Le Cimetière de campagne

Le Cimetière de campagne : élégie anglaise
Traduction par Marie-Joseph Chénier.
Dabin, Palais du Tribunat (p. i-v).


LE CIMETIÈRE

DE CAMPAGNE,

ÉLÉGIE ANGLAISE,

DE GRAY,

TRADUCTION NOUVELLE,

EN VERS FRANÇAIS.



À PARIS,
CHEZ DABIN, PALAIS DU TRIBUNAT.
AN XIII. — 1805.

PRÉFACE.


Il existe déjà dans la langue française plusieurs traductions en vers de cette élégie célèbre ; mais celles qui ont été publiées semblent plutôt des paraphrases que des traductions. Nous avons de plus quelques morceaux de poésie dont elle a évidemment donné l’idée : il en est même qui, sans égaler l’ouvrage du poète anglais pour la plénitude des pensées et l’énergique précision du style, sont du moins fort remarquables par l’élégance et l’harmonie.

En donnant au public cette version nouvelle, composée il y a plusieurs années, je fais imprimer les vers anglais à côté des vers français. On pourra voir d’un coup-d’œil ce que j’ai cru devoir supprimer, changer, ajouter ; on jugera si j’ai su garder un juste milieu entre une imitation infidèle et une traduction servile. J’ai craint pour l’élégie entière la monotonie des stances ; j’ai conservé seulement dans l’épitaphe ces formes de poésie qui m’ont paru lui convenir. J’ai travaillé cette pièce avec soin ; mais, en quelque genre que ce soit, je n’ai jamais donné mes écrits que comme des essais susceptibles d’un perfectionnement graduel. Je serai disposé dans tous les temps à mettre à profit l’opinion des connaisseurs, et même ce que pourront offrir de judicieux les critiques amères des censeurs de profession.

Voltaire, à son retour de Londres, où l’avaient contraint à se réfugier les premières persécutions qu’il eut essuyées en France, fit connaître à sa patrie la philosophie et la littérature des Anglais. Il puisa dans leurs poètes des beautés fortes qu’il sut encore embellir. Durant les dernières années de ce grand-homme, aujourd’hui si ridiculement harcelé, M. Ducis a mérité des succès mémorables, en transportant sur la scène française les créations vigoureuses du poète tragique de l’Angleterre. Plus récemment, dans la traduction du Paradis perdu, ouvrage tantôt sublime et tantôt bizarre d’un génie non moins étonnant que Shakespeare, on a souvent retrouvé tout le talent de M. Delille : on le cherchait dans l’Homme des champs et dans le poëme de la Pitié.

Le même M. Delille a traduit autrefois, avec beaucoup de bonheur, la belle Epître de Pope au docteur Arbuthnot. Un autre chef-d’œuvre de Pope, l’Héroide d’Héloïse, avait déjà fondé la réputation de M. Colardeau. M. Boisjolin mérite d’être cité après ces talents célèbres ; et sa traduction de la Forêt de Windsor est un des morceaux les plus purs qui aient paru depuis long-temps.

Quand il devient difficile d’oser penser soi-même, on peut encore traduire. Indépendamment de l’élégie de Gray, le meilleur ouvrage que nous ayons en ce genre, au moins dans les langues modernes, quelques autres pièces de ce poète sont dignes d’une version élégante et soignée. Par exemple, son Hymne à l’Adversité, ses deux Odes pindariques, l’une sur les progrès de la poésie, l’autre intitulée le Barde ; mais plus encore, à mon avis, son Ode charmante sur le collège d’Eton. L’Ode plus fameuse que Dryden a composée sur la Musique ; l’Emma de Prior, l’Hermite de Parnell, l’Épître d’Adisson sur l’Italie, une douzaine de fables de Gay, deux petits poëmes de Goldsmith, le Voyageur et le Village abandonné, mériteraient aussi d’exercer parmi nous des versificateurs habiles. Les littératures ne sont jamais en guerre. Il peut exister des querelles politiques entre les divers gouvernements ; le vœu philanthropique de Sully, de l’abbé de Saint-Pierre et de J.-J. Rousseau peut n’être encore que le rêve des hommes de bien : mais il existe pour le génie un traité de paix perpétuelle qui doit être religieusement observé.


LE CIMETIÈRE


DE CAMPAGNE.




Le jour fuit ; de l’airain les lugubres accents
Rappellent au bercail les troupeaux mugissants ;
Le laboureur lassé regagne sa chaumière ;
Du soleil expirant la tremblante lumière
Délaisse par degrés les monts silencieux ;
Un calme solennel enveloppe les cieux ;
Et sur un vieux donjon que le lierre environne,
Les sinistres oiseaux, par un cri monotone,
Grondent le voyageur dans sa route égaré,
Qui vient troubler l’empire à la nuit consacré.
Près de ces ifs noueux dont la verdure sombre
Sur les champs attristés répand le deuil et l’ombre,
Sous ces frêles gazons, parure du tombeau,
Dorment les villageois, ancêtres du hameau.
Rien ne peut les troubler dans leur couche dernière,
Ni le clairon du coq annonçant la lumière,
Ni du cor matinal l’appel accoutumé,
Ni la voix du printemps au souffle parfumée.
Des enfants, réunis dans les bras de leur mère,
Ne partageront plus, sur les genoux d’un père,

Le baiser du retour, objet de leur desir,
Et le soir au banquet la coupe du plaisir
N’ira plus à la ronde égayer la famille.
Que de fois la moisson fatigua leur faucille !
Que de sillons traça leur soc laborieux !
Comme au sein des travaux leurs chants étaient joyeux,
Quand la forêt tombait sous les lourdes coignées !
Que leurs tombes du moins ne soient pas dédaignées ;
Que l’heureux fils du sort, déposant sa grandeur,
Des simples villageois respecte la candeur ;
Que le sourire altier sur ses lèvres expire :
Biens, dignités, crédit, beauté, valeur, empire,
Tout vient dans le lieu sombre abymer son orgueil :
O gloire ! ton sentier ne conduit qu’au cercueil.
Ils n’obtinrent jamais, sous les voûtes sacrées.
Des éloges menteurs, des larmes figurées ;
Les ministres du Ciel ne leur vendirent pas
Le faste du néant, les hymnes du trépas :
Mais perçant du tombeau l’éternelle retraite,
Des chants raniment-ils la poussière muette ?
La flatterie impure, offrant de vains honneurs,
Fait-elle entendre aux morts ses accents suborneurs ?
Des esprits enflammés d’un céleste délire,
Des mains dignes du sceptre, ou dignes de la lyre,
Languissent dans ce lieu par la mort habité.
Grands hommes inconnus, la froide pauvreté
Dans vos ames glaça le torrent du génie ;
Des dépouilles du temps la science enrichie

À vos yeux étonnés ne déroula jamais
Le livre où la nature imprima ses secrets ;
Mais l’avare Océan recèle dans son onde
Des diamants, l’orgueil des mines de Golconde ;
Des plus brillantes fleurs le calice entr’ouvert
Décore un précipice ou parfume un désert.
Là peut-être sommeille un Hamden de village,
Qui brava le tyran de son humble héritage ;
Quelque Milton sans gloire ; un Cromwel ignoré,
Qu’un pouvoir criminel n’a point déshonoré.
S’ils n’ont pas des destins affronté la menace,
Fait tonner au Sénat leur éloquente audace,
D’un hameau dévasté relevé les débris,
Et recueilli l’éloge en des yeux attendris,
Le sort qui les priva de ces plaisirs sublimes,
Ainsi que les vertus borna pour eux les crimes :
On n’a point vu l’épée, ivre de sang humain,
Leur frayer jusqu’au trône un horrible chemin ;
Ils n’ont pas étouffé dans leur ame flétrie
Et la pitié qui pleure, et le remords qui crie ;
Jamais leur main servile aux coupables puissants
N’a des pudiques sœurs prostitué l’encens ;
Et leurs modestes jours, ignorés de l’envie,
Coulèrent sans orage au vallon de la vie.
Quelques rimes sans art, d’incultes ornements
Recommandent aux yeux ces obscurs monuments :
Une pierre attestant le nom, le sexe et l’âge,
Une informe élégie où le rustique sage

Par des textes sacrés nous enseigne à mourir,
Implorent du passant le tribut d’un soupir.
Et quelle ame intrépide, en quittant le rivage,
Peut au muet oubli résigner son courage ?
Quel œil, apercevant le ténébreux séjour,
Ne jette un long regard vers l’enceinte du jour ?
Nature, chez les morts ta voix se fait entendre ;
Ta flamme dans la tombe anime notre cendre ;
Aux portes du néant respirant l’avenir,
Nous voulons nous survivre en un doux souvenir.
Et toi, qui pour venger la probité sans gloire,
Du pauvre dans tes vers chantas la simple histoire,
Si, visitant ces lieux, domaine de la mort,
Un cœur parent du tien veut apprendre ton sort,
Sans doute un villageois, à la tête blanchie,
Lui dira : Traversant la plaine rafraîchie,
Souvent sur la colline il devançait le jour :
Quand au sommet des cieux le midi de retour
Dévorait les côteaux de sa brûlante haleine,
Seul, et goûtant le frais à l’ombre d’un vieux chêne,
Couché nonchalamment, les yeux fixés sur l’eau,
Il aimait à rêver au doux bruit du ruisseau :
Le soir, dans la forêt, loin des routes tracées,
Il égarait ses pas et ses tristes pensées :
Quelquefois, en quittant ces bois religieux,
Des pleurs mal essuyés mouillaient encor ses yeux.
Un jour, près d’un ruisseau, sur le mont solitaire,
Sous l’arbre favori, le long de la bruyère,

Je cherchai, mais en vain, la trace de ses pas ;
Je vins le jour suivant, je ne le trouvai pas :
Le lendemain, vers l’heure où naissent les ténèbres,
J’aperçus un cercueil et des flambeaux funèbres ;
À pas lents vers l’église on portait ses débris :
Sa tombe est près de nous ; regarde, approche, et lis.


ÉPITAPHE.


Sous ce froid monument sont les jeunes reliques
D’un homme à la fortune, à la gloire inconnu :
La tristesse voilait ses traits mélancoliques ;
Il eut peu de savoir, mais un cœur ingénu.
Les pauvres ont béni sa pieuse jeunesse
Dont la bonté du ciel a daigné prendre soin ;
Il sut donner des pleurs, son unique richesse ;
Il obtint un ami, son unique besoin.
Ne mets point ses vertus, ses défauts en balance ;
Homme, tu n’es plus juge en ce funèbre lieu :
Dans un espoir tremblant il repose en silence,
Entre les bras d’un père et sous la loi d’un Dieu.