XIX


Tant de seigneurs étaient venus à Pomeglay, dit le conte, qu’il n’était point de maison où ne pendît l’écu d’un chevalier. Ceux qui n’avaient pas envoyé leurs fourriers à temps n’avaient pu s’héberger dans la ville et tout alentour des murailles s’élevaient leurs tentes et leurs pavillons. Aux fenêtres flottaient les bannières, les murs étaient tout tendus d’étoffes, et les rues si bien jonchées de menthe, de glaïeuls et de joncs qu’on se fût cru dans la salle du plus riche palais. Elles étaient pleines de destriers, de chevaliers, de valets qui portaient des présents aux dames et aux pucelles, de damoiseaux faisant gorge aux faucons. Mais c’est le marché qu’il fallait voir, tant il était bien fourni de volaille, de poisson, de cire et d’épices ! Les changeurs criaient : « C’est vrai ! » ou « C’est mensonge ! » et ils n’avaient pas seulement de la monnaie : jamais on ne vit autant de pierreries étalées, ni tant d’images et de vaisselle d’or et d’argent. Cependant les cloches, les cors, les buccines sonnaient ; les couteaux cliquetaient dans les cuisines qui rougeoyaient ; à tous les carrefours paradaient les acrobates, les jongleurs, les joueurs de vielle et de harpe, les montreurs de lions, d’ours, de léopards et de sangliers. L’histoire dit que jamais il n’y eut une plus belle fête.

Lancelot se logea comme il put, dans une maison si pauvre que nul n’en avait voulu. Il suspendit son écu à la porte, et, comme il était fort las, il s’étendit, tout désarmé, sur un méchant lit couvert d’un gros drap de chanvre et d’une mauvaise couette. Un garnement, un héraut d’armes qui avait mis en gage à la taverne sa cotte et ses chaussures, vint à passer et, voulant savoir à qui appartenait l’écu accroché au dehors, il poussa l’huis tout doucement et approcha sans bruit, sur ses pieds nus, du chevalier endormi. Or, dès qu’il le vit, il reconnut Lancelot et se signa ; mais celui-ci s’éveilla sur ces entrefaites.

— Si tu dis mon nom à quiconque, s’écria-t-il irrité, je te tords le cou !

— Sire, je ne ferai rien dont vous puissiez me savoir mauvais gré ! répondit l’autre.

Mais, à peine hors de la maison, voilà le drôle qui va criant de toute sa voix :

— Ores est venu qui l’aunera ! Ores est venu qui l’aunera !

Les bonnes gens ébahis, sur le pas des portes, se demandaient ce qu’il disait et quel était ce chevalier qui était venu et qui l’emporterait sur tous, car on ne connaissait pas encore ce cri-là ; c’est depuis ce temps qu’on l’entend dans les tournois.

Presque toute la nuit, il y eut caroles dans les maisons qui étaient si bien illuminées qu’on eût pensé qu’elles flambaient ; et pourtant, dès l’aube, les hérauts commencèrent de mener grand bruit par les rues et de crier : « Ores, sus, chevaliers, il est jour ! » Lancelot fut entendre la messe et déjeuna de pain et de vin. Déjà les cortèges défilaient bellement par la cité, et, sitôt arrivés sur le terrain, il fallait voir les valets ficher les lances en terre, vider les coffres sur les manteaux, étaler les hauberts et les chausses, préparer les sangles, les sursangles, les lacets à heaumes et le fil à coudre les manches. Il y avait bien là plus de cent, plus de deux cents chevaliers et les lances étaient si nombreuses qu’on pouvait se croire dans un bois. Les demoiselles de la ville étaient aux fenêtres ou sur les murs ; mais pour la reine on avait dressé un échafaud bel et long à merveille : elle s’y assit avec ses dames et ses pucelles ; monseigneur Gauvain qui ne combattait pas était auprès d’elle, causant avec d’autres barons qui ne pouvaient porter les armes, soit qu’ils fussent prisonniers sur parole ou croisés.

— Voyez-vous, cet écu où sont un dragon et une aigle ?

— Par ma foi, c’est Ignauré le désiré, qui est bien amoureux et bien plaisant.

— Celui qui porte les faisans peints bec à bec, c’est Coquillon de Mantirec.

— Sémiramis et son ami ont les mêmes armes d’or au lion passant et les mêmes chevaux pommelés.

— L’écu où l’on voit un cerf qui semble sortir d’une porte, c’est celui du roi Ydier.

— Sire, cet écu fut fait à Limoges ; cet autre vient de Toulouse ; ceux-ci de Lyon sur le Rhône : il n’en est point de meilleurs au monde. Voyez ces deux hirondelles qui paraissent voler ; elles recevront mille coups des aciers poitevins. C’est un écu ouvré à Londres.

— À vos heaumes ! crièrent enfin les hérauts.

Et les joutes commencèrent. À ce moment, Lancelot arrivait, suivi d’un seul écuyer portant une liasse de lances. Il s’arrêta un instant sous la loge des dames et regarda la reine bien doucement ; mais il avait son heaume, de manière qu’elle ne le reconnut pas. Alors il se mit sur les rangs, et quand le héraut qui lui avait parlé la veille aperçut son écu de sinople à trois bandes d’argent, il recommença de crier à tue-tête :

— Voici qui l’aunera ! Voici qui l’aunera !

Héliois, frère du roi de Northumberland, dont le destrier était plus allant que cerf de lande, avait mieux fait que nul autre jusque-là : Lancelot fondit sur lui comme la foudre descend du ciel, et il le renversa avec son cheval et lui brisa le bras en deux endroits ; puis, il culbuta du même élan Cador d’Outre la Marche, qui portait au bras la manche brodée de sa dame. Ce que voyant, ceux du parti opposé voulurent tous jouter avec lui, et il continua de la sorte, brisant les lances, abattant tout et donnant aux hérauts ou à qui en voulait les chevaux qu’il gagnait : car il n’était pas de ceux qui font du cuir d’autrui large courroie ; tant enfin que chacun s’ébahissait de le voir et que les demoiselles se promettaient de ne pas refuser un champion si preux, si par hasard il les voulait aimer.

Il advint une fois qu’il frappa un chevalier en pleine gorge, de façon que la terre fut en peu de temps rouge de sang. « Il est mort, il est mort ! » criait-on. Ce qu’entendant, Lancelot laissa choir son arme et annonça qu’il allait quitter le champ. Mais, quand il eut appris par son écuyer que le navré était le sénéchal du roi Claudas de la Déserte :

— Puisqu’il appartient à Claudas, peu me chaut de sa mort ! dit-il. C’est le chevalier Jésus qui me venge de mes ennemis.

Et là-dessus, tirant son épée, il commence la mêlée, frappe à dextre, à senestre, arrache les écus, fait sauter les heaumes, et boute, et enfonce, et frappe, et cogne des membres et du corps.

Or, à voir tant de prouesse, messire Gauvain eut soupçon que c’était là Lancelot et fut le dire à la reine. Mais il y avait longtemps qu’elle l’avait deviné. Et pour tromper tout le monde, elle appela l’une de ses pucelles :

— Allez, lui dit-elle tout bas, au chevalier qui jusqu’à présent a si bien fait et commandez-lui de par moi qu’il fasse désormais au pis qu’il pourra.

— Oui, dame.

Et, montée sur sa mule, la pucelle traversa le champ et prit si bien son temps qu’elle fit le message à Lancelot au moment qu’il prenait une nouvelle lance de son écuyer. Aussitôt il s’adresse à un chevalier et manque exprès son coup ; puis il feint d’avoir peur, s’accroche au cou de son cheval, s’enfuit devant tous ceux qui l’approchent : de manière qu’à la fin valets, sergents, écuyers se mirent de toutes parts à huer le couard.

— Ami, criait-on au héraut qui avait prédit qu’il emporterait tout, il a tant auné, ton champion, qu’à présent son aune est brisée ! Où est-il allé ? où s’est-il tapi ?

Toute la nuit, dans leurs logis, ceux qu’il avait vaincus s’étranglèrent de médisance sur lui. Mais tel qui dit du mal d’autrui est souvent pire que celui qu’il blâme, et on le vit bien le lendemain. Pour le faire bref, le conte dit seulement qu’il en fut tout de même que le premier jour du tournoi : Lancelot fit d’abord au mieux, puis au pis sur l’ordre de sa dame. Pourtant, elle voulut qu’il terminât par des prouesses, et il en accomplit de telles que toutes les demoiselles s’accordèrent à lui décerner le prix.

Mais quand on voulut lui remettre le mouton doré, on ne trouva que son écu, qu’il avait laissé, avec sa lance et l’armure de son cheval, car il était parti avant la fin du tournoi pour regagner sa prison, où le sénéchal l’attendait en grande inquiétude.