont les plus rapides et les plus légers qui existent. Ils ont déjà fait leurs preuves ; ils sauront résister à la flotte d’Antiochus comme à celle des Grecs.

— N’importe ! fit le jeune pontife avec lenteur ; la guerre est un mal. Rhodes florissante devrait donner l’exemple de la modération et de la sagesse et tenir la balance entre les forces du monde. Je la vois, au contraire, dévorée d’ambition, prêter la main aux plus puissants, s’abaisser pour acquérir de l’or, toujours plus d’or !

Tandis qu’il parlait, le jour avait achevé de naître ; les cent statues du Soleil, drapées aux cent carrefours de la ville, sortaient d’une buée lumineuse, et le Colosse formidable surgissait de son piédestal de marbre, le front irradié de clartés.

L’Épervier le montra d’un geste à Stasippe :

— Notre dieu ne nous ordonne-t-il pas d’être puissants comme lui, riches comme lui, glorieux comme lui ?

— Ce n’est pas notre dieu, répondit Stasippe en regardant dédaigneusement le Colosse. Ce n’en est que le simulacre grossier et périssable. Notre dieu, qui règne dans les cieux, n’a pas de visage ; et nos adorations ne sauraient s’attacher à une image de bronze.

À ce moment il aperçut les deux jeunes femmes blotties au pied de la colonne comme deux oiseaux frileux. Il s’approcha d’elles et leur sourit.

— La joie d’Héraclès soit avec vous ! leur dit-il.

Un léger frémissement agita les lèvres de Lyssa et de Dornis : elles se levèrent et allèrent à leur tour s’accouder sur la terrasse. L’enchantement du matin, l’harmonie du ciel et de la mer s’étendirent peu à peu sur elles ; et l’amertume des souvenirs anciens fit place en leur âme à cette quiétude sans mélange qu’elles étaient venues chercher dans la demeure du dieu Zodiacal.

III

De l’autre côté de la ville, dans les bâtiments de l’Arsenal, une activité extraordinaire régnait. Il fallait augmenter le nombre des unités de la flotte, remettre en état les navires avariés et préparer de nouvelles forces. Le temps pressait. On avait promis aux envoyés du Sénat romain que cinquante bâtiments haut-pontés seraient avant un mois sur la côte de Thrace, seul rivage par où la Macédoine était accessible. Cinquante autres galères de fond devaient louvoyer sur la côte de Syrie, pour empêcher le vieil Antiochus qui s’attardait en Grèce de rejoindre son royaume. L’instant était solennel, la guerre était partout et Rome, après avoir battu Annibal à Carthage, se dressait menaçante devant l’Asie.

Des ouvriers nombreux venus de l’intérieur de l’île avaient été embauchés pour ce surcroît de travail. Leur habileté était prodigieuse : Dix Rhodiens, dix navires, proclamaient ces hommes avec orgueil. Les bras nus, le torse libre dans une tunique de lin roux, ils creusaient avec une ardeur infatigable les longues poutres de cèdre et de chêne, descendues des forêts du mont Atabyrion. Le bruit des marteaux s’élevait en même temps que ronflaient les meules que d’autres hommes tournaient, attelés ensemble comme des chevaux dociles. La sueur coulait de leur front ; leurs lèvres ouvertes laissaient passer un léger filet d’écume. Mais la joie de créer décuplait leur courage. Sur l’immense mer devant eux flottaient d’autres navires où une âme légère vivait, où des voiles tendues en triangle se gonflaient nerveusement au souffle du vent. Demain cette matière inerte sur laquelle ils étaient penchés prendrait, elle aussi, son essor ; un peu de la patrie rhodienne s’en irait conquérir l’Océan ; la force du Colosse de plus en plus dominerait le monde…

Un quai étroit reliait entre eux les différents bassins de radoub et les chantiers de construction. Au milieu était la partie la plus secrète de l’Arsenal dont Likès avait la garde et où, sous peine de mort, il était interdit aux étrangers de pénétrer. Là se fabriquaient les engins de défense, les armes merveilleuses qui assuraient à l’île le respect des nations rivales. Une porte cintrée, lourde comme un mur d’airain, séparait cette partie secrète du reste des bâtiments. Likès, avait seul le droit de l’ouvrir. Chaque jour, quand le soleil étendu sur la mer en faisait un grand miroir étincelant, et que dans tous les carrefours de la ville on frappait treize coups sur des gongs sonores, le jeune mastère sortait par cette porte. Il parcourait les chantiers, s’arrêtait au bord des bassins et regardait la longue théorie des ouvriers qui, le dos courbé et les membres las, s’en allaient repaître leur faim dans les hôtelleries voisines.

Or, ce jour-là, Likès ne paraissait point. Depuis la fête anniversaire de la ville, il se sentait dans une disposition d’esprit singulière. La prédiction du petit Telchine, à laquelle tout d’abord il n’avait attaché aucune importance, le poursuivait malgré lui. Il revoyait l’enfant pervers juché sur le candélabre à neuf branches, un miroir poli à la main, et il entendait sa voix ricanante lui jeter cet horoscope : « Tu seras désiré à la fois de l’amour et de la fortune, et tu devras choisir entre les deux. » Et Likès se demandait avec anxiété si vraiment ses vœux ne seraient qu’à moitié remplis. Comme tous ses concitoyens, il était ambitieux et avide d’honneurs, mais il était jeune et il portait dans sa poitrine un cœur ardent. Aimer, être aimé, connaître dans toute leur ivresse ces joies incomparables qui font la beauté de la vie, que tous les poètes ont chantées, que tous les adolescents ont attendues, et qui sont les mêmes pour les plus glorieux héros que pour les plus humbles mortels : voilà ce qu’il souhaitait avant tout. Les dieux, en créant le monde, avaient obéi eux-mêmes aux lois inflexibles de l’amour. Ils savaient bien qu’au-dessus de l’Olympe, au-dessus des vastes cieux comme aux entrailles profondes du Cosmos, une force éternelle menait la ronde de la vie et qu’un baiser sans trêve faisait éclore tout ce qui respire. Si les forêts étaient vertes et si les plaines resplendissaient de fleurs charmantes, c’est que l’amour vivait en elles, mystérieux et fécond toujours. Si les cigales chantaient la gloire du soleil, c’est que dans leurs petits flancs obscurs l’amour continuait son œuvre. Le soir, quand les jeunes filles rhodiennes venaient au bord du rivage, si leurs bras étaient blancs, et si leurs seins se gonflaient comme les vagues, c’est que l’amour les préparait à la création de demain. Et l’Amour, dans son frêle corps d’enfant, le visage rieur et les cheveux couronnés de roses, semblait à Likès plus formidable que le Colosse en qui Rhodes avait voulu incarner l’image de sa fortune.

Cependant Likès, après s’être fait attendre quelques minutes, parut enfin sur le seuil. Il referma derrière lui la lourde porte et jeta un coup d’œil rapide sur les travaux entrepris dans les chantiers. Il était coiffé d’un bonnet de forme conique semblable à ceux des autres ingénieurs de l’Arsenal ; mais, comme il était originaire de Lindos, il avait conservé l’habitude commune aux habitants de l’ancienne capitale de l’île, de porter les cheveux longs et bouclés. Son visage était d’une beauté tout orientale. La finesse de ses traits leur donnait une suavité féminine, et ses yeux bruns aux cils recourbés avaient la langueur de ceux d’une vierge. Et cela contrastait avec l’énergie de son maintien et de son geste. Il avait le parler bref, la voix nettement timbrée. Lorsqu’il descendit sur le quai étroit, les ouvriers, jeunes et vieux, le regardèrent avec un respect mêlé de crainte.

Il passa sans s’occuper d’eux ; ce qu’il voulait voir, c’était, dans les bassins intérieurs, les embarcations achevées, prêtes à prendre la mer. Il examina leurs rostres ferrés, leurs carènes ceinturonnées de cuivre. Les unes étaient à trois rangs, les autres à cinq rangs ; d’autres enfin, à douze rangs de rameurs. Mais les plus grandes paraissaient encore si souples et si légères qu’un homme vigoureux eût pu les emporter sur ses épaules. Et c’étaient ces joujoux fragiles qui allaient se mesurer aux longs pentécontores de Philippe, aux lourdes galères d’Antiochus. Car les navires de fond, en préparation dans les chantiers selon le désir des Romains, serviraient seulement pour la parade, — Likès ne l’ignorait point, — et aussi pour le chargement des machines de guerre. Quand l’attaque serait commencée, quand le corps à corps des flottes ennemies se produirait sur les vagues mouvantes, ce serait les plus petites de ces barques qui, grâce à l’habileté de leurs pilotes, s’attacheraient aux gros navires et les feraient couler à fond.

Likès, satisfait de son examen, quitta l’Arsenal. Il longea rapidement le port des Galères, que le peuple avait surnommé l’Étable, parce que, vers le soir, quand on ouvrait les chaînes qui le fermaient sur la haute mer, on voyait les bateaux pêcheurs s’y réfugier pêle-mêle comme des brebis pressées. Un canal, long de deux stades, faisait communiquer le port de l’Étable au grand port de commerce. C’était là que se rendait Likès pour y rencontrer son frère Alexios, qui était un des plus riches armateurs de la ville. Et bientôt il l’aperçut en effet, très affairé, au milieu d’un groupe de marchands étrangers. Alexios portait, lui aussi, les cheveux bouclés à la mode lindienne, mais il avait le visage dur et la lèvre bridée par un pli d’orgueil. C’était un homme aventureux et hardi, dont on disait qu’il avait fait un pacte avec la Fortune. En dix ans, il avait conquis une des plus belles situations de la ville. Grâce à son influence, il avait fait entrer Likès à l’Arsenal, il l’avait fait nommer, l’année précédente, membre du Conseil des Mastères, et constamment il le dirigeait, le soutenait, travaillait à développer ses énergies. Likès subissait sans se plaindre cette autorité fraternelle. Alexios lui inspirait beaucoup d’admiration ; il aurait voulu lui ressembler, être, comme lui, toujours prêt à la lutte, tendu, ramassé sur l’effort. Mais il se sentait double et très différent par certains côtés de sa nature. Il ne pouvait se dérober à ce besoin de rêve, de douceur et de tendresse qui le reprenait chaque fois que, sa tâche achevée, il était libre de suivre la pente de son esprit. Certes, le travail ne le rebutait pas. Il aimait les graves problèmes qu’il était appelé à résoudre. Il était fier de la responsabilité qui pesait sur lui. Souvent le soir, quand le silence s’était fait dans tous les chantiers de l’Arsenal, il prolongeait son labeur jusqu’à ce que toutes les étoiles se fussent levées dans le ciel. Et le sommeil ne le gagnait pas encore. Il s’accoudait à sa fenêtre et songeait…

Voici qu’Alexios, au milieu du groupe de marchands, lui faisait signe d’avancer. Il se hâta, enjamba pour aller plus vite des sacs remplis de poudre d’or qui gisaient là. Les deux frères se saluèrent en se touchant l’épaule. Puis l’armateur dit aussitôt :

— J’ai une proposition à te faire, Likès, et je pense qu’elle te ravira. Ce n’est un secret pour personne que les Romains ont envoyé demander ici de nouvelles galères de fond, afin de renforcer leur flotte épuisée par la guerre de Carthage. Or, ces bâtiments sont longs à construire et coûteux. Moi, j’en sais de tout prêts et qui feront l’affaire admirablement. Ils sont pontés et machinés comme des navires de guerre pour résister aux attaques des pirates qui infestent la Méditerranée. Je puis en répondre : ce sont les miens !

— En as-tu parlé à Isanor ? demanda Likès. C’est lui qui seul a le droit d’accepter ou de refuser ton offre.

— Isanor ! Ce vieux Rhodien usé dans les plaisirs et asservi aux charmes de la Juive tyrienne qu’il a épousée ! À quoi peut servir l’opinion d’Isanor en tout ceci ? Depuis longtemps il a cessé de gouverner l’Arsenal, et c’est toi qui le remplaces, Lykès, de fait sinon officiellement. D’ailleurs tu peux lui soumettre mes projets et lui rappeler le vieil adage rhodien : « Une flotte pour protéger le commerce, un commerce pour enrichir la flotte ; » demain, s’il le veut, trente navires avec leurs agrès et leur équipage seront à la disposition de nos alliés.

— Mais, dit encore Likès, à quoi serviront alors toutes les galères qui sont en construction dans nos chantiers ?

— On verra plus tard, la guerre n’est pas finie ! fit Alexios en levant les épaules. En tous cas, va faire un tour du côté du Port des Parfums et ouvre les yeux. Quatre de mes navires sont là, enchaînés comme des monstres et les flancs vides de toute cargaison. Tu les reconnaîtras parmi les autres à la tête d’éléphant qui brille sur leur proue. Cette enseigne m’a porté bonheur. Elle servira aussi, je l’espère, à augmenter la gloire de Rhodes.

— Ne préfères-tu pas que nous allions les voir ensemble ?

— Grand merci ! Je n’ai pas déjeuné encore. Depuis l’heure du réveil, je suis ici ou à la Deigma à débattre des échanges et des chiffres. Une mine et dix talents, voilà le résultat de mes opérations de ce matin. Cela creuse l’appétit plus que de gagner des batailles.

Likès n’insista point et continua sa route. Maintenant l’Aleïon était devant lui, revêtu entièrement d’une couche de peinture étincelante. La longue terrasse, la tour de l’Observatoire et les portiques du temple formaient trois étages de largeur inégale et sur lesquels ruisselaient des cascades de lumière. Il contourna l’édifice et se trouva dans le Port des Parfums. C’était une petite anse à l’est de la ville, où la mer était plus bleue et le ciel plus transparent encore. Des Syriens, des Sidoniens et des Juifs se reposaient là, assis à terre, les jambes croisées, devant les sacalèves légères qui, elles aussi, étaient au repos. Quelques navires plus grands stationnaient au large. Likès n’eut pas de peine à reconnaître parmi eux ceux qui portaient à leur proue la tête d’éléphant, avec la trompe recourbée comme une corne d’abondance. Mais il s’assit à l’écart et se laissa aller à contempler le ciel et la mer. Il faisait si doux sur cette grève, dans ce port mollement dessiné, au pied de l’Aleïon géant, et loin des rumeurs de l’énorme capitale ! Il faisait si doux ! Et l’amour, lui semblait-il, devait être proche ! La suavité des parfums remplissait sa gorge et ses narines ; l’ambre et l’encens pénétraient en lui comme une haleine de femme. Il promena dans l’air des mains caressantes ; il aurait voulu étreindre une forme chère, serrer sur son cœur un être vivant. Mais il était seul et personne ne se souciait de cette plénitude de vie qui l’oppressait. Il était seul comme toujours, devant la beauté des choses. Et la suavité des parfums lui était un supplice, et la glauque animation des vagues, et les vapeurs roses du ciel exaspéraient ses sens irrités.

Il se leva, puis retint un cri de surprise : de la terrasse de l’Aleïon quelqu’un le regardait, une femme vêtue d’une longue robe soyeuse et les cheveux poudrés de safran. Elle se penchait tellement que son corps paraissait suspendu dans le vide. Le soleil frappait sa gorge blanche et ses bras encerclés d’or. Et longtemps elle resta ainsi. Likès, d’en bas, lui tendit les mains comme à une apparition céleste…

IV

Stasippe, ce jour-là, était monté à l’Observatoire plus tôt que de coutume. C’était l’époque émouvante où Hercule, le dieu-Zodiacal, après avoir accompli triomphalement ses douze travaux dans les douze stations célestes, entrait dans la constellation de la Vierge pour y commencer une année nouvelle. Les Héliades devaient porter cet instant sacré à la connaissance du peuple : ils réglaient le calendrier, connaissaient les jours propices ou néfastes, ceux où l’on devait garder le repos et ceux où il fallait entreprendre les grands desseins ; de très loin on venait les consulter sur ces choses ; le ciel était pour eux un livre ouvert où toute destinée était écrite. Mais Stasippe, le Père des Pères, était seul revêtu du pouvoir suprême, qui lui permettait d’interpréter dans le sens de l’antique magie chaldéenne les manifestations sidérales, les Concordances et les Signes. Lui seul, sur une table de porphyre, transcrivait chaque matin ce que la nuit divine lui avait révélé.

Debout sur la tour octogone de l’Observatoire, il regardait la sanglante tunique de pourpre que le dieu venait de jeter dans la mer. Une traînée de feu incendiait bientôt l’Occident. Tout pâlissait autour de cette splendeur irradiante. À l’autre extrémité de l’horizon, la lune, comme une rose blanche, semblait prête à s’effeuiller. Les écharpes légères des nuages se déliaient, filaient vite à travers l’espace. L’Époux vainqueur prenait possession de sa nouvelle conquête. Longtemps on le devinait encore dans le mystère du soir commencé. Une douceur infinie se répandait sur la terre ; et bientôt une à une les étoiles tremblantes sortaient de la voûte céleste ; elles arrangeaient leur cortège en figures mystérieuses, se groupaient en triangles, en trapèzes, en chars, en couronnes. Des lueurs fugitives les traversaient ; une poussière lactée saupoudrait la nue bleue et dure qui s’ouvrait parfois pour donner passage à d’autres étoiles.

Et Stasippe ne se lassait pas de contempler ces soleils sans nombre. Ses yeux, exercés à les suivre, en mesuraient les moindres vicissitudes. Cette nuit, leur beauté était vraiment incomparable. Pas une parcelle d’or ne manquait dans le fourmillement radieux qui se reflétait sur la mer. Le disque de Jupiter, rayé de bandes claires et sombres, semblait une épée à double tranchant au-dessus de l’Aleïon ; il signifiait l’abondance et la richesse pour l’île heureuse endormie dans les fleurs roses de ses lauriers.

Un pas incertain montait les degrés de la tour. Stasippe, arraché à sa contemplation, se retourna et vit Likès qui venait à lui. Les deux hommes autrefois avaient fréquenté la célèbre école où Apollonius enseignait la philosophie, les mathématiques, la physique et l’astronomie ; puis ils avaient suivi des voies différentes : Stasippe était entré dans le sacerdoce, et Likès s’était tourné vers les réalités pratiques de la science. Depuis cinq années ils ne s’étaient rejoints qu’à de rares intervalles. Le jeune pontife, étonné, interrogeait du regard son ancien ami.

— Un singulier moment que j’ai choisi, n’est-ce pas, pour pénétrer dans l’Aleïon ? dit enfin Likès en souriant. Heureusement mon titre de mastère me permet de m’introduire partout, et il m’a suffi de montrer mes insignes pour que le gardien du temple me laissât passer. Excuse-moi, Stasippe, si je suis indiscret ou importun.

— Nullement. Je pensais à toi tout à l’heure. Devant ce ciel constellé d’étoiles, nos rêveries d’adolescents me revenaient à l’esprit. Et je me demandais si tu étais heureux ?

— Tu dois le savoir mieux que moi, puisque tu connais toutes choses.

— Toutes choses ! Hélas ! je n’en perçois que les reflets, des ombres lointaines et fugitives. Et la raison de tout m’échappe comme à toi-même. Mais, dis-moi ce qui t’amène, Likès ?

Likès hésita une minute ; son beau visage pâle portait les traces d’une émotion qu’il avait grand’peine à dissimuler. Il fit un geste vague de la main droite, tandis que sa main gauche retenait les plis de son manteau.

— Je voudrais te répondre aussi nettement que tu m’interroges. Pourquoi suis-je venu ici ? À la vérité, je n’en sais rien. Il y a des heures où il semble que notre cœur fait naufrage dans notre poitrine. Je traverse une de ces heures troubles, Stasippe ; et le souvenir de notre amitié m’est apparu comme un phare sur une mer dangereuse.

Stasippe lui tendit la main :

— C’est bien. Nous allons veiller ensemble devant les étoiles. Assieds-toi. Et garde un instant le silence.

Il céda à Likès le siège de marbre sur lequel il se tenait, et s’en fut au bord de la tour, que baignait la lumière nocturne. Un changement subit s’était produit dans le ciel, toujours aussi brillant, mais strié maintenant d’une infinité de raies lumineuses pareilles à de petites barres de feu. À l’Occident, la lourde perle d’Orion semblait prête à se détacher de la nue. La mer tendait sa robe violette pour recevoir le précieux joyau. Stasippe se toucha rapidement le front.

— Héraclès, murmura-t-il, préserve-nous de tout malheur !

Puis il retourna près de son ami :

— Parle, raconte-moi ta vie. Confie-moi ce qui t’oppresse.

— Le désir d’aimer, fit Likès d’une voix défaillante.

— Je m’en doutais. Quand on a recours à l’amitié, c’est que l’amour nous trahit ou nous opprime. L’amitié n’a été faite par les dieux que pour nous consoler de l’amour. Tu subis comme tous les autres hommes, Likès, cet impérieux attrait, cette illusion adorable et mensongère qui drape de beauté notre vie et sous laquelle est le néant. Je le sais bien, moi qui te parle, car j’ai aimé aussi, avant de subir l’initiation sacrée. Un peu de mon cœur est resté dans le tourbillon du monde, dont ce temple m’isole comme une forteresse inviolable.

— J’envie ton sort, dit Likès en s’animant ; — oui, je t’envie de toute mon âme. J’aurais voulu être un de tes Héliades, un Épervier ou un Aigle, planer au-dessus des existences terrestres, et recueillir mes pensées dans le centre de toute intelligence. Mais on ne règle pas son destin. Mon frère Alexios a voulu faire de moi un homme riche, considéré et glorieux comme lui.

— Peut-être a-t-il sagement agi, répondit gravement le jeune pontife. La raison d’être de nos existences, c’est l’effort que nous faisons pour la réaliser dans sa plénitude. Tu es jeune, bien doué, et ardent. Un peu d’ambition ne te messiérait pas, Likès !

— J’en ai eu ; j’en ai encore. Mais d’autres sentiments m’assiègent. Je suis placé, comme Héraclès, entre deux sentiers différents.

— Laissons là ces fables, dit Stasippe en étendant la main. Aussi bien l’amour n’a jamais empêché un homme d’être tout-puissant ; il ne terrasse que les faibles, et aux forts il donne l’énergie de vaincre les difficultés de la route.

Il s’était tu. L’odeur d’encens qui sortait de sa robe brodée d’or rappelait à Likès celle qu’il avait respirée dans l’étroit Port des Parfums, et l’apparition qui l’avait enchanté la veille reparut devant ses yeux. Mais il n’osa pas interroger directement Stasippe. Il dit seulement, en montrant la terrasse dont la ligne blanche s’allongeait au-dessous de la tour de l’Observatoire :

— Souvent je lève mes regards de ce côté, et je vois des formes vagues passer entre le ciel et la mer. On dirait des cigales d’or suspendues au balcon de la terrasse. Ne sont-ce pas les Veuves-gardiennes qui viennent prendre là quelque repos ?

— Ce sont elles. Elles ont consacré leur vie aux soins du trépied sacré et à l’ornementation du sanctuaire. Quelques-unes, plus avancées dans la vie contemplative, poursuivent avec nous l’étude des astres. Toutes sont venues offrir au dieu-Zodiacal leur jeunesse découronnée par la mort d’un époux chéri.

— Et aucune ne regrette son sacrifice ?

— Je ne le pense pas. Leurs sens et les harmonies secrètes de leurs âmes se sont transposés dans l’infini. Elles ont recouvré la pureté des vierges, tout en gardant cette compréhension du divin que seule donne la science de la volupté. Elles sont nos sœurs mélancoliques et douces, et nous aimons à les rencontrer sur notre passage.

— Que te disais-je ? fit Likès avec feu. Ton sort est plus heureux que le mien, Stasippe, et de nous deux, c’est toi qui as choisi la bonne part. Adieu ! Si tu consultes pour moi les étoiles et si leur arrêt n’est pas inflexible, demande-leur de m’accorder l’amour en partage. Dussé-je en mourir, je veux connaître un jour l’amour dans sa plénitude !

Il s’était levé et, roulant son manteau sur son poignet, se disposait à sortir. Mais à ce moment un pas léger effleura l’escalier de la Tour et Lyssa parut, les bras chargés d’une gerbe d’asphodèles. Elle s’agenouilla devant Stasippe.

— Père, dit-elle, mes compagnes m’ont choisie comme la plus jeune d’entre nous toutes pour venir t’apporter ces fleurs de l’année nouvelle : La joie d’Héraclès soit avec toi !

— Merci, dit doucement Stasippe. Je t’attendais, ma fille ; je savais qu’en cette nuit solennelle une voix de femme, douce comme un rayon de lune, caresserait mon front. Relève-toi : dispose toi-même ces fleurs dans les cylindres de pierre où elles sécheront lentement jusqu’à ce que le dieu ait de nouveau accompli son cycle dans l’espace. À ce moment d’autres signes auront remplacé dans le ciel ceux que nos yeux y contemplent aujourd’hui. Puisses-tu, Lyssa, venir encore apporter à Stasippe la gerbe de fleurs odorantes !

Lyssa s’était relevée et Likès la regardait ardemment. Ce corps d’enfant, cette grâce et cette jeunesse achevaient de séduire son cœur. C’était bien là l’apparition troublante dont il avait gardé le souvenir. Mais en ce moment Lyssa ne semblait point prendre garde à lui. Avec des gestes délicieusement puérils elle distribuait les hautes tiges qui se pliaient obéissantes sous ses doigts. Elle répandait dans ce lieu élevé, à la face des étoiles, les subtils effluves de sa vie mystérieuse comme l’immensité, et secrète comme la nuit.

Quand elle eut achevé, Likès n’était plus là, et Stasippe avait repris sa méditation profonde. Elle redescendit sur la terrasse. Des voix harmonieuses chantaient, des voix fraîches et pures saluaient la naissance de l’année nouvelle et invoquaient pour elle la sauvegarde d’Héraclès, le divin Pilote, qui conduit à travers l’Ouranos plein de dangers, le vaisseau du Temps :

Sur la terre, qui est sublime ? — Toi seul es sublime !

Dans les cieux, qui est sublime ? — Toi seul !

V

Le chef de l’Arsenal, Isanor, habitait un palais somptueux à l’extrémité du Port des Galères. Une galerie souterraine faisait communiquer ce palais avec les chantiers où l’on construisait les bâtiments de la flotte et avec la partie secrète où se fabriquaient les armes. Mais il y avait longtemps qu’Isanor avait cessé de prendre une part active à ces travaux. Il se contentait de les surveiller de loin et de donner pour le surplus des réceptions magnifiques auxquelles il conviait les hauts personnages de la ville et les étrangers de marque qui passaient à Rhodes. Sa femme Namourah l’aidait admirablement dans cette tâche. C’était une Juive tyrienne d’une grande beauté, mais déjà épanouie comme une rose du Liban vers le soir. Elle avait apporté avec elle dans cette capitale au luxe brutal tous les raffinements, toute la splendeur asiatiques, et cet arôme particulier que les épouses des Hébreux portaient dans leur sein et qui exaltait dix siècles auparavant le ravissement de Salomon quand il s’écriait : « Ouvre ta tunique, ô ma bien-aimée, ouvre ta tunique, et que le nard dont ton corps est imprégné se répande sur notre couche. »

C’était dans l’intérieur de ce beau palais que Likès se disposait à pénétrer pour la première fois. Il avait transmis à Isanor la proposition de son frère Alexios, et Isanor lui avait répondu en le conviant à un banquet auquel devaient prendre part le navarque Pausistrate, Eudanus son lieutenant, et Pamphilidas qui commandait en second les navires rhodiens. Ainsi on pourrait causer et examiner l’offre du riche armateur dont le patriotisme égalait la générosité.

Quand Likès, après avoir revêtu une longue calasire de soie verte, et parfumé d’essence ses cheveux bouclés, entra dans la salle du festin, ses yeux tout de suite rencontrèrent ceux de Namourah. — Elle était assise sur une sorte de trône en bois de cèdre, incrusté de trèfles d’ivoire ; sa tête brune était coiffée d’un diadème à trois rangs d’émeraudes, de saphirs et de rubis, et sa gorge resplendissait sous un collier de perles ovales. Ses paupières étaient peintes en dedans à la façon syrienne, et ses sourcils, allongés au pinceau, barraient son front d’une seule ligne brillante. Ses bras, très beaux et nus du poignet à l’aisselle, montraient la qualité précieuse de sa chair au grain serré, veloutée comme une mandarine des jardins de Saron ; toute sa personne donnait l’idée d’un fruit savoureux, et la sensualité était marquée sur ses lèvres charnues et dures, rougies par le fard. Cependant Likès n’éprouva, à la regarder face à face, aucune émotion. Souvent il l’avait aperçue de loin lorsque, portée sur sa litière par quatre nègres libyens, elle parcourait les rues de la ville et s’arrêtait sous les Stoa, devant les boutiques des orfèvres, pour examiner les pierres précieuses enchâssées dans l’or des gorgerins et des bagues. Et elle aussi devait bien le connaître, car elle lui souriait, d’un sourire presque amical ; et, sans attendre qu’Isanor le lui eût amené familièrement elle lui adressait la parole, comme à un ancien ami :

— Sois le bienvenu aujourd’hui, Likès. Assieds-toi. Je me réjouis de te posséder à notre table. Veux-tu baigner tes doigts dans cette coupe d’eau parfumée où je vais aussi tremper les miens ? Elle est le symbole de la douce fraternité qui doit régner entre les convives.

Elle fit signe à un vieil esclave qui toujours se tenait debout derrière elle.

— Machaon ! N’attends pas que les autres convives soient arrivés pour passer la coupe lustrale. Offre-la d’abord au seigneur Likès, notre hôte bien-aimé.

Likès plongea ses mains dans l’eau opaline et tiède. Ce contact lui fut agréable. Il sourit dans sa barbe d’or, et ses yeux se portèrent sur les mains proches de Namourah. Il en admira la blancheur limpide traversée de petites veines d’un bleu d’ardoise. À l’index droit une turquoise énorme couvrait toute la première phalange ; des caractères hébraïques y étaient tracés.

— Tu regardes ma bague, dit la Juive tyrienne. Elle m’a été donnée par un mobed qui grava lui-même, au moyen d’un poinçon rougi au feu, les mots que tu vois. Sais-tu ce qu’ils signifient ?

— Non, dit Likès en se penchant sur elle.

« Une femme dominera le monde. Elle aura les yeux couleur de cendre, les cheveux couleur de safran et la bouche comme un tison embrasé. »

— Tu crois aux prophéties ? demanda Likès ; — et il l’examinait avec une curiosité dont il ne pouvait se défendre.

— Je crois au mystère, répondit Namourah, devenue pensive.

À cet instant, Isanor s’avança vers eux. Il était suivi du navarque Pausistrate. Ce dernier était un homme jeune encore, à la face brune, aux traits fortement accusés, — le vrai type du Rhodien, dompteur de navires, habitué dès l’enfance à manier les rames et l’aviron. Il avait déjà donné à plusieurs reprises des preuves de son habileté et de sa bravoure, et l’on disait de lui qu’il formait le contrepoids nécessaire entre Pamphilidas trop hardi et Eudanus trop prudent. Aussi était-ce à lui tout d’abord que le vieil Isanor s’était adressé pour lui confier la proposition d’Alexios. Après l’avoir écouté, Pausistrate hocha par deux fois la tête, et, se tournant vers Likès :

— Ton frère a des bateaux admirables : tant mieux pour lui ! Qu’il les garde ! Qu’il les fasse encore naviguer sur toutes les mers du monde ! Qu’il les remplisse de marchandises précieuses, et les attende, au retour, chargés d’or de la proue à la poupe ! Pour nous, ce n’est point cela qu’il nous faut. Nous voulons des galères vierges de toute pollution avec la fortune, des galères héroïques et guerrières, dont les flancs n’aient jamais contenu autre chose que les longues piques d’acier. Nous les voulons faites exprès pour supporter les éperons et les rostres, semblables à celles qui se sont déjà mesurées avec les ennemis de Rhodes depuis l’antique guerre de Troie. Construis-nous-en de semblables, Likès, et, si tu le peux, de meilleures, de plus souples encore. Les Romains attendront. Antiochus, d’ailleurs, n’est pas près de les attaquer. Savez-vous à quoi il passe son temps depuis l’hiver ? À filer le parfait amour avec une fille de l’Eubée qu’il a rencontrée comme il allait rejoindre Philippe en Macédoine, et qu’il s’est décidé d’épouser, ne pouvant en venir à bout autrement.

— À son âge ?

— Oui, à son âge, près de soixante ans ! Le grand vainqueur qui a porté jusqu’aux Indes les limites de son royaume, celui que ses sujets ont surnommé le Très glorieux, celui qu’Annibal flatte et que les deux Scipions redoutent, est enchaîné aux charmes d’une bergère chalcienne comme Hercule au pied de la tendre Omphale.

Namourah, en l’écoutant, avait souri et, montrant sa bague à Likès :

— Cette inscription n’a-t-elle pas raison une fois de plus ? murmura-t-elle. La puissance dangereuse qui gouverne le monde, c’est nous qui la détenons.

— Oui, c’est toi, fille d’Israël, dit Isanor en l’enveloppant d’un regard passionné ; toi et tes sœurs de l’Orient et de l’Occident, toutes celles en qui les dieux ont enfermé le don redoutable de la beauté.

Mais il se tut, car Pamphilidas et Eudanus venaient d’entrer, la tête surmontée d’aigrettes de diamant.

— N’attendons pas davantage, fit-il après les avoir salués et en reprenant le ton familier. J’ai à vous faire goûter un vin exquis récolté sur les coteaux de Ialysos.

Namourah s’avança la première vers la table somptueusement servie. Sa taille opulente se dessinait sous la draperie de pourpre attachée à ses épaules. Elle marchait sans hâte, d’un pas balancé qui faisait saillir ses hanches et onduler ses reins lourds. Ce fut seulement quand elle eût gagné sa haute chaise que les convives vinrent prendre place autour de la table. Isanor fit un signe muet ; alors une nuée d’adolescents, garçons et filles, apparut, les mains chargées de luths à trois cordes et les cheveux parsemés de fleurs de jasmin. C’était la coutume en ce palais de dîner au son des musiques, et l’on choisissait de préférence les airs vifs qui disposaient l’esprit à la gaieté. Mais ce soir une mélopée lente et voluptueuse sortait de l’âme des tétracordes ; les éphèbes et les vierges, vêtus des mêmes robes de lin, semblaient se complaire à augmenter l’intensité de cette émotion et promenaient leurs mains étroites sur les luths qu’elles déchiraient d’accords passionnés. Et les conversations commencées s’éteignaient, tandis que des esclaves aux bras frottés de benjoin versaient dans les coupes le vin capiteux qu’Isanor avait annoncé à ses convives.

Likès se sentait pris d’un malaise étrange. Il n’avait ni faim, ni soif ; sa tête devenait pesante sur ses épaules dans cette atmosphère surchauffée où l’on ne respirait que d’artificielles odeurs. Les tentures de soie de Damas qui couvraient les murs de la vaste salle renvoyaient le reflet des lampes suspendues au plafond par des chaînes d’or ; tout ruisselait de lumières et de parfums ; et Namourah, sur qui Machaon agitait sans cesse un éventail de plumes couleur de flamme, jetait au jeune mastère des regards languissants et lourds. Brusquement il détourna le front ; l’image fraîche de Lyssa venait de reparaître devant ses yeux ; il revoyait la petite veuve, délicate et frêle, avec son corps d’enfant et ses prunelles candides ; il la revoyait pressant sur ses seins menus les hautes tiges d’asphodèles, et s’agenouillant devant le pontife pour lui souhaiter au seuil de l’année nouvelle les joies fécondes d’Héraclès ; il la revoyait posée comme une cigale d’or sur la haute terrasse de l’Aleïon ; leurs âmes ne s’étaient-elles pas rencontrées à travers l’espace, et la magie de l’amour ne les avaient-elles pas rapprochées soudain ? Et Likès devenu songeur n’entendait pas la voix épaisse d’Isanor qui disait au navarque assis à sa droite :

— Tous les échelons de la Fortune, je les ai montés un à un ; j’ai d’abord été simple ouvrier dans les bassins de radoub, puis surveillant des navires de la flotte, puis gardien de la partie secrète de l’Arsenal, comme Likès que vous voyez devant vous. Maintenant j’habite ce palais magnifique, et je suis le roi de la ville.

VI

Ce matin-là, dès l’aube, Lyssa était descendue dans le Port des Parfums où des essences précieuses devaient venir de Syrie pour la fête du lendemain. En réalité, ce n’était point seulement dans le but de recevoir ces précieuses essences, que la petite Veuve-gardienne était descendue sur la grève et qu’elle épiait l’arrivée des barques légères, — mais une curiosité, un secret espoir peut-être, dominait ses pensées ; le souvenir de Likès la poursuivait ; Likès que déjà à deux reprises elle avait vu, et qui lui était apparu comme le plus beau des enfants des hommes…

L’aimait-elle ? Elle l’ignorait vraiment. Elle ne cherchait même pas à savoir ce qui se passait en son âme. Elle obéissait à quelque chose de très fort et de très doux qui lui commandait de quitter la haute terrasse et la contemplation des étoiles, et de descendre vers la vie avec sa beauté fragile et ses vingt ans.

Enveloppée dans une exomide légère, elle marchait à petits pas sur le sable d’or. Son cœur battait : elle apercevait là-bas, de l’autre côté de la grande mer, les lointains rivages de la Carie où s’était écoulée son enfance ; elle se souvenait de ce frère qui avait été son époux, et que même dans la couche conjugale elle n’avait cessé de chérir chastement ; elle souriait au soleil, à la mer bleue ; mais des larmes mouillaient ses paupières et le souffle du large oppressait sa poitrine. Un immense désir de bonheur entrait en elle avec le souffle du large et les embruns de la mer.

Des matelots, assis à l’écart, la regardaient passer sans se douter qu’elle était une des prêtresses du Temple. Elle semblait si jeune dans ses voiles transparents ! Ses cheveux se gonflaient comme des touffes de verveines autour de ses tempes, et sa petite bouche avait l’éclat luisant d’une fleur de grenade.

— Une vierge qui va à son premier rendez-vous d’amour, dit l’un d’eux.

— Oui, répondit un autre, et celui qui l’attend ne regrettera point de s’être levé avant le jour.

Ils rirent avec cette indulgence complice des hommes pour les faiblesses de leurs semblables. Mais Lyssa ne les entendit point. Elle venait d’apercevoir Likès qui contournait le rivage. Il avait dû quitter l’Arsenal à la hâte et traverser rapidement l’Étable et le Grand Port, car ses vêtements flottaient autour de ses reins, et sa belle tête pensive n’avait pas reçu les onctions d’huile d’aneth qui en augmentaient la caractéristique douceur. Tel, il semblait plus vivant et plus près de la nature ; et Lyssa se réjouit intérieurement qu’il fût comme ces matelots à la peau cuivrée et nue qui la regardaient passer tout à l’heure. Elle-même n’avait surchargé son visage d’aucun fard. Elle avançait dans la brise matinale, s’offrant toute aux désirs d’amour qui planaient sur elle.

Ils s’étaient reconnus et se souriaient déjà. La même pensée sans doute les avait sollicités au réveil. Et ils ne s’étonnaient pas de cet accord mystérieux qui leur avait fait prendre le même chemin. Les Génies célestes, dont la mission est de guider les pas des hommes, avaient sans doute très longtemps d’avance décidé que leur sort à tous deux se déterminerait à cette minute. Des larmes, des joies, de l’extase, du désespoir, tout cela était enfermé dans le salut rapide qu’ils venaient d’échanger de loin.

Cependant Likès hâtait le pas pour la rejoindre plus vite. Il aurait voulu la prendre et l’emporter dans ses bras sans rien dire. La passion éclatait en lui avec une violence soudaine. Son sang jeune battait à ses tempes, et éblouissait ses yeux. Lyssa continuait à lui sourire. Il remarquait la finesse de ses cheveux blonds et la blancheur de ses dents, enchâssées dans ses gencives comme dans du corail humide. Mais il cessa de la regarder, car il craignait de l’effaroucher par une trop sensible admiration. Ils s’abordèrent. Et ce fut Lyssa qui parla d’abord. Prudente, elle lui confia qu’elle était venue chercher les aromates pour le Temple dans ce petit Port des Parfums. La barque qui les apportait de Syrie ne devait pas tarder à aborder le rivage.

— Veux-tu que je t’accompagne jusque-là ? demanda Likès avec une réserve feinte.

— Très volontiers. D’ordinaire une de mes compagnes vient avec moi, Dornis qui est, de toutes, celle que je préfère. Aujourd’hui je suis seule pour rapporter au Temple les boîtes pleines d’encens de cinamone et de myrrhe.

Puis elle se ravisa :

— Mais peut-être es-tu pressé ? Peut-être habites-tu loin d’ici ? N’est-ce pas à l’Arsenal que tu demeures ? N’est-ce pas à toi qu’est confiée la garde du bâtiment secret où se fabriquent les armes ?

— Justement, dit Likès, et je surveille aussi la construction des galères. J’ai deux cents ouvriers sous mes ordres. Ils travaillent jour et nuit en ce moment pour être prêts lorsque la flotte rhodienne sera appelée à quitter le port.

— Hélas ! soupira Lyssa sans lever les yeux, Stasippe, notre Père des Pères, nous ordonne toujours de prier que la paix règne parmi les hommes. Je crains bien que ces prières soient vaines. Peut-être ne les adressons-nous pas au dieu avec un cœur assez pur ?

Likès ne lui répondit pas. C’était à peine s’il entendait ses paroles. Le son de sa voix flexible le charmait comme une musique. Il marchait auprès d’elle, enivré et vaincu d’avance. Leurs bras par instants se frôlaient et l’empreinte de leurs pas se marquait côte à côte dans le sable. Certainement Lyssa devait cacher sous le tourbillon des mots une émotion véritable. Le silence l’effrayait ; c’était la brèche ouverte par où l’amour se glisserait entre eux et leur apparaîtrait soudain. L’amour, il était là invisible et flagrant quand même, dominateur et les membres souples, prêt à les enfermer tous deux dans ses rêts. Et la grande mer, ruisselante d’azur, leur montrait l’immortelle Aphrodite, radieuse et nue, dont le pied allait se poser sur le rivage…

Lyssa tout à coup désigna l’une des embarcations qui approchaient du port :

— Voici la barque que j’attends ; je reconnais à leur costume bariolé les matelots syriens qui la mènent.

Une sacolève d’Asie, pas plus grande qu’un oiseau marin, se dessinait en effet sur les vagues ; deux petites ombres se tenaient à l’arrière ; on distinguait le mouvement rythmé de leurs bras, ainsi que leur torse immobile, plié sous un capuchon à raies rouges et vertes. Elle avançait doucement, comme portée par une âme intelligente. Autour de sa coque fragile un ourlet d’écume s’épaississait. Et elle grandissait à mesure ; on voyait maintenant le visage des deux matelots ; on pouvait compter le nombre des boîtes à parfums posées sur la planche luisante qui s’arrondissait à la proue.

Likès et Lyssa s’étaient pris la main ; ils regardaient flotter doucement cette chose libre et légère ; et la même pensée leur venait : partir ensemble, goûter ensemble un bonheur infini comme la mer et le ciel. Mais que de liens les retenaient ! Que d’obstacles les empêchaient de s’unir ! Les deux masses formidables de l’Arsenal et du Temple s’étageaient derrière leurs épaules ; de chaque côté de la ville, cette double force les guettait, les enveloppait, leur imposait à chacun une destinée différente. Comment pourraient-ils jamais s’y soustraire ? Comment feraient-ils pour s’aimer, comme veulent s’aimer tous les amants, en oubliant le temps et l’heure, et la durée et l’espace ? Lyssa poussa un soupir. Likès comprit son tourment. Il se rapprocha d’elle davantage et mit un baiser sur ses cheveux blonds. Elle tressaillit.

— Pars, oh, pars ! murmura-t-elle.

Mais en même temps elle gardait sa main dans la sienne. Ils échangèrent un regard rapide plein d’inquiétude et de désir. Puis, comme la barque atterrissait, ils se séparèrent un instant. Lyssa alla au-devant des matelots, qu’elle appela familièrement par leur nom :

— Nicandre ! Chariclite ! Salut ! M’apportez-vous les parfums qui doivent brûler demain sur l’autel d’Héraclès ? Il les faut vierges de tout contact, et ce sont les prêtres seulement qui les toucheront de leurs mains irréprochables. Donnez-moi ces précieuses boîtes et gardez-vous de les ouvrir ! La colère du dieu retomberait sur vous.

— Tu as raison, prêtresse, dit le plus âgé des matelots ; il est sage de ne pas offenser la divinité. Tant de dangers nous assaillent, alors même que nous nous croyons le plus certain d’être en repos ! Tout à l’heure sur cette plage tranquille nous avons failli périr contre un récif qui nous était inconnu. La Terre et la Mer sont peuplées d’esprits malfaisants qui dressent des embûches sur notre route.

Tout en parlant, il avait ôté de la proue les coffrets revêtus de soie écarlate ; et il les tendait à Lyssa, qui les reçut, le front baissé. Il y en avait trois d’inégale grandeur, mais de forme pareille, celle d’une petite arche sur laquelle reposait la massue d’Hercule ; l’un contenait des grains d’encens, l’autre des larmes de myrrhe, le troisième de la cinnamome récoltée sur les plateaux de l’Aram. Ils pesaient peu dans les bras de la jeune femme. Cependant Likès s’avança pour l’en décharger.

— Laisse, fit-elle ; mais, si tu veux, viens avec moi, sous les portiques du Temple. Tu verras les nouveaux tableaux que Stasippe a fait poser pour le peuple.

— Et je verrai aussi les préparatifs de la fête de demain ! Est-il vrai, Lyssa, que plusieurs Rhodiens sont déjà inscrits pour le sacrifice du Taurobole ?

— Oui, dit la jeune femme en rougissant. Le sang du taureau sacré coulera sur le front des pécheurs, et les lavera de leurs fautes.

Elle leva sur lui un regard hésitant :

— Ne voudrais-tu pas te coucher aussi dans la fosse profonde d’où l’on sort purifié et fortifié ? Ne sens-tu pas que ce serait un moyen d’attirer sur toi la bénédiction du dieu et d’éloigner cette colère des choses dont le matelot syrien me parlait naïvement tout à l’heure ? Oh ! Likès ! Je serai là tout près, et c’est moi qui essuierai ta tête et qui sécherai tes cheveux. Ne refuse pas de faire ce que je te demande !

Elle parlait avec une exaltation mystique qui élargissait ses yeux dans son visage étroit et pâle. La passion faisait trembler ses doigts, et l’exomide qui couvrait son sein se soulevait à demi.

VII

Les portes du Temple étaient toutes grandes ouvertes, et le peuple venait en foule pour faire, à la suite d’Hercule-Sauveur, les stations du chemin céleste. De grands tableaux étaient appendus au mur. Ils représentaient les douze travaux accomplis par le dieu, avant qu’il eût conquis la domination éternelle. Leur signification était double : symbole pour les uns, vérité exacte pour les autres, ils satisfaisaient en même temps la science des initiés et la foi aveugle des croyants. À tous ils disaient la gloire du dieu souverain dont le nom régnait dans le ciel et sur la terre.

Cette histoire merveilleuse, racontée par les mères aux enfants et dont s’entretenaient les jeunes hommes, était là, traduite en images aux nuances vives, aux gestes larges et puissants. Devant chaque tableau les gens s’arrêtaient avec dévotion ; après avoir longuement regardé, ils se prosternaient le front sur les dalles. — Voici Héraclès naissant aux prises avec les deux Dragons qui le veulent étouffer dans son berceau : ne sont-ce pas les deux solstices de l’Été et de l’Hiver que l’enfant, de ses mains courageuses, parvient à étreindre et à dominer ? La jalouse Junon, qui lui a suscité ces embûches, se penche vers lui ; il mord le sein gonflé de lait qu’elle lui tend, et, de la papille déchirée jaillit dans le ciel une traînée d’étoiles. — Voici le Lion de Némée terrassé et dans la peau duquel Hercule adolescent se taille un manteau. — Voici l’Hydre de Lerme, dont les cent têtes sont abattues. — Voici le Sanglier d’Érymanthe que les Centaures n’avaient pu vaincre et qu’il extermine d’un seul coup. — Et la Biche fugitive aux cornes d’argent, aux cuisses agiles, qu’il fait trébucher dans ses filets. — Plus loin, ce sont les oiseaux du lac Stymphale, que le dieu disperse en faisant résonner les accords stridents du tambour d’airain ; car la ruse autant que la force habite sous sa chevelure, et rien ne lui résiste lorsqu’il a entrepris de triompher. — Il nettoie avec les torrents d’eau du ciel les étables du rayonnant Augias, et met en déroute la cohorte des Amazones qui veulent lui disputer l’empire de la Nuit. — Puis il descend aux Enfers, dont il sort victorieux pour cueillir les fruits d’or du Jardin d’Hespéros et de Vesper. Alors son apothéose commence ; ses travaux sont terminés ; il offre à l’admiration des hommes son front éclatant dans les vastes cieux.

Dieu-soleil ! Hercule, taureau sacré, la Phénicie et l’Égypte, la Crète et toutes les îles semées sur les rivages de l’Orient, reconnaissent ta suprême puissance. Mais c’est ici, dans cette Rhodes bâtie à ta gloire, que tu domines, que tu règnes, que tu triomphes, Colosse !

La foule pieusement accomplissait les stations saintes, en attendant l’heure du sacrifice. Dans le vestibule, des peintures de Protogène attiraient aussi son admiration. Trois cent soixante urnes en pierre dure, marquant les trois cent soixante jours de l’année, décoraient les bas-côtés du Temple ; sur leurs flancs couraient des rondes de femmes échevelées, la tête infléchie en arrière. Et partout des Emblèmes, des Allégories et des Signes évoquaient cette double vie que chaque être projette au-delà de lui-même et qui est le reflet astral de son âme.

Cependant les Prêtres s’étaient groupés autour de l’autel. Au milieu d’eux, Stasippe, les épaules enveloppées d’un éphod blanc, faisait lentement brûler les parfums. L’odeur courait comme une prière le long des colonnes jusqu’aux voûtes ; elle s’élevait des lourds encensoirs et s’accumulait aux franges des draperies, aux broderies des étoffes précieuses dont la cella était tapissée. Bientôt un nuage opaque obscurcit l’atmosphère. Alors on ouvrit de nouveau les portes qui avaient été fermées pour l’oblation des parfums.

Dehors, un immense cri salua l’apparition des Héliades. Mais ce qu’on attendait surtout, c’était le taureau, image du dieu jeune et triomphant, qui ouvre l’année de ses cornes d’or et qui va renouveler la fécondité de la Terre. On l’avait choisi parmi les troupeaux du mont Atabyrion. Sa robe était d’un jaune fauve que pas une tache n’interrompait, et ses lourds fanons autour de sa tête puissante formaient un collier plus sombre. Quand on le vit descendre les marches du temple, conduit par deux jeunes dadophores dont l’un portait un flambeau levé, l’autre, une torche inclinée vers la terre, — symbole de la vie et de la mort, — ce fut un transport unanime. Et des bras se tendaient vers lui, et des paroles d’amour lui étaient adressées par des lèvres idolâtres ; mais la bête magnifique et dédaigneuse gardait la même démarche pesante et tenait ses regards pleins d’infini fixés sur les campagnes lointaines. Une gerbe d’épis était attachée à sa queue ; des pavots s’écrasaient autour de ses reins. Il allait au sacrifice avec l’orgueil d’un héros qui donne son sang pour la multitude.

Le cortège grossissait à chaque minute ; on traversait le quartier des Hôtelleries qui bordaient le Grand Port ; au-delà, sur une voie plus déserte, il y avait une rangée de mûriers sauvages, et une petite fontaine dont l’eau retombait dans une vasque de pierre bleue. C’était là, sous l’ombrage épais des mûriers, que l’on avait creusé la fosse au fond de laquelle les adeptes allaient recevoir le baptême purificateur. On attendait pour le sacrifice l’instant tragique où le soleil disparaîtrait dans le rouge Occident…

Likès et cinq autres jeunes Rhodiens s’étaient couchés au fond de la fosse ; des poutrelles à jour la recouvraient, et sur cette estrade branlante le taureau avait été amené ; un voile jeté sur sa tête devait lui épargner l’horreur de la péripétie suprême. La foule silencieuse attendait toujours ; puis, comme l’horizon tout à coup se teignait de nuées violettes, l’un des dadophores, celui qui jusque-là avait tenu la torche funèbre, fit un signe et le sacrificateur plongea le couteau à double tranchant dans les flancs de la bête immobile. Alors on ne vit plus que du sang. Le sang giclait de la blessure profonde et se répandait en pluie dans la fosse, tandis que, debout encore, le taureau chancelait, lent à exhaler son dernier souffle. Le sang éclaboussait le visage des prêtres et les vêtements des profanes. Le sang inondait le bois des poutrelles et courait en ruisseaux le long des mûriers. Une odeur âcre et puissante, où fermentaient des atomes de vie, montait et échauffait l’air. Alors, ce fut une folie qui passa, une inconcevable ivresse. Les assistants se ruèrent autour de la bête râlante, maintenant affaissée ; ils frottèrent leurs sandales dans le sang qui coulait toujours ; ils plongèrent leurs mains dans les entrailles fumeuses. Des cris rauques, des hoquets, des spasmes… Au fond de la fosse, Likès et ses compagnons râlaient, eux aussi, à demi asphyxiés par la pluie sanglante.

Enfin on emporta la victime ; la nuit venue jetait son ombre sur les mûriers et sur la pierre bleue de la fontaine ; des formes légères aux gestes rapides se glissèrent à la place des dadophores. Et Likès, qui s’était relevé le dernier, sentit une main de femme caresser sa face. La voix de Lyssa retentit à ses oreilles :

— Ô Likès ! Te voilà un homme nouveau ; prends ce manteau, que j’ai apporté pour toi ; essuie tes cheveux avec les pans de mon écharpe. Et viens !

— Où me mènes-tu ? demanda Likès avec émotion.

— Sur la terrasse du Temple, devant le mystère des étoiles.

Mais Likès l’avait prise sous l’aisselle et l’entraînait, par une ruelle étroite, du côté des hôtelleries de la ville.

— Qu’importent les étoiles, et le ciel, et Héraclès lui-même ? N’est-ce pas pour t’obéir que je suis venu ici ! C’est à ton tour de me suivre, ô Lyssa ! Je te veux, non point comme une prêtresse insensible, mais comme une femme amoureuse ; et mes lèvres, chaudes du sang du taureau, vont se coller sur ta bouche.


DEUXIÈME PARTIE

I

L’amour dominait maintenant la vie de Lyssa. Elle l’avait connu tout à coup dans sa plénitude. Tous ses rêves, tous ses désirs s’étaient incarnés en Likès qui l’avait prise, qui l’avait subjuguée et enchantée. La volupté, la tendresse, et, plus encore, cette sorte d’exaltation intérieure qui augmente le jeu de toutes les facultés, faisaient d’elle un être nouveau. Dornis et les autres gardiennes du trépied sacré avaient peine à reconnaître la petite veuve de Carie dans cette créature que le bonheur transfigurait.

D’ailleurs elle s’absentait fréquemment ; chaque jour elle trouvait moyen de rejoindre Likès, tantôt dans la ville, tantôt hors des murs, et quelquefois très loin, dans quelque parage isolé de l’île. Aujourd’hui ils étaient allés tous deux visiter la vieille capitale de Lindos, où Likès avait été élevé et qu’à cause de cela Lyssa désirait connaître.

— Emmène-moi, lui disait-elle, toujours, emmène-moi dans les lieux où tes pas ont marqué leur première empreinte, où tes regards d’enfant ont contemplé la lumière. Je veux ressentir tout ce que tu as senti et aimer tout ce que tu as aimé.

Mais ce qu’elle cherchait surtout, c’était de s’isoler avec lui davantage.

Ils avançaient lentement, car le chemin était rocailleux. Des rosiers quand même croissaient à travers les pierres, et jetaient dans le soleil l’éclat rouge et ardent de leurs fleurs. Sur ces routes impraticables aux chars, de grands figuiers étendaient leur ombre protectrice. Tout était austère, recueilli et solennel. Lyssa se serra davantage contre l’épaule de Likès.

— Comme je suis heureuse d’être à toi, cher Likès ! Sais-tu qu’il y aura six mois ce soir que l’on a célébré à Rhodes la fête du Taurobole ? Six mois ! Il me semble que c’est à peine si nous avons eu le temps de nous appartenir… T’ai-je seulement dit toutes les raisons que j’ai de te chérir plus que ma vie ?

— Tu me les diras mieux quand nous serons arrivés là-haut, dit Likès en montrant l’Acropole qui se dessinait comme un triangle sombre au-dessus des quelques maisons de la ville. Là-haut nous pourrons converser tout à notre aise. Je connais un vieux modeleur qui habite le temple de Bacchus-Thionée et qui nous donnera asile. Je lui dirai que tu es ma femme, petite Lyssa, afin qu’il nous mette dans la même chambre pour dormir.

— Ta femme ! murmura Lyssa, en lui adressant un regard passionné. Ne la suis-je pas, en effet ? N’es-tu pas mon époux, plus encore que mon amant ? Tu es le premier homme qui m’ait arraché le cri qu’Éros met sur les lèvres des vierges vaincues ; tu es le seul qui m’ait possédée en réalité et tout entière.

— Tais-toi ! fit Likès en la pressant sur son cœur.

Ils s’embrassèrent sous l’ombre d’un figuier géant, dont les branches tordues traînaient jusqu’au milieu de la route. Baiser divin ! Leurs bouches frémissantes, qui se convoitaient d’avance, furent la source intarissable où ils burent sans rassasier leur désir. Puis ils reprirent le chemin de l’Acropole. Lyssa se faisait plus pesante au bras de son jeune amant.

— Écoute, reprit-elle au bout d’un instant, il faut que je t’avoue quelque chose : Je projette de quitter l’Aleïon pour être libre de me rapprocher de toi.

— Hélas ! dit Likès, à quoi cela nous servirait-il ? Ne suis-je pas, moi, obligé de demeurer à l’Arsenal pour surveiller la fabrication des armes et des galères ? La responsabilité qui pèse sur moi est terrible. Quand je m’éloigne comme aujourd’hui, j’ai toujours peur de quelque surprise fâcheuse au retour.

— N’y pense pas, supplia Lyssa. Soyons tout à la joie de cette heure. Ce serait trop demander aux dieux que de vouloir dérober l’avenir qu’ils tiennent enfermé dans leur main puissante.

— Oui, tu parles sagement, Lyssa ; cueillons le jour qui nous est donné. Ne faisons pas comme ces mortels inquiets et stupides, qui laissent passer la félicité présente pour courir après un bonheur chimérique.

Une même vision d’amour passa devant eux, et ils se sourirent. Puis ils devinrent silencieux, car ils touchaient aux portes de la capitale antique, si vieille, si abandonnée, si déserte, mais si noble encore dans la rigidité de son visage tourné vers l’Orient, qui lui avait donné la vie ! C’était là que Danaüs, débarquant d’Égypte avec ses filles, avait institué les anciens mystères ; c’était là que la Nature était révérée sous le nom de la Minerve Lindienne, comme elle l’était à Saïs sous les traits de l’Isis impérissable. Le temple de la Déesse couvrait le sommet de l’Acropole, tandis qu’un vieux sanctuaire de Bacchus-Thionée, presque en ruines et qui ressemblait à un tombeau, occupait la partie occidentale de la colline. Et de l’autre côté, c’était le théâtre immense et vide dont les gradins de pierre grise descendaient en cercles concentriques jusqu’à la mer. Dans cette enceinte, les Rhodiens des temps héroïques avaient célébré leurs fastes et leurs victoires. Mais, maintenant, plus rien que des souvenirs ! Du jour où la capitale nouvelle avait été construite à coups de lingots d’or, du jour où Hercule-Colosse avait dominé l’espace et défié le monde, toute l’île s’était vidée pour courir à cette splendeur, à cette richesse. Et, mélancoliques, les rares habitants de la ville morte continuaient à adorer en silence leurs anciens dieux…

— Où allons-nous ? demanda timidement Lyssa.

— Chez mon ami, le vieux modeleur Praxitas. Tu dois avoir besoin de te reposer, Lyssa. C’est lui d’ailleurs qui te montrera les trésors que Lindos renferme. Il saura mieux que moi t’expliquer leur beauté et leur histoire.

— Oh ! dit Lyssa en secouant doucement la tête, je n’ai pas besoin d’autre guide que toi, cher Likès. Mais je me reposerai volontiers. Ce chemin si âpre m’a mis les chevilles en sang.

Elle montra ses pieds délicats, chaussés de sandales que retenaient des liens de soie écarlate. Likès se baissa et, la faisant asseoir sur le seuil d’une porte, il dénoua les chaussures, dont il secoua la poussière.

— Maintenant, appuie-toi à mon épaule. Ne crains pas de me fatiguer. Si j’osais, je te prendrais dans mes bras.

Il avait l’orgueil de ses muscles forts, de sa jeunesse dont l’alacrité chantait en lui. L’amour décuplait ses ardeurs. Il était, lui aussi, un jeune Hercule triomphant.

Pour arriver auprès de Praxitas, ils longèrent le versant de la colline qui se trouvait de l’autre côté de la ville. Des oliviers étendaient leurs branches grises sur l’écrin bleu pâle du ciel. Sous leur feuillage quelques maigres saxifrages poussaient dans la terre pierreuse qui décourageait l’effort des plantes et rejetait au dehors les racines bosselées des arbres. L’idée de la lutte s’inscrivait partout. Mais plus loin un jardin de vignes avait réussi à vaincre l’animosité de la terre. Des pampres joyeux couraient au tour des grappes abondantes, et des roses naissaient encore au milieu des ceps surchargés.

— C’est par ici, dit Likès en passant le premier dans le sentier étroit.

Un portique dorique, taillé dans la roche même et formé de douze colonnes, donnait accès à une rotonde assez vaste où la lumière pénétrait par ondes rampantes. C’était le vieux temple de Bacchus-Thionée, bâti au flanc de l’Acropole avant même celui de Minerve. On voyait l’image du dieu sculptée dans un fût de sycomore, son thyrse dans la main et les cheveux secoués par le vent. Des autels en marbre bleu, à demi écroulés et de forme ronde, avaient dû supporter d’autres statues de divinités secondaires ; et des figures de Bacchantes, dont les traits étaient presque effacés, dansaient sur les voûtes revêtues de stuc luisant. Mais il y avait longtemps qu’on ne célébrait plus les orgies nocturnes, et qu’elles avaient cessé de tressaillir, les souples et agiles Bacchantes, au son du tambourin et du sistre. Le dieu qu’elles aimaient, le divin enchanteur, était endormi ; et, comme l’avait dit Lykès à Lyssa, son sanctuaire était devenu un tombeau.

Cependant Praxitas avait entendu les deux jeunes gens causer à voix basse, et, sortant d’une chambre voisine, taillée également dans le roc, il marchait vers eux comme un fantôme d’outre-tombe. Il portait une longue simarre de lin, et sur sa tête une petite calotte qui retenait les boucles de ses cheveux blancs. Ses mains maigres répondaient à son visage expressif, anguleux, plein d’animation et de finesse. Dans la pénombre ses yeux vifs et brillants se posèrent d’abord sur le visage de Lyssa.

— Qui es-tu, jeune étrangère ? lui dit-il, et quelle prière viens-tu adresser au dieu ? Ne sais-tu pas que depuis longtemps ce sanctuaire ne reçoit plus d’adorateurs ? Bacchus-Thionée, le glorieux inspirateur des artistes, a été supplanté par le dieu du sang et de la chair, par l’Hercule de Phénicie qui ne fut qu’un homme avant d’avoir été porté sur les autels. Maintenant, tu le vois, il n’y a plus ici que des ruines. Et je suis le dernier à effeuiller des roses dans cette demeure abandonnée.

Il releva la tête, et tout à coup reconnut Likès :

— C’est toi, mon fils ! et voici sans doute ta compagne. Venez tous deux. Je vous offrirai le miel et les figues dont je me nourris chaque jour ; et pour cette nuit, vous dormirez près de moi.

Il les entraîna dans la pièce qu’il venait de quitter. Elle était presque entièrement obscure, sauf dans un angle éclairé par un candélabre à deux lampes et où le vieux modeleur avait établi son atelier. Là, de petites figurines, des statuettes minuscules, en argent, en électrum ou en cire, atteignaient une perfection qui tenait du prodige. Il en prit une et la mit dans la main de Lyssa.

— Reconnais-tu cette déesse aux traits délicats ? Tu dois l’aimer. C’est l’éternelle Aphrodite, celle que toutes les femmes implorent, celle qu’elles bénissent ou qu’elles redoutent. Je te la donne. Tu la garderas en souvenir de cette journée.

Et, se tournant vers Likès :

— Il y a cinquante ans que je travaille à modeler la cire ou à tailler l’argent avec mon ciseau, comme le faisait mon aïeul Boëthos, dont les chefs-d’œuvre sont enfermés au sommet de cette colline dans le temple de Minerve Lindienne. C’est un métier difficile ; mais il est plein de joies secrètes et fécondes. La volupté de créer est tout entière dans cette action patiente qui fait naître la vie et prolonge notre rêve de beauté.

Il secoua ses cheveux blancs, puis eut un sourire de dédain :

— Je sais bien que dans votre orgueilleuse capitale on n’estime que ce qui est grand ; les statues des maîtres n’attirent l’attention que si elles sont colossales. Il faut étonner, éblouir le peuple avant tout. Mais telle n’était pas la tradition des artistes de notre antique Lindos, qui fut pendant dix siècles le pur foyer où s’élaborèrent les formes harmonieuses et exquises qui servirent de modèles aux plus célèbres artistes du monde. C’est en réduisant les proportions d’une œuvre qu’on arrive à lui donner toute sa perfection, à la parer de toutes ses grâces…

Amoureusement, il caressait de ses doigts nerveux les épaules de l’Aphrodite qui était restée dans la main de Lyssa. Et la petite déesse vivait certainement au milieu d’eux ; certainement elle leur communiquait un peu de son âme.

Il y eut un silence ; le vieil artiste regardait son chef-d’œuvre, et Likès regardait Lyssa. À la lueur onctueuse des lampes, elle avait repris son visage d’enfant, et ses cheveux tirés sur ses tempes en deux bandeaux lourds augmentaient son air candide. Mais il la sentait près de lui passionnée et avide de caresses. Il osa dire à Praxitas :

— Nous n’avons faim, ni l’un ni l’autre ; ne t’inquiète donc pas de nous donner à manger. C’est plutôt de sommeil que nous avons besoin, ma petite compagne et moi.

Praxitas sourit et ne répondit pas. Dans la partie obscure de la chambre se trouvait une consolette chargée de fruits, sur laquelle reposait une longue aiguière d’argent. Il se dirigea de ce côté et fit signe à Likès de le suivre :

— Tu es ici chez toi avec ton épouse. Voici des figues, des dattes fraîches et des olives de nos oliviers dont on dit qu’elles sont supérieures en qualité à celles de l’Attique. Voici dans cette aiguière du vin vieux de quinze ans qui a gardé tout son arôme en perdant son acidité. Et, si vous voulez dormir, voici ma couche que je vous offre. Vous étendrez dessus cette peau de gazelle qui n’a encore servi à personne.

— Mais toi, Praxitas ? demanda Likès avec inquiétude.

— Moi ? Je passerai la nuit dans le Temple ; et mon extase, si elle ne ressemble pas à la vôtre, sera au moins égale. Aimez-vous, jeunes gens, soyez heureux. Le vieux Praxitas a parcouru, lui aussi, le cycle des joies humaines ; maintenant il se réfugie dans la divinité qui connaît tout, qui console de tout, qui fait couler dans nos veines, à mesure que s’use notre sang, l’huile bienfaisante et douce de la paix.

Il sortit, et Likès avait déjà enlacé Lyssa. Leur étreinte, dans la chambre étroite et profonde comme un tombeau, fut pour eux ce terme extrême de l’amour, après lequel la mort paraît désirable, — puisque l’on ne peut revivre deux fois les mêmes ivresses.


II

Le lendemain de ce jour les mastères étaient réunis, sur la place du Peuple. Une grande nouvelle venait d’arriver : les Romains avaient triomphé d’Antiochus dans ce même défilé des Thermopyles où quatre cents ans auparavant Léonidas avait remporté une inoubliable victoire ; Flaminius, leur lieutenant, se préparait à venir remercier les Rhodiens de leur appui.

Des cris, des exclamations de joie retentissaient de tous côtés, et le navarque Pausistrate, qui venait de déboucher sur la place, était entouré par les mastères qui commentaient avec lui l’heureuse nouvelle.

— Où donc est Likès ? Serait-il absent ? demanda soudain le navarque.

Alexios, qui se trouvait dans la foule, s’avança vers lui :

— Mon frère est sans doute retenu à l’Arsenal par les devoirs de sa charge. Veux-tu que j’aille le chercher et que je le ramène ici ?

— Non, dit Pausistrate, je parlerai à Isanor lui-même, près duquel je vais me rendre. Il faut que nous fassions à Flaminius, quand il viendra, une réception digne de lui.

— Nous avons le temps d’y penser, répondit négligemment Alexios. Flaminius ne débarquera pas dans notre île, avant qu’Antiochus lui-même se soit décidé à prendre la mer. Or tout le monde sait que l’amour retient le roi de Syrie sur le rivage de la Grèce.

Pausistrate dédaigna de répondre. Son âme de soldat goûtait peu les propos vains du riche armateur. Puis il était préoccupé d’une autre question plus grave : il venait d’apprendre que l’un des anciens capitaines de la flotte rhodienne, Polyxénidas, s’était mis au service d’Antiochus. C’était là le rival dangereux, celui qui connaissait à fond les ressources navales de l’île, celui pour qui la science technique des chefs n’avait pas de secrets, qui tout jeune avait appris avec les matelots à gouverner un navire, comme on gouverne un coursier rapide, docile au mors. En passant dans le parti ennemi, Polyxénidas s’était vengé de n’avoir pas grandi assez vite. Et ce Rhodien déserteur inquiétait davantage le navarque que toute la puissance légendaire du roi de Syrie.

Quand les mastères se furent retirés et que le peuple enthousiaste et parlant haut se fut dispersé sous les Stoa, Pausistrate prit le chemin de l’Arsenal. Le palais d’Isanor, revêtu d’une couche de carmin comme le reste des bâtiments, mais se détachant sur l’ensemble par la sveltesse de ses tourelles, miroitait devant ses yeux. Et le Colosse, entre l’Étable et le Grand Port, semblait plus formidable que jamais, dressé, devant l’étendue sans fin de la mer.

Sous le portique de la Deigma, le navarque s’arrêta un instant. Une rumeur incessante en sortait. Des voix innombrables, dont on ne distinguait aucune, mais qui formaient un bruit pareil à celui d’une forge où tous les marteaux frappent à la fois sur l’enclume, des voix qui parlaient toutes les langues, dont les accents étaient pittoresques et divers, remplissaient l’immense Bourse qui était bâtie comme un temple, comme une basilique aux salles de marbre. Des statues d’or décoraient l’entrée ; elles représentaient la Fortune debout, assise, couchée, en marche vers l’occasion favorable, la Fortune avec sa roue, la Fortune avec son bandeau, la Fortune clairvoyante et aveugle, la Fortune toujours, qui s’offrait aux désirs des ambitieux venus là pour conquérir ses faveurs. Le jeune navarque sourit. Il lui plaisait que Rhodes répondît ainsi à son destin, et qu’à l’Occident de la ville cette Deigma, poussée comme un champignon énorme et vénéneux, absorbât l’activité des désœuvrés, des inutiles, de tous ceux qui ne pouvaient manier la rame ou l’épée. Mais bientôt il reprit son chemin. Il avait hâte de causer avec Isanor des événements de ce jour et de ceux qui se préparaient. Puis il pensait aussi à Namourah, à cette juive opulente et désirable dont il avait souvent admiré la beauté. Était-elle fidèle à son vieil époux, ou cachait-elle à l’ombre de son palais quelque amant juvénile avec qui elle dépensait ses ardeurs ? Les femmes à Rhodes étaient vertueuses. Celle-ci était une Tyrienne au sang vermeil comme la pourpre liquide dans laquelle on teignait les éblouissantes tuniques des rois. Celle-ci était savante, informée et redoutable, et c’était bien à une de ses pareilles, à une de sa race que le serpent antique avait enseigné les secrets de l’art de séduire dans les jardins enchantés de l’Éden. Elle intriguait le navarque, qui voyait en elle l’énigme de l’éternel féminin. Moins prudent, moins absorbé par le commandement de ses galères, il eût peut-être essayé de s’en rapprocher…

Pour entrer dans le palais d’Isanor, il fit le tour des bassins à flots. La mer clapotait sur les carènes des navires ; le soleil faisait étinceler leurs rostres d’acier. Dans les trirèmes, les rames au repos semblaient des bras croisés sur des poitrines. Les vaisseaux à voiles avaient leurs mâts repliés comme des ailes sur les flancs d’un oiseau qui dort. Mais qu’il fît un signe, lui, le navarque, et tout cela allait se réveiller, s’animer, devenir une force terrible, dévastatrice… Un frisson d’orgueil le secoua et la volupté de son métier abolit devant ses yeux la vision troublante de Namourah.

Il allait la retrouver bientôt. Sur une terrasse du palais, elle se tenait à demi couchée, les bras nus, et le visage tourné vers l’Orient qui la baignait d’une lumière plus fluide. Isanor était auprès d’elle. Et le vieil esclave Machaon, étendu à leurs pieds comme un chien docile, faisait brûler des parfums dans une cupule de cuivre posée sur la mosaïque.

— Ainsi Likès est absent ? demanda Namourah, après avoir écouté ce que le navarque venait de dire à Isanor.

— Il n’était pas tout à l’heure sur la place du Peuple, où tous les autres mastères se trouvaient réunis. Mais son frère Alexios m’a affirmé qu’il devait être retenu par les devoirs de sa charge.

— En effet, dit Isanor avec bienveillance, Likès a une mission très lourde à remplir. C’est un homme consciencieux et intelligent, sur qui je me repose volontiers de la surveillance de l’Arsenal.

Le navarque regarda Isanor en face :

— Il ne faut jamais, prononça-t-il, confier à un autre les soins qui nous incombent. Il y a un proverbe rhodien qui dit : « Ne donne pas ta volonté, même à ton frère, si tu ne veux pas qu’il te prenne ensuite ta maison, ta femme et ton bœuf. » Je l’ai pour ma part toujours mis en pratique et je m’en suis trouvé bien.

Namourah l’interrompit avec hauteur :

— Ce proverbe n’est pas de Rhodes, mais il est inscrit dans le Livre de la Sagesse. La sagesse du grand Salomon s’est déversée sur le monde comme l’ombre du figuier sur le chemin.

— Tu as raison, dit Isanor doucement ; mais Salomon se laissa prendre aux charmes de la reine de Saba. Il n’y a de véritable sagesse que dans les livres ; les hommes sont tous sujets à faillir.

Namourah sourit et ce sourire flotta longtemps sur ses lèvres. Cependant elle semblait inquiète ; elle s’adressa de nouveau au navarque :

— Peut-être tiens-tu beaucoup à causer avec Likès ? S’il en est ainsi, veux-tu que j’envoie mon esclave Machaon frapper à sa porte ?

Machaon déjà s’était dressé. Mais Isanor l’immobilisa d’un geste :

— Reste ; ou plutôt, va chercher des coupes et du vin de Chypre. Le navarque demeurera avec nous jusqu’au moment où je descendrai moi-même dans les bâtiments de l’Arsenal.

Pausistrate s’étendit sur un siège d’osier flexible entre les époux. C’était l’heure brûlante où toute la ville prenait du repos. L’air transparent laissait voir les côtes déchiquetées de la Carie, et toutes les petites îles assises sur les flots de la mer Égée. Un peu de brise venait par instants rafraîchir les palmiers immobiles qui bordaient au Sud la terrasse du palais.

— Oui, poursuivit Pausistrate en revenant à sa première idée ; la victoire de Flaminius aux Portes Chaudes est un grand bien pour notre pays ; les gens malavisés qui blâmaient notre alliance avec les Romains ne pourront plus maintenant y trouver à redire. Et quel bel exemple de magnanimité a donné le vainqueur ! Il a pris sous sa protection toutes les contrées menacées par les menées de Philippe et d’Antiochus ; si bien que les Grecs, qui d’abord avaient vu en lui un ennemi, ont fait à Flaminius une ovation, et l’ont porté en triomphe dans les bourgs du Péloponèse !

— J’ai toujours eu confiance dans la force de Rome, déclara Isanor en vidant sa coupe de vin de Chypre. Et je n’ai pas été d’avis de marchander au Sénat les secours qu’il nous a demandés à plusieurs reprises. C’est une ère nouvelle qui commence : tout le vieux système de la guerre orientale, les chameaux et les éléphants chargés de tours, les chars armés de faulx et même les phalanges macédoniennes ont échoué devant le courage des Légions. Il s’agit maintenant de leur faciliter l’entrée de l’Asie.

— Et quel avantage y voyez-vous pour Rhodes ? demanda Namourah, qui suivait l’entretien, nonchalante, mais attentive.

— Quand Rome aura pénétré en Asie et que seront détruites les flottes rivales d’Antiochus et de Philippe, quand les aigles planeront là où jusqu’ici ont flotté les chimères à deux têtes, déclara le navarque sans hésiter, l’Île de Rhodes aura sa part. La Carie, la Crète peut-être, et une partie de la Lycie seront le prix de ses services. Les nations qui autrefois avaient voulu la détruire deviendront l’escabeau sur lequel le Colosse mettra son pied.

Namourah ne répondit point. Ses regards se perdaient dans les profondeurs de l’horizon. Un des voiles qui recouvraient sa tunique traînait à terre, et le pan d’étoffe qui restait sur elle marquait les courbes voluptueuses de son corps.

Alors Isanor se pencha vers elle :

— Nous t’ennuyons avec ces propos, et peut-être aimerais-tu mieux entendre la musique des harpistes ? Machaon, va les prévenir de monter sur la terrasse.

— Non, non, murmura-t-elle ; pas avant le coucher du soleil.

Elle se souleva à demi ; sur la route qui débouchait des campagnes, elle venait de reconnaître Likès. Il marchait vite, comme un homme qui se sent en retard, et son manteau était couvert de poussière. Mais ses pieds semblaient à peine effleurer les cailloux du chemin ; et sur sa tête la lumière faisait danser de blonds rayons.

— D’où peut-il venir à cette heure ? demanda-t-elle en le montrant à Isanor.

L’ombre de Likès grandissait sur la route ; bientôt il fut à la hauteur de l’Arsenal, où il pénétra par une des portes qui donnaient hors de la ville.

III

« Les hirondelles sont revenues ; les hirondelles sont revenues.

« Elles ont retrouvé leurs nids, elles ont refait leurs amours. Au creux des pierres, aux corniches recourbées des temples, elles ont caché leurs petits. Les hirondelles sont revenues ! Les hirondelles sont revenues !

« Que le printemps glorieux, que le doux Éros vous protège ! Que l’abondance règne sous votre toit ! Et que les Heures qui se tiennent par la main vous montrent en effleurant votre seuil un visage souriant ! Les hirondelles sont revenues ! Les hirondelles sont revenues ! »

Ainsi chantaient les enfants qui, de porte en porte, allaient quêter un triobole en échange de leurs vœux. C’était la fête des Kélidonies, et c’était aussi celle de tous les amants. Des fleurs suspendues en guirlandes ornaient chaque maison où l’amour était entré, et du myrte jonchait les rues, le myrte cher à Vénus, dont les petites baies noires et rouges s’écrasaient en exhalant leur parfum sous les sandales des passants. Dehors, on ne voyait que de frais visages ; des couples récemment unis ne craignaient pas de laisser paraître leur tendresse ; et quelquefois deux jeunes filles enlacées, le front couronné de violettes, suivaient lentement les sentiers capricieux qui conduisaient aux pentes du mont Philerme.

D’ailleurs, beaucoup de ces hymens ne duraient qu’un jour. Une rencontre, un salut échangé, un sourire, c’en était assez pour que dans le printemps joyeux un nouvel amour fût éclos. Il fleurissait, puis s’effeuillait avant les ombres du soir. Mais qui donc eût osé laisser passer les Kélidonies sans les marquer par la libation féconde du baiser ?

Likès et Lyssa s’étaient donné rendez-vous dans un endroit isolé qui se trouvait à quelques stades de la ville, entre le bourg d’Ochyrème et celui de Ialysos. Là ils pourraient se rejoindre sans risquer d’être aperçus. Quelle occasion charmante pour eux de dérober à leur existence si austère quelques instants de bonheur ? Likès était arrivé le premier près d’un petit autel dédié aux Nymphes Telchiniennes, où il devait attendre Lyssa. Un bois d’arbres à mastic et de térébinthes était à l’entour. Il s’y promenait à grands pas, fiévreusement, en essayant d’oublier l’heure ; il essayait aussi d’oublier ses inquiétudes. Certes, il savait qu’en laissant l’amour se glisser ainsi dans sa vie, il avait commis une faute grave contre l’ambition qui devait la gouverner. Mais il n’avait pas su résister à temps. Le charme de Lyssa, sa douceur, sa candeur à la fois naïve et perverse l’avaient enveloppé de liens d’autant plus puissants qu’ils étaient plus frêles ; c’était le réseau d’Arachnide aux mille replis dans lequel le frelon captif bourdonne sans pouvoir s’en échapper. D’ailleurs il ne songeait pas à s’échapper, bien au contraire. Il avait soif de ces caresses dont sa jeunesse vouée au travail avait été privée trop longtemps. Il avait soif de cette bouche qui sentait l’encens, de ces prunelles humides qui reflétaient le bleu du ciel, de tout ce corps docile qui se pliait comme un roseau sous son étreinte. Maintenant il ne rêvait plus le soir à des choses mélancoliques. L’image de Lyssa veillait avec lui, et le souvenir de leurs heures d’ivresse lui donnait une joie virile et forte.

Pourquoi aujourd’hui tardait-elle tant à venir ? Il aurait voulu l’avoir à lui sans réserve dans l’enchantement de cette matinée de printemps où l’amour semblait renaître avec les tendres feuillages. Aujourd’hui tout le monde était libre, tout le monde était joyeux. Tout le monde « hirondellisait » comme les enfants qui de porte en porte allaient chanter la chanson des hirondelles. Cette chanson avait été composée dans des temps très vieux par le grand Cléobule de Lindos ; et elle était devenue si populaire qu’il n’était pas une bourgade de l’île où on ne la chantât lorsque la sève nouvelle faisait éclater les premiers bourgeons. Likès se souvenait de l’avoir répétée souvent lorsqu’il était petit. Et le refrain voltigeait encore sur ses lèvres : « Que le doux Éros vous protège ! Que l’abondance règne sous votre toit ! »

Enfin Lyssa parut dans le bois de mastics et de térébinthes. Il la vit un peu pâle et eut peur qu’elle ne souffrît. Mais elle souriait en l’apercevant, et de loin agitait un bouquet de roses blanches qu’elle tenait dans la main. Alors il oublia tout à fait ses inquiétudes. Tous deux, d’un pareil élan, ils se jetèrent aux bras l’un de l’autre.

— Tiens ! dit Lyssa, je t’ai apporté des roses. J’ai voulu les cueillir moi-même dans le jardin de l’Aleïon. C’est pour cela que je suis en retard. Et puis, si tu savais, j’ai fait une mauvaise rencontre : un garçon qui, au lieu de me souhaiter les bons vœux, m’a prédit un fâcheux destin !

— Il ne faut pas y prendre garde, répondit Likès. Les jours de fête, les rues sont pleines de gamins errants qui s’amusent à renouveler les enchantements des Telchines. Celui que tu as rencontré devait descendre des hauteurs d’Ochyrème ou de Ialysos. D’ailleurs, si tu conserves la moindre crainte, nous effeuillerons tes roses sur l’autel des Nymphes ; elles sauront te préserver de tout malheur.

— Tant que tu m’aimeras, cher Likès, reprit Lyssa en le regardant ardemment, je ne redouterai rien du sort.

Likès avait pris le bouquet de roses et cherchait à en respirer le parfum. Mais l’odeur brûlante des térébinthes et des mastics empêchait ses narines de percevoir la douce senteur ; et, sans qu’il le voulût, par un ressouvenir de ses sens, il pensa tout à coup à Namourah, autour de qui flottaient les mêmes odeurs brûlantes ; un geste d’impatience lui fit jeter les roses loin de lui.

— Oh ! Likès ! fit Lyssa avec un accent de reproche.

Et, ramassant les fleurs une à une, elle se mit à pleurer.

— Tu pleures, Lyssa ! est-ce possible ? Essuie tes larmes, je t’en conjure. Comment peux-tu te chagriner pour un mouvement dont je n’ai pas été maître ? Qu’importent d’ailleurs ces fleurs éphémères que tu as cueillies aujourd’hui, qui seront fanées demain ? C’est toi que je veux respirer tout entière, ta chevelure qui filtre les arômes de ton corps.

— Allons à l’autel des Nymphes, dit Lyssa, devenue grave soudain.

Ils marchèrent l’un à côté de l’autre sans se toucher. Pourtant leurs pas s’accordaient au même rythme, et ils sentaient bien que leurs cœurs étaient unis. L’autel, qui reposait sur deux colonnes cannelées, était orné d’une frise où couraient des têtes de chèvres aux cornes entourées de feuillages ; une inscription tracée avec le stylet sur la pierre rappelait aux passants qu’il était dédié aux Nymphes Telchiniennes de Ialysos. De ce plateau, d’ailleurs, on apercevait le bourg de Ialysos, qui avec Lindos et Camire avait été une des trois cités puissantes de l’île avant que la capitale nouvelle eût absorbé toutes les forces vives des Rhodiens. Et plus haut, la forteresse d’Ochyrème, démantelée mais solide encore sur sa base, témoignait de son passé glorieux. Toute cette contrée avait été habitée pendant un siècle par une colonie de Telchines, venus de Crète, qui y avaient laissé des traces de leur génie maléfique. Partout à l’entour ils avaient répandu leurs enchantements ; on les accusait d’avoir fait jaillir les eaux noires du Styx dans les campagnes voisines pour en diminuer la fertilité ; ils savaient des formules secrètes qui rendaient les hommes impuissants et les épouses stériles. Et maintenant encore quelques survivants de leur race pratiquaient, disait-on, les mêmes sortilèges. Aussi nul ne passait devant l’autel qu’ils avaient élevé sur ce plateau du mont Philerme sans effeuiller des couronnes, ou sans déposer une offrande, afin d’apaiser le courroux de leurs nymphes protectrices.

Likès et Lyssa s’étaient approchés. Sous un noyer, poussé seul de son espèce en ces parages, une source bruissante coulait : son jet clair se faufilait entre les deux tambours des colonnes qui soutenaient la pierre de l’autel, et il emportait avec lui un amas de petits coquillages nacrés, roses et verts, mêlés à du sable fin. Pourtant la mer était loin, et c’était à peine si de ces hauteurs on entendait son perpétuel murmure. Mais la petite source, qui plus tard devenait torrent, courait à elle, se hâtait de se perdre en elle, se souvenant du temps où l’île tout entière était ensevelie dans ses abîmes…

Quand Lyssa eut achevé d’effeuiller ses roses sur l’autel, elle vint s’asseoir au bord de la source. Elle avait repris son visage souriant. Likès la retrouvait telle qu’il l’avait aimée le premier jour, simple et confiante, occupée uniquement à lui plaire. Il la désira nue au bord de la source, et elle se dévêtit entièrement. Son corps étroit apparut dans la transparence de l’air bleu. Les papilles roses de ses seins fleurissaient sa jeune poitrine. Et ses bras minces, ses jambes lisses, la courbe harmonieuse de ses hanches offraient un dessin parfait qu’eussent envié les nymphes de cette source, si elles avaient pu l’apercevoir. La beauté de son visage changeait d’expression avec la nudité de son corps. Ce visage devenait une effigie précieuse, une médaille aux traits si purs, si délicats que c’était comme l’inscription votive d’un temple posée sur une stèle de marbre. Du moins Likès le jugea-t-il ainsi. Il s’agenouilla devant la jeune divinité, baisa ses pieds qui reposaient sur le frais gazon.

Dans le bois des térébinthes, les ombres du soir commençaient à descendre. Le long des chemins bordés de lauriers-roses, des couples passaient, heureux et las. La volupté gonflait les veines du monde. À l’Orient, la lune s’épanouissait, pareille à une rose blanche prête à s’effeuiller sur la terre.

IV

Lyssa ne négligeait pas cependant le service du Temple. C’était la nuit qu’elle remplissait ses fonctions. Elle veillait auprès du trépied d’Héraclès avec une des autres Veuves, ou bien elle montait dans la tour de l’Observatoire pour s’instruire auprès de Stasippe des mystères du ciel. Et elle redoublait de zèle dans ses charges saintes pour se donner le droit d’aimer Likès sans remords et sans scrupules.

Jusqu’à présent elle avait gardé soigneusement son secret. Elle n’avait même pas dit à Dornis le ravissement de son âme ; elle s’efforçait de n’y pas penser pendant qu’elle était occupée du dieu. C’était une autre femme qui s’abandonnait à l’amour, qui avait soif de baisers et de caresses ; et cette vie double se déroulait, exaltée, brûlante, dans un paroxysme de passion. Pourtant quelquefois les deux femmes se contrariaient en elle ; quelquefois un message de Likès, arrivé tardivement vers le soir, venait troubler la petite gardienne et jetait au milieu de sa ferveur mystique l’effervescence d’un désir charnel. Alors elle se frappait la poitrine, elle répétait les mots de l’oraison adressée par des milliers de bouches adorantes au dieu Zodiacal, souverain Seigneur de l’espace :

« Sur la terre, qui est sublime ? Toi seul es sublime !

« Dans le ciel, qui est sublime ? Toi seul ! »

Cette nuit, elle attendait sur la terrasse l’heure d’aller veiller à son tour dans le sanctuaire. Dornis furtivement vint la rejoindre. Dornis non plus n’avait pas envie de dormir ; elle se doutait bien que quelque grande perturbation était survenue dans l’existence de sa compagne. Quand Lyssa sortait, elle n’invitait plus Dornis à la suivre comme presque toujours autrefois. Quand elle rentrait, elle évitait de raconter ce qu’elle avait fait. Et quand elles restaient toutes deux de longues heures enfermées ensemble, ce n’était que des propos insignifiants qu’elles échangeaient. L’amitié de Dornis pour Lyssa n’en demeurait pas moins vive ; au contraire, un attrait de plus, le charme secret qui émane de ceux qui portent en eux l’amour, la poussait à se rapprocher d’elle davantage. Toutes deux maintenant se comprenaient sans paroles et connaissaient le véritable sens de la vie : Dornis qui avait épuisé sa part de bonheur, et Lyssa qui commençait à goûter la sienne…

À côté l’une de l’autre, elles s’étaient accoudées sur le haut parapet de marbre. La magnificence du ciel enchantait de nouveau leurs regards. Mais la ville toute scintillante de lumières, avec son peuple de statues et ses portiques d’arabesques d’or, était une merveille plus sensible, sortie de la main des hommes. Les maisons à dix étages, dont chaque façade était ornée d’Amazones et de Centaures sculptés à même la pierre, semblaient plus colossales dans la nuit. Elles devaient contenir une humanité prodigieuse et recéler des ardeurs invincibles. Et les rues, droites et larges, à quatre voies coupées par le milieu d’une chaussée où déambulaient les chars, s’élargissaient encore dans le silence comme pour laisser passer quelque chevauchée de géants ou de héros. Lyssa toucha du doigt le poignet de Dornis :

— Es-tu quelquefois allée de ce côté ? lui demanda-t-elle.

En même temps elle montrait l’Arsenal qui exhaussait ses bâtiments rouges au bord des bassins du radoub, sur le front des galères au repos.

— Jamais ! répondit Dornis. Pourquoi faire ? L’Arsenal et l’Aleïon, qui se font pendants aux deux extrémités de la ville, devant le grand miroir de la mer, n’ont entre eux rien de commun ; aucune pensée ne les rattache l’un à l’autre. Ici, c’est la paix, la sérénité divines ; là-bas, c’est le tumulte et la guerre. De ces bâtiments rouges comme le sang sortent les armes qui frapperont des poitrines humaines, et les navires qui sèmeront la mort. Je détourne les yeux de ces horreurs, Lyssa, j’aime mieux les fixer sur le ciel.

— Tu parles comme si tu étais déjà presque morte, Dornis ! Pourtant tu es jeune encore et tu ne peux te désintéresser tout à fait des événements du monde. Rhodes n’est-elle pas devenue notre patrie ? Pour moi, bien que je sois née près d’Halicarnasse, en cette terre de Carie désolée, je me sens deux fois Rhodienne puisque je sers le dieu qui veille sur ces rivages.

— Notre patrie est là où s’attache notre cœur, répondit Dornis sentencieusement.

Elle disait vrai : en cette minute tout l’univers se réduisait pour Lyssa à ce coin de l’Arsenal où Likès devait dormir. Si elle s’était attachée aux pierres de cette capitale, c’était parce que Likès en représentait pour elle l’âme vivante ; la beauté de la mer, le parfum des fleurs et toutes les harmonies flottantes dans l’air n’existaient que par lui et avec lui ; — que Likès vint à disparaître, et elle se trouverait en exil partout.

Dornis reprit avec une légère émotion dans la voix :

— Quand j’avais quinze ans, je rêvais de ne me donner jamais qu’à un homme qui adorerait les mêmes dieux que moi ; puis un étranger est venu, il m’a fait un signe ; et j’ai tout oublié pour le suivre.

La vibration de ses paroles se perdit dans les vapeurs que la nuit promenait autour d’elle. Maintenant la ville s’enveloppait de ténèbres, et, dans le ciel, les constellations innombrables se levaient, éclairant les plages immenses de l’infini. Les deux jeunes femmes restèrent un instant silencieuses. Habituées à interroger les astres, elles cherchaient à y découvrir les secrètes concordances de leurs destinées avec cet Esprit universel et unique, qui a réglé d’avance les moindres gestes des dieux eux-mêmes, comme le leur avait enseigné Stasippe. Tous ces foyers brillants, suspendus dans l’azur sombre, leur parlaient un langage compréhensible mais difficile, qu’elles traduisaient selon leurs craintes ou leurs désirs. Et souvent il arrivait que ces pressentiments étaient justes et que ces présages se réalisaient.

— Que vois-tu, toi, Dornis ? interrogea Lyssa au bout d’un instant.

— Je vois une double étoile qui chemine vers l’Occident. Elle semble vouloir entraîner les autres astres disséminés sur son passage. Et toi, Lyssa, que vois-tu ?

— Je vois un petit trapèze de feu qui se balance dans l’espace. Il scintille et parfois cesse de luire comme des yeux qui se fermeraient tout à coup. Oh ! Dornis, je ne l’avais jamais aperçu encore ! Pourvu qu’il ne porte pas avec lui un avertissement funeste ?

— Moi, je le connais, dit Dornis gravement ; c’est un des trente-six Décaus voués aux divinités inférieures. Ne le regarde pas trop longtemps, Lyssa. Contemple plutôt l’astre de Vénus qui vient de surgir derrière les hauteurs du mont Philerme. Quel éclat ! Quelle sérénité ! On dirait une nacelle d’or voguant sur les flots.

— Regarde ! Regarde ! interrompit Lyssa en se cambrant en arrière, regarde le petit trapèze de feu qui jette maintenant des étincelles. Le vide s’est fait à l’entour. Toutes les étoiles paraissent éteintes. Et lui, ne va-t-il pas s’obscurcir aussi ? Le ciel alors deviendrait un lac de ténèbres.

— Calme-toi, Lyssa, ce n’est rien. Tes yeux sont éblouis, et tu ne distingues plus les constellations sans nombre. Puis ta main est brûlante et je respire l’odeur du feu sur ta chevelure. Va te reposer ; je veillerai à ta place auprès du trépied sacré.

— Non, dit Lyssa, il faut que je prie, il faut que j’implore Héraclès, que je le conjure de m’être propice. Dornis, un grand bonheur m’est venu. Je te conterai cela quelque jour. Mais avec le bonheur est entrée en moi la crainte. Les astres que j’aimais tant à consulter autrefois, les belles demeures du Soleil, la splendeur des hôtelleries célestes où se repose dans sa course le dieu Zodiacal, tout cela maintenant me comble d’effroi. Je voudrais pouvoir ne contempler que la terre. La terre est douce, elle est maternelle et humaine. Le ciel est peuplé de signes terribles.

— Tais-toi, fit Dornis en lui mettant la main sur ses lèvres. Si l’amour te possède, qu’il te laisse au moins le respect des divins symboles. Oui, tu as raison de vouloir prier. Je me prosternerai avec toi, Lyssa, et je joindrai mes supplications aux tiennes, pour que ton bonheur ne soit pas éphémère comme les roses, comme les fumées du soir.

Elle descendit les degrés de la terrasse. Lyssa la suivit en tremblant. Dans le grand firmament lumineux, au-dessus de la ville muette, le chœur des étoiles décrivait lentement sa marche vers un but inconnu sans commencement et sans fin.

V

La blanche Camire se penchait au-dessus des eaux. Bâtie à l’est des monts Atabyriens qui traversaient toute l’île dans sa longueur, elle était, avec Ialysos et Lindos, l’une des trois anciennes villes fondées par Tiépolème, et que les filles de Danaüs avaient visitées. Des trois, elle était la plus gracieuse et la plus fleurie, la moins déchue aussi, car elle avait su garder le charme de sa jeunesse à travers le temps. Une longue avenue de peupliers conduisait à la petite place taillée en exèdre où chaque mois, à la lune nouvelle, les adolescents s’exerçaient à des jeux en l’honneur des dieux camiréens, Junon et Neptune, qui y avaient leurs temples ; et, sur le sommet de la montagne, Jupiter conservait l’antique hiéron, où il avait été adoré par vingt générations d’hommes. Mais un peu plus loin, un sanctuaire avait été élevé à Hercule. C’était là désormais que les éphèbes vainqueurs venaient recevoir leurs couronnes. Le culte de la Force remplaçait là aussi celui de l’Idée. La blanche Camire sur ses épaules d’argile avait jeté le manteau du lion.

Or Lyssa connaissait bien ce sanctuaire, et, chaque mois, elle y venait tresser les couronnes de peuplier dont elle choisissait les branches les plus souples ; d’un vert très sombre ou d’un blanc argenté, selon que le vent inclinait ou relevait leur feuillage, ces branches de l’arbre consacré à Héraclès symbolisaient le jour et la nuit, les ténèbres et la lumière. Les jeunes prêtresses les touchaient avec respect : n’était-ce pas le dieu solaire qui déterminait le travail des sèves, qui fécondait sans cesse la nature, qui animait, qui embellissait les forêts, les vergers et les plaines ? Chaque plante, chaque brin d’herbe avait sa vertu secrète, sa puissance inconnue et redoutable. Une fleur vénéneuse pouvait donner la mort ; une autre recélait une énergie abondante sous les plis de sa corolle. Tout s’enchaînait, tout se complétait dans le grand mystère des mondes… Lyssa ne cherchait pas à en comprendre davantage ; et, depuis qu’elle aimait, ces choses obscures lui paraissaient simples et n’intriguaient plus son esprit.

Elle avait dit à Likès : « Tu viendras avec moi tresser les couronnes. Nous irons ensuite nous reposer sous les peupliers. Voici la fin du mois de Boedromion, et la mauvaise saison est proche. Cher Likès, profitons encore de cette occasion de nous rejoindre loin de la ville, sans la crainte incessante d’être reconnus ou devinés. Il est si doux de se donner l’illusion de s’appartenir comme des fiancés, comme des époux… »

Likès avait cependant hésité, car de plus en plus il était pris par l’effort incessant que nécessitait la surveillance des travaux de l’Arsenal. Alexios, inquiet et ambitieux pour son frère, était constamment auprès de lui. La visite de Flaminius se faisait proche. Ce jour-là on devait mettre à l’eau les vingt-cinq galères et le nouveau pentécontore, chef-d’œuvre de légèreté et de robustesse, que le Sénat romain avait demandés à Rhodes, sachant que nulle part ailleurs on ne construisait des navires aussi parfaits. Likès chaque jour descendait voir les progrès de cet énorme travail. Pour stimuler le zèle des ouvriers, il avait établi entre eux une sorte de rivalité permanente, et, d’accord avec les autres mastères, il avait décidé que la ville doterait richement ceux qui feraient preuve de plus d’activité et de plus d’adresse. Les heures, les minutes devenaient précieuses. Comment les chefs ne donneraient-ils pas eux-mêmes l’exemple de la discipline et du dévouement à la patrie ?

Pourtant les instances de Lyssa et le propre désir que Likès portait dans son cœur avaient triomphé de ces hésitations. Lui aussi, il avait pris le chemin de la blanche Camire ; et, pour arriver plus vite, il avait fait seller un cheval dont il avait souvent éprouvé l’endurance et l’ardeur. Sur la route argileuse, il galopait éperdument ; ce qu’il laissait derrière lui, l’ambition, l’orgueil et même la noble folie de la gloire, tout cela valait-il l’extase amoureuse où le plongeait la présence de sa jeune maîtresse ? Tout cela valait-il un de ces baisers par lesquels leurs deux êtres, pris de vertige, touchaient aux confins de l’éternité ? Échappé à l’atmosphère de la capitale, à l’influence d’Alexios, à la contagion de tous ces gens enfiévrés qui couraient après la richesse, il respirait librement, comme un homme seul et nu qui se réveille d’un songe pesant. Des adolescents passaient, portant sur leur front les belles couronnes de peuplier argenté ; ils venaient de combattre sur la place étroite de leur bourg natal, et sans doute ils allaient rejoindre la vierge qu’ils aimaient. Ceux-là ne cherchaient point d’autre bonheur que le simple bonheur qui leur était dévolu. Likès tourmentait les flancs de son cheval. Pourvu que Lyssa l’ait attendu ! Pourvu qu’elle n’ait pas perdu patience, une fois la fête terminée ! Le jour commençait déjà à décroître. Un peu de brume enveloppait la crête de la grande montagne ; le vieux temple de Jupiter Atabyrien, entouré de ses grands cylindres de pierre, s’entrevoyait à peine comme un palais fantastique dans les nuages ; et, sur le bord des eaux, la blanche Camire, basse et paisible, rêvait de son homérique passé…

— Tu m’aimeras toujours, Lyssa ? avait demandé Likès, en retenant la petite Veuve contre sa poitrine.

Elle avait souri ineffablement. Cette question lui paraissait étrange. L’excès de sa félicité présente lui remontait jusqu’aux paupières et masquait devant ses yeux l’avenir. Si elle-même avait eu des craintes, elles étaient dissipées. Jamais Likès ne s’était montré plus tendre, plus profondément épris. Il était venu, il avait tout quitté pour elle. Comment ne l’aurait-elle pas adoré ? Et s’ils s’aimaient tant aujourd’hui, pourquoi demain ne s’aimeraient-ils pas davantage encore, puisque chacune de leurs entrevues passagères resserrait les liens qui les unissaient ? Pourtant Likès avait réitéré sa demande, et elle sentait qu’il attendait d’elle une réponse décisive. Alors elle s’ôta de ses bras et lui tendit la petite lame d’or avec laquelle elle avait taillé les branches flexibles des peupliers :

— C’est un serment que tu exiges de moi ? Tu veux un gage de ma tendresse, et mes baisers ne te suffisent pas pour que tu sois certain de ma fidélité ? Tous les hommes, dit-on, sont ainsi. Eh bien ! coupe dans ma chevelure la plus longue de mes boucles. C’est l’hommage que les vierges apportent à Vénus lorsqu’elles font vœu de lui appartenir. Moi, je jure de n’avoir jamais d’autre amant que toi, de te préférer à tout, et de mourir pour toi, s’il le faut, cher Likès !

Elle s’était exaltée en prononçant ces paroles. Sa magnifique chevelure, dorée comme du miel, ondoyait sur ses épaules, et ses mains se joignaient dans un geste enfantin et pieux.

Likès avait coupé la boucle blonde et l’enroulait lentement à son poignet. Ce contact soyeux lui rappelait les premières minutes d’amour, sa première caresse sur le front blanc de Lyssa. Et il s’étonnait maintenant d’avoir fait cette chose barbare, d’avoir osé mutiler cette admirable chevelure. Mais Lyssa riait, en secouant sa tête légère :

— Il n’y paraît pas, regarde ! Et je suis heureuse, Likès, si heureuse que tu emportes un peu de moi-même !

Likès la contemplait, ému :

— Et moi, que te donnerai-je en échange ?

— Rien ! Je ne veux rien, ni promesse, ni offrande. En ai-je exigé lorsque je me suis livrée à toi ? À quoi d’ailleurs servent les serments et les paroles ? C’est le cœur et non point la volonté qui décide de l’amour. C’est lui qui ravit ou qui tue, qui suscite la joie ou le désespoir. C’est ton cœur, Likès, que je veux, et, pour me le donner, il faudrait t’ouvrir la poitrine.

Elle riait encore, mais un peu de l’émotion de Likès l’avait gagnée.

— Asseyons-nous, dit-elle, et écoutons la chanson des peupliers.

La brise qui précède le crépuscule s’était levée et faisait doucement frémir les feuillages. Des harpes invisibles vibraient aux branches. Leurs accords se prolongeaient dans le silence, s’enflaient ou s’apaisaient, comme des soupirs sortis de poitrines d’hommes. Il y avait des murmures et des sanglots dans ce concert éolien que le vent arrachait à l’âme des grands peupliers, debout dans la nuit. Des voix lointaines y répondaient, celles de la mer et des torrents qui se précipitaient des hauteurs de la montagne, emportant dans leur course les fleurs pâmées des lauriers-roses penchés sur eux. — Mais toutes les autres voix s’étaient tues, et Lyssa, qui avait mis sa main dans la main brûlante de son amant, n’entendait plus rien que les petits battements de ses artères ; et le bruit de cette vie qui absorbait la sienne lui paraissait plus formidable que toutes les rumeurs de la mer et que la plainte éperdue des torrents. Elle s’endormit, bercée par la chanson des peupliers ; ses cheveux s’épandirent sur les genoux de Likès, comme les rayons d’une blonde étoile, tombée du ciel.

VI

Gloire au Sénat de Rome ! Gloire à la Ville éternelle ! Bienvenu soit celui qui vient au nom de nos alliés ! Flaminius, Rhodes te salue !

Entre une triple haie de gens amassés sous les portiques, le lieutenant romain faisait son entrée sur la place du Peuple. On avait attendu l’heure flamboyante où le soleil au-dessus du Taureau d’or dardait ses feux qui se coloraient des mille nuances du prisme.

Lui avançait, le front nu, malgré l’averse de la lumière. Le navarque et le collège des mastères le suivaient. Mais il semblait seul, tant il marchait avec hauteur, et tant son profil d’aigle et son crâne aux cheveux plats et luisants le différenciaient des Rhodiens aux têtes rondes et bouclées. Sa bouche glabre, ses yeux enfoncés sous l’orbite et dont on ne discernait pas la couleur, avaient une signification redoutable. Pourtant il souriait par instants, lorsqu’un cri plus vif sorti de la foule venait le frapper en pleine poitrine, comme une flèche se rive au but. Mais il ne regardait personne. Il portait avec lui le poids de la dignité romaine. Qu’était-ce que Rhodes, qu’était-ce que cette île, à peine longue de soixante-dix milles, comparée à l’immense expansion de la République ? S’il daignait y venir, c’était que l’heure était grave et que le plus mince secours n’était pas à dédaigner. Il fallait faire échec à la puissance d’Antiochus, et mettre le pied sur cette Asie qui refermait sur elle ses voiles légers, plus impénétrables que des remparts et des forteresses.

Flaminius avançait, le front nu sous l’averse de lumière. Quand il eut atteint le centre de la place, il monta dans le char attelé de mules blanches qui l’attendait. Il s’y tint debout un instant, et cette fois promena ses regards autour de lui. De ce point central, la ville se déployait, percée de telle sorte que ses beautés étaient toutes visibles. Les cent statues du Soleil émergeaient du chaos des maisons, et l’on apercevait la silhouette énorme du Colosse qui gardait l’entrée des ports. Le lieutenant romain sentit un frisson traverser ses os. Il n’avait pas rêvé une pareille grandeur. Ses sourcils étroits se froncèrent, en même temps que son visage pâlissait un peu. Mais bientôt il réprima ce mouvement de jalousie : Si Rhodes était si belle, si Rhodes était si puissante, tant mieux ! Son aide n’en serait que plus efficace, et la conquête rêvée en Asie n’en serait que plus rapide. Le char volait sur la route, suivi d’autres chars nombreux qui portaient le navarque et les mastères. On se rendait au Promontoire de Pan où les navires nouvellement construits allaient être lancés à la mer. C’était un lieu sauvage à peu de distance de la capitale, du côté de l’Occident. Une langue de terre étroite s’avançait au milieu des flots, et doucement se terminait en eux avec son fouillis d’arbustes, de plantes marines et de sauges vivaces. Aujourd’hui la hache s’était promenée à travers ce rivage, et l’avait laissé nu. Des estrades, surmontées de velums de pourpre, occupaient la largeur du promontoire. Avant de confier les navires aux vagues perfides, on allait, selon la coutume traditionnelle chère aux Rhodiens, offrir le sacrifice du Quadrige.

Déjà l’étroite esplanade était envahie. Isanor et Namourah venaient d’arriver, portés dans une litière à la façon orientale. Une suite d’esclaves les escortait. Les prêtres de l’Aleïon, les Éperviers et les Aigles, avaient pris place sur une autre estrade ; mais Stasippe n’était point venu. Ces vestiges de barbarie affligeaient son âme pure : tout à l’heure un homme, conduisant le char du Soleil, serait sacrifié pour l’amusement ou la crédulité de la foule. On l’avait choisi parmi les condamnés à mort qui dans les prisons de Rhodes attendaient leur tour de supplice. C’était un vieillard dont le crime avait été de désobéir aux lois du cens. Il se tenait immobile, regardant les flots qui bientôt allaient l’engloutir. Quatre superbes chevaux couleur de feu, attelés à un char d’ivoire semblable à celui que Lysippe avait sculpté et qui était dans le temple d’Héraclès, avaient été aussi désignés pour le sacrifice. Quand tout fut prêt, un des Héliades fit un signe, et le vieillard, montant dans le char et rassemblant les rênes dans sa main, conduisit l’attelage vers la mer…

Ce fut long ; il semblait que les vagues, étonnées d’un tel fardeau, ne voulussent point le porter. De leurs crêtes, hérissées comme des épées, elles le renvoyaient au rivage. Mais, patient et sûr, le vieillard poussait ses coursiers dans l’abîme. Eux se cabraient, frémissant de sentir sur leurs jarrets le froid inconnu de cette eau. La mort, ils la humaient de leurs naseaux fumants, ils la devinaient toute proche ; l’écume de leurs bouches se mêlait à celle des vagues. Ils hennissaient, tandis que leurs crinières flottaient encore et que de leurs têtes haletantes ils cherchaient à refouler ce mur liquide dressé devant eux. Bientôt le char s’inclina ; on ne vit plus que la chevelure blanche du vieillard qui semblait une petite fumée sur la mer. Puis plus rien qu’un léger oscillement, recouvrant les derniers spasmes de ces vies jetées en pâture aux divinités glauques de l’Océan. Comme le soleil sombre à l’horizon à l’heure du soir, le quadrige d’Hercule s’était enfoncé dans les flots…

Impassible, Flaminius avait assisté au sacrifice. Quand ce fut fini, il se retourna vers les mastères :

— Un beau spectacle ! dit-il, mais bien barbare et indigne de votre civilisation avancée. Puisque je suis venu ici en ami, je demande la grâce des autres condamnés enfermés dans les prisons de la ville.

— Tu as raison, Flaminius, lui répondit le navarque ; la grâce que tu demandes sera accordée. D’ailleurs, ces cérémonies sont de plus en plus rares et disparaîtront bientôt tout à fait. C’est un reste des anciennes coutumes locales ; la Phénicie et la Crète ont laissé leur empreinte sur notre île qu’elles ont envahie à plusieurs reprises, et qu’elles ont ensuite vainement essayé de reconquérir.

— Oui, répondit le Romain en ébauchant un sourire, Rhodes a toujours eu à repousser les agressions de ses voisins. C’est une riche proie et bien faite pour tenter. Quel est le secret de cette puissance, et comment vous y prenez-vous pour maintenir votre fortune toujours égale au milieu des commotions qui ont ruiné tant d’autres peuples ?

Le navarque sourit à son tour :

— Ce serait un peu long à expliquer ; les uns attribuent notre prospérité à la sagesse de nos lois maritimes ; d’autres à l’exceptionnelle situation de l’île qui commande pour ainsi dire aux trois continents. Les envieux prétendent que nous devons cette prospérité grandissante à la décadence d’Athènes qui s’affaiblit de jour en jour et n’est plus que l’ombre d’elle-même. Tu dois en savoir quelque chose, ô Flaminius, puisque tu viens de parcourir la Grèce en triomphateur. Mais la vérité ne se trouve point, je crois, dans ces raisons complexes. Notre force, elle est dans notre sang, dans la vigueur de nos bras, dans l’énergie de notre volonté. Les anciens Géants, qui peuplaient l’île avant toute incursion étrangère, nous ont légué leur invincible génie. Rhodes, c’est l’île des colosses. As-tu vu l’image d’Hercule cent fois répétée dans notre capitale ; et devant nos ports sa statue d’airain dont on dit qu’elle est une des Sept merveilles du monde ?

— Je l’ai vue, répondit Flaminius avec gravité, et je l’ai saluée comme il convient de saluer l’image de la grandeur d’une nation. Pausistrate, quand je retournerai à Rome, je raconterai ces choses au Sénat assemblé dans le Capitole, et nul doute alors que l’estime que nous avions déjà pour nos alliés ne se change en une étroite affection.

Cependant les mastères s’étaient groupés à la pointe du promontoire, où la foule les avait suivis. On venait regarder les vingt-cinq galères et le pentécontore qui étaient destinés à grossir la flotte romaine. Ils reposaient sur des treuils, en attendant d’être lancés à la mer. Leur armature fine et solide, comme le corselet de longs insectes, étincelait au soleil. Le pentécontore surtout excitait l’admiration des Rhodiens, fins connaisseurs en navires. Penchés sur lui, ils en étudiaient l’organisme délicat et la robuste sveltesse. Cinquante rameurs, dans un instant, feraient voguer sur les vagues, plus vite qu’un char sur les routes, plus vite qu’un oiseau dans les airs, le fier bateau qui maintenant semblait un corps inanimé et rigide. À son arrière une tente carrée avait été aménagée pour le commandant et ses aides. Des dauphins sculptés, les uns dressés sur la queue, les autres la tête en bas, en ornaient les parois extérieures, et tout l’appareil de la science maritime, les verres grossissants, les boules d’ambre magnétiques, les aiguilles aimantées, avait été disposé à l’intérieur sur des tablettes de bois de cèdre. C’était là que devaient prendre place les invités du navarque, Flaminius, Isanor et Namourah, pour la première sortie du pentécontore.

Le grand navire se montrait à présent dans toute sa beauté : il avait conquis son âme. Les vagues s’enflaient sous ses flancs, et le souffle du zéphyr l’agitait d’un mouvement léger. Les cinquante rameurs, l’aviron levé, attendaient pour fendre l’onde que les passagers fussent réunis. Le premier, Flaminius avait mis le pied sur le pont. Pausistrate le suivait, escortant Namourah qui s’avançait le front haut, laissant traîner ses voiles sur les planches vernies du pentécontore comme elle l’eût fait sur les riches mosaïques de son palais. Isanor cependant était resté au bord du rivage ; cette promenade de quelques heures dans les eaux de la mer Égée lui semblait une fatigue bien inutile. Il appela Likès, qui se préparait à monter dans une des galères et lui dit tout bas :

— Embarque-toi à ma place et préviens Namourah qu’elle n’ait pas à s’inquiéter. Je rentre au Palais où elle me retrouvera ce soir.

Likès n’avait eu que le temps de sauter dans le grand navire. Déjà les rameurs, d’un rythme égal, battaient le front courbe des vagues. De la terre une immense acclamation salua le départ du pentécontore. On le vit s’éloigner dans la direction des petites îles ; un sillage blanc marqua son passage à travers les eaux écumantes.

Likès s’était approché de Namourah. Elle se tenait à côté du navarque, debout, au-dessus de la proue que bombaient les seins orgueilleux d’une sirène. Ses mains nues s’appuyaient sur la tête de la séductrice marine, et le même sourire inquiet errait sur leurs lèvres à toutes deux. Quand le jeune mastère lui eut rapporté la défaillance subite d’Isanor, elle eut un lourd battement des paupières :

— C’est fort bien, dit-elle, te voilà, seigneur Likès, revêtu d’une dignité nouvelle : tu remplaces dans les cérémonies du dehors le gouverneur de l’Arsenal, accablé par le poids des ans !

Elle prit à témoin Pausistrate :

— N’est-ce pas que le seigneur Likès a tout ce qu’il faut pour devenir, à son tour, un grand chef ? Intelligence, courage, énergie… Il ne lui manque qu’un peu d’audace.

Elle le regardait avec cette insistance particulière qu’il connaissait bien et dont à plusieurs reprises déjà il avait été troublé. Mais, comme le navarque le regardait aussi, il raidit son attitude et prit un ton dégagé :

— Oui, on me reproche de n’être pas assez ambitieux. C’est ma grande querelle avec mon frère Alexios : il considère la vie comme une partie qu’il faut gagner, et dont les seuls enjeux sont les honneurs et l’argent. — Moi, j’ai toujours été enclin à mépriser la fortune.

— Tu as tort, reprit Namourah lentement ; il ne faut mépriser rien de ce qui nous aide à réaliser nos désirs. Nos désirs sont des ailes qui nous emportent dans l’espace ; mais que deviendrions-nous, si des branches favorables ne nous étaient pas tendues ? C’est sur les branches, et non au milieu des airs, que les oiseaux font leurs nids.

Pausistrate, la main posée sur sa barbe noire, dit à son tour :

— J’admire la sagesse de Namourah, après avoir admiré sa science. Elle a parcouru le cycle tracé par l’esprit humain, et elle garde dans son cœur et sur ses lèvres l’indulgence des êtres qui se sont élevés au-dessus du vulgaire.

— Tu te trompes, Navarque, se hâta de répliquer la Juive. Je ne suis point ni si orgueilleuse, ni si insensible. Je suis une simple femme, vouée comme les autres aux inquiétudes incessantes des passions.

Pendant ce colloque, le lieutenant romain était resté seul sous le pavillon. Pausistrate se hâta d’aller le rejoindre. On pénétrait dans la région charmante des petites îles semées autour de Rhodes et qu’on eût dites sorties de ses flancs. Quelques-unes n’avaient même pas de nom, et se balançaient pareilles à des corbeilles fleuries sur les eaux. Mais il en était d’autres plus grandes qui avaient leur légende ou leur histoire. Le navarque désigna à Flaminius la première qui était devant eux :

— Voici l’île du Dragon. Elle est presque entièrement déserte. On prétend qu’un Dragon fabuleux y garde un trésor déposé jadis par les filles de Danaüs. Tu sais la prédilection de cet animal fabuleux pour tout ce qui brille, et tu n’ignores pas ce que raconte le grand Hésiode : que la toison de Calchas et les pommes du Jardin des Hespérides, qui reluisaient comme de l’or, étaient gardées par deux dragons invincibles. Celui qui habite cette île a, lui-même, le corps recouvert d’une couche de vermeil, et des cigales d’or bourdonnent constamment autour de sa tête…

Flaminius daigna sourire :

— Il m’est avis que les Rhodiens sont un peu comme ce Dragon dont tu me parles, Pausistrate, car ils ont la réputation de chérir l’or plus que tout au monde. Mais quelle merveilleuse douceur est répandue sur ces rivages ! Ceux qui y vivent doivent forcément s’amollir.

— Pas tous. Regarde ces deux îles jumelles que relie un pont de bois taillé dans de l’olivier ; elles sont habitées, l’une par des pêcheurs, l’autre par des laboureurs, et toutes deux sont consacrées à Neptune-Panoptis dont la statue de pierre s’élève auprès d’une charrue à l’avant de laquelle est placée une proue, — si bien que le dieu en ouvrant le sol semble naviguer. Chaque année la statue protectrice est transportée d’une île à l’autre ; et laboureurs et pêcheurs, se prenant par la main, dansent et chantent autour d’elle. Ils sont heureux. Rhodes reçoit d’eux une dîme abondante de poissons et de grains.

Le navire avançait toujours à travers les îles embaumées. Un souffle tiède agitait la mer de mille petites rides frémissantes. Les matelots avaient ralenti le rythme de leurs rames. Eux aussi jouissaient de cette magique douceur qui sur le visage austère du Romain mettait une auréole de volupté. Le navarque continua presque bas :

— La terre que tu vois à ta droite, léchée par les vagues ardentes et toute revêtue de smilax et de lierres, est inaccessible aux hommes, — ou plutôt personne n’ose y aborder : elle est la demeure des Bacchiades qui y célèbrent les mystères de Dionysos et qui, sur leurs ventres nus, portent des serpents comme une ceinture de joyaux. Ceux qui passent la nuit, près de là, prétendent qu’une musique enivrante, faite de flûtes, de tambourins et de cymbales, retentit au milieu des vignes, tandis que les oiseaux, que le dieu aime, viennent se gorger aux grappes gonflées de suc. Ne te penche pas, Flaminius ; si tu apercevais le corps nu d’une Bacchiade, et si elle te jetait un baiser, tu serais forcé de la rejoindre et tu ne reviendrais plus parmi nous.

— Tu crois à ces choses ? dit Flaminius en affectant de sourire.

— Non ; mais il faut respecter les légendes ; elles font partie de notre vie ancienne et nous tiennent liés au passé par nos fibres les plus secrètes. Nous voici loin, d’ailleurs, de l’île sacrée, et cette fois nous quittons le pays des enchantements. Nous allons passer près d’un îlot que tous les Romains connaissent au moins de nom : c’est celui où Rhodes, d’accord avec vous, fit transporter, il y a vingt ans, le petit Ptolémée Épiphane à qui Philippe et Antiochus voulaient enlever son royaume d’Égypte. Sous votre protection et sous la nôtre, l’enfant royal a vécu quelque temps dans un palais en miniature dont tu peux apercevoir les colonnes légères. Tout autour, des sources chaudes jaillissent, et les grands chiens de Milet, qu’il s’amusait à atteler à son char, rôdent encore autour de la demeure que gardent seulement aujourd’hui trois esclaves.

On voyait en effet se dessiner parmi l’entrelacs des arbustes l’architecture délicate de ce palais, bâti pour soustraire l’héritier des Pharaons au plus inique des complots. Flaminius hocha la tête et regarda longuement Pausistrate. Mais déjà le pentécontore avait doublé la pointe extrême du rivage de Rhodes sous le ciel rougeoyant du crépuscule. Likès n’avait pas quitté Namourah. Leurs yeux avaient reçu les mêmes images ; leurs narines avaient humé les mêmes parfums ; mais pas une parole entre eux n’avait été échangée. Ce fut seulement quand le navire, entré dans le Grand Port, s’arrêta en face du Colosse que la Juive tyrienne se pencha sur l’épaule de Likès.

— Viens me trouver demain matin, lui dit-elle. J’ai à te faire une confidence dont peut dépendre tout le reste de ta vie.

Et, sans attendre sa réponse, elle monta les degrés de la jetée de marbre, entre le navarque et le lieutenant romain.

VII

Likès ne dormit pas la nuit suivante. Deux femmes se tenaient près de son chevet. Il ne distinguait pas leur corps, mais seulement leur visage et les gestes de leurs bras qui se tendaient désespérément vers lui. Et il n’entendait pas leur voix, mais, au remuement de leurs lèvres, il comprenait qu’elles le suppliaient, qu’elles l’adjuraient, comme si, au lieu d’être un homme, il était devenu tout à coup un dieu au redoutable pouvoir. Dans la chambre obscure où elles avaient pénétré — il ne savait par quel sortilège, — elles mettaient toutes deux le flamboiement de leurs chevelures : celle de Namourah était une torche d’or bruni et celle de Lyssa une gerbe de blés onduleuse.

Car c’était l’opulente épouse d’Isanor et la petite Veuve-gardienne que Likès voyait se mêler dans les vapeurs de son insomnie. Par une coïncidence bien faite pour le troubler, il devait le lendemain les rencontrer l’une et l’autre. Comment se tirerait-il de ce double rendez-vous ? Depuis longtemps il avait promis à Lyssa d’aller la rejoindre ce jour-là dans le jardin du temple, et Namourah, la veille, lui avait demandé de venir au palais ; or, c’était là un ordre auquel il ne pouvait se soustraire. Savait-il, d’ailleurs, ce que Namourah avait à lui dire ? Qu’elle l’aimât, qu’elle eût tout au moins un secret penchant pour lui, cela, il ne pouvait guère en douter ; mais la Juive tyrienne était assez habile, assez consommée dans l’art de conduire les hommes, pour mêler des considérations d’un autre ordre, et Isanor lui-même, à cette intrigue dont il voyait déjà se dessiner les premiers linéaments. Que ferait-il alors, et quelle attitude prendrait-il ? Trahirait-il Lyssa, et, tout en la conservant pour maîtresse, se laisserait-il séduire par les charmes, par les parfums de la belle Juive ? Un peu de honte lui venait à cette pensée. Il fermait les yeux et essayait encore de s’endormir. Mais le sommeil ne venait point. Toujours la même préoccupation le hantait. Dans le fond de sa chambre, une minuscule statuette de l’Amour, que lui avait donnée le vieux modeleur de Lindos, semblait narguer sa peine et rire d’avance de son infortune.

La lumière commençait à naître, Likès brusquement sauta de son lit. Agir dissiperait peut-être ses angoisses. N’était-il pas, après tout, un homme heureux ? La journée de la veille avait été pour lui une journée de triomphe. Le lancement des galères construites sous ses ordres avait attiré sur lui l’admiration enthousiaste de la foule et les félicitations du lieutenant romain. Sa force, sa valeur étaient en lui-même. Qui donc pourrait songer à lui ôter ce qu’il ne devait qu’à son énergie, à son persévérant effort ? Il irait voir Namourah et ensuite il se rendrait auprès de Lyssa qui l’attendait. N’était-il pas son maître, et quelle étrange aberration le faisait trembler et se défier de soi comme un enfant ?

Il traversa la partie secrète de l’Arsenal. Le bruit de l’acier battu sur l’enclume retentissait dans les galeries profondes, où jamais aucun étranger n’était introduit. Les ouvriers, pour se rendre à leur travail, étaient obligés de donner un mot de passe et de décliner leur nom. On n’avait même pas enfreint en faveur de Flaminius la loi qui défendait d’y pénétrer sous peine de mort. Likès était seul à connaître dans toutes leurs particularités les engins de défense qui se fabriquaient là et qui étaient perfectionnés sans cesse. Lui seul peut-être aurait pu dire exactement le nombre des armes dont on pourrait disposer s’il éclatait une guerre soudaine, et comment on équiperait les navires auxiliaires de la flotte, s’il fallait, en cas d’alerte, leur faire quitter subitement le port. Les grands chefs ne descendaient pas à ces détails : ils se contentaient, l’heure venue, de mener le combat : malheur alors si les rouages les plus obscurs ne se trouvaient pas prêts à fonctionner !

Mais pour l’instant Likès ne songeait point à ces choses. Il calculait que dans deux heures il serait auprès de Namourah et qu’ensuite il monterait à l’Aleïon. Il avait juste le temps de faire sa tournée dans les bassins de radoub et de donner ses ordres pour la journée. Quand il eut soigneusement refermé derrière lui la porte des galeries secrètes, l’air vivant du matin le caressa au visage ; et la grande nappe luisante de la mer, sur laquelle couraient de légères voiles rouges et bleues, offrit à ses regards le paysage familier qu’il aimait.

Namourah attendait Likès dans la bibliothèque du palais. C’était une salle profonde, entièrement revêtue de cuirs damassés comme des étoffes, et au plafond de laquelle pendaient des lustres en forme d’olives énormes, semblables à ceux qui ornaient le temple d’Adonaï à Sidon. Des volumes roulés dans des étuis de soie épaisse reposaient sur des rayons disposés en équerre autour des murs. Et de grands pupitres supportaient d’autres parchemins dépliés, où des mains patientes avaient tracé les caractères compliqués de la langue hébraïque. Il y avait là des merveilles incomparables ; Isanor se plaisait à répéter que la bibliothèque d’Alexandrie, si vantée, ne possédait pas autant de trésors que la sienne. Pourtant dans ce lieu qui aurait dû être austère, on respirait la même atmosphère voluptueuse que dans toutes les autres pièces du palais. C’est que Namourah y passait de longues heures, apportant avec elle les mystérieux effluves de sa langueur et de sa beauté. En ce moment, agitée sans doute par une émotion surhumaine, elle marchait à pas saccadés à travers l’immense salle. De temps en temps elle s’arrêtait pour poser distraitement ses yeux sur un des volumes ouverts, mais sa pensée ne s’y fixait point, sa pensée allait au-devant du jeune mastère au visage brun et lisse, aux lèvres désirables comme un fruit…

Le bruit d’un double pas se répandit dans la galerie des Sphinx qui précédait la bibliothèque. Nul doute, ce devait être lui, Likès, conduit par l’esclave Machaon. Namourah se dressa toute dans un brusque mouvement de triomphe ; puis elle composa son visage et mit sur ses traits une expression paisible. Quand Likès entra, il la vit onduleuse et nonchalante, assise sur un siège bas. Elle le salua de la main et lui montra un autre siège un peu plus élevé, en sorte que pour lui parler elle était obligée de hausser la tête :

— Tu es venu ; tu as bien fait, Likès. Voilà longtemps que je désirais causer avec toi seule à seul. Mais tu sembles éviter soigneusement les occasions de me rencontrer. L’autre soir, sous les Stoa, je passais dans ma litière, tu ne t’es même pas approché.

— C’est que j’étais attendu par les ouvriers, qui ne peuvent rien achever sans moi.

— Tu as pourtant des moments de loisir. De la terrasse du palais, je te vois souvent quitter l’Arsenal et descendre dans la ville. Je sais bien d’ailleurs ce qu’il en est. Quand Isanor occupait la charge que tu as maintenant, il trouvait moyen de s’en distraire plusieurs heures chaque jour.

— Isanor avait sans doute l’esprit plus avisé ou la compréhension plus rapide. Peut-être aussi avait-il en toi, Adonaïa, un puissant stimulant qui lui rendait le travail facile ?

— Peut-être, en effet. J’ai toujours aimé à favoriser les desseins des ambitieux. Si Isanor, au lieu de m’avoir épousée, avait choisi une autre compagne, il est fort probable qu’il serait resté toute la vie dans une situation subalterne.

Elle s’exprimait avec tant d’aisance et de tranquillité que Likès en éprouvait quelque dépit. Il s’était préparé à subir un assaut violent, et il ne voyait en face de lui qu’une créature en pleine possession de soi-même. Cependant Namourah, qui jusqu’alors avait évité de rencontrer ses yeux, lui lança un regard ardent :

— Tu te demandes sans doute pourquoi je t’ai fait venir, et quelle est cette confidence que je te réserve ? Je ne prendrai pas de détours. La franchise vaut mieux souvent que la ruse, et il y a dans la vérité une force qui soulève les montagnes. Je t’aime, Likès, entends-tu bien ? je t’aime de toutes les puissances de mon âme. Tu es le seul homme qui m’ait fait désirer le péché. Certes, j’ai plus d’une fois cédé aux sollicitations amoureuses ; mais jamais mon être ne s’est livré tout entier. Même aux heures les plus enivrantes, mon cerveau désavouait les convulsions de ma chair. Avec toi, je sens que ma félicité serait complète, et que je n’aurais ni regret, ni amertume. Je t’aime, Likès ! Veux-tu être mon amant ?

Elle se haussait vers lui davantage et maintenant l’enveloppait dans le rayonnement lumineux de ses prunelles. Likès, surpris de la netteté imprévue de cette déclaration, gardait le silence. Il sentait que derrière cette femme qui s’offrait à lui tout son destin était embusqué. Cependant Namourah, comme si elle ne s’apercevait pas de son trouble, continua doucement :

— Tu ne veux pas me répondre tout de suite ? N’importe ! Je saurai attendre. Le bonheur ne se conquiert que lentement, et mon amour pour toi est assez robuste pour ne pas se laisser abattre par quelques moments d’épreuve. Mais j’ai jeté dans ton cœur un germe qui lèvera. Tôt ou tard, Likès, tu te souviendras de ce que je t’ai dit aujourd’hui. Je t’aime. Je peux te prendre par la main et te conduire aux honneurs et à la gloire. Je suis belle encore, et il n’est peut-être pas un homme dans Rhodes qui se refuserait à mon baiser. Réfléchis ! Pense à moi ! Pense à toi-même ! Nous nous reverrons. Adieu !

TROISIÈME PARTIE

I

Trois mois s’étaient écoulés depuis que Namourah avait déclaré son amour à Likès, et rien n’était changé dans leur situation réciproque. Le jeune mastère continuait à venir au palais chaque fois que son service l’obligeait à causer avec Isanor ; il s’asseyait à la table du gouverneur de l’Arsenal quand il y était invité ; il ne laissait voir dans ses manières aucune gêne, aucune contrainte. Que se passait-il en lui, et quel mystérieux pouvoir le dominait ?

Namourah ne s’y trompait pas : Likès devait être épris d’une autre femme ; pour avoir l’audace de la dédaigner, elle à qui tout cédait constamment, pour repousser ainsi la volupté et la fortune, il fallait qu’il eût le cœur occupé tout entier et les sens asservis par une irrésistible maîtresse. Quelle était-elle, cette rivale qui les empêchait de s’unir ? Namourah crispait ses poings et tremblait. La curiosité, la jalousie, ces deux compagnes inséparables de l’amour, la transperçaient de leurs dards aigus ; elle portait ses mains sur sa poitrine pour étouffer cette douleur lancinante. Elle avait envie de tuer, de mordre jusqu’au sang une créature humaine. Elle devenait féroce ; puis elle se mettait à pleurer comme un enfant.

Car elle avait dit vrai à Likès : jamais un homme ne l’avait à ce point occupée et affolée. Était-ce seulement parce qu’il était beau et dans l’étincelante fleur de sa jeunesse ? Non, pas cela seulement. Elle l’aimait, non pas uniquement pour sa beauté, mais aussi, mais surtout parce qu’elle pressentait en lui un incomparable amant, ardent et tendre, impérieux et sensible. Que de fois elle avait été déçue dans ses caprices ! Le dernier lui avait laissé au cœur un dégoût qu’elle avait hâte d’oublier. Elle s’était donnée sans sincérité, sans élan, presque sans plaisir, Likès effacerait d’elle ce souvenir amer. Likès serait le feu qui purifie, la flamme qui dévore. Mais quand pourrait-elle le tenir entre ses bras ?…

Elle avait fait venir le vieux Machaon. Elle était sûre de sa fidélité, et il pourrait sans doute l’aider utilement. Parmi les trois cents serviteurs du palais, de race et de fonctions diverses, il était celui qui vivait sans cesse dans son ombre, et qui connaissait toutes ses faiblesses. Il l’avait vue enfant dans la somptueuse ville de Tyr, puis jeune épouse, puis femme épanouie et exigeante. Et déjà dans son âme il avait deviné la passion dont elle était envahie pour Likès. Avant qu’elle eût prononcé une parole, il savait ce qu’elle avait à lui dire. Debout devant elle et les yeux baissés, il attendait.

— Machaon, avait dit Namourah d’une voix brève, tu connais, n’est-ce pas, le seigneur Likès ?

— Oui, Adonaïa.

— Tu sais qu’il habite la partie secrète de l’Arsenal, où nul étranger n’a le droit d’entrer ?

— Oui, Adonaïa.

— Tu surveilleras s’il n’y introduit nuitamment aucune femme. Mais ce n’est pas tout. Likès quitte souvent l’Arsenal. Quelquefois il s’absente des journées entières. Où va-t-il ? Tu devras t’en informer discrètement. — Ou plutôt n’interroge personne, agis par toi-même, et renseigne-moi le plus tôt possible.

Machaon s’était incliné jusqu’à ce que son front eut touché la terre, et Namourah s’était sentie soulagée. Mais elle comptait les jours, les heures, les minutes. De temps en temps elle questionnait le vieil esclave :

— As-tu découvert quelque chose, Machaon ?

— Pas encore, Adonaïa.

— Ne te décourage pas. Cherche toujours.

Enfin un matin il se présenta, comme Namourah était encore à sa toilette. Il eut un battement des paupières, dont elle comprit tout de suite la signification. Brusquement elle renvoya la jeune fille syrienne qui la coiffait, et se tournant vers lui :

— Eh bien ! Qu’y a-t-il ? Parle vite !

— Le seigneur Likès… c’est dans le temple d’Hercule qu’il va presque chaque jour. Quelquefois aussi il se rend dans le port des Parfums, où une femme qui paraît jeune et qui est voilée va le rejoindre. Ils cheminent ensemble vers quelque point éloigné de la ville. Je les ai vus hier monter sur la colline de Sambulli.

— Raconte ! ordonna impérieusement Namourah.

— Le mastère avait passé son bras autour de la taille de sa compagne. Leurs deux visages étaient tournés l’un vers l’autre, comme les deux croissants qui sont sur l’étendard du roi de Bithynie. Ils se parlaient à voix basse…

— Ensuite, ensuite ! Raconte tout !

— Quand ils furent arrivés à cet endroit de la colline où l’on dit que le Grec Eschine enseignait l’éloquence aux jeunes hommes de Rhodes, ils s’arrêtèrent. Un petit torrent coulait à leurs pieds ; en face d’eux, du côté de l’Occident, l’ombre du mont Ida couvrait la mer. Ils s’enlacèrent l’un à l’autre et se couchèrent auprès du torrent.

— Assez ! Assez ! cria Namourah en se frappant la poitrine.

— Non, Adonaïa ; il faut que tu m’entendes jusqu’au bout, reprit le vieillard avec force. Je les ai épiés longtemps, j’ai vu la passion de leur baiser. Likès aime cette femme assurément, mais c’est elle surtout qui le recherche et le désire. À la façon dont elle s’est abandonnée à lui, j’ai compris qu’elle devait l’aimer éperdument.

— Les as-tu suivis quand ils sont redescendus vers la ville ?

— Oui, Adonaïa. Ils étaient silencieux et las. Mais Likès tenait encore la jeune femme par la ceinture. Leurs pieds se posaient avec précaution sur les larges dalles de la chaussée comme s’ils eussent craint d’éveiller les échos de ces lieux que leur beauté a fait comparer aux Champs Élyséens.

— Et quand se sont-ils quittés ?

— À la porte de la Citerne, là où il y a un lion couché sur une pyramide de granit. Le mastère est rentré à l’Arsenal, et sa compagne a pris le chemin de l’Aleïon. Un peu plus tard je l’ai vue debout sur la terrasse, qui regardait le ciel et la mer.

— Et sais-tu son nom ?

— Je ne peux pas le savoir, Adonaïa. Pour cela, il me faudrait pénétrer dans l’intérieur du Temple, interroger les serviteurs, et tu me l’as défendu. Mais c’est certainement une des Veuves-gardiennes. J’ai reconnu sous ses voiles la plaque d’or où se trouve inscrite l’image du trépied sacré.

Namourah s’était prise à réfléchir longuement ; au bout d’un instant, elle demanda encore :

— Likès ne s’est-il pas aperçu que tu l’épiais ?

— Aucunement. J’ai fait en sorte de n’être pas vu. — As-tu d’autres ordres à me donner, Adonaïa ?

— Non. Tu peux te retirer maintenant. Tu as rempli avec adresse la mission dont je t’avais chargé. Merci. Je n’oublierai pas ton dévouement.

Machaon partit et Namourah resta seule, les cheveux épars. Ainsi, elle ne s’était point trompée : Likès avait une maîtresse, et cette maîtresse l’adorait. Elle était jeune, belle sans doute ; en tout cas, elle savait l’émouvoir et lui plaire. Et elle, elle Namourah, malgré toute sa science, malgré toute sa beauté, elle n’avait même pu réussir à arracher de la bouche du jeune mastère une parole douce, un sourire !… Mais elle aurait son heure ; la partie n’était point perdue. Tous les hommes ne se ressemblent-ils pas ? Ne sont-ils pas tous volages, inconstants, infidèles ? Likès, comme les autres, devait se laisser prendre à l’attrait du changement. Elle se répétait cela, rageusement, obstinément, pour guérir la blessure que le récit de Machaon avait faite en elle. Oh ! cette colline de Sambulli, avec son atmosphère embaumée, avec ses orangers, ses lauriers-roses et ses myrtes, cette colline qui était le lieu de prédilection des amants, elle irait s’y promener demain, elle chercherait la place où Likès et sa compagne avaient échangé leur baiser ; elle se roulerait sur l’herbe fanée où leurs corps unis avaient laissé leur empreinte. Là elle verserait des larmes qui la soulageraient sans doute. Aujourd’hui elle ne pouvait pas pleurer.

Quand la jeune esclave syrienne entra, Namourah lui lança dans les mains sa chevelure épaisse, durcie par le fer :

— Empuse, lui cria-t-elle, ne sais-tu donc plus me parer ? Mes cheveux sont secs comme les crins d’une cavale. Enduis-les d’essence de rose, et prépare une infusion de feuilles de basma qui leur rendra la couleur chaude qu’ils ont perdue. Je veux être belle, plus belle que toutes les autres femmes.

Elle se regarda dans le miroir d’argent qui était devant elle. Sa tête royale, ses yeux aux bulbes épais, ses lèvres à l’arc puissamment dessiné, lui apparurent empreints d’une tragique et redoutable splendeur. Alors elle radoucit sa voix et dit à l’enfant apeurée :

— Je te donnerai deux mines d’or, et tu pourras épouser celui que tu aimes. Mais je veux que tu me fasses belle, entends-tu ?

II

Likès se hâtait d’aller rejoindre Lyssa dans le jardin clos qui attenait au temple. C’était là qu’ils se voyaient le plus souvent maintenant. L’habitude du danger les rendait audacieux. Avec la complicité de Dornis, à qui elle avait tout conté, la petite Veuve-gardienne avait trouvé le moyen de donner à son amant une des clefs de ce jardin dans lequel on cultivait les plantes et les herbes saintes. Un édicule bâti en stuc, et sur lequel les signes du Zodiaque étaient grossièrement représentés, servait à emmagasiner les graines pour la saison suivante. Lyssa et Likès s’y réfugiaient, lorsque quelque bruit intempestif leur faisait craindre d’être surpris, ou lorsque leurs caresses demandaient plus de mystère.

Ce jour-là, Lyssa s’était portée au-devant de lui. Il la vit de loin, qui du bout de ses doigts déliés lui envoyait une pluie de baisers.

— Imprudente ! pensa-t-il. — Mais il lui sourit, car il venait d’apercevoir, sous son voile argenté, ses prunelles vives et limpides, bleues comme l’azur du ciel.

— Cher Likès, dit Lyssa, quand elle se fut suspendue à l’épaule de son amant, j’avais grand besoin de te sentir auprès de moi. C’est pourquoi je suis venue t’attendre ici. Ne me gronde pas. Il n’y a jamais personne sur cette route.

Likès ne répondit pas, mais il l’entraîna vite dans le jardin clos. Des verveines et des mauves croissaient sur le gazon touffu. Leurs couleurs variées formaient une mosaïque éclatante, et il semblait que des yeux curieux sortaient de dessous les corolles.

— Plus loin, viens plus loin, murmura Lyssa ; dans le petit pavillon des graines. Ils s’y blottirent, assis sur le même tas de lavande sèche. Et aussitôt Likès demanda :

— Tu étais donc inquiète, Lyssa ? Qu’y a-t-il ?

— Rien ou presque ! J’ai fait un rêve affreux cette nuit ; j’ai rêvé que tu ne m’aimais plus. Puis à mon réveil j’ai regardé se lever l’aube. Des nuages fantastiques s’avançaient avec une lenteur solennelle sur l’écran pâle du ciel. La lumière naissante les colorait en dessous et leur donnait la légèreté de la vie. Ils passaient, poussés de l’Orient à l’Occident, comme un grand troupeau de bêtes échappées d’une arche invisible. Les uns avaient la forme de lions chevelus ; d’autres étaient des dauphins à têtes énormes, d’autres des léopards et des tigres. Puis le ciel resta uni, sans une tache, tel un grand miroir.

Elle s’arrêta et serra la main de Likès.

— Sais-tu ce que je vis ensuite ? Une vapeur d’un jaune brillant, toute petite et toute ronde ; on eût dit une de ces bulles que font les enfants en soufflant dans des chalumeaux. Puis la petite bulle se mit à grossir, à s’étendre démesurément, et il en sortit une figure de femme au profil impérieux, à la gorge magnifique. Et elle semblait me regarder avec fureur. J’ai senti ses yeux projeter sur moi des éclairs.

— C’est tout ? demanda Likès en souriant.

— Oui, cher Likès. Pourquoi suis-je restée si triste ensuite ? Je ne pourrai l’expliquer moi-même. Si tu n’étais pas venu aujourd’hui, je crois que je serais morte de douleur.

— Enfant ! lui dit Likès. — Et il baisa longuement sa chevelure.

Cependant un silence s’était fait entre eux.

— Tu m’aimes ? demanda Lyssa en l’enlaçant de ses bras nus.

— Serais-je venu si je ne t’aimais pas ?

Et se souvenant tout à coup de certaines paroles de Namourah, il ajouta presque sévèrement :

— Mais il faut être circonspect et éviter de laisser deviner notre entente. Que dirait Stasippe, s’il pouvait se douter que je viens dans le temple, et que j’y viens pour toi ?

— Stasippe ne s’occupe pas de nous ! La contemplation des étoiles, l’observation des Signes l’absorbent trop pour cela. C’est à peine s’il descend quelquefois dans les galeries extérieures de l’Aleïon, afin de s’assurer que tout est en ordre et que les tableaux astronomiques tracés pour le peuple sont bien à leur place. Il laisse aux Éperviers et aux Aigles le soin de régler le service sacré et il passe presque tout son temps dans la tour de l’Observatoire où nous allons, par les nuits claires, nous instruire auprès de lui.

— Et cela t’amuse, Lyssa ?

— Autrefois j’y trouvais beaucoup de plaisir. Le mystère de l’infini me tentait. Je cherchais à y surprendre le pourquoi de notre destinée. Maintenant je trouve cette étude inutile et vaine. Tout mon ciel, toutes mes étoiles, c’est toi !

Elle posa sa tête sur l’épaule de Likès. Leurs regards se prirent et leurs bouches se mêlèrent. Une fois encore ils furent heureux. Cependant Lyssa restait inquiète ; elle interrogea de nouveau Likès :

— Alors, c’est bien vrai ? Tu m’aimes ? Tu m’aimes autant que le premier jour ?

— Davantage, fit Likès gravement.

Il ne mentait pas. À cause d’elle, il avait résisté à la tentation, il avait risqué d’encourir le courroux d’une femme belle et puissante. Un moment il fut sur le point de tout raconter à Lyssa. Puis il se retint. À quoi bon donner un aliment à ses craintes ?

— Tu me caches quelque chose ? insista Lyssa doucement. Je sens qu’il y a maintenant un secret entre nous. Je ne connais plus toutes tes pensées. Aurais-tu une tristesse, une préoccupation, dont tu ne veuilles pas me faire part ?

— Aucune, fit Likès en secouant nerveusement la tête ; chasse ces idées absurdes, Lyssa. Je t’aime ; nulle autre femme n’existe pour moi sur la terre. Tu es ma joie de tous les instants.

Il voulut se lever, quitter le petit pavillon. Lyssa, caressante, le retint :

— Reste encore un peu ! On est si bien sur ce tas de lavande sèche, et l’on est tellement certain d’être seuls ! Aucun œil ne peut nous voir, aucune oreille ne peut nous entendre.

Elle se tut, et tous deux s’embrassèrent de nouveau. Mais bientôt Likès sentit Lyssa tressaillir. Dans le fond du jardin, entre les plates-bandes brodées de verveines et de mauves, Stasippe s’avançait lentement, reconduisant Namourah. Elle tenait à la main une branche de basilic dont elle respirait le parfum.

— La femme d’Isanor ! murmura Lyssa d’une voix étouffée.

Likès avant elle l’avait aperçue. D’un mouvement instinctif, il s’était rejeté en arrière.

— Tu la connais donc ? demanda-t-il à la petite Veuve-gardienne.

— Qui ne la connaît pas ? Elle et son mari ne sont-ils pas comme les rois de la ville ?

Et elle ajouta avec une sincérité naïve :

— Elle est belle, vraiment !

Namourah, en effet, était à cette heure resplendissante de beauté. Un rayon de soleil furtif courait sur son visage et se glissait comme un serpent le long de sa robe violette ; ses cheveux nattés lui faisaient une lourde tiare, qu’elle portait avec majesté ; un sourire de satisfaction animait ses lèvres pourpres. À côté d’elle, Stasippe marchait respectueusement. Ils causaient, mais ni Lyssa ni Likès ne pouvaient entendre leurs paroles. Quand ils eurent atteint le bout du jardin, elle prit congé du pontife. Lyssa, en se penchant, vit s’avancer la litière qui allait l’emporter. Deux Libyens au torse nu l’enlevèrent aussi aisément que si elle n’eût pas pesé plus d’une obole.

Stasippe retraversa seul le jardin. Son front était soucieux. L’ombre du soir s’était répandue sur les fleurs, et l’agonie du soleil commençait derrière la haute terrasse du temple. Il passa tout près du pavillon, les yeux baissés, recueilli dans une pensée profonde. Puis il disparut dans les galeries de l’Aleïon. Alors Lyssa, qui avait eu grand’peur, se mit à interroger fiévreusement Likès :

— Elle est juive, n’est-ce pas ? Qu’est-elle venue faire dans le temple ?

— Je n’en sais rien, dit Likès.

Mais, ne voulant pas laisser voir son inquiétude, il reprit :

— Peut-être avait-elle quelque chose à demander au Père des Pères. Peut-être lui a-t-elle apporté quelque don ? Elle est riche et généreuse, et elle aime à répandre ses bienfaits sur toute la cité.

Mais Lyssa déjà ne pensait plus à l’opulente Tyrienne. Suspendue au bras de son amant, elle le guidait à travers les allées ténébreuses.

— Prends garde ! Il fait noir ici comme dans l’Hadès. Que la nuit est venue vite aujourd’hui ! Il me semble que nous avons eu à peine le temps de nous rejoindre. À bientôt, cher Likès ! Adieu !

III

Ce que Namourah était venue faire dans le temple, Likès ne parvenait pas à le comprendre. Mais, quelles que fussent ses appréhensions, il était loin de se douter de la vérité. Comme tous les amants heureux, il vivait dans l’inconscience et se croyait assuré de n’être jamais surpris. La surveillance de Machaon avait été si habile que rien n’en avait transpercé. Namourah seule gardait dans son cœur le terrible venin de sa blessure ; et, avide d’alimenter cette source de douleur, elle voulait savoir encore, savoir davantage…

Quelle était-elle, cette Veuve-gardienne de l’Aleïon que Likès aimait ? Comment vivait-elle ? Quelle atmosphère respirait-on dans le temple ? Jamais Namourah n’y avait pénétré. Mais elle connaissait Stasippe. Elle l’avait rencontré au dehors dans les cérémonies publiques. Elle pouvait s’adresser à lui. Par lui elle parviendrait à posséder un peu plus de ce secret qui la tuait, mais dont elle voulait cependant savourer tout le poison. Oui, elle irait voir Stasippe ; elle saurait l’interroger habilement, le faire parler ; peut-être même pourrait-elle lui rendre service pour service, et le mettre en garde contre l’infidélité de la prêtresse coupable ?…

Un souffle némésien gonflait son âme à cette pensée. Sa résolution était prise. Il ne lui restait plus qu’à prévenir de sa visite le Père des Pères qui, elle ne l’ignorait point, ne se laissait que difficilement approcher. Après avoir réfléchi, elle lui envoya un message dont elle pesa une à une toutes les paroles :

« Namourah, épouse d’Isanor, chef commandant de l’Arsenal de Rhodes, à Stasippe, pontife du temple d’Héraclès, Salut !

« Ayant depuis longtemps entendu parler de la beauté de ton sanctuaire, désirant, d’autre part, t’entretenir de choses importantes, je t’annonce que demain, dix-septième jour de la lune, à la neuvième heure, je serai devant la porte de l’Aleïon. S’il te convient de me recevoir, tu enverras un de tes Héliades me chercher, afin qu’il me conduise auprès de toi. Nos religions sont différentes, ô pontife, mais un même amour nous rapproche, celui de cette île de Rhodes qui est devenue ma seconde patrie et où je veux dormir mon dernier sommeil. »

Ayant scellé soigneusement le feuillet de parchemin, elle le fit porter par Machaon. Quelques instants après, un autre message lui était remis : Stasippe l’avertissait, avec les mêmes formules de politesse, qu’il l’attendrait le lendemain, et qu’il serait lui-même à l’entrée du temple pour la recevoir. Alors elle ne songea plus qu’à tirer le meilleur parti possible de cette entrevue. Le soir, en dînant, elle interrogea Isanor : Avait-il souvent causé avec le jeune pontife ? Lui accordait-il beaucoup de considération ?

— Oui, sans doute, répondit Isanor, c’est un homme d’une grande sagesse et d’une science profonde. Il possède en outre l’art difficile de diriger les hommes et d’apaiser les conflits qui surgissent entre les consciences. Depuis qu’il est pontife souverain de l’Aleïon, on n’a jamais entendu dire qu’aucun scandale y ait éclaté.

— Et avant ?

— Avant, si ma mémoire est fidèle, il y avait eu quelques désordres vite réprimés. Une Veuve-gardienne s’était enfuie avec l’un des prêtres qui portent le titre d’Éperviers ; mais elle était revenue au bout de peu de jours, et tout a été oublié.

— Quelle folie aussi, déclara durement la Juive, d’enfermer des femmes dans l’intérieur du temple avec des hommes jeunes et qui ne sont pas plus que les autres à l’abri des passions sensuelles. Je gage que Stasippe lui-même…

— Tu te trompes, répondit Isanor avec douceur. On assure que sa vertu est au-dessus de tout reproche. Peut-être a-t-il renoncé aux joies de la volupté, après en avoir connu les amertumes. Ceux qui se sont piqué les doigts aux épines redoutent de cueillir les roses.

Sur cette pensée qui ne lui avait pas coûté grand effort, le vieillard avait quitté la table. Mais Namourah était restée un moment plongée dans ses réflexions. Elle songeait à conquérir Stasippe, non point certes pour l’inciter au péché, mais uniquement pour faire plier cette volonté sous la sienne. Elle savait que les hommes réputés les plus vertueux ne sont pas insensibles à la grâce séductrice des femmes, et que, même d’esprit à esprit, il y a des coquetteries nécessaires. Et elle préparait ses armes comme un soldat qui va livrer une bataille décisive. Quelle force pour elle, si elle parvenait à mettre dans son jeu le pontife suprême de l’Aleïon !

Elle se coucha, et craignit de ne point reposer. Alors elle appela deux des jeunes psaltéristes qui avaient coutume de jouer de la harpe devant elle :

— Endormez-moi comme une enfant ; bercez-moi de vos chants les plus doux. Et ne me quittez que lorsque vous verrez mes yeux appesantis, et que vous entendrez mon souffle devenir égal dans mon sein.

Les deux jeunes filles étaient habituées aux caprices de leur maîtresse ; elles s’interrogèrent du regard et, s’étant comprises, elles commencèrent l’hymne du Sommeil :

« Que la bouche se détende ; que ta poitrine s’apaise ; que tes membres goûtent le repos.

« Voici l’heure où des hauteurs du firmament les blonds Élohims vont descendre ; ils quittent le trône de Jéhovah et se répandent sur la terre.

« La colombe amoureuse a cessé de gémir ; les faons se sont tapis dans les replis de la montagne. Les lions eux-mêmes ont abandonné le milieu du chemin.

« Une seule étoile brille au ciel, et bientôt mille autres s’allument. Sur la voûte d’azur, au-dessus de Balaath, c’est un ruissellement d’étoiles.

« Dors et oublie jusqu’au nom de ta mère, jusqu’au visage de tes fils. Demain tu retrouveras dans ton cœur tes espoirs et tes inquiétudes.

« La vie, c’est le fiel ; et le miel, c’est la douceur de la mort. Repose, en attendant que le tombeau garde tes os. »

Les deux jeunes filles alternaient leurs voix, l’une grave, l’autre grêle et acide. Namourah s’était endormie. Dans la chambre aux tentures épaisses, les dernières vibrations de la musique achevèrent lentement de s’éteindre. La lampe pencile, enfermée dans un cylindre d’onyx, n’émettait plus qu’une faible lueur. Et le souffle de la Juive tyrienne passait à travers sa bouche comme l’écho affaibli et à peine sensible de son âme.

Le lendemain sa litière la déposait devant l’entrée principale de l’Aleïon.

— Vous m’attendrez de l’autre côté, à la porte du jardin, avait-elle ordonné à ses esclaves.

Elle voulait éviter ainsi que sa visite à Stasippe fût remarquée. Tout le monde dans Rhodes connaissait le riche flottement de ses rideaux écarlates et la beauté de ses porteurs libyens.

Le Père des Pères, debout sous la colonnade, la reçut. Et aussitôt il la conduisit dans la salle qui précédait le sanctuaire. C’était une sorte de musée où les plus belles œuvres d’art avaient été réunies. Au milieu, le quadrige du soleil, sculpté par Lysippe, faisait une tache éblouissante d’or et d’ivoire. Namourah s’en approcha et l’examina attentivement. Les admirables chevaux, cabrés et hennissants dans la main du dieu, semblaient prêts à entreprendre leur course à travers les plaines célestes. Une étoile au-dessus de leur front marquait leur destinée sidérale. Et le dieu, le torse nu, les cheveux gonflés par le vent de l’infini, domptait leur ardeur et les dirigeait, inexorable, dans ce voyage sans cesse renaissant d’où sortent les années, les saisons et les jours.

— Tu vois là, lui fit observer doucement Stasippe, l’ouvrage le plus renommé du grand sculpteur de Sycione. Il date de l’époque d’Alexandre. Quinze cents statues sont en outre dues à son ciseau, et dans toutes il s’est plu à idéaliser, à diviniser presque la beauté humaine.

— Oui, ce fut un grand, un très grand artiste, répondit Namourah avec conviction. Cependant mes préférences vont aux œuvres qui peignent la réalité de plus près. N’avez-vous pas ici le fameux tableau de Protogène, le Satyre à la perdrix ?

— Le voici, dit Stasippe en l’amenant devant un grand panneau où un satyre debout était appuyé sur une colonne. — Le Satyre y est encore, mais il y a longtemps que la perdrix a disparu. Elle était tellement palpitante, et l’imitation de la nature y était rendue d’une façon si parfaite que tous ceux qui entraient dans l’Aleïon négligeaient de regarder la figure principale du tableau. Il y avait même des gens qui cachaient sous leurs vêtements des perdrix vivantes qu’ils approchaient de l’autre, et qui aussitôt se mettaient à chanter. Protogène, l’ayant appris, en fut humilié dans son orgueil d’artiste. Il vint trouver les intendants du temple et leur demanda la permission d’effacer de son tableau cette perdrix qui faisait oublier tout le reste.

— On a eu tort d’y consentir, déclara Namourah. C’est regrettable. Le peuple va d’instinct à ce qui est vrai ; et Protogène, loin de s’offenser d’un tel succès, aurait dû être le premier à s’en réjouir. Mais il faut reconnaître que le Satyre est merveilleux. Quelle grâce ! quelle souplesse ! Ne dirait-on pas que lui aussi est vivant ?

Elle s’extasiait devant les membres nus du demi-dieu des forêts, et ses regards s’attachaient à lui avec une complaisance sensuelle.

Stasippe s’en aperçut ; il s’écarta pour ne pas la gêner dans ce tête-à-tête plein de mystère ; et d’un coup d’œil oblique il l’examinait de loin. Certainement cette femme devait être amoureuse. Tout son être exhalait une passion contenue et ardente. Elle parlait avec chaleur, elle avait des gestes nets et vibrants. Lorsqu’il se rapprocha d’elle, la nudité du satyre débordait ses prunelles fauves. Elle dit avec simplicité :

— Je viens de passer un des moments les plus exquis de mon existence. Ce tableau de Protogène mérite en effet tout le bien que l’on en dit, et je ne m’étonne plus que Démétrius, lorsqu’il fit le siège de Rhodes, ait préféré épargner toute la ville que de détruire un tel chef-d’œuvre.

— Tu te trompes, Adonaïa ; il ne s’agit pas de ce tableau, mais du portrait de Ialysos, fils d’Héraclès, peint également par Protogène, et qui se trouvait dans la forteresse d’Ochyrème. L’artiste attachait un tel prix à cette œuvre qu’il l’avait revêtue de quatre couches de peintures successives, afin que, si le temps venait à user la première, les autres pussent reparaître et s’imposer à l’admiration de la foule.

Ils avaient traversé la salle et s’étaient assis dans un angle où des sièges à dossier incrusté de nacre alternaient avec de grands vases de pierre dure qui portaient des inscriptions phéniciennes. Le moment était venu pour Namourah de confier au pontife l’objet de sa visite. Elle se recueillit un instant, abaissa ses paupières sur ses yeux et les releva brusquement :

— Tu t’étonnes sans doute de me voir en face de toi, et tu te demandes ce qui m’amène ? « Pour que l’épouse d’Isanor, te dis-tu, pour que cette fille de Judée soit venue dans ce sanctuaire païen, il faut qu’il y ait un motif grave. » — Très grave, en effet, ô Stasippe ! Es-tu disposé à m’entendre ?

Le pontife fit un signe d’acquiescement, et elle reprit plus bas :

— Tu dois connaître la faiblesse des femmes ; toutes, nous portons dans notre cœur un démon irascible, jaloux et cruel, qui nous incite à la tentation. Ce démon fut cause de la chute d’Évah, notre mère, dans les jardins de délices. Mais tu ne crois pas à ces choses, Stasippe ?

— Je respecte toutes les croyances, affirma le Père des Pères. Le fleuve de Vérité, qui coule à travers le monde, arrose des contrées plus ou moins fertiles et y fait pousser des fleurs différentes. L’essentiel est que notre âme soit suspendue à l’idée du divin.

— Tu as raison ; mais il n’est qu’un dieu véritable, c’est celui dont Moïse a inscrit le nom au Sinaï sur les Tables de la Loi. Les autres n’en sont que l’image déformée et lointaine. Il n’importe pas moins qu’ils soient servis avec déférence, et c’est à propos de cela que je suis venue, Stasippe. Tu as dans le temple une brebis impure ; prends garde qu’elle ne corrompe le troupeau !

— Que veux-tu dire ?

— Que parmi les Veuves-gardiennes affectées au service du trépied sacré, il en est une qui a oublié ses serments.

— Elles n’ont pas prononcé de serments, Adonaïa. Tu as été mal renseignée. Ce ne sont point des Vestales comme à Rome, ou des Sybilles vierges comme à Délos. Ce sont des femmes qui sont venues apporter librement à Héraclès ce qui leur reste de jeunesse et d’ardeur.

— Auraient-elles le droit d’avoir un amant et de le recevoir dans le temple ?

Le Père des Pères avait pâli ; il sentait, sous cette insinuation, sourdre une vengeance de femme. Cependant il composa son visage, en voyant les prunelles enflammées de Namourah dardées sur lui :

— À laquelle des prêtresses fais-tu allusion ? Quelle preuve peux-tu me donner de sa faute ? Si tu sais quelque chose de certain, parle ; autrement, tais-toi.

— Ne te fâche pas, Stasippe, et n’oublie pas que je suis venue ici en amie. La délation n’est pas sur mes lèvres, ni la perfidie dans mon cœur. Je t’avertis seulement de veiller ; l’honneur du culte d’Héraclès en dépend.

Elle s’était levée hautaine, presque farouche. Le pontife n’insista pas davantage. Il se contenta de dire, d’un ton apaisé :

— S’il est vrai qu’une des Veuves-gardiennes a failli à son devoir, le ciel se chargera de la punir. Je te remercie, Adonaïa. — Veux-tu pénétrer dans le sanctuaire ?

— Non, dit-elle. Il se fait tard. Isanor doit s’étonner de ma longue absence.

Elle s’inclina devant le pontife et lui jeta un regard dominateur. Il la reconduisit jusqu’à sa litière à travers le jardin où luisait l’éclat polychrome des verveines.

IV

Deux jours après, Likès, en rentrant à l’Arsenal, trouva Alexios qui l’attendait. À la mine sérieuse de son frère, il comprit que quelque chose d’important avait dû l’amener. En effet, Alexios, le prenant par le bras, lui dit aussitôt :

— Tu peux me rendre un grand service. Il s’agirait d’obtenir d’Isanor qu’il consente à me céder une partie des bassins de flottement qui se trouvent en deçà du Môle, entre l’Arsenal et le Grand Port. Ces bassins ont servi longtemps à recevoir les navires de commerce. Isanor ensuite les a repris pour y loger les galères de fond de la flotte, à mesure que celle-ci se développait davantage. Mais en réalité ils n’ont jamais été utilisés. La flotte de Rhodes n’est point sédentaire ; elle court le monde ; elle sillonne les Océans ; on la voit, tantôt sur les côtes d’Égypte, tantôt dans les eaux du Péloponèse, tantôt sur les rivages de l’Ibérie ; et les bassins de l’Arsenal restent vides, alors que les armateurs ne savent où abriter leurs bâtiments de plus en plus nombreux.

— Ton idée me semble juste, Alexios ; et, si Isanor y consent, je la soumettrai volontiers au Conseil des mastères, qui doit décider en dernier ressort. Mais Isanor consentira-t-il ? J’en doute : c’est un vieillard entêté et jaloux de ses prérogatives. Sa folie est de se croire le maître souverain de la ville ; et le navarque lui-même est obligé de compter avec lui.

— Essaie toujours ! D’ailleurs, si je formule une demande, j’apporte aussi une offre dont la valeur n’est pas à dédaigner. Écoute-moi, Likès, et tâche de bien me comprendre : ta fortune et la mienne sont d’ailleurs liées très étroitement ; notre devoir n’est-il pas de nous entr’aider l’un l’autre ? Ainsi nous pourrons plus vite arriver au but. Prête-moi donc toute ton attention. Que la ville me cède l’emplacement que je réclame, et je m’engage à lui procurer aussitôt une augmentation de revenus qui la dédommagera des sacrifices énormes qu’elle a faits ces derniers temps en équipant des galères pour venir au secours des Romains. Jusqu’à présent les particuliers qui confient leur argent à la République n’ont reçu qu’un intérêt dérisoire. Selon le taux affiché à la Marine, c’est un cinquième du cent seulement, c’est-à-dire pour dix mines un triobole par jour. Or j’ai trouvé une combinaison qui permettra de leur donner le double sans que le Trésor soit appauvri.

— Une combinaison ! Laquelle ?

— Ceci est mon secret ; je te le ferai connaître plus tard. Contente-toi pour l’instant de savoir qu’Alexios n’a qu’une parole, et que jamais il ne s’est trompé dans ses calculs. Ce matin, à la Deigma, j’ai causé avec les autres armateurs de la ville ; nous nous sommes mis d’accord, mais nous voulons être secondés. Que disent les anciennes lois de Rhodes ? « Un commerce pour enrichir la flotte ; une flotte pour soutenir le commerce. » Il ne faut pas oublier que c’est à l’application rigoureuse de ce principe qu’a été due la prospérité inouïe de Rhodes depuis sa fondation. La force militaire n’est pas tout ; et c’est une chose convenable et juste de traiter avec faveur les négociants qui sont utiles à l’État par la richesse de leurs vaisseaux et de leurs cargaisons ; plus il y aura d’importations et d’exportations, d’achats, de ventes, de salaires et d’échanges, et plus les ressources afflueront dans les caisses publiques.

— Tu m’as convaincu, dit Likès, et je tâcherai d’être éloquent, puisqu’il s’agit non seulement de plaider tes intérêts, mais encore de travailler avec toi à la prospérité de notre patrie.

Alexios serra fortement la main de son frère :

— À partir d’aujourd’hui je te mets de moitié dans mes bénéfices. Mais ne tarde pas à aller voir Isanor. D’autres que moi pourraient lui parler de mon idée, et je veux arriver le premier.

— J’y vais de ce pas. Il doit encore être là-haut. C’est l’heure où il reçoit d’habitude les ingénieurs qui viennent lui rendre compte de leurs différents services.

Likès prit le chemin du palais. Mais, au lieu de traverser l’Arsenal, il sortit et côtoya les bâtiments jusqu’à la mer. Il réfléchissait à l’ambition constamment en éveil d’Alexios, à sa volonté toujours tendue vers le succès, et, en se comparant à lui, il se trouvait léger et faible ; un peu de honte lui venait de ne pas mieux mettre en valeur les dons qu’il avait lui-même reçus de la nature, et de ne pas employer tout son cœur, toute son énergie à devenir véritablement un homme. Au lieu de cela il s’usait dans les jeux puérils d’un amour qui ne pouvait que gêner et entraver sa vie. Alexios, lui, était marié, il avait fondé une famille. Cinq enfants, robustes et beaux, grandissaient autour de sa tête. Il les aimait. C’était pour eux qu’il travaillait, ainsi que pour l’épouse tranquille et forte qui veillait sur les lares de la maison. Et les autres jeunes gens de sa génération avaient tous aussi créé un foyer. À part Stasippe, qui s’était voué au sacerdoce, tous ses compagnons d’école, tous ceux qui avaient suivi comme lui les leçons des maîtres rhodiens, étaient des maris et des pères, et voyaient devant eux leur existence prolongée par leurs fils. Lui seul était le cep stérile que l’on jette au feu, parce qu’il n’a produit aucun bourgeon. Et pourtant il se sentait plein de vigueur et de sève. En ce moment l’air salé de la mer fouettait rudement son visage. Il se souvenait que, petit, il était venu souvent à cette même place chercher cette caresse virile ; ses poumons alors se gonflaient d’une force étrange, et une joie immense l’inondait, en même temps que la soif de la vie montait à ses lèvres, avec le sel du rivage. La vie ? elle devait encore recéler bien des jouissances de toutes sortes, bien des émotions qu’il n’avait jamais éprouvées, quoi qu’il eût, aux ides dernières, commencé le sixième lustre de son âge.

Il était arrivé devant la porte du palais. Les gardiens qui le connaissaient le laissèrent franchir librement le seuil. Et tout de suite il se rendit dans la salle de réception d’Isanor qui occupait, avec les galeries d’attente, le rez-de-chaussée de l’édifice. Il n’y avait personne. Sans doute le chef de l’Arsenal était-il encore dans ses appartements privés. Likès monta l’escalier dont chaque marche était recouverte d’un tapis différent fabriqué à Smyrne. Une rampe d’ivoire, ornée de figures nues tournées dans la même matière précieuse, courait des deux côtés de cet escalier monumental, en haut duquel une draperie faite d’un seul morceau de pourpre de Tyr arrêtait les regards. Likès souleva la lourde portière, et se trouva en face de Machaon.

— J’ai besoin de parler au seigneur Isanor, fit-il.

Sans répondre un mot, le vieil esclave le précéda, à travers plusieurs pièces somptueusement décorées, jusque dans une chambre tendue de soie changeante, où Namourah, occupée à lire, reposait sur un large divan recouvert de peaux de bêtes.

— Toi ! dit-elle, en apercevant Likès.

Likès chercha du regard Machaon, mais celui-ci avait disparu. Alors il expliqua qu’il était venu pour voir Isanor à qui il avait une communication urgente à faire.

— Isanor est malade, déclara doucement la Juive ; je ne crois pas qu’il puisse se lever aujourd’hui. Mais tu peux me confier ce qui t’amène, je lui transmettrai tes paroles.

Likès parut hésiter :

— Il s’agit d’une affaire assez longue à expliquer, et qui, je crois, fatiguerait ton attention.

— N’importe ! Explique toujours. Ce que tu me diras ne sera pas plus difficile à comprendre que ce que je lis. Regarde !

Elle développa le volume de parchemin et lui mit le titre sous les yeux. C’était les Histoires d’Hérodote annotées par un commentateur juif.

— En effet ! dit Likès en souriant. Tu choisis des auteurs graves pour distraire tes loisirs, Adonaïa.

Elle hocha la tête sans le regarder, et posa le volume sur une tablette, à côté d’elle.

— Assieds-toi et parle.

Likès s’exécuta de bonne grâce. L’accueil de Namourah le laissait en sécurité. Ainsi qu’il l’avait promis à Alexios, il s’efforça d’être éloquent. Il fit valoir les raisons qu’avait son frère de réclamer dans le port, pour les bâtiments des armateurs, une place qui ne servait plus à personne. Il sut sans aridité exposer des chiffres, expliqua comment on pourrait relever le taux de l’argent que les particuliers prêtaient à l’État et quels avantages on retirerait de la proposition d’Alexios. Namourah l’écoutait avec surprise ; elle ne l’aurait pas cru capable de s’arracher aussi aisément aux questions purement techniques qui l’occupaient d’habitude. Était-il donc devenu tout à coup ambitieux et amoureux de l’or ? Quelle évolution s’était faite dans son esprit ? Elle le considérait d’un œil oblique, tandis qu’il s’animait et se prenait à ses propres discours. Quand il eut achevé, elle resta quelques instants silencieuse.

— Et tu tiens beaucoup à ce qu’Isanor fasse ce que ton frère désire ? dit-elle enfin.

— Beaucoup, Adonaïa.

— Ce sera fait.

Likès alors releva son front vers elle. Il la vit toute changée, resplendissante. L’expression de calme dont elle avait masqué son visage s’était dissipée. Elle était redevenue la tentatrice en qui une puissance dangereuse habitait. Cependant elle ne bougeait pas, elle n’accomplissait aucun geste ; elle se contentait de le fasciner de l’éclat de ses prunelles imbibées d’or. Et Likès ne pouvait plus baisser les yeux ; il ne pouvait plus détacher son regard de ces prunelles lumineuses, miroitantes, qui promettaient tout, qui annonçaient d’extraordinaires voluptés. Lentement, comme attiré par un sortilège, il se haussa jusqu’aux lèvres de cette femme, qui l’attendait, patiente, mais enfiévrée de désir. Ce fut une étreinte atrocement charnelle, où leur âme s’abîma. Des cris de fureur, des rugissements pareils à ceux des grands fauves, qui, après s’être longtemps guettés, finissent par se surprendre dans la profondeur des forêts… Puis le silence… Namourah s’était évanouie, épandue parmi les fourrures épaisses. Mais Likès, affolé de chair et de parfums, se jeta de nouveau sur elle ; et il la ressuscita de son souffle pour la voir défaillir encore.

V

Une animation extraordinaire régnait ce matin-là aux pieds du Colosse. De mauvaises nouvelles étaient arrivées dans la nuit. On parlait d’une trahison de Polyxénidas passé au service d’Antiochus, d’un guet-apens où il aurait attiré le navarque et une partie de la flotte rhodienne dans les parages de Samos. Que s’était-il passé au juste ? On ne le savait pas encore, et l’on attendait d’autres détails avec une inquiétude grandissante.

Sur le Môle, des signaux avaient été hissés pour faire rentrer les trirèmes qui voguaient au large ; — mais aucune n’appareillait vers le port. La mer, lisse comme un miroir, était entièrement déserte, et l’île semblait irrévocablement séparée du reste du monde. Pourtant, du côté des Sporades un point brillant apparut. Était-ce l’aile d’une mouette, ou le dos écumeux d’un dauphin, ou quelque barque apportant les éclaircissements désirés ? La foule impatiente se porta toute d’une masse vers l’extrémité du Môle. Des enfants culbutés tombèrent à l’eau ; une femme fut écrasée contre une borne ; mais personne n’y prit garde. L’angoisse tenait tous les yeux tournés vers le faible espoir qui naissait à l’horizon ; car c’était bien une barque toute blanche que montait un seul marin. Elle approchait secouée par le remous des petites vagues qu’elle avait réveillées de leur sommeil. On distinguait maintenant le mouvement précipité des rames et le corps de l’homme couché sur elles comme un cavalier sur sa monture dont il active le galop. Et un cri sortit en même temps de toutes les poitrines :

— Eudanus ! C’est Eudanus !

Le lieutenant de Pausistrate arrivait en effet de toute la vitesse de cette embarcation légère qui avait la forme allongée d’un ichtyosaure. Il portait en signe de deuil ses insignes renversés sur sa poitrine. Quand il fut à la hauteur du Môle, il jeta les avirons et sauta sur les pierres disjointes.

— Rhodiens, déclara-t-il, vous avez été vaincus, non point par la force, mais par la ruse.

Et, se frayant un passage d’un geste impérieux, il se rendit à l’Arsenal. Derrière lui la foule courait. On n’osait cependant ni l’interroger, ni le retarder dans sa marche. Bientôt on allait tout savoir. Et on le suivait en silence, dans l’espoir qu’il se retournerait peut-être et qu’il laisserait tomber quelque autre nouvelle. En effet, quand il eut monté les marches du palais d’Isanor, il dit brièvement :

— Le navarque a été tué ; presque tous les hommes qui l’accompagnaient ont péri.

Alors ce fut une consternation. On savait que l’élite de la jeunesse rhodienne, l’élément le plus énergique de la population, avait suivi Pausistrate dans cette aventure guerrière dont on attendait grande gloire. Par quelle ruse Antiochus, ou plutôt le traître Polyxénidas, était-il parvenu à avoir raison de tant de vaillance et de bonnes volontés unies ? On murmurait. Le temps qui s’écoulait semblait trop long. Le peuple n’avait-il pas le droit d’être informé le premier des affaires du peuple ? Devant l’Arsenal, entre les bassins de radoub et la mer, c’était presque des cris de sédition, des cris de révolte, qui éclataient. Enfin une des portes s’ouvrit, et Likès parut. Le jeune mastère en quelques mots expliqua ce qui s’était passé : trompé par un message dans lequel Polyxénidas lui offrait de lui livrer les navires d’Antiochus si le navarque consentait à le faire rentrer en grâce dans sa patrie, Pausistrate avait engagé sa flotte, pour un combat simulé, à travers la passe de Panorme, entre l’île de Samos et la côte d’Asie, à la hauteur d’Éphèse. Mais l’exilé rhodien, loin de désarmer ses navires comme il s’y était engagé, les avait au contraire renforcés et mis sur le pied de défense, et il avait appelé à son aide le chef des pirates, Nicandre, lequel était, lui aussi, un ancien marin de Rhodes passé aux gages d’Antiochus. Leur victoire avait été d’autant plus facile qu’ils connaissaient dans les moindres détails la structure et les rouages des vaisseaux rhodiens attirés dans ce lâche guet-apens. Pausistrate avait payé de sa vie son imprévoyante crédulité…

— Ne croyez pas cependant, avait ajouté Likès, que nous allons rester sur un pareil affront. Ce soir, dix navires quitteront l’Arsenal ; demain dix autres partiront sous le commandement d’Eudanus, qui prendra la succession de Pausistrate. Il faut qu’une prompte revanche nous relève à nos propres yeux et à ceux de nos alliés. Je vous donne rendez-vous dans trois jours sur la place du Peuple.

Il parlait avec une assurance pleine de noblesse, et les murmures se calmèrent. Mais longtemps, le long des ports, devant la statue du Colosse, le défilé continua, comme si toute la vie de l’opulente cité se fût refoulée vers ce point unique ; théorie lente de gens qui marchaient, le front bas, en silence. Une torpeur pesait sur eux ; — et quand ils regardaient la mer, ils pensaient à ce que des hauteurs du temple de Diane les habitants d’Éphèse avaient pu voir : les souples bateaux rhodiens surpris à l’entrée de la passe, emmenés à la chaîne comme des captifs, ou bien mutilés à coups d’éperon et de hache au milieu d’un rouge tournoiement de sang.

La revanche avait été éclatante et rapide. Likès avait armé les nouveaux navires d’un système de feux tournants dont il avait donné le secret à Eudanus seul. Ces brigantins, qu’il tenait en réserve depuis longtemps en cas d’alerte, avaient gagné en une journée le lieu du désastre ; ils avaient rallié les quelques épaves qui restaient encore : et, dans la nuit, ils étaient allés offrir le combat à Polyxénidas. Certes la lutte était inégale : d’un côté, quarante lourdes galères pontées, et autant de quadrirèmes ; de l’autre, une vingtaine de navires seulement. Eudanus cependant, malgré sa prudence, n’avait pas hésité à affronter cette épreuve. Il avait fait le sacrifice de sa vie, et, pour le reste, il comptait sur la bravoure de ses hommes et plus encore sur le procédé ingénieux qu’avait imaginé Likès. En effet, dès que les matelots syriens eurent aperçu les énormes feux qui se mouvaient en tous sens sur le front des navires ennemis et les aveuglaient, ils ne songèrent plus à combattre ; superstitieux et pleins de terreur, ils se couchaient à plat ventre et se laissaient tuer sans oser lever les yeux. Pendant ce temps, le gros de la flotte rhodienne qui était restée dans les parages de la Thrace avait rallié celle des Romains et poursuivi Polyxénidas jusque dans les eaux de Myonnèse où un autre combat définitif avait été livré.

La lutte avait duré vingt-quatre heures et coûté la vie à plus de vingt mille combattants. Mais la flotte du roi de Syrie était définitivement détruite, et l’empire de la mer, cette thalassocratie disputée depuis des siècles par tant de puissances rivales restait cette fois à la nation Romaine et à Rhodes, son alliée. Maintenant l’accès de l’Asie devenait facile. Le vieil Antiochus, malgré sa puissance, malgré l’aide occulte d’Annibal qui était allé le rejoindre, pourrait-il résister aux légions que se préparaient à conduire là-bas les deux Scipion dont l’épée passait pour invincible ?

Cette nouvelle heureuse était parvenue dans la ville à l’heure exacte où Likès avait donné rendez-vous au peuple. Elle s’était propagée comme un feu de joie ; et, lorsque le jeune mastère apparut, il fut salué d’une acclamation formidable. On savait par quel stratagème digne de sa science il avait vengé la mort de Pausistrate et confondu les menées du traître Polyxénidas. La confiance était revenue ; l’humiliation subie était effacée ; et l’orgueil rhodien, cet antique orgueil qui valait le fer des cuirasses, leur apportait de nouveau l’idée qu’ils étaient nés invincibles.

Le soleil tombait à pic sur les flancs du Taureau d’or ; la colonnade des Stoa regorgeait d’une foule tellement compacte que, réduite à l’immobilité, elle donnait l’illusion d’une fresque peinte à grands traits et où toutes les têtes, tous les bras, toutes les épaules tenaient à un corps unique, comme les membres d’une fantastique idole assyrienne. Et, sur la place, autour de Likès triomphant, des chlamydes multicolores, des calasires de soie jaunes et vertes flottaient comme des drapeaux. On le hissa de force sur un char, dont on détela les mules ; et sept fois autour du Taureau d’or on le promena en triomphe. Les jeunes gens s’accrochaient à lui pour baiser ses mains, et les femmes lui jetaient des fleurs.

À ce moment, comme le cortège en désordre tournait la place, Namourah apparut dans sa litière. Elle vit l’apothéose de Likès et sourit. Puis, se dressant, elle fit signe qu’elle voulait parler. On l’écouta.

— Rhodiens, dit-elle, c’est assez fatiguer le jeune mastère de vos protestations et de vos embrassements. D’autres soins le réclament. Laissez-le rentrer à l’Arsenal.

Likès était descendu du char ; il prit place à côté de Namourah dans la litière. Longtemps les acclamations le suivirent encore ; mais il ne les entendait plus ; les rideaux de pourpre s’étaient refermés, et des lèvres avides, pâmées, palpitantes, s’unissaient dans la frénésie d’un baiser brûlant.

VI

Lyssa avait appris elle aussi le triomphe de Likès. Elle s’en était réjouie dans son cœur. Il lui tardait de revoir son amant pour le féliciter par de tendres paroles et par de plus tendres caresses. Comme elle était fière de lui, et amoureuse ! Certes, elle le savait capable de grandes choses, elle connaissait mieux que personne sa valeur et les ressources de son intelligence prompte et souple, et elle n’avait pas attendu l’opinion de la foule pour porter sur lui un jugement favorable. Mais ce n’était point à cause de cela qu’elle s’était donnée à lui. Il eût été le dernier des matelots qui prenaient le frais sur le port, qu’elle lui eût voué les mêmes sentiments d’adoration sans limites. Depuis bientôt un an qu’ils s’appartenaient, elle n’avait jamais passé un seul jour sans renouveler en elle-même cette offrande de tout son être à celui qu’elle considérait comme le maître absolu de sa vie.

Un an ! Il y aurait un an en effet à la lune prochaine que Likès sur sa prière avait reçu le baptême du Taurobole, et que, tout pantelant et tiède du sang de la victime, il l’avait entraînée dans une hôtellerie obscure, où aux bras l’un de l’autre ils avaient oublié le reste du monde. Lyssa se reportait souvent à cette heure ardente qui avait marqué son âme d’une empreinte ineffaçable ; elle aussi, ce jour-là, avait reçu une initiation et un baptême ; et l’amour l’avait renouvelée toute. D’autres souvenirs lui revenaient encore : elle évoquait cet après-midi de soleil et de joie où ils étaient montés ensemble sur le coteau de Ialysos, près de l’autel des Nymphes telchiniennes ; Likès avait exigé d’elle un serment, et, coupant une boucle de sa chevelure, il l’avait enroulée à son poignet comme le gage d’une fidélité immuable. Puis, c’étaient leurs promenades dans les bois de lauriers-roses ou au bord vertigineux des torrents ; partout ils avaient mêlé leur âme enivrée à l’âme divine de la nature.

Et Lyssa se disait qu’elle était la plus heureuse de toutes les femmes. Qu’avait-elle fait pour mériter un tel bonheur ? Elle descendait dans son passé, interrogeait son enfance incertaine, son adolescence sans désirs. Tout cela n’existait plus pour elle, tout cela s’effaçait devant l’image resplendissante de Likès. Likès couvrait sa vie, comme à midi le soleil couvre la plaine, dont il fait fuir les mouvantes ombres. Même quand il était loin, elle le sentait près d’elle encore. N’avaient-ils pas échangé tant de baisers que les atomes de leur sang s’étaient confondus, ainsi que l’eau et le vin dans une coupe profonde ? Ils étaient liés par de subtiles et impérissables attaches. Lyssa souriait en se répétant tout bas que nulle force humaine ne pouvait empêcher Likès de refleurir en elle et de l’aimer.

Ce matin elle se rendait à sa rencontre. Elle savait qu’il traversait presque chaque jour le Port des Parfums. C’était sa promenade préférée, lorsqu’il avait beaucoup travaillé, et souvent il allait prendre son premier repas à une petite auberge cachée parmi les citronniers, où l’on buvait le meilleur vin de l’île, et où à toute heure il y avait du poisson frais et des figues mûres. Les goûts modestes de Likès se plaisaient à cette simplicité. Il aimait le silence de ce coin privilégié que la mer caressait de ses vagues douces ; les bruits de la ville n’y parvenaient que comme un murmure indistinct et confus, pareil à une chanson monotone, et les molles sacolèves de l’Orient peuplaient la petite anse où l’eau était si bleue qu’on l’eût dite trempée d’indigo. Lyssa, tout en marchant rapidement vers cet endroit, se rappelait qu’un jour Likès avait exigé qu’elle s’assît près de lui dans l’auberge et que, soulevant sa coupe, il la lui avait approchée des lèvres. Mais la petite Veuve-gardienne avait refusé de boire. Pourquoi ? Un scrupule, comme il lui en prenait quelquefois lorsqu’elle s’éloignait du temple, et que tout à coup le souvenir de ses fonctions saintes lui revenait… Aujourd’hui elle dominerait volontiers ce sentiment d’une délicatesse trop fragile. Si elle rencontrait Likès attablé à sa place familière, elle verserait elle-même le vin dans la coupe et la viderait jusqu’à la dernière goutte en l’honneur de son récent triomphe.

Mais Likès n’était pas encore là. Alors elle retourna dans le Port des Parfums. Il faisait doux ; la brise tiède avait le goût d’un fruit dont le soleil a fait éclater la pulpe ; — et tous ces arômes qui flottaient dans l’air ! Sur le sable, des caisses entr’ouvertes gisaient, pleines de baumes et d’essences. Les matelots, avec leurs fortes mains calleuses, exhalaient eux-mêmes une odeur de benjoin et de myrrhe. Lyssa se mit à l’écart et attendit.

Bientôt elle vit arriver Likès. Il marchait, la tête baissée, appesanti par des réflexions profondes. Ce n’était pas ainsi qu’elle s’était figuré l’apercevoir. Elle le trouva subitement changé. Il avait l’air maintenant d’un homme extrêmement sérieux, il ressemblait presque à son frère Alexios ! Pourtant leur dernier entretien datait de dix jours à peine ! À quoi pouvait songer le jeune mastère ? Sans doute aux graves événements qui se déroulaient… Lyssa eut envie de se dissimuler, afin de l’observer plus longtemps ; et, quand il passerait près d’elle, elle lui sauterait au cou. Cet enfantillage l’amusa. Elle se blottit entre deux monticules de sable. Likès approchait, toujours du même pas pesant. Elle voyait maintenant son visage, ses grands yeux, doux comme ceux d’une femme, et sa bouche qui luisait comme du corail au milieu de sa barbe soyeuse ; et elle remarquait la courbe puissante de son nez, le dessin ferme et net de son front ; d’avance elle mettait des baisers sur toutes les places où ses lèvres si souvent déjà s’étaient posées. Encore une minute et il serait là…

— Bonjour, Likès !

Likès avait tressailli ; puis il avait souri à Lyssa qui le tenait prisonnier entre ses doigts frêles.

— Y avait-il longtemps que tu étais cachée là ?

— Non, Likès. Est-ce que je t’ai fait peur ?

— Tu m’as surpris seulement. Je ne m’attendais pas à te voir.

— Veux-tu que j’aille avec toi jusqu’à l’auberge.

— Restons plutôt ici, dit Likès, en jetant un regard circulaire autour d’eux. D’ailleurs, je ne veux ni manger ni boire. J’ai déjeuné tôt ce matin, car j’ai passé la nuit au travail.

Il disait vrai. Une autre idée lui était venue pour la défense des navires, et tout de suite il en avait cherché l’application. Ses calculs l’avaient entraîné jusqu’à l’aube. Il expliqua à Lyssa le but qu’il se proposait.

— C’était à cela que tu pensais en venant ?

— Peut-être !

— Je t’ai trouvé si sérieux, si solennel ! Je me disais : « On m’a changé mon Likès ; ce n’est plus lui, c’est son frère Alexios qui arrive. »

Elle se mit à rire. Il s’offensa de sa puérilité.

— Tu es bête ! On ne peut pas toujours avoir vingt ans.

Elle se recula pour l’examiner en face. Dans ce brusque mouvement, son voile se déplaça et les globes de ses seins apparurent. Ils s’offraient, moelleux et doux, à la bouche de Likès. Rapidement il les couvrit de baisers.

— Tu m’aimes toujours ? demanda Lyssa, souriante.

— Toujours ! répondit Likès sans la regarder.

— Alors, écoute. J’ai une chose à te demander, une chose à laquelle je tiens infiniment. Si tu me refusais, j’en éprouverais un chagrin mortel.

— De quoi s’agit-il ? Est-ce ma vie que tu veux ?…

Il affectait de plaisanter, mais Lyssa le retenait par la main, et, à la pression de ses doigts, il sentait qu’elle était agitée d’une grande émotion intérieure. Elle le fit asseoir sur le sable et se tint debout devant lui :

— Écoute. Il y aura bientôt un an que nous nous sommes donnés l’un à l’autre. Cet anniversaire doit nous être sacré, n’est-ce pas ? Je voudrais que nous le fêtions dans une intimité complète, loin de tout ce qui pourrait gêner notre bonheur.

Elle s’était assise à son tour et cachait sa tête sur les genoux de Likès. Il dit d’une voix éteinte :

— Et qu’as-tu imaginé pour cela ?

— Je voudrais retourner avec toi à Lindos. C’est là que tu m’as menée tout d’abord afin de me montrer les lieux où s’était écoulée ton enfance. Te souviens-tu comme ce voyage fut heureux ? Te souviens-tu du vieux modeleur qui nous donna l’hospitalité dans le temple, et de l’atelier et de la chambre où nous avons dormi ? Oh, Likès ! Te souviens-tu ? Te souviens-tu ?

— Parle plus bas, fit Likès inquiet, quelqu’un pourrait nous entendre.

Lyssa se tut, mais elle reprit au bout d’un instant :

— Mon désir le plus cher est d’accomplir avec toi ce pèlerinage de notre amour. J’ai déjà prévenu mes compagnes que je serai absente pour deux journées. Dornis me remplacera dans mes heures de veille… Et toi, cher Likès, songe à te rendre libre aussi.

— C’est impossible, répondit froidement Likès, tout à fait impossible, Lyssa. Je ne puis quitter l’Arsenal aussi facilement que toi l’Aleïon. Mes devoirs me retiennent impérieusement. Demande-moi autre chose, je te l’accorderai.

Mais Lyssa hocha la tête :

— C’est cela que je veux, cela seulement. Ce que tu as fait autrefois, ne peux-tu le refaire encore ? N’es-tu pas ton maître ? Quelle volonté pèse sur la tienne ? Quelle loi rigoureuse te domine ?

Alors Likès parla longtemps. Il se répandit en explications verbeuses. Il dit ses efforts, ses luttes, ses espérances, et de quel côté il voulait porter son énergie. Il laissa entendre qu’un pacte de solidarité liait sa fortune à celle de son frère Alexios. Il ne pouvait faillir à ce que l’on attendait de lui…

Lyssa l’écoutait, les yeux gonflés de larmes. Quand il eut fini, elle le regarda tristement :

— Toi aussi, toi aussi, Likès, te voilà pris par la fièvre de l’or !

VII

Lyssa avait entrepris seule le voyage de Lindos. Malgré le refus de Likès, elle conservait la foi vive qu’elle avait en son amour. Et elle ne lui gardait pas rancune de ce refus. Elle trouvait pour l’excuser mille raisons qu’il n’avait pas songé à lui donner lui-même. Peut-être regrettait-il déjà d’avoir été si sévère, et pensait-il à elle avec attendrissement ? Il la suivait en esprit, sans doute, tandis qu’elle gravissait les routes rocheuses qui menaient à l’ancienne capitale de l’île. Comme ce chemin était aride sans lui ! Lyssa s’écorchait les pieds sur les pierres croulantes. La première fois elle ne s’était pas aperçue de leurs aspérités ; Likès la soutenait, la soulevait presque entre ses bras ; mais aujourd’hui tout était désolé dans cette région déserte. Une lumière dure frappait la crête des montagnes. Le grand Atabyrion semblait un cyclope formidable dressé en face du ciel et prêt à dévorer les pygmées qui s’aventuraient à son ombre. Et tout le paysage à l’entour respirait l’effroi et une sorte d’horreur funèbre.

Lyssa avait hâte de toucher au terme de son voyage. Une crainte lui venait de ne plus retrouver vivant le vieux modeleur dont elle avait gardé un souvenir attendri. Que ferait-elle alors, et à qui confierait-elle ses pensées inquiètes, changeantes, incertaines ? Avec qui parlerait-elle de son amant ? Car c’était lui, quelque chose de lui encore, qu’elle venait chercher dans cette solitude. Et le vieux Praxitas, qui avait connu Likès tout enfant, pourrait satisfaire cette faim et cette soif que les caresses les plus vives n’avaient point comblées. Il lui expliquerait ce qu’elle ne pouvait comprendre : le mystère d’un cœur d’homme que la vie entraîne et ballotte dans ses ondes ; il lui donnerait l’intelligence de ces choses dont elle n’avait qu’un pressentiment obscur. N’était-ce pas dans le temple de la Minerve Lindienne que Danaüs et ses filles, fuyant l’Égypte, étaient venus apporter les doctrines impénétrables de Saïs et que, montant sur la colline, ils avaient offert à la Déesse de la Nature le premier sacrifice sans feu qui ait jamais été fait dans cette contrée ? N’était-ce pas là encore que, mieux que dans nul autre lieu du monde, la Sagesse antique, cette Sagesse qui filtrait à travers des arcanes profondes, avait été pratiquée secrètement par une élite au cœur pur ? Lyssa se réjouissait de fortifier son âme à cette source sacrée ; elle se disait avec orgueil que son amant au retour la trouverait plus digne de ses embrassements. Puis elle rougissait en se souvenant tout à coup que Likès l’avait présentée comme son épouse au vieil artiste qui leur avait cédé sa couche. Qu’allait-elle lui raconter maintenant ? Et de quel front oserait-elle l’aborder ?

La ville cependant se faisait proche. L’ancien théâtre en ruines étalait ses gradins jusqu’à la mer. De grands oiseaux au plumage noir et lisse décrivaient des circuits à travers l’arène où poussaient des fleurs sauvages. Et, à certaines places, les dalles étaient usées par l’empreinte des pas des hommes. Une tristesse si morne pesait sur ces pierres vouées jadis à la joie que Lyssa détourna les yeux ; cette tristesse lui semblait plus grande que celle d’un tombeau ou d’un temple abandonné, en lesquels du moins subsiste un peu de vie humaine ou divine.

Elle se hâta d’entrer dans la petite cité. Sur la porte d’une maison basse, elle reconnut deux jeunes filles qu’elle avait remarquées la première fois ; elles étaient occupées à trier des olives dans un bassin de cuivre, et rien n’avait changé dans leurs vêtements, ni sur leur visage. Plus loin, une femme filait, d’un geste machinal, toujours le même ; et dans la cour une sexagénaire tirait de l’eau d’un puits aux arceaux rouillés. On eût dit que par un arrêt du Destin tout s’était immobilisé dans ces rues étroites, sous ces porches peints en violet sombre où Lyssa s’imaginait naïvement qu’on ne devait ni naître, ni mourir. Le baiser s’était enfui de la vieille Lindos, et voilà pourquoi on y respirait un air si morne. C’était là pourtant que Likès avait vécu ses années d’enfance. Ses cheveux bouclés sur son col rond, il avait couru à travers cette cité désolée ; la maison de ses parents, on l’apercevait, tournée vers l’Orient et voilée d’un rideau de mûriers sauvages. Personne n’y habitait plus maintenant, et les hirondelles avaient fait leur nid sur le petit fronton dorique où combattaient deux guerriers. Et Lyssa tout à coup fut prise d’un désir étrange : vivre là avec Likès, détruire, abolir tout ce qui constituait leur vie présente et venir là avec lui s’enfermer comme dans un tombeau. Mais elle sentait bien que c’était un impossible vœu ; — puisque même pour cette unique journée il n’avait pas consenti à la suivre…

Alors elle ne regarda plus rien autour d’elle ; elle marcha droit vers le vieux temple de Bacchus Thionée qui s’érigeait sur le flanc de la montagne ; des colonnes grises, taillées à même le roc, marquaient l’entrée du sanctuaire ; des blocs de pierre, d’une grosseur inégale, déterminaient l’enceinte sacrée. Lyssa se sentit prise d’une grande émotion ; c’était là qu’avec Likès elle avait vécu d’inoubliables heures et que leur amour, comme une flamme ardente, était monté à son apogée. Depuis, ils avaient eu beau s’aimer et s’étreindre, jamais ils n’avaient retrouvé ce frémissement, cette extase ou cette folie, qui les avaient rendus pareils à des Dieux… Aujourd’hui elle allait franchir seule le péribole sacré et pénétrer dans le sanctuaire. Elle se souvenait, elle se souvenait… et des larmes brûlantes jaillirent brusquement de ses yeux.

Pareil à un hypogée, l’intérieur du temple était silencieux et vide ; les autels de marbre bleu semblaient des stèles funèbres ; mais un frais bouquet d’euphorbes, jeté sur le parvis, témoignait que quelque adorateur était venu. Ce ne pouvait être que Praxitas ; — et Lyssa sentit renaître ses espérances. Elle s’agenouilla et pria ; un seul nom vint sur ses lèvres ; elle le répéta avec angoisse, avec frénésie, jusqu’à ce que, épuisée, elle se fût endormie auprès des euphorbes au tiède parfum. La fatigue de la route, l’ébranlement de ses nerfs l’avaient livrée au sommeil. Elle reposait sans inquiétude, dans la grande paix qui découlait de ces voûtes millénaires. Quelque temps après, Praxitas pénétrait dans le temple. En voyant ce corps de femme allongé sur les parois comme une seconde gerbe étroite, il s’étonna tout d’abord, puis il alla décrocher la lampe qui brûlait devant une des images du dieu. Cette lueur, promenée sur le visage de Lyssa, en fit surgir les charmants contours. C’était à peine si la vie l’avait marqué de quelques traces légères. Son front délicat se voilait de la mousse d’or de ses cheveux ; et sur ses joues l’ombre de ses cils s’allongeait, fine et déliée comme une plume d’oiseau ; les petites ailes de son nez palpitaient et restaient vibrantes, même dans le repos qui immobilisait tous ses traits. Et sa bouche délicieuse, chaste et sensuelle à la fois, sa bouche qui recevait le baiser comme une libation fervente, s’entr’ouvrait à peine, pareille à une fleur demi-éclose.

Le vieux modeleur avait reconnu la petite compagne de Likès et sa joie était sans égale ; son œil d’artiste se délectait à ces lignes pures, à ces couleurs douces et brillantes. Jamais sculpteur ou peintre n’avait orné de plus de beauté le chef-d’œuvre sorti de ses mains… Pourtant Lyssa s’était réveillée, et le même nom qui s’était éteint sur ses lèvres y reparut tout à coup :

— Likès ! Likès !

Puis elle rougit en voyant un autre visage d’homme penché sur elle.

— Ne t’inquiète pas, ma fille, dit Praxitas qui devinait son sentiment ; comme la première fois, tu es ici à l’abri de toute atteinte.

Elle se releva. Et docilement elle le suivit dans l’ancienne chambre des prêtres, où il avait élu domicile. Un coin seulement en était éclairé, celui qui lui servait d’atelier ; tout un monde de figurines dansantes, de nymphes aux voiles soulevés, de bacchiades et de satyres, toute une création de plantes légères déroulées en guirlandes, de pampres et de feuillages tenaient dans cet angle étroit, et y mettaient un extraordinaire frisson de vie. Mais Lyssa ne songeait point à admirer ; tout de suite elle interrogea Praxitas :

— Je suis venue près de toi comme près d’un ami, d’un père. Tu as connu Likès enfant. Est-il capable d’une fausseté ?

— As-tu regardé son front ? demanda à son tour le vieil artiste.

— Oh ! dit Lyssa ; tous ses traits me sont familiers comme les signes du ciel. Je les connais mieux que ceux de mon propre visage. Le front de Likès est une plaque d’ivoire polie, sur laquelle n’est inscrite aucune épigraphe.

— Et ses yeux ? demanda Praxitas.

— Ses yeux ! ils sont limpides autant que l’eau d’une source dans laquelle trempent deux iris noirs.

— Et sa bouche ?

— Sa bouche ! Ah ! Praxitas, que te dirai-je de sa bouche ? C’est un abîme de joie. C’est une fleur balsamique, plus douce que le fruit du figuier.

Alors Praxitas hocha longuement la tête. Il réfléchissait. Puis, saisi d’une inspiration soudaine :

— Je vais te montrer, dit-il, le portrait de ton amant.

Il chercha parmi les figurines entassées sur une tablette. Dans la glaise encore molle, ses doigts ingénieux et habiles avaient pétri une minuscule statue d’Hercule. Le dieu était représenté avec sa nébride sur l’épaule et sa massue arc-boutée à la hanche. Mais à ses pieds l’artiste avait mis un Amour blessé dont les ailes palpitaient encore.

— Comprends-tu ce que cela signifie ? demanda-t-il à la jeune femme.

Et, comme Lyssa hésitait, il expliqua :

— Hercule, ce héros triomphal, ce colosse qui porte le monde, Hercule n’a pu réussir à porter l’Amour ; il l’a laissé échapper de ses bras, et l’enfant divin, surpris par cette chute brutale, se débat prêt à s’envoler.

Praxitas se tut et reprit au bout d’un instant :

— Toute l’île est pleine du même symbole. Partout est consignée la lutte de la Force contre l’Amour. Si tu vas à Ixios, à la pointe extrême de ce continent, on te racontera que Vénus Cythérée, se rendant à Chypre dans sa trirème aux voiles bleues, voulut jadis aborder à Rhodes et s’y reposer ; mais les habitants, qui adoraient déjà Héraclès, refusèrent de la laisser débarquer sur le rivage. Alors la Déesse, pour se venger, les voua au culte tellurique de l’or. « Toujours, toujours, leur dit-elle, vous courrez après la richesse ; et vous serez asservis par cette passion maudite ; et jamais mon fils, le tendre Éros, ne vous fera connaître toute sa beauté. Je l’emporte avec moi dans les plis de ma tunique flottante. »

— Hélas ! murmura Lyssa, est-il donc si nécessaire de croire aux symboles ?

Elle s’était mise à pleurer. Praxitas se reprocha d’avoir été trop cruel.

— Ne pleure pas. Likès t’aime encore sans doute ; tu sauras le disputer aux puissances contraires qui le guettent. Ne pleure pas ; et repose-toi cette nuit à l’ombre de cette demeure de la paix.

Mais Lyssa ne put dormir. Elle retrouvait tous les baisers que Likès lui avait prodigués sur cette couche ; elle l’évoquait près d’elle, tendre, voluptueux, ardent. Au bout d’une heure, elle alla rejoindre Praxitas.

— Explique-moi, lui dit-elle, les mystères de l’impénétrable Isis.

Alors le vieux Praxitas, comme on guide un enfant vers la lumière, la conduisit au sommet de la colline, devant la statue en bois de sycomore qui figurait la Mère de toutes choses. Et ses paroles soulevèrent le voile qui cache aux hommes, aveuglés par les passions, la face de la nature sereine, — seule éternelle parmi tout ce qui se défait et qui passe.

QUATRIÈME PARTIE

I

Il y avait plus d’une heure que Lyssa attendait Likès ; elle lui avait écrit la veille pour le supplier de venir à l’Aleïon ; puisqu’ils ne pouvaient plus faire ensemble les grandes promenades amoureuses qui les réjouissaient tant autrefois, ils auraient du moins la joie furtive de se retrouver dans le secret de ce jardin clos où bien souvent déjà ils avaient caché leurs effusions. Quelques minutes, quelques minutes seulement !… Lyssa, pour ces quelques minutes, eût donné tout ce qui lui restait de temps à vivre.

Mais Likès ne paraissait point et Lyssa se consumait à l’attendre. Il n’avait pas répondu à son message, c’était sans doute qu’il était tout près, qu’il allait venir. Dans quelques instants, il serait là… De nouveau leurs lèvres se mêleraient, leurs poitrines s’appuieraient l’une à l’autre ; — et ils oublieraient tous les obstacles que la vie mauvaise suscitait contre leur bonheur.

Lyssa regardait le soleil allumer des flammes aux touffes luisantes des verveines. Elles brillaient comme les lampes percées de trous nombreux que des mains pieuses déposent sur les tombeaux. Autour, la terre desséchée semblait aussi dure que la pierre. Pourtant les plantes ne s’arrêtaient pas dans leur floraison ; toujours elles continuaient à émettre les corolles dont les nuances vives réjouissaient les regards. L’esprit de la nature était en elles, cet esprit dont Lyssa, par la bouche de Praxitas, avait appris l’intarissable puissance. Certes, les secrets de l’antique Isis étaient plus consolants et plus doux que ceux de l’Hercule phénicien qui avait asservi l’île à son joug. Lyssa regrettait de n’être pas venue au monde dans le temps que fleurissait la loi maternelle de la Déesse. Peut-être alors l’amour, au lieu de brûler son cœur d’une aussi âpre morsure, eût-il été pour elle la tendre rosée qui fait s’épanouir les sèves.

Elle cherchait à se distraire en pensant à ces choses, mais au fond d’elle-même une seule inquiétude veillait, absorbait toutes ses forces vives. L’heure passait, et Likès ne venait point. Quel obstacle insurmontable le retenait ? Depuis quelques semaines il manquait tous leurs rendez-vous. Il y avait plus d’un mois maintenant qu’elle ne l’avait vu… Un mois qui lui avait paru un siècle, et où chaque jour elle avait pleuré… Des alternatives de découragement et d’espérance la roulaient dans des vagues toujours changeantes. Elle avait parfois la sensation suraiguë du noyé qui voit se rompre la seule branche où se raccroche sa vie. Mais ce matin elle s’était levée en joie. Il lui semblait que toutes ses angoisses allaient finir.

Elle n’osait pas aller au-devant de Likès : un jour, elle s’en souvenait, il lui avait défendu de l’attendre sur la route. C’était ce même jour où, réfugiés dans le petit pavillon des graines, ils avaient vu passer Stasippe le pontife, reconduisant Namourah jusqu’à sa litière. À partir de cette date, Likès n’était plus jamais revenu dans le jardin. Que risquait-il cependant ? Absolument rien, puisqu’il était libre ! Si jamais l’on venait à les surprendre, toute la faute retomberait sur elle, sur elle seule… Lyssa éprouvait un certain orgueil à porter sur ses frêles épaules tout le poids de leur commune défaillance. Dans l’état de passion où se trouvait son âme, la prudence lui eût paru presque une lâcheté. S’il le fallait, elle crierait à la face du monde qu’elle avait péché, que Likès était son amant. Elle ne redoutait même pas les reproches du Père des Pères. Elle aimait, elle était sincère dans son exaltation amoureuse, comme elle l’avait été dans son exaltation mystique. Et même ces deux sentiments se confondaient à présent en elle, et c’était sur Likès qu’elle en reportait toutes les ardeurs. Oui, il était pour elle plus que le dieu du Feu et de la Lumière : il était vraiment son soleil et l’unique resplendissement de sa vie…

Cependant il ne venait point… Et l’ombre du soir commençait à s’étendre sur la mer. C’étaient les jours les plus courts de l’année, seul signe par où se marquait l’hiver dans cette île chérie du dieu Zodiacal. Mais, comme au printemps, il faisait doux, et les roses continuaient à fleurir au pied des collines.

Lyssa s’était fatiguée à marcher dans les allées ; maintenant elle se tenait debout devant la porte, guettant au dehors ; personne n’apparaissait… Personne !… Elle sentait ses jambes faiblir ; du vide sifflait dans sa tête ; elle s’appuya au mur pour ne pas tomber, et toute son espérance, sans qu’elle sût pourquoi, croula en elle. Des sanglots jaillirent de sa gorge ; elle crut qu’elle allait mourir. Mais à cet instant, Dornis, inquiète, pénétrait dans le jardin :

— Que fais-tu, Lyssa ? Pouquoi tardes-tu tant à remonter dans le Temple ?

Et voyant que son amie la regardait d’un œil hagard sans répondre, Dornis ajouta :

— Il faut te résigner pour aujourd’hui ; il est trop tard. Demain peut-être tu seras plus heureuse.

Doucement elle l’entraîna vers le petit pavillon où séchaient les graines.

— Entrons là ; tu pourras te reposer.

Mais Lyssa eut un mouvement de recul :

— Oh ! non ! pas ici, pas ici ! Je préfère te suivre jusque dans l’intérieur de l’Aleïon. Dornis, tu ne peux te douter à quel point je souffre !

— Ne t’agite pas ; appuie-toi sur mon bras davantage. Veux-tu que j’aille te chercher quelque remède ?

— Non, chère Dornis. Un remède ne guérirait pas mon mal. Ni le grand Asclépios, ni sa fille Hygie aux longues tresses ne pourrait trouver le dictame qui me soulage. Ton amitié seule me ranime un peu.

— Eh bien ! alors, parle ! Épanche-toi ! Tu ne m’as jamais fait, Lyssa, que des demi-confidences. Dis-moi tout, excepté le nom de celui que tu aimes. Ce nom, je veux toujours l’ignorer, car il ne faut maudire personne ; — et comment ne maudirais-je pas le cruel qui te cause tant de douleur ?

— Ne blasphème pas ainsi. Il n’est pas cruel autant que tu le penses. Il m’aime toujours, j’en suis sûre. Les circonstances seules nous séparent.

Dornis hocha la tête, incrédule :

— Il t’aime et il te laisse l’attendre des journées entières ; il laisse pâlir tes joues et sécher tes lèvres ! Il t’aime et tu ne reçois de lui aucun gage de tendresse ? Comment est-il fait, cet amant qui peut rester si longtemps sans voir sa maîtresse ? A-t-il l’âge du vieil Homéros, ou la santé débile de Vulcain ? Non, son visage respire la force et une barbe noire fleurit sa bouche. Lyssa, je t’ai aperçue avec lui un jour dans le Port des Parfums. C’est bien là ton infidèle ?

— Oui, avoua encore Lyssa.

Et, se redressant dans un sursaut d’orgueil :

— Tu l’as vu ? N’est-ce pas qu’il est beau et séduisant ? N’est-ce pas que parmi tous les autres hommes, il brille d’un éclat incomparable ?

— Folle ! s’exclama Dornis, en la caressant au front.

Elles étaient montées lentement à la terrasse du Temple, d’où l’on découvrait l’immensité du ciel et de la mer. Et elles s’assirent toutes deux à leur place accoutumée sur le socle d’une colonne.

— Crois-moi, reprit Dornis avec énergie, cet ingrat, tu dois l’oublier. Il n’est pas digne de ton affection. Tu souffres, tu laisses la flamme de ta vie diminuer en toi. Quand l’amour devient une torture, il faut le chasser impitoyablement de notre cœur.

— Hélas ! soupira Lyssa, chasse-t-on le poison qui s’est glissé dans nos veines et dans nos entrailles ? Est-on maître de changer les atomes de son sang ? Quand même celui que tu appelles un ingrat cesserait de m’aimer, moi, je continuerais toujours à le chérir, sinon dans ma volonté, du moins dans ma chair. Il a fait de moi son esclave.

— Pauvre petite ! fit Dornis. Tu es plus atteinte que je ne le croyais.

Elle réfléchit un instant ; puis elle reprit avec tristesse :

— J’ai été coupable de ne pas chercher à te retenir dès le premier jour sur cette pente dangereuse. J’aurais dû te mettre en garde contre ta propre faiblesse. Au lieu de cela, je me réjouissais de te savoir aimée. Je me disais : « Elle qui n’a jamais connu le plaisir, elle qui n’a pas eu d’autres caresses que les embrassements d’un frère, elle va enfin pouvoir exalter dans la lumière les rameaux de son printemps. Et plus tard ces souvenirs lui seront doux. Elle ne sera pas comme celles qui ont été maudites à leur naissance et dont la jeunesse n’a porté aucune fleur. » Je me disais cela, Lyssa, et je m’en réjouissais dans mon âme. Pouvais-je penser que tu te donnerais avec une telle frénésie ?

Lyssa ne répondit pas. Mais, comme se parlant à elle-même, elle prononça à voix basse :

— La mort seule pourrait me guérir. N’ai-je pas d’ailleurs mérité la mort le jour où j’ai trahi le Seigneur souverain auquel nous avons consacré nos existences ? Écoute, Dornis, je n’ai aucun remords, et au fond de moi-même je ne me sens pas coupable. Cependant quelque chose me dit que je serai frappée.

— Tais-toi, fit Dornis en l’embrassant.

Et elle ajouta naïvement :

— Crois-tu donc que tu sois la première d’entre nous qui ait failli ? Crois-tu que parmi toutes les Veuves-gardiennes dont la liberté est complète, il n’en est pas qui ait jamais cédé aux sollicitations d’un homme ? Quel mal y a-t-il dans la volupté ? Quel tort peuvent faire au divin Héraclès les baisers frémissants sur nos lèvres ?

Mais Lyssa ne l’écoutait plus. Dornis même ne pouvait la comprendre. Dornis ne voyait dans ces choses que l’ivresse passagère d’un jour ; et elle, Lyssa, elle s’était engagée dans des cercles profonds, tournoyants et vertigineux comme l’abîme : elle avait simplement aimé.

II

Pendant ce temps, Likès et Namourah naviguaient ensemble vers le rivage de Tyr. L’opulente Juive sentait bien qu’il fallait multiplier les séductions autour de son nouvel amant. Une surprise des sens l’avait jeté dans ses bras et depuis, le désir, l’orgueil, l’ambition l’avaient encore conduit dans sa couche. Pourtant le souvenir de la première maîtresse, — de cette rivale dont elle ignorait le nom et le visage, — ne devait pas être mort tout à fait dans l’âme du jeune mastère. Namourah savait la puissance de ces anciens ferments d’amour ; elle savait aussi la force des autres passions sur le cœur des hommes. Likès maintenant était attaché à elle par les liens les plus étroits, et, s’il brisait ces liens, c’était pour lui une chute presque irréparable. Puis, elle lui avait révélé une forme différente de volupté, celle qui emprunte son charme aux mille recherches du luxe et de la coquetterie féminine. Le frère d’Alexios n’était pas insensible à ces attraits ; il avait dépassé l’âge où les amants se contentent d’un lit de mousse et d’une rencontre au clair de lune. Il appréciait tout ce que Namourah mettait d’emphase autour de leurs baisers ; c’était l’accomplissement d’un rite auquel contribuaient la fumée des encens et des baumes, le chatoiement des draperies d’or et de pourpre, les fleurs, les invocations et les parfums.

Pourtant elle avait voulu plus encore, et elle l’emmenait vers cette prodigieuse Tyr comme dans le lieu du monde où l’industrie des hommes avait atteint son point culminant ; elle l’emmenait au milieu de ces richesses et de ces splendeurs, afin qu’il en gardât dans son âme une ineffaçable empreinte ; — alors, pensait-elle, tout ce qu’il avait aimé autrefois lui paraîtrait fade et sans couleur.

Likès, dans la galère aux voiles arrondies, se tenait immobile à ses pieds. Ils avaient passé l’île de Cypris et salué les innombrables sanctuaires consacrés à la Reine de l’amour. Et la langueur de l’Orient pénétrait déjà dans leur poitrine. Namourah, la tête renversée sur un coussin brodé de perles, regardait les nuages légers s’enfuir dans la profondeur du ciel ; et ses seins, comme les voiles tendues par le vent, se gonflaient d’un bonheur immense qui la faisait presque haleter. Elle emportait comme une proie celui qui longtemps l’avait ignorée et dédaignée. Pendant trois jours il serait sous sa main caressante et dominatrice ; — et quand ils reviendraient ensemble dans Rhodes, la fusion complète de leurs esprits serait consommée.

Elle était au-dessus du scandale et de la raillerie du monde. Qui donc aurait osé la juger ? Isanor lui-même s’était incliné devant ce nouveau caprice. Il l’avait laissée partir, et dans sa galère il avait fait effeuiller des milliers de roses. Le parfum de ces fleurs encore vivantes se mêlaient à tous les autres parfums qu’exhalaient les anses du rivage ; la mer elle-même semblait imprégnée d’aphrodisiaques odeurs.

— Ô Likès, dit tout à coup Namourah en l’attirant contre sa poitrine, ne sens-tu pas comme moi un grand accablement, une félicité trop vive ? J’ai besoin de tes yeux, de ta voix, de ton haleine, pour ne pas défaillir avant d’avoir touché le port.

Likès éprouvait une plénitude semblable. Il posa sa tête sur l’épaule de Namourah ; leurs regards se confondirent. Le même désir les fit frissonner tous deux.

— Écoute, reprit Namourah d’une voix plaintive, écoute les battements de mon cœur. Jamais depuis que je suis femme mon cœur n’a battu aussi délicieusement. L’épouse du Cantique, quand elle soupirait après le bien-aimé, n’était pas plus énamourée que moi.

— Oui, dit Likès, tu es bien ce vase d’élection où brûle une flamme divine, inextinguible et sacrée. Et cette flamme, ô Namourah, tu l’as fait passer dans mes veines.

— Alors tu m’aimes ? demanda Namourah lentement.

Likès tressaillit. Dans leurs emportements les plus sensuels, il n’avait jamais prononcé les mots divins ; jamais cette phrase simple et pure n’était montée à ses lèvres. Il avait crié des paroles d’ivresse et de folie ; il avait pris à témoin de son bonheur le ciel et la terre ; mais le tendre aveu que l’on bégaye avant ou après l’abandon, le tendre aveu qui est une excuse ou une prière, jamais Namourah ne l’avait entendu de lui…

Cependant, penchée sur ses lèvres, elle attendait sa réponse.

— Oui, je t’aime ! dit enfin Likès avec force.

Et il ajouta, comme pour s’expliquer lui-même :

— Je t’aime autrement et mieux que toutes les autres créatures.

Alors il se fit entre eux un silence solennel. La barque glissait sur les eaux avec une rapidité magique. Un souffle embrasé faisait palpiter les voiles, et toute la mer de Syrie nageait dans des vapeurs ardentes. L’étincelante Chypre avait fui. Déjà la côte blanche et nue, déchiquetée par la morsure des vagues, apparaissait ourlée d’un triple rang d’écume. Et les villes chanéennes, que tour à tour et sans cesse se disputaient la Perse, l’Assyrie et l’Égypte, ces villes ruinées dans leur liberté, mais toujours admirables et puissantes, se montrèrent, appuyées aux dernières pentes du Liban et dressées devant l’horizon comme guettant la fuyante proie des Océans. Alors Namourah fit un geste large qui embrassa cette vision vague encore, et, lentement, elle nomma les cinq villes glorieuses, échelonnées sur les promontoires :

— Byblos ! Béryte ! Sidon ! Sarepta ! Tyr !

Likès s’était levé. Une émotion indicible le faisait frémir. Il n’avait jamais quitté les parages de son île ; jamais il n’avait vu autre chose que la figure formidable du Colosse dominant Rhodes, l’écrasant presque sous son talon de bronze, géant à l’ombre duquel aucune fleur ne pouvait pousser ; depuis qu’il avait pris place dans la capitale nouvelle, ce Colosse d’airain avait tout tiré à soi ; l’âme des habitants s’était modelée à son image, et il n’était peut-être pas un éphèbe dans toute la cité qui ne préférât les jouissances matérielles dont il était le symbole au culte de la pure beauté. Or, c’était de ces rivages d’Orient, de cette côte phénicienne aux dures arêtes, que le dieu Zodiacal était parti à la conquête du monde ; ces bords étaient pleins de son histoire, et cette terre voisine était son berceau.

Namourah à son tour s’était levée. Mais elle ne regardait plus le rivage ; elle regardait seulement Likès. Elle l’aimait immensément. Pour elle comme pour Lyssa, il était le soleil qui resplendit, qui réchauffe, qui apporte la joie, qui donne l’ivresse de la vie. Il avait la force ; il avait aussi la douceur ; la fraîcheur de l’aube était dans ses yeux, et sur ses lèvres le rouge flamboiement du soir. Il était l’amant que toute femme rêve de tenir dans ses bras à l’heure inquiète du désir.

Pourtant le silence s’effaçait. Des embarcations nombreuses couraient maintenant sur les eaux ; des matelots aux pommettes saillantes, aux joues écarlates, maniaient les avirons avec l’agilité de démons infatigables.

— Voilà, dit Namourah en les désignant à Likès, les hommes rouges de Tyr.

Et la grande ville sortit tout à fait de la terre. Elle était entourée de digues et de remparts qui étaient formés d’énormes dés de granit aux angles desquels la lumière brisait ses rayons. Dans l’intérieur de cette enceinte, les édifices avaient aussi la figure de cubes ; les maisons carrées, prodigieusement hautes, portaient des colonnes à leurs façades. Mais ce qui dominait tout, ce qui donnait à la métropole phénicienne un aspect imprévu et étrange, c’était le hérissement de ses monolithes dressés d’un seul jet vers l’azur. Ils s’élançaient dans le vide, au-dessus des toits, au-dessus des temples, au-dessus des tombeaux. On prenait le vertige à les regarder. Leur blancheur contrastait avec tout ce qui dans le relief de cette agglomération d’hommes se colorait de nuances changeantes. Et tout semblait vieilli et usé autour de ces arbres de pierre d’une jeunesse éternelle.

Namourah et Likès, après s’être promenés à travers les rues grouillantes de la métropole, montèrent au palais du roi Hiram. Un incendie l’avait détruit deux siècles avant ; mais il restait encore la partie occidentale de l’édifice construit entièrement en bois de santal et de cèdre. C’était là que Salomon, affolé de voluptés et de richesses, était venu chercher de nouvelles sources de gloire. Ses flottes, unies à celles d’Hiram, avaient entrepris le grand périple d’Ophir et fait le tour des Occidents. On gardait encore dans les Archives du palais le livre de bord des marins qui jour par jour avaient noté leurs conquêtes. « Tes sages, ô Tyr, sont devenus tes pilotes ; les vaisseaux de Tarse servent à tes courses en mer ; les habitants d’Arouad et de Sidon ont été tes rameurs. — Ô Tyr ! Tes navigateurs ont touché à tous les bords… » Le lyrisme du prophète hébreu revenait aux lèvres de Namourah ; en phrases magnifiques, elle redisait à son amant tout ce qu’elle savait des merveilles de cette cité incomparable ; dans ce palais même on respirait les odeurs de ce luxe ancien où s’infiltrait tout l’Orient ; les boiseries en buis de Cypre, découpées et incrustées d’ivoire, revêtaient les murs du haut en bas ; et le parfum des roses séchées, parfum triste et doux, évocateur des voluptés mortes, restait attaché à ces lambris.

— Je t’ai amené ici, dit enfin Namourah à Likès, afin que tu juges par tes yeux où peut atteindre la volonté humaine. Nulle part au monde un destin plus ingrat n’était réservé à un peuple. Resserré entre des empires écrasants, et nés sur une terre stérile, il semblait que ces Chanéens maudits n’eussent aucune issue que l’esclavage ; cependant ils ont été les maîtres du négoce, et leur flotte a couru sur les mers, dépassant les colonnes d’Hercule avant celles de tous les autres peuples. Voilà, ô Likès, ce que tu peux faire de Rhodes ! Une seconde Tyr ! Certes elle est déjà glorieuse et riche ; tous les étrangers sont en admiration devant elle. Mais que de choses encore lui manquent ! Que de perles à ajouter à sa couronne ! Je t’aiderai, si tu le veux ; et nous unirons nos forces pour cette réalisation suprême.

Elle regarda longuement Likès ; puis elle lui dit en pâlissant :

— Isanor est vieux ; bientôt un autre époux le remplacera dans ma couche. Il aura ta voix, ton nom, ton visage ; et nous dominerons la terre ; — car la volupté n’est rien sans l’orgueil et sans la puissance.

Likès était dans l’état d’un homme qui absorbe par tous les pores un philtre corrosif et subtil. Depuis qu’il avait quitté l’Arsenal pour monter dans la trirème de Namourah, il avait perdu conscience de sa vie antérieure ; il subissait la fascination de cette femme dominatrice, dont l’intelligence était aussi transcendante que la beauté. Ce n’était pas ses sens seulement qu’elle avait conquis et exaltés, mais encore son âme double, ses désirs inavoués de gloire. Elle synthétisait à ses yeux les diverses images de la Fortune qui ne sourit aux humains qu’une fois dans le cours de leur existence.

— Je t’appartiens, répondit-il à Namourah. Tu peux faire de moi tout ce que tu désires.

Mais, vers le soir, comme il errait seul autour des grands cubes de pierre qui formaient les remparts de la ville, une tristesse poignante le saisit avec le souvenir de Lyssa. Malheur à celui qui se retourne pour voir les ombres qui marchent dans son chemin ! La petite ombre de Lyssa courait derrière lui, les bras tendus, éplorée. Il reconnaissait ses cheveux d’or, et le lapis de ses yeux. Il entendait sa voix qui demandait grâce… Alors en hâte, comme un malfaiteur, il redescendit parmi les hommes… Namourah l’attendait debout à la proue de la trirème qui devait les ramener dans l’île heureuse du Soleil.

III

Il ne manquait au bonheur de Namourah qu’une seule chose : savoir le nom de la maîtresse que Likès avait abandonnée pour elle. Vainement elle l’avait supplié de le lui dire ; le jeune mastère sur ce point était resté inflexible. Et une jalousie rétrospective et usante comme les dents d’une lime mordait l’âme de la Juive tyrienne. Malgré toute l’astuce de son génie, elle se sentait impuissante à pénétrer ce secret.

Elle y pensait un soir devant les flammes rouges du crépuscule qui inondaient le ciel ; la mer sous cet éclat était comme une chaudière immense où bouillonnaient les vagues. Et les arbustes qui bordaient l’île, penchés sur ces eaux incandescentes, semblaient eux aussi s’embraser. Namourah, lassée, cherchait en vain à reposer son esprit quand Machaon mystérieusement vint lui annoncer qu’une femme voilée et d’apparence jeune voulait absolument être introduite auprès d’elle.

— Qu’elle entre !

L’épouse d’Isanor était habituée à ces sollicitations d’inconnues qui venaient implorer sa générosité ou son aide ; rarement elle refusait de les entendre. Elle mettait son amour-propre à conserver cette réputation de sagesse et de justice qu’elle s’était faite en dépit des débordements de sa vie. Peut-être aussi estimait-elle que c’était là une compensation nécessaire à ces écarts soigneusement cachés.

— Qu’elle entre !

Et Lyssa entra, toute recouverte de ses voiles. À peine apercevait-on son visage et la tache blanche de ses mains. Sur un signe de Namourah, elle s’assit, en face de la lumière rouge du couchant.

— Qui es-tu ? où habites-tu ? demanda la Juive.

— Ô Adonaïa ! Mon nom et ma demeure ne peuvent guère t’intéresser. Je suis une simple femme qui souffre et qui est venue se confier à toi. On dit que ta bonté est parfaite et que tu sais tout comprendre. Tu pourras, j’en suis sûre, me donner un conseil salutaire.

— Parle ! fit Namourah en s’étendant sur le divan.

La petite Veuve-gardienne jeta un regard circulaire autour d’elle. Namourah comprit la signification de ce regard.

— Ne crains rien, nous sommes seules, personne ne t’écoute que moi.

— Merci. Je te raconterai donc ma peine avec la simplicité d’une enfant. J’ai longtemps hésité avant de venir t’importuner ainsi ; j’avais toujours l’espoir que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes ; mais il n’en est rien ; et plus j’attends, plus je souffre.

— Serais-tu amoureuse ?

— Amoureuse ? Est-ce bien le mot qui convient ? Je suis possédée plutôt, possédée du front aux talons par une passion dévorante. J’ignore, Adonaïa, si tu as jamais connu un pareil tourment.

Elle montra le ciel rouge, la mer qui semblait vomir des flammes :

— Voilà, dit-elle, l’image de mon cœur. Avant de connaître l’amour, mon cœur était limpide et bleu comme le sont le ciel et la mer quand il ne passe aucun nuage ; mais maintenant il est semblable à ces grands espaces embrasés.

— Quel est le nom de celui que tu aimes ? demanda Namourah subitement intéressée.

— Je te le dirai tout à l’heure. Il faut d’abord que tu entendes ce qu’il a été pour moi. Jamais aucun homme n’a donné à une femme une félicité semblable. Nous nous sommes unis sans presque nous connaître, et, comme si le sort nous avait fatalement jetés dans les bras l’un de l’autre. Et tout de suite nous avons senti qu’en nous appartenant nous obéissions à une loi inéluctable. Ce grand bonheur a duré tout le cycle d’une année. Un an ! pendant lequel nous avons couru de joie en joie, d’ivresse en ivresse. Mais tout à coup, et sans que rien ait pu me le faire prévoir, un changement s’est opéré dans l’esprit de mon amant. Au lieu d’être le premier à nos rendez-vous, il n’arrivait plus que le dernier ; il y apportait un front soucieux, des préoccupations étrangères. Depuis quelque temps il a cessé entièrement de venir…

— Peut-être aime-t-il une autre femme ? suggéra Namourah toujours attentive.

— Une autre femme ? Ô Adonaïa, cela est impossible ! Comment pourrait-il en aimer une autre après toutes les caresses, après tous les baisers que nous avons échangés ? C’est comme si tu disais que moi je peux aimer un autre homme. Je sais bien, hélas ! que toute passion humaine a son terme ; mais il faut encore que cette grande flamme ait eu le temps de s’éteindre dans les cœurs.

Triste, elle abaissa ses yeux sur ses mains :

— J’ai pensé que tu consentirais peut-être à parler à celui qui semble m’abandonner ; ton influence réussirait, j’en suis sûre, à le ramener à moi. Tu lui dirais à quel point je souffre, et il ne resterait pas insensible à tes reproches.

— Comment s’appelle-t-il ! demanda une seconde fois Namourah.

— Likès ! prononça Lyssa sans lever les yeux.

Namourah eut un sursaut brusque qui fit vaciller sur sa tête le diadème qu’elle portait ; ses doigts se crispèrent sur son gorgerin de perles.

— Likès, répéta-t-elle d’une voix presque éteinte. Likès ? Est-ce le jeune ingénieur qui garde la partie secrète de l’Arsenal ?

— Lui-même, Adonaïa. Tu dois le connaître, et ton intervention auprès de lui n’en sera que plus efficace.

Alors Namourah jeta un regard oblique sur celle qui lui parlait ; mais rien dans son attitude ne décelait la moindre arrière-pensée. Elle était sincère, assurément ; elle avait été conduite jusque-là par l’ingénuité de son cœur, cette petite amante éplorée qui venait se mettre sous son égide.

— Relève ton voile ! ordonna la Juive. Laisse-moi voir ton visage !

Lyssa releva son voile ; ses deux prunelles d’un bleu si pur, dont l’éclat était avivé par les larmes, son nez aux petites ailes palpitantes, sa bouche étroite et fraîche comme une fleur, apparurent aux yeux curieusement avides de Namourah. C’était là, c’était là, la femme que Likès avait aimée !… À cause de celle-là longtemps il avait résisté à ses avances ; à cause de celle-là, il avait risqué d’encourir sa haine… Et peut-être encore l’aimait-il secrètement dans son cœur ? Les yeux avides de Namourah ne se lassaient pas de pénétrer sa rivale.

— Écarte un peu ton chiton, commanda-t-elle encore.

Et, comme Lyssa, étonnée, inquiète, tardait à lui obéir, d’une main hardie elle arracha le chiton léger qui recouvrait les épaules et la poitrine de la petite Veuve-gardienne. Deux jeunes seins épanouis à peine, la délicatesse d’une peau striée de tendres veines, comme un beau marbre de Paros, surgirent dans le rouge lumineux du soir. Ce buste frêle et souple était presque celui d’un enfant.

— Quel âge as-tu ? interrogea la Juive en essayant de raffermir sa voix tremblante.

— Vingt ans, dit Lyssa.

Et, ramenant sur elle ses voiles, elle s’était levée pour partir ; Namourah la retint par un geste à la fois impérieux et suppliant :

— Reste, il faut que je sache autre chose encore. J’essaierai, oui, j’essaierai de répondre à ta confiance. Je parlerai à Likès. Il t’aimait passionnément, n’est-ce pas ? Et toi, tu répondais à son ardeur ? Était-ce souvent que vous parveniez à vous rejoindre ? Que te disait-il ? Quelles folies avez-vous commises ensemble ? Raconte-moi tout !

Mais Lyssa n’osait plus maintenant parler. Une voix dans son for intime l’avertissait qu’elle avait commis une imprudence en révélant son secret à cette femme. Cependant, comme Namourah lui secouait furieusement les mains, elle tressaillit. — Allait-elle laisser se retourner contre elle cette puissance qu’elle était venue implorer ? Doucement elle répondit :

— Je te l’ai dit, Adonaïa, nous nous sommes aimés comme deux enfants dans l’ardeur et la force de notre vie. Ces souvenirs sont dans ma mémoire comme une stèle votive dont on ne peut détacher aucune pierre. Nous nous sommes aimés. C’est tout. Que pourrais-je ajouter de plus ?

— C’est bien ! dit Namourah en se levant. Je vais te faire reconduire par mon esclave. Adieu ! pars tranquille ! — Tu as oublié de me dire ton nom ?

— Lyssa. Et je suis née en Carie, dans la contrée primitive où les frères et les sœurs perpétuent ensemble la race de leur père. Tu connais, Adonaïa, la touchante histoire de la reine Artémise, et de Mausole d’Halicarnasse. Là-bas l’hymen n’est que tendresse ; et la volupté est inconnue.

Elle se retira, accompagnée de Machaon qui l’attendait. Bientôt le vieil esclave reparut seul.

— As-tu reconnu cette femme ? lui demanda alors Namourah.

— Je l’ai reconnue, Adonaïa, rien qu’à la façon dont elle pose les pieds sur les dalles de la mosaïque. C’est elle qui accompagnait le seigneur Likès quand je les ai vus tous les deux s’embrasser sur le chemin de Ialysos.

Alors la colère, que Namourah avait contenue si longtemps, éclata soudain :

— Oui, c’est elle, la maudite, la chienne, l’empuse ! J’aurai son sang ! Il me faut son sang ! Machaon, as-tu regardé son visage ? As-tu aperçu la jeunesse de ses seins ? Likès l’a aimée ! Il l’a possédée dans l’ivresse et dans l’extase ! Je la hais ! Je la hais ! Comment ne l’ai-je pas tuée tout à l’heure ?

Machaon, devant cette fureur déchaînée, osa donner un conseil :

— Adonaïa, calme ton courroux. Le passé n’existe plus : il n’y a que le présent qui compte. Le présent est à toi.

— Et aussi l’avenir, fit Namourah en se jetant, épuisée, sur le divan.

IV

Quand Lyssa rentra dans l’Aleïon, elle trouva Dornis inquiète qui l’attendait.

— Le Père des Pères te demande, lui dit-elle ; il est venu tout à l’heure dans le Temple, il ne t’a pas vue. Monte vite auprès de lui.

— J’y vais, dit Lyssa en rassemblant ses voiles.

Et elle courut vers l’escalier qui menait à la tour de l’Observatoire. La nuit était complète maintenant. C’était l’heure où Stasippe méditait devant les étoiles. Quand Lyssa poussa le rideau léger de la porte, il se tenait debout, la tête tournée vers l’Orient. En face de lui, l’étincelante beauté d’Hespéros brillait comme une énorme couronne d’or au milieu des autres astres. Et le ciel fourmillait de clartés fugitives ou errantes qui s’enchevêtraient, se confondaient, semblaient se quitter et se reprendre.

Lyssa, éblouie devant l’éclat de la nuit sereine, mit une main sur ses yeux.

— Approche, ma fille, lui dit Stasippe ; ne cache pas ton visage. Ceux qui ont le cœur pur ne doivent pas craindre le regard pénétrant des étoiles.

Il lui fit signe d’avancer au milieu de l’étroite rotonde qu’entourait de toutes parts l’air transparent et bleu. On se serait cru sous un dais de cristal à travers lequel pétillait une lumière effervescente. Lyssa n’osait plus regarder ni le ciel, ni Stasippe dont les regards lui semblaient plus redoutables que ceux des étoiles. Cependant le Pontife lui dit doucement :

— D’où viens-tu ?

Ces paroles tombèrent dans le silence. Un oiseau nocturne passa en tournoyant au-dessus d’eux ; à l’autre extrémité de la ville, l’Arsenal avec ses bassins, ses quais de pierre et la longue suite de ses bâtiments que dominait le palais d’Isanor, se détachait comme une mystérieuse cité.

— C’est de là que tu viens ? poursuivit Stasippe, le doigt tendu. C’est là que demeure celui pour qui tu oublies le souverain Seigneur des mondes. Ô ma fille ! Prends garde de laisser éteindre en toi la flamme divine comme le feu du trépied sacré dont tu as assumé la garde.

Lyssa se redressa :

— Tu te trompes, Père, dit-elle. Ce n’est point pour Likès que je me suis rendue à l’Arsenal. Je sais qu’une terrible défense empêche d’approcher de l’endroit qu’il habite. Ce n’est donc pas lui, mais la femme d’Isanor que j’étais allée visiter.

— Namourah ?

— Elle-même ! Je voulais lui confier le secret de cet amour que tu as deviné, je ne sais comment, et qui me consume.

— Malheureuse, tu as fait cela ?

— Oui, Père. Ne m’accable pas de tes reproches. Je les mérite tous, je le sais. Mon excuse est dans les tourments que j’endure. Depuis quelque temps, Likès me délaisse, refuse de me voir, malgré mes instances. J’ai supplié cette femme puissante d’intercéder près de lui en ma faveur.

— Malheureuse ! répétait Stasippe tout tremblant. Malheureuse !

— Hélas ! ta colère est juste. Tu peux me chasser du Temple et tu auras raison. J’aurais dû, quand j’ai cédé à cet attrait plus fort que ma volonté, aller te trouver et te dire : « J’étais venue ici servir le dieu que l’on doit aimer d’un amour unique. Une autre passion remplit mon être. Laisse-moi reprendre ma liberté. »

Stasippe l’écoutait à peine. Il marchait dans la rotonde étroite, le front baissé, les épaules ployées comme sous un poids trop lourd. Lyssa balbutia encore parmi ses larmes :

— Il est trop tard maintenant. Si je partais d’ici, je ne saurais où réfugier ma vie. Pardonne-moi, Père, pardonne-moi !

Stasippe s’arrêta devant elle :

— Mon pardon ne peut rien ôter à ta faute, et ce n’est pas moi que tu as offensé. C’est contre toi-même que tu as péché le plus gravement. — Tu étais heureuse, tu avais trouvé si jeune encore la paix que toute créature désire comme le suprême bien. Le ciel te livrait chaque nuit le secret de ses étoiles, et ses enchantements sublimes. Tous, nous te chérissions autant qu’une sœur. Tu t’es laissé prendre au mirage de l’amour, et maintenant tu pleures, tu souffres, tu te désoles…

— Ah ! dit Lyssa dans un élan spontané de son cœur, si je pouvais seulement revoir Likès un seul jour !

— Tu n’en serais après que plus malheureuse. Jamais celui qui aime n’est au bout de ses désirs. Jamais le baiser n’a désaltéré les lèvres ardentes des amants. Il n’est que la possession de la vérité qui puisse calmer cette soif infinie dont nous souffrons dès que nos yeux s’ouvrent à la lumière.

— Alors, dit Lyssa à voix basse, il ne me reste plus qu’à mourir !

— Ne parle pas ainsi. Recueille tes pensées, — ou, si ton esprit est trop inquiet encore, laisse-toi guider par mes conseils. Je consens, Lyssa, à te garder dans le Temple, mais à la condition expresse que tu n’en sortiras pas avant que je te l’aie permis. Il ne faut pas, entends-tu ? il ne faut pas que tu t’exposes à être rencontrée au dehors. Jure-moi que tu ne t’éloigneras pas d’ici.

— Pourrais-je au moins, dit Lyssa, écrire à Likès et attendre sa visite ?

— Pauvre petite ! Tu n’as pas compris encore ? Le bandeau fatal ne s’est pas décollé de tes yeux ? Tu crois et tu espères… C’est une grâce que te font les dieux sans doute, pour que la douleur ne te déchire pas tout entière de ses griffes cruelles. Écris à Likès, si tu le veux ; verse dans cette lettre les derniers sanglots de ton âme ; — suspends-toi ensuite à ce qui ne change pas, à ce qui est éternel…

Lyssa promenait des regards vagues autour d’elle. Tout à coup elle sourit tristement :

— Je me souviens d’un soir de l’an nouveau où je suis venue t’apporter en heureux présent les guirlandes d’asphodèles. Comme j’étais naïve et légère encore ! Cependant l’amour avait déjà blessé mon âme. Likès était près de toi dans cette tour. Nos yeux cette nuit-là se sont promis le bonheur.

— Je m’en souviens aussi, dit le Pontife ; et cette nuit-là, moi aussi, j’ai lu dans ta destinée.

Brusquement il se détourna, et Lyssa ne put voir qu’il avait des larmes dans les yeux.

— Puis-je me retirer ? demanda-t-elle humblement.

— Va, ma fille ! Et que le dieu Zodiacal qui règle la marche des jours et réjouit la face de la terre te protège ! Qu’il te garde de toute surprise !

Il étendit les mains sur elle. Lyssa, tremblante, baisa les plis de sa robe.

Stasippe, resté seul, laissa couler ses inquiétudes. Il y avait longtemps que sa perspicacité avait compris la double intrigue qui se tramait autour de Likès. Lyssa, comme un oiseau affolé se jette dans un miroir ardent, était allée imprudemment se jeter dans les mains de sa rivale. C’était là un de ces accidents absurdes que nul ne peut empêcher, qui dépassent et déjouent les prévoyances humaines. Que faire maintenant ? Rien, sinon veiller et prier. Le jeune pontife savait qu’il n’est aucun remède qui guérisse les cœurs du mal d’amour. Le moindre mot, le moindre geste ne pourraient que hâter l’arrêt du destin ; ce serait le souffle qui fait tourner plus vite le rouet des Parques inexorables. Ô cruautés décevantes et obscures ! Chacun, en courant vers la mort, soulève un tourbillon de douleurs, de désespoirs, de haines, et cette poussière aveuglante cache à la plupart des hommes les écueils innombrables contre lesquels ils brisent leurs faibles os. Seuls, les Clairvoyants, ceux qui se tiennent au-dessus de la multitude, discernent les écueils et les évitent : Stasippe croyait à la fatalité, mais il croyait aussi à la possibilité de la défense humaine. La lutte éternelle qui se poursuit au sein de la nature existe dans l’ordre des choses spirituelles et cachées, et l’hydre des passions ne nous dévore que lorsque nous nous sommes laissés prendre dans ses crocs toujours renaissants.

Alors il regarda de nouveau le ciel. Le fourmillement des étoiles augmentait dans l’azur devenu plus sombre, et la lune nouvelle, pareille à un arc étroit, ruisselait de blancheur. Une paix divine, une Idée d’amour et de bonté planait dans l’espace. Les portes de l’Occident s’ouvraient pour laisser passer l’éblouissante clarté de la nuit. Au delà c’était encore d’autres étoiles, d’autres demeures mystérieuses, d’autres jardins enchantés où le dieu-Solaire se reposait de sa course ; au delà, c’était l’Ultima Thulé des anciens Mages, où tout était repos et douceur.

Et les Signes et les Figures écrits sur la voûte céleste, et tout le langage muet et infaillible des astres que Stasippe épelait avec une foi patiente à chaque lunaison nouvelle, disaient cette nuit-là que rien ne peut empêcher les hommes de souffrir, mais que dans l’harmonieuse beauté du ciel il y a une consolation pour toutes les larmes de la terre.

V

Huit jours après, Likès était allé trouver son frère Alexios pour lui communiquer une grave nouvelle : Isanor était mourant. On cachait cela dans la ville, afin de ne pas inquiéter l’opinion au moment où plus que jamais on avait besoin d’unir toutes les ressources pour aider les Romains à triompher d’Antiochus en Asie. Si effacée que fût le rôle joué par le vieil époux de Namourah, sa fonction était d’une importance telle qu’un changement pouvait amener quelque trouble dans l’esprit des alliés de Rhodes. Il fallait parer à ce contre-temps. Alexios réfléchissait.

— Es-tu sûr, demanda-t-il à Likès, que ce vieillard va mourir ?

— Tout le fait présager, répondit Likès avec calme. Voilà déjà longtemps qu’il ne quitte plus la chambre ; les médecins juifs qui le soignent et que Namourah garde toujours auprès d’elle au palais disent que sa vie est usée par l’excès des jouissances de toute sorte, et que la dernière goutte d’huile est en train de se consumer.

— En effet, reprit Alexios ironiquement, il doit avoir besoin de repos. La fortune, autant que l’amour, use ceux qu’elle comble de ses bienfaits. Il faut savoir profiter de l’une et de l’autre sans leur accorder plus de crédit qu’ils ne méritent.

— Tu parles comme un sage, mais tu devrais bien me dire ce que tu ferais à ma place dans ces circonstances difficiles.

— Je m’installerais au palais, répondit Alexios sans s’émouvoir.

— Tout de suite ? Tu n’y penses pas, Alexios !

— C’est cependant le seul moyen logique d’arranger les choses. Isanor avait mis en toi toute sa confiance. Tu étais, parmi les ingénieurs placés sous ses ordres, le seul qu’il reçût familièrement, à qui il avait donné le poste le plus difficile. Tu es le seul sans doute à savoir qu’en ce moment il agonise. Enfin tu es le seul que Namourah ait distingué jusqu’à en faire son amant.

Likès eut un mouvement d’impatience, mais il se ressaisit vite et répliqua :

— Les caprices de Namourah ou ses faveurs n’ont rien à voir avec ce qui nous occupe. C’est l’avenir de Rhodes qui est en jeu. Les légions romaines se préparent à attaquer la côte d’Asie où nos galères les ont précédées. Demain d’autres bâtiments peuvent être appelés en hâte à quitter l’Arsenal. Quel est l’homme le plus qualifié pour assumer la responsabilité d’une telle situation ?

— Toi ! répondit Alexios en le regardant au fond des yeux.

Likès ne tressaillit point. Il se souvenait de l’ovation que le peuple entier lui avait faite lorsque, grâce aux feux roulants dont il avait muni les navires, la flotte rhodienne s’était vengée au combat naval de Myonnèse de la trahison de son ancien chef. Ce jour-là l’ivresse de la gloire l’avait possédé ; ce jour-là il avait senti s’éveiller en lui l’âme d’un conducteur d’hommes. Et la fragile image de Lyssa avait cessé d’occuper la première place dans son esprit ; un tour de roue de la Fortune avait changé tout son horizon.

Alexios, les yeux fixés sur lui, reprit avec force :

— J’ai confiance dans ton étoile. L’étoile des gens, c’est leur intelligence et leur volonté ; il n’est pas d’exemple que ces deux forces unies aient fait faillite dans la direction d’une vie humaine. S’attarder aux sentimentalités inutiles, hésiter, cultiver des scrupules, c’est faire fuir les chances heureuses qui s’offrent à nous. Tu es arrivé, Likès, à un tournant décisif de ton existence : Namourah est toute-puissante et elle t’aime ; je me charge du reste ; tu peux compter sur mon appui fraternel.

— Je n’ignore pas, dit Likès, que tu as toujours mené à bien ce que tu as entrepris. Je sais aussi que l’âme du peuple est avec moi. Cependant le coup d’audace que tu me proposes me répugne un peu. Comment d’ailleurs abandonner mon poste ?

— Tu ne l’abandonneras pas ; un autre l’occupera à ta place quand le moment sera venu. L’essentiel, en attendant, c’est que tu ne laisses personne te devancer. Va rejoindre Namourah ; elle t’attend sans doute et trouve déjà que tu tardes trop.

Alexios s’était levé ; il mit les mains sur les épaules de Likès :

— Allons ! Bon courage ! Je salue en toi le futur gouverneur de l’Arsenal, le premier citoyen de la cité.

Likès quitta la maison d’Alexios. Il ne se pressait point : il suivait d’un pas égal la longue rue des Hôtelleries bordée de mûriers qui s’étendait derrière le Grand Port. Un immense va-et-vient de foule, un papillotement de gestes et de couleurs remplissait cet étroit espace, et le Colosse d’airain éblouissant et nu dans la lumière, grandissait encore de toute cette humanité grouillante à ses pieds. Un rayon de soleil frappait sa tête et faisait étinceler sa couronne de lotus ; le disque d’or qu’il tenait dans ses mains avait le resplendissement d’un astre. Likès leva les yeux sur lui ; c’était la force de Rhodes, la gloire de Rhodes, sa puissance sur les mers, son génie de négoce et de conquête, que symbolisait cet Hercule fameux, objet de l’admiration du monde. On ne pouvait le regarder sans que le désir d’être riche, d’être puissant, d’être glorieux, ne montât au cerveau comme une fumée épaisse. Il était l’aimant irrésistible auquel tout un peuple était suspendu.

En l’apercevant, Likès avait eu un mouvement d’orgueil. Bientôt ce géant, il pourrait le contempler face à face ; il pourrait lui dire : « J’ai, moi aussi, monté les degrés qui séparent de la multitude ; toi sur ton piédestal de marbre, moi au sommet de cet Arsenal qui se dresse devant l’horizon, nous avons tous deux accompli notre destin… » Mais un autre sentiment aussitôt s’empara de lui : ses regards venaient de tomber sur la porte de l’hôtellerie où, dans l’ivresse de son désir, il avait entraîné Lyssa la nuit des fêtes du Taurobole. C’était une petite auberge étroite et obscure où descendaient de préférence les matelots d’Égypte, et qui gardait l’odeur des basses orgies, du vin épais et des baisers crapuleux. Cependant la petite amante, vierge d’âme, qui s’était donnée à lui, avait rempli ce lieu d’un souvenir frais et pur comme un parfum de verveine. Et Likès, en passant devant cette porte souillée, eut tout à coup l’idée qu’il agissait en ce moment comme un lâche… Allait-il s’engager d’une façon irrévocable avec Namourah sans avoir prévenu la petite Veuve-gardienne, sans avoir essuyé ses larmes ? Son excuse vis-à-vis de lui-même était que l’amour qu’il avait eu pour cette première maîtresse s’était déjà fané dans son cœur… Mais elle, elle l’aimait toujours, sans doute ; elle l’aimait plus que jamais ; les lettres qu’elle lui écrivait en témoignaient assez haut. Il fallait absolument calmer cette douleur, se montrer humain, loyal et sincère…

Likès retourna sur ses pas pour se diriger vers l’Aleïon. Sa résolution était prise : il irait trouver Stasippe et lui demanderait de faciliter ce dernier entretien avec Lyssa. Ensuite il serait libre et sa conscience serait dégagée de ce poids trop lourd. Certes il saurait trouver les mots tendres et affectueux, les mots qui pansent les blessures et qui consolent. Le jeune Pontife l’aiderait à remplir ce devoir difficile. Et Likès marchait vite maintenant ; il ne voyait plus rien devant lui, autour de lui. Il n’entendait plus le bruit formidable de la ville. Dans le Port de l’Étable les barques rentraient comme des brebis pressées ; il n’apercevait pas leurs voiles blanches, leurs carènes peintes de jaune ou de carmin. Il se hâtait, décidé à ne rien changer à sa vie avant d’avoir revu Lyssa. Mais une main rude se referma sur son coude. Machaon qui depuis un moment suivait sa piste l’avait rejoint. Essoufflé, le vieil esclave lui parla d’abord par signes, puis par mots entrecoupés : Isanor venait de rendre le dernier soupir, et Namourah, dans l’angoisse de cette minute funèbre, attendait Likès à l’instant même.

Machaon n’avait pas lâché le bras du jeune mastère ; il l’entraînait vers l’Arsenal. Les deux hommes, sans échanger un mot, se glissaient parmi la foule indifférente. Nul ne se doutait qu’ils couraient pressés par la Mort dont la faux est plus impatiente que celle du Temps. Ils couraient, pressés par la Mort qui leur montrait le chemin. Likès, expulsé violemment de lui-même, ne voyait plus que l’image de Namourah, pantelante, échevelée, hagarde, devant le cadavre d’Isanor. Et les gens qu’il coudoyait, les objets qui se succédaient sous ses yeux devenaient des choses falotes, inconsistantes, qui n’avaient aucun lien avec le vertige qui l’emportait. Ce fut seulement quand il arriva à l’entrée du palais qu’il composa son attitude pour passer au milieu des gardes, debout entre les colonnes. À ce moment, Machaon mit un doigt sur ses lèvres.

— Personne ne sait encore, dit-il, que le maître a cessé de vivre.

Ils pénétrèrent à travers les salles désertes. La longue suite d’appartements aux lourdes tentures gardait son atmosphère de luxe chaud et de parfums. Mais en approchant de la chambre de Namourah, une odeur plus forte, composite, étrange, saisit les narines de Likès — et sur le lit de la Juive tyrienne, il aperçut Isanor recouvert d’un drap de pourpre et qui semblait endormi.

Le vieillard avait conservé cette expression de dédain mélancolique dont, vivant, il enveloppait ses appétits sensuels. Ses sourcils épais, sa barbe grisonnante augmentaient la placidité de son visage qui semblait sourire. En s’approchant, Likès vit que ses lèvres étaient devenues violettes, et l’odeur indéfinissable qu’il avait respirée dès l’entrée le força de se détourner malgré lui. Alors il aperçut Namourah, effondrée dans une large chaise ; elle se cachait le front dans ses mains. Il alla rapidement vers elle et lui découvrit le visage :

— Namourah ! appela-t-il doucement. Namourah !

Elle ne pleurait point ; ses yeux agrandis étaient secs. Mais sa bouche tuméfiée, ardente, marquait la fièvre dont elle était dévorée.

— Il est mort, dit-elle en montrant Isanor d’un geste large, et tu n’étais pas là pour me recevoir défaillante sur ton cœur… Ne crois pas (ajouta-t-elle en fixant sur Likès un regard sombre) que j’aie hâté l’heure de notre destin. Cette heure a sonné d’elle-même et nous voilà désormais libres de nous appartenir. J’ai amené ici, tu le sais, mes médecins et mes prêtres. Mais, avant de faire accomplir les rites funèbres, j’ai voulu qu’une autre cérémonie fût célébrée, et j’ai couvert d’aromates ce cadavre afin qu’il reste intact plus longtemps…

Likès cependant ne répondait pas. Des pensées diverses l’assiégeaient ; ses yeux s’attachaient tour à tour au visage marbré du mort et aux traits fardés de Namourah ; il regardait avec une sorte de terreur muette ces époux que la mort venait de disjoindre et qui, tant d’années, avaient été assis côte à côte.

Namourah s’aperçut de sa surprise :

— Tu t’étonnes sans doute que je ne témoigne aucun chagrin et que je verse pas de larmes hypocrites ? Du chagrin ? J’en ai eu tout à l’heure, lorsqu’il a haleté et suffoqué entre mes bras pour mourir. Il souffrait à ce moment ; maintenant il ne souffre plus. Il a vécu sa vie ; il en a goûté toutes les douceurs jusqu’à ce que ses cheveux aient blanchi sur sa tête. Si je n’ai pas été une épouse fidèle, j’ai été du moins une épouse obéissante… Ô Likès ! Viens ! ne tardons pas davantage. Tout est prêt déjà pour l’échange de notre promesse. Demain la foule entrera dans ce palais et viendra saluer la dépouille d’Isanor ; mais aujourd’hui c’est le jour de nos fiançailles !

Et, devant le mort, dont le sourire s’élargissait, devenait béant, elle lui tendit ses lèvres. Et Likès but le baiser qui tant de fois déjà l’avait enivré et dompté.

VI

Une pompe extraordinaire avait été déployée pour les funérailles d’Isanor. Toute la ville devait y prendre part ; le collège des mastères y figurait en entier, et le navarque était revenu de la côte d’Asie afin de marcher à la tête du cortège et de présider ensuite à l’installation du nouveau gouverneur de l’Arsenal. Le bouleversement, l’effervescence qu’avaient prédits Alexios s’étaient manifestés dans le peuple. L’Arsenal pour cette nation maritime était le centre suprême ; son cœur battait là ; sa vie partait de là ; de ce qui se faisait là, entre ces murailles peintes de pourpre, dépendaient sa force, sa richesse et sa gloire.

Cependant le corps d’Isanor, soigneusement embaumé et entouré de bandelettes qui devaient assurer sa conservation indéfinie, était exposé dans l’atrium du palais ; on passait et on repassait devant lui, et tous déposaient un triobole aux pieds de ce riche, afin que le passage dans les eaux funèbres ne lui devînt pas fatal. Mais de grandes tables somptueusement servies au dehors les dédommageaient de cette offrande. Les Rhodiens buvaient et mangeaient en attendant la célébration des derniers rites.

Namourah n’avait pas quitté la chambre mortuaire. Elle ne voulait pas se donner en spectacle à la foule ; et du haut de sa fenêtre cintrée, elle regardait cette heure, belle entre toutes, où tant d’éclat, tant de lumière, tant de couleurs allaient scintiller autour d’un tombeau. Il était midi. Le soleil, au comble de sa puissance, semblait mettre à nu la terre. Il en dessinait tous les contours, il en dévoilait toutes les nuances secrètes ; les plus petits détails, sous la magie de ses rayons, se faisaient flagrants ; et la vie universelle, sa rumeur, son perpétuel acte de désir, devenait un livre ouvert, un poème dont les strophes chantaient un espoir de durée éternelle. Namourah ne croyait pas à l’immortalité des âmes. Comme ses ancêtres Hébreux qui avaient adoré le Veau d’or dans le désert, elle était matérialiste. Ce qu’elle aimait dans cette création toujours en fête, c’était ce qui se touche, ce qui se possède, ce qui s’étreint. Pouvait-elle se couvrir la tête de cendres, alors que tout son être exultait d’une joie insolente et charnelle ? Likès, son amant, son bien et sa chose, Likès serait bientôt son époux ; des liens irrévocables s’ajouteraient à ceux qui les unissaient déjà ; demain, si le sort leur était propice, ils trôneraient ensemble sous un dais de pourpre, et ils recevraient les hommages de la multitude. — Et elle le regardait, du haut de la fenêtre, s’avancer au milieu des autres mastères. Il était le plus jeune et le plus beau. Il portait un long pallium rejeté sur l’épaule gauche, et son bras droit qui était nu étincelait au soleil. Un peu de ses chevilles paraissait entre le bas de sa robe et ses sandales de cuir incarnat ; sa main, repliée sur sa poitrine, avait une courbe parfaite ; la lumière, en la traversant, la rendait transparente comme du marbre. — Et Namourah se souvenait des baisers fous qu’elle avait posés sur cette main caressante… Tout à coup les trompettes retentirent, avec les chants graves des prêtres ; et les sanglots des femmes qui faisaient métier de pleurer derrière les cadavres résonnèrent plus haut que les trompettes, plus haut que le chant des prêtres, en un formidable hurlement pareil à celui des chiens dans la nuit. Alors Namourah se pencha davantage. Maintenant on enlevait la dépouille d’Isanor ; à découvert sous ses bandelettes et son maquillage funèbre, il s’en allait, tout doucement emporté au milieu de l’indescriptible tapage que ses oreilles ne pouvaient entendre.

Cependant de l’autre côté de la ville, Lyssa dans l’Aleïon guettait la chute des heures. Une résolution suprême la soutenait. Puisque Likès ne lui avait pas répondu, qu’il ne lui donnait aucun signe de tendresse, elle irait le trouver jusque dans l’Arsenal, elle en forcerait les portes secrètes. Quel jour plus propice pourrait-elle choisir pour cette démarche désespérée ? Le vaste bâtiment semblait vide ; tout, à l’entour, était maintenant désert. Les ingénieurs, les ouvriers, les matelots avaient suivi jusqu’au champ sacré qui s’étendait au delà du mont Philerme le corps de leur chef ; après, ils s'assiéraient encore autour des tables que la munificence de Namourah tenait ouvertes jusqu’au coucher du soleil. — Et Likès, quand il rentrerait à son tour, la trouverait cachée dans sa demeure.

Certes elle ne se faisait pas d’illusion ; elle comprenait bien et le danger qu’elle allait courir, et la faute qu’elle allait commettre en violant la défense de Stasippe. Mais tout cela maintenant lui importait peu. Elle avait versé trop de larmes, elle avait passé trop de jours dans l’attente et trop de nuits dans l’angoisse pour ne pas considérer comme chimériques toutes ses craintes, tous ses remords. Malgré les apparences contraires, elle croyait encore à l’amour de Likès ; elle y croyait avec cette force du désespoir que mettent les moribonds à se rattacher à la vie. Mais surtout, confiante dans elle-même, elle se disait qu’il n’aurait qu’à la revoir, à l’entendre pour se sentir troublé dans son cœur. Quand leurs yeux se seraient de nouveau repris, et que leurs lèvres se seraient rejointes, tout le passé si caressant et si doux les envelopperait de ses ondes tièdes ; et ils s’aimeraient encore, et une nouvelle ère de bonheur commencerait pour eux…

Que de choses éloquentes elle se préparait à lui dire ! Ah ! Si d’autres soucis, d’autres inquiétudes l’avaient pour un instant détourné d’elle, ce qu’elle murmurerait à son oreille, entre ses bras, suffirait à le reconquérir ! N’avait-il pas souvent pâli et frémi à ses paroles d’amour ? Elle se souvenait d’avoir vu parfois ses yeux se mouiller, lorsqu’il l’écoutait, et un sourire ravi, ému, passer sur sa bouche. Oui, elle savait comment lui parler, comment l’étreindre, pour qu’il ne lui échappât plus désormais. Il était bon. Il était sincère. Un jour il avait châtié de ses mains un homme qui injuriait une femme, derrière le Théâtre, hors des murs. Or, n’était-ce pas une injure beaucoup plus cruelle qu’il lui faisait en la dédaignant, en laissant ses lettres sans réponse et ses soupirs sans écho ? Lyssa le voyait à genoux devant elle, implorant son pardon ; et d’avance elle lui pardonnait, dans un grand élan magnanime, tout ce qu’elle avait souffert à cause de lui.

Comme cette journée était longue ! Le soleil dorait toujours l’horizon. Et la ville du haut de la terrasse paraissait toujours entièrement déserte. Les effigies de marbre, innombrables sous les portiques, les cent statues du Soleil dressées aux angles des carrefours, semblaient seules la peupler. Cependant des enfants jouaient aux dés à l’ombre triangulaire du Temple. Ils consultaient la chance, le destin, sur ces fragiles cubes d’ivoire. Et Lyssa se disait que c’était aussi sur un coup de dés qu’elle allait jouer sa vie tout à l’heure et qu’un hasard heureux ou malheureux allait décider de son sort, si elle ne parvenait à rejoindre Likès, ou s’il ne voulait plus la reconnaître…

Alors une grande tristesse s’empara d’elle. Elle s’assit et pleura. Ce n’était pas les mêmes pleurs qu’elle avait versés si souvent en pensant à celui qu’elle aimait ; c’était d’autres larmes, plus salées, plus amères qui montaient des ondes remuées de sa douleur. Elle les sentait venir de si loin qu’elle se croyait tombée au fond d’un abîme.

Pourtant elle se calma. Il fallait préparer le vêtement sous lequel elle se dissimulerait pour entrer dans l’Arsenal. C’était un de ces manteaux de laine grise si finement tissés qu’on pouvait les tenir tout entiers dans la main. Dès qu’elle serait dehors, elle jetterait ce manteau sur ses épaules, et elle mettrait sur sa tête un capuchon pareil à ceux que portaient les matelots quand ils affrontaient le vent du large. Ainsi, personne ne pourrait la reconnaître.

Le jour commençait à décroître ; des groupes de gens revenaient du côté du mont Philerme. C’était l’instant de quitter le temple. Lyssa descendit doucement l’escalier de la terrasse. Dans le sanctuaire, les voix de ses compagnes psalmodiaient l’hymne à Héraclès. Elle distinguait, parmi toutes ces voix féminines, la voix chaude de Dornis qui dominait les autres, sans pourtant qu’elle fût plus haute ; et les paroles d’adoration redites chaque jour au dieu passaient aussi sur ses lèvres :

« Dans le ciel, qui est sublime ? Toi seul es sublime ! »

« Sur la terre, qui est sublime ? Toi seul ! »

Elle se hâta. Le moment était opportun. Elle ne redoutait pas de rencontrer Stasippe. Le Père des Pères devait être déjà retiré au sommet de l’Observatoire ; et les autres prêtres, les Éperviers et les Aigles, groupés autour de lui, écoutaient sans doute ses instructions, recueillies dans la contemplation céleste. Lyssa traversa le jardin du Temple et gagna la sortie sans avoir été aperçue. Alors elle se mit à courir. Il lui semblait qu’elle n’arriverait jamais assez vite. Une impatience étrange la fustigeait. Telle une bête docile conduite par une main inflexible et attelée à un char glissant, elle avançait, poussée par une force inconnue : elle ne choisissait même pas son chemin ; elle avançait, sans se perdre, dans le dédale des rues tortueuses qui avoisinaient le Grand Port. Jamais elle n’avait passé par là ; cependant elle reconnaissait les pierres, et les façades des maisons, et les enseignes des boutiques. Tout cela, elle l’avait vu en rêve, ou dans une existence dont elle n’avait plus conscience. Elle arriva ainsi jusque sur le côté sud de l’Arsenal, et, comme si le sort l’eût vraiment aidée dans son dessein, la porte basse contre laquelle elle s’appuya céda devant elle ; elle pénétra dans le vaste bâtiment désert. Longtemps elle erra à travers les cours et les galeries encombrées d’outils, d’armes et de machines. Ce qu’elle cherchait c’était l’entrée de la demeure de Likès.

 
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Cependant Namourah n’avait pas quitté la haute fenêtre d’où elle guettait le retour du jeune mastère. Il ne pouvait tarder maintenant. La cérémonie funèbre devait s’être entièrement déroulée, et Isanor, au fond de son tombeau de porphyre, goûtait sans doute le repos définitif qui suit l’ensevelissement. Il restait encore assez de clarté sur la terre pour que les yeux exercés de la Juive tyrienne pussent distinguer les objets environnants. Tout à coup elle se dressa et poussa un cri qui fit accourir Machaon auprès d’elle :

— Regarde ! Là-bas, dans la cour du pavillon des armes, cette forme, cette ombre qui rôde ?…

Le vieil esclave hésita :

— Oui, Adonaïa, j’aperçois quelqu’un. Mais ne t’alarme pas si vite. Ce ne peut être qu’un des ouvriers qui attend l’heure de se remettre au travail.

Les hommes en effet rentraient peu à peu dans l’Arsenal ; et les galeries s’animaient de présences et de pas sonores.

— Non, reprit Namourah avec véhémence, ce n’est point ce que tu dis, Machaon. Tu le sais aussi bien que moi, et ta voix tremble. C’est une femme qui se cache dans les plis de ce manteau et sous ce capuchon trop large pour sa fine tête. C’est une femme, — et je reconnais d’ici son corps frêle. Va dire qu’on la tue. Qu’on la tue à l’instant même !

Machaon cependant hésitait encore. Alors Namourah le poussa par les épaules :

— Ignores-tu que la loi ordonne de tuer sur l’heure tout étranger qui se glisse dans la partie secrète de l’Arsenal ? En l’absence du Maître, c’est moi qui commande ici. Je ne laisserai pas violer la loi. Cours, ne perds pas de temps, te dis-je !

Mais déjà un groupe d’ouvriers entourait Lyssa ; on lui arrachait son capuchon et son manteau ; et l’un d’eux, sans même lui demander son nom, l’abattait d’un coup de hache sur le sol.

Cependant Likès arrivait, ayant encore dans la main la branche de cyprès funèbre. Il vit Lyssa, couchée sur les dalles le front en avant, et se précipita vers elle. Mais elle était morte et son cœur avait cessé de battre. Alors il fit un grand geste, un geste terrible et impérieux qui chassa tous les hommes accourus à cette place au bruit du drame ; et, prenant dans ses bras le corps de la petite Veuve-gardienne, il l’emporta dans la demeure secrète où nulle femme n’avait jamais pénétré.

VII

La mort de Lyssa avait passé presque inaperçue au milieu du spasme de joie qui secouait la ville. Magnésia ! Magnésia ! Tel était le nom qui retentissait sur toutes les lèvres… Magnésia du Sipylle, où les légions romaines triomphantes venaient de ruiner définitivement l’empire du vieil Antiochus. Et c’était en même temps le triomphe de Rhodes, le triomphe du Colosse… Quel choc terrible si le roi de Syrie, rétabli dans son ancienne puissance, s’était réveillé comme un lion pour fondre sur ses ennemis ! Mais au contraire le vieux lion était bien définitivement vaincu, et l’on allait se partager ses dépouilles. Lucius Scipion l’avait abattu, comme son frère Publius avait abattu Annibal à Zama, dans les plaines de Carthage. Et l’on se racontait sous les portiques que les deux jeunes Romains, avant d’être à l’âge des combats, avaient rencontré un jour dans une bourgade obscure du Latium une femme au visage de Sibylle qui leur avait prédit leur destin : « Toi, avait-elle dit à Publius, tu seras comblé de gloire et d’honneurs ; tu passeras les mers et tu seras appelé l’Africain. — Et toi, avait-elle dit à Lucius, tu jouiras d’une gloire égale ; je vois aussi l’aigle briller entre tes sourcils : l’Asiatique sera ton surnom. »

Cette double prédiction s’était réalisée ; la force des Scipion couvrait maintenant le monde ; l’Afrique et l’Asie avaient reçu l’empreinte de leur talon invincible : et, à leur suite, les légions avaient accompli des prodiges. Antiochus dans le combat de Magnésia avait perdu cinquante mille hommes, alors que cinq mille Romains seulement étaient restés sur le champ de bataille. Et la Phrygie, la Carie, la Lycie et le Chersonèse devenaient la proie du vainqueur. Quelle serait la part de Rhodes dans cette abondante conquête ? C’était elle qui avait facilité à Rome le chemin des mers, et jamais sans elle les Aigles n’eussent pu sans doute aborder le rivage asiatique. Quelle serait la splendeur de Rhodes demain ? Quelle serait dans les siècles la gloire de l’Île heureuse qu’Héraclès avait choisie pour épouse ? Dans l’Aleïon des prières publiques montaient en actions de grâce vers le dieu ; et sur le seuil de chaque maison brûlaient des lampes et des parfums.

Cependant Likès n’avait pas quitté la partie secrète de l’Arsenal. Il n’était pas retourné auprès de Namourah dans le palais. On attendait l’élection du nouveau chef. Alexios parcourait la ville, jetant de groupe en groupe le nom de Likès, comme le semeur jette au vent la graine qui doit germer. Et Namourah, sans dévoiler son désir intime, conférait avec le navarque, qu’elle savait tout-puissant. Elle maîtrisait le dépit que lui causait l’éloignement momentané de Likès. Une heure de regret, une heure de tristesse, quelques larmes versées, et ensuite il serait tout à elle, il la remercierait de l’avoir pris par la main pour le mener aux honneurs et à la fortune. Désormais elle ne redoutait plus rien : sa rivale dormait au creux d’un étroit tombeau. Et le sort l’avait si bien servie, l’orgueilleuse Juive tyrienne, qu’elle n’avait même pas eu besoin de perpétrer elle-même sa vengeance. Likès n’aurait pas à lui reprocher la mort de celle qu’il avait aimée autrefois…

De la haute fenêtre d’où elle avait vu se dérouler les funérailles d’Isanor, Namourah interrogeait la ville. Elle attendait. Sa vie était liée étroitement à cette vie prodigieuse et innombrable qui respirait là, entre les triples remparts. Étrangère, elle était pourtant la première de toutes les femmes de Rhodes, la plus enviée, la plus respectée, la plus admirée. La force de sa volonté égalait la force du Colosse. Elle et lui, tous deux venus du rivage chanéen, avaient implanté leur domination dans l’île des roses à l’ineffable douceur. Maintenant un grand courant d’ambition jetait tout ce peuple aux œuvres viriles et actives, et Likès, le dernier peut-être de tous ceux en qui persistait un peu de cette douceur de la terre maternelle, allait devenir le chef du formidable Arsenal où s’armaient les navires pour la conquête du monde.

Elle attendait… Cette journée commencée dans la joie finissait en apothéose. De tous côtés, par toutes les portes, la foule faisait irruption. Les gens de Ialysos, ceux de Lindos et de Camire accouraient pour célébrer la victoire romaine ; et de toutes les bourgades disséminées sur le mont Atabyrion des paysans chevelus accouraient, portant des feuillages verts qu’ils brandissaient au-dessus de leurs têtes. Sur la place du Peuple, le Taureau d’or disparaissait, tant on avait surchargé ses flancs de guirlandes et de couronnes. Tout à coup Namourah vit cette multitude humaine se ruer du même côté ; et des cris d’enthousiasme, des clameurs qui tenaient du délire, arrivèrent à ses oreilles : le navarque venait de faire annoncer que, pour récompenser les Rhodiens de leur concours, Rome leur abandonnait la Carie avec la riche cité d’Halicarnasse et tout le territoire voisin. La Carie, c’est-à-dire la nation détestée qui, autrefois sous la conduite de la reine Artémise, avait humilié et envahi l’île du Soleil ! Parmi les trois mille édifices de Rhodes, il en était un qu’on appelait « l’Inaccessible » ; c’était le trophée de marbre et d’airain qu’Artémise avait élevé près de la Deigma pour rappeler son entrée victorieuse dans la ville, et qu’on avait entouré d’un double portique afin de le dissimuler aux regards des étrangers. La foule courut là, brisa à coup de hache le trophée, le réduisit en miettes et jeta des branches de térébinthe sur ces débris. Bientôt une flamme énorme s’éleva ; le feu achevait de détruire ce souvenir exécré. La Carie maintenant devenait l’esclave de Rhodes et c’était dans Rhodes que les richesses d’Halicarnasse allaient passer !

Les flammes hautes, que la fusion du bronze verdissait, se tordaient en spirales vers le ciel. Autour, la foule continuait à pousser des clameurs formidables. Mais Namourah ne regardait plus de ce côté ; elle venait d’apercevoir le collège des mastères qui se dirigeait vers l’Arsenal ; et son cœur se mit à battre si violemment dans sa poitrine qu’elle fut obligée de s’accrocher à la rampe orfévrée de la fenêtre. Nul doute, Likès était élu, on allait le chercher pour l’installer dans ses nouvelles fonctions. Le navarque marchait le premier ; solennel, il avançait au milieu de la chaussée ; et, ayant rencontré des yeux la veuve d’Isanor, penchée et toute tendue dans ses voiles, il lui fit de la main un grand signe qui était à la fois un salut et l’annonce que ses vœux étaient exaucés. Alors, elle quitta la fenêtre ; elle redescendit dans les salles de réception du palais.

— Vite ! Vite ! dit-elle à Machaon. Vite ! Vite ! Que l’on prépare tout pour recevoir le nouveau chef. Que l’on allume les candélabres et que les musiques se disposent à jouer les hymnes de fête. Voici mon époux qui vient ! Voici celui que j’ai choisi et sur lequel s’appuiera ma droite.

Le lyrisme du cantique remontait à ses lèvres ardentes ; puis, rompue, elle s’affaissa sur un coussin et pleura des larmes d’ivresse et de joie.

La nuit était venue. Tout reposait maintenant dans la ville. Le Colosse seul semblait veiller ; son image formidable remplissait l’ombre ; elle barrait le ciel et la mer. Plus haute que la Babel des anciens Juifs, plus haute que la montagne où Sémiramis avait fait découper son profil altier, elle évoquait le dieu Zodiacal qui règne sur la terre et dans l’espace.

Le Colosse semblait conscient de son triomphe ; un oiseau posé sur sa joue chantait éperdument, comme sur l’arbre le plus élevé des forêts. Et ce gazouillement léger, aérien, était le seul bruit que l’on entendit à cette heure nocturne. Dans les ports, sur les vagues effacées, les vaisseaux avaient replié leurs voiles autour des mâts qui semblaient des quenouilles étroites. Et, malgré les proportions énormes de ses maisons et de ses tours, la ville paraissait petite ; elle montait à peine aux chevilles de son Hercule ; la terrasse de l’Aleïon, assise sur le dernier étage du Temple, n’atteignait pas les genoux arqués du dieu. Et, lui, grandissait encore dans l’obscurité de cette nuit sans étoiles. Il grandissait jusqu’à toucher de son front la nue ; les poètes l’avaient chanté ; les hommes de toutes les races l’avaient proclamé la plus éclatante des merveilles du monde. Cependant une tristesse flottait autour de ses épaules : il était seul. Rien ne s’égalait à lui. Où étaient-ils ceux de sa race, ces Géants anciens qui, les premiers, avaient habité l’île, lorsque, volcanique encore, elle était sortie des ondes ? Où étaient-ils les Cyclopes au large front, et les Centaures chevauchant les vallées profondes ou les crêtes dentelées des montagnes ? Ceux-là étaient ses vrais ancêtres, ceux-là l’avaient précédé sur cette terre de promission dont ils lui avaient ouvert le chemin. Et les yeux du Colosse interrogeaient les quatre vents de l’horizon ; et son âme enfermée dans son corps de bronze tressaillait au mystère béant de la nuit. Pas d’étoiles ; une lune fantastique, traversée de nuages, se montrait derrière le col de l’Atabyrion… Et, bientôt, des ombres se levèrent, de grandes ombres, enveloppées de brumes épaisses ; elles sortaient des antres inaccessibles, du creux des rochers et même des pentes arides des torrents ; elles s’avançaient, menant une course désordonnée et inquiète, tandis que la galopée des nuages couvrait et découvrait le visage blanc de la lune. Et le Colosse reconnut ses frères anciens, tous les Géants qui étaient issus des entrailles de cette terre avant les générations des hommes. Ils accouraient vers lui, ils l’entouraient d’une ronde formidable ; la ville s’aplanissait sous leurs pieds chaussés de ténèbres. Et leurs faces s’éclairaient d’un rire brutal et sonore. Ils célébraient le triomphe de la Force, le triomphe de l’Orgueil, le triomphe de l’Or.

Mais l’oiseau léger qui s’était posé sur la joue du Colosse avait disparu dans le ciel.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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