Le Collier des jours/Chapitre XVI

Félix Juven, Éditeur (p. 43-53).




XVI




Comment se fit la seconde et définitive séparation d’avec ma nourrice ?… Je ne le sais presque pas. Sans doute on dut l’entourer, cette fois, de précautions et de transitions qui rendirent le déchirement moins douloureux.

Je crois que cela commença par une partie de plaisir, où la chérie m’accompagnait, et elle resta, même, plusieurs jours avec moi.

D’ailleurs ce n’était pas rue Rougemont que nous allions ; de cette façon, je n’avais pas de méfiance.

On me confiait à mon grand-père, qui vivait, avec ses deux filles, sœurs de mon père, au Grand-Montrouge.

Un jardin !… des fleurs !… des arbres !… la vraie campagne !… Cela me séduisit tout de suite. J’étais grisée par tant de lumière, après la pénombre de l’impasse d’Antin. Le temple grec de la barrière Monceau, et même les beautés sahariennes du terrain vague, furent vite éclipsées par les splendeurs champêtres du Grand-Montrouge.

Dans les premiers temps, pour m’apprivoiser, on me laissa complètement libre. Je parcourais le jardin, qui, par le fond, communiquait à des vergers, puis à une prairie. La découverte de la nature m’absorba et m’enthousiasma tellement que tout autre sentiment fut submergé.

Route de Châtillon ! C’était là que mon grand-père vivait, dans une petite maison, alignée au trottoir, qui n’avait qu’un rez-de-chaussée et un étage. Il n’occupait, avec ses filles, que ce premier et unique étage, composé de quatre pièces et d’une cuisine. De la salle à manger, sur le derrière de la maison, un petit escalier extérieur descendait dans une petite cour, séparée du jardin par une grille de bois et une porte, entre deux piliers. Le plus bel ornement de ce jardin, où l’on descendait par deux marches, était au milieu de la pelouse centrale, un large catalpa.

Il fallut apprendre de nouveaux mots : grand-père, tante Lili, tante Zoé ; et me familiariser avec des personnes inconnues. Le père Gautier, comme on l’appelait, me parut très terrible tout d’abord. Assez grand, sec, imberbe le teint brun, la voix forte, armé d’une grosse canne à pomme d’argent que je remarquai tout de suite ; je compris bien qu’avec lui ça ne serait pas commode. Les tantes m’inquiétaient moins ; je les sentais sans volonté, assouplies à l’obéissance, et craintives devant leur père. Au premier aspect, elles semblaient à peu près pareilles ; il y avait pourtant des différences : tante Lili avait un nez long, gros du bout, de tout petits yeux et la bouche trop grande tandis que tante Zoé, qui ressemblait à son père, avait le nez court, les yeux ronds, et la bouche mince. Leurs cheveux noirs étaient ondulés et ramassés derrière la nuque en un simple chignon.

Une robe noire et plate, avec un volant dans le bas, les habillait toutes les deux de même.

La tante Lili était la plus douce, la plus molle, celle qui cédait tout de suite ; je la préférais, sans pouvoir dire que je l’aimais le plus. En réalité, je n’aimais pas. Sans doute, j’avais dépensé trop d’amour dans ma première enfance ; mon cœur, resté exclusif, n’avait plus rien à donner. Je ne retrouvais d’élan de tendresse que pour ma nourrice, toujours, quand elle venait me voir, et elle venait souvent, malgré l’énorme distance des Batignolles au Grand-Montrouge. Lorsqu’elle s’en allait, je la reconduisais à n’en plus finir, le plus loin possible, et elle devait jurer de revenir le lendemain.

Pour les autres, je savais être aimable, si l’on était doux avec moi. Je me laissais embrasser, mais je n’embrassais pas, et il était impossible de me faire dire que j’aimais. Tout ce que l’on pouvait obtenir, en mettant à ce prix quelque friandise convoitée, était par exemple :

« Je t’aime, pomme », ou « Je t’aime, confiture ».

Mais : Je t’aime, tout court ; jamais.

Le rez-de-chaussée de la maison était habité par un vieux soldat de Napoléon, le père Rigolet. Il avait été canonnier, ce qui expliquait sa surdité presque complète. Il vivait là, avec sa femme, sa fille mariée et les enfants de cette fille. Elle s’appelait Florine et était repasseuse, ce qui me rappelait Marie. À cause de cela, j’étais attirée vers cette famille. Florine avait un garçon d’une quinzaine d’années et une petite fille de cinq à six ans, qui devint bientôt ma camarade.

Cette liberté que l’on m’avait laissée dans les premiers temps, il fut bien difficile de me la reprendre. Le grand air, le jardin, la prairie surtout, je n’en étais jamais rassasiée ; quand on me faisait rentrer, par l’appât de quelque tartine, je trépignais d’impatience si on ne me laissait pas aussitôt ressortir.

En somme, le jardin n’offrait pas de danger et on me voyait de la chambre de grand-père. Le plus souvent, je pouvais repartir, et comme on ne voulait pas me brusquer, sachant que je n’avais été asservie à aucune espèce de discipline, la surveillance se bornait à une recommandation, que me criait tante Lili, du haut de la fenêtre :

— Ne vas pas au soleil sans chapeau !

Mais mon chapeau était toujours envolé, et, à force de répéter sa phrase, tante Lili se trompait, elle disait :

— Ne vas pas au chapeau sans soleil !

Ce qui me donnait le fou rire.

Mon ambition était d’ouvrir la porte du jardin, pour filer plus loin, là-bas, dans la prairie. Je m’y acharnais sans y arriver. Nini Rigolet, ma nouvelle amie, m’apporta un concours précieux : elle savait ouvrir la porte !… Alors, nous nous échappions à travers les petits vergers, enclos de treillages bas, et nous débouchions dans l’affolante prairie. Je m’arrêtais d’abord, en extase devant le vaste tapis vert, devant cet espace qui me semblait sans limites. Puis, avec un cri d’oiseau délivré, je me lançais dans une galopade effrénée, où Nini me suivait, et qui nous entraînait fort loin.

Tout à coup elle s’arrêtait, comme pétrifiée, et me criait :

Méfie-toi, v’là ton grand-père !

En effet, il paraissait, brandissant sa terrible canne, marchant dans l’herbe à grandes enjambées et m’invectivant, dans la langue pittoresque de la Gascogne, d’où il était.

J’avais vite fait de détaler et il avait beau courir !

Notre manœuvre consistait à regagner à toutes jambes, par un grand détour, la route de Châtillon, pour rentrer par la porte de la maison ouvrant de ce côté. Quand le grand-père revenait, hors d’haleine, par le jardin, je me cachais, afin de laisser passer sa colère.

Le soir, à table, pour me punir, on changeait mon couvert de place. Je n’étais pas à côté de grand-père ! Je me montrais sensible à cette privation, — qui ne me privait guère, — pour qu’on n’imaginât pas d’autres représailles.

Elle était bien extraordinaire cette table où nous dînions. En acajou, foncé comme un beau marron d’Inde, d’une taille inusitée, elle eût empli toute la salle si on avait essayé d’en déplier les battants, épais de plusieurs centimètres. Aussi était-elle accotée à la plus longue cloison et toujours repliée, sauf aux heures des repas on relevait un battant. Nous y étions drôlement installés, à côté les uns des autres, sur un seul demi-cercle ; avec la muraille pour vis-à-vis.

À tout moment, l’une ou l’autre des tantes se levait, pour aller prendre les plats ou les remporter, car il n’y avait pas de domestique.

Mon grand-père, contraint à un moment de sa vie, par des revers de fortune, à chercher un emploi, avait été chef de bureau à l’octroi de Passy ; maintenant c’était la maigre retraite, à peine suffisante, la vie restreinte et, pour les filles, qui dépassaient la trentaine, l’avenir sans issue, le définitif renoncement aux espoirs tenaces, tous les rêves secrets fauchés, avant d’avoir pu fleurir ; le dévouement résigné au père vieilli et aigri.

Cette route de Châtillon, c’était à peu près le désert. Elle était régulièrement tracée, avec des trottoirs de chaque côté, mais il n’y avait pas de maisons, ou fort peu. Des palissades, bordant des potagers, quelques murs, dépassés par des arbres, longeaient le trottoir, surtout de notre côté. En face, il n’y avait rien, rien qui gênât la vue sur la plaine, qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Tout d’abord cette immense étendue m’en imposa. Le ciel surtout, le ciel éblouissant, me causait une extrême surprise. Jamais je n’en avais vu, encore, un aussi grand morceau, et devant tant de lumière, tant d’air, tant d’espace, une sorte de vertige m’empêchait de traverser la chaussée.

Je me contentais de regarder, du seuil de la maison, qui devint bientôt un lieu de prédilection.

Le père Rigolet, le vieux canonnier de l’Empire, avait là son quartier général. Assis sur les marches, fumant sa pipe, il finissait de vivre, oisif, puisque son ouvrage à lui était fini. Doux, craintif, isolé dans le silence de sa surdité, il repensait, sans doute, à tant de choses qu’il avait vues, en laissant vaguer son regard sur cette plaine déserte. Quelques vestiges militaires se retrouvaient dans son costume : sa blouse bleue était serrée par un ceinturon à boucle de cuivre et une médaille était épinglée sur la toile déteinte. Il avait une bonne grosse tête, toute ronde, avec de larges oreilles rouges. Ce brave homme m’intéressait beaucoup ; en le regardant, je le trouvais comique ; mais ce qu’on disait de lui me faisait bien voir qu’il était autre chose que les autres. J’aurais bien voulu savoir comment avait fait le canon pour le rendre sourd. Aussi, bien souvent, je me haussais jusqu’à l’embouchure énorme de son oreille, d’où jaillissait un bouquet de poils gris qui me donnait tant envie de rire, et je lui criais de toutes mes forces :

— Père Rigolet, raconte-moi des choses !

Alors, il retirait sa pipe ; sa bouche molle s’ouvrait largement, dans un rire sans dents :

— Ah ! oui ! Ah ! oui ! disait-il.

Et d’une voix rouillée et mouillée il se mettait à raconter de confuses histoires, en phrases désordonnées et incompréhensibles, que j’écoutais les sourcils froncés, tant je m’efforçais pour n’en pas perdre les fils enchevêtrés.

Mais bientôt je le plantais là, au milieu de sa narration, le pauvre vieux canonnier, pour aller courir avec Nini, tandis qu’il hochait tristement sa grosse tête, et remettait dans sa bouche sa pipe éteinte.

Tante Zoé, qui était plus décidée, plus vive, était chargée des relations extérieures, des courses, des achats, de la cuisine. Tante Lili aimait mieux coudre et s’occuper du ménage. Elle y apportait un soin méticuleux et je connus là, de très près, toutes les manigances des parquets cirés, qui m’avaient toujours si fort intéressée. Un frotteur venait de temps en temps, mais il avait vraiment bien peu à faire, tellement tout était entretenu, luisant et irréprochable.

Moi seule je mettais du désordre ; j’apportais continuellement à mes semelles le sable et la boue du dehors. Tante Lili avait renoncé à récriminer ; elle me suivait pas à pas, et sans se lasser, remettait en place ce que je dérangeais ; si mes pieds avaient marqué de taches ternes les luisances intactes, aussitôt j’entendais le bâton à cire faire son ronron et le coup de brosse qui réparait le désastre.

La pièce la plus soignée était la chambre des tantes, où je couchais aussi. On avait réuni là les meilleurs restes de l’ancienne aisance : de gros meubles de style Empire, tous de l’acajou le plus foncé, des rideaux de lampas, d’un rouge presque noir, des coussins à bandes de tapisserie, la précieuse garniture de cheminée, lapis et or, et toutes les épaves où s’attachaient des souvenirs.

Au mur principal, était suspendu le portrait, grandeur naturelle, de la mère défunte, si différente, physiquement, de tous ceux de sa descendance : blonde, au nez aquilin, aux yeux bleus, à la peau rosée. Il y avait aussi, dans des cadres ovales, quatre têtes de femmes que mon père, en 1829, n’ayant pas alors 18 ans, avait peintes à l’occasion de la fête de sa mère.

Dès que l’on était levé et une fois la chambre faite, on fermait les persiennes, pour maintenir une pénombre favorable à la conservation de toutes ces splendeurs.

Les deux fenêtres donnaient sur la route de Châtillon, ainsi que celle de la cuisine, séparée de la chambre par le palier de l’escalier.

La chambre de grand-père était de l’autre côté, sur le jardin, après la salle à manger. C’était la pièce la plus grande, la plus agréable, celle où l’on se tenait le plus souvent.

Ce qui frappait tout de suite en y entrant, c’était une forte odeur de chat.

On a, plus tard, attribué à mon père cet amour exagéré pour les chats : c’est sa famille, plutôt, qui en était atteinte, car je n’ai vu que là, ces aimables félins en nombre vraiment un peu excessif. On leur avait abandonné une vaste bergère, sur laquelle ils couchaient, tous ensemble.

Il y en avait de gros, de maigres, des angoras, des ras, de jolis, de laids ; sept ou huit, au moins, tous très doux, mais sans beaucoup de personnalité.

Grand-père les tolérait dans sa chambre, où leur bergère tenait presque le milieu. Lui, avait son fauteuil au coin de la cheminée qui était placée d’une façon singulière, entre les deux fenêtres il se tenait là, le plus souvent lisant un journal ou un livre. Si je n’y étais pas forcée, je me risquais peu dans cette chambre, où il fallait rester tranquille, guettée, du coin de l’œil, par un juge sévère, qui ne laissait rien passer.