XV

Au matin, elle sommeillait encore dans sa chambre encourtinée, lorsque Méléagant vint lui rendre visite, comme il avait coutume. D’abord qu’il entra, il aperçut les traces de sang frais sur les draps. Il alla au lit de Keu dans la pièce voisine et le vit pareillement taché : car les blessures du sénéchal s’étaient rouvertes durant la nuit.

— Dame, voici du nouveau ! s’écria-t-il. Mon père vous a très bien gardée de moi, mais très mal de Keu le sénéchal. Et c’est grande déloyauté à vous que d’avoir honni l’un des plus prud’hommes du monde pour en choisir le plus mauvais !

À ces mots, Keu, pour souffrant qu’il fut, ne put se tenir de crier qu’il était prêt à se défendre d’une telle injure ou par épreuves ou par bataille. Mais Méléagant, sans lui répondre, envoya quérir son père. Et lorsque le roi Baudemagu eut vu les draps sanglants :

— Dame, dit-il, vous avez mal agi !

— Sire, répondit la reine, je ne mets pas mon corps au marché ! Bien souvent, la nuit, le nez me saigne. Que Dieu ne me pardonne jamais, si c’est Keu qui porta ce sang dans mon lit ! Voyez, fit-elle à Lancelot qui était venu avec le roi, pour quelle femme on me tient et de quoi l’on m’accuse !

— Dame, dit celui-ci, il n’y a au monde chevalier contre qui je ne vous en défende.

— Si vous l’osez nier, je suis tout prêt à le prouver contre vous ! s’écria Méléagant.

— Comment ? Êtes-vous donc déjà guéri des plaies que je vous fis hier ?

— Je n’ai plaie, dit Méléagant, qui puisse m’empêcher de soutenir le droit.

— Dieu m’aide ! dit Lancelot, puisqu’il vous en faut encore, allez vous faire armer !

Bientôt les deux chevaliers se trouvèrent sur la place, et le roi avec eux.

— Sire, dit Lancelot, une bataille pour une si haute chose ne saurait être faite sans serment.

Le roi fit apporter les meilleures reliques qu’on put trouver, et tous deux se mirent à genoux.

— Par Dieu et par tous les saints, dit Méléagant, c’est le sang de Keu le sénéchal que je vis au lit de la reine !

— Par Dieu et par tous les saints, dit Lancelot, vous en êtes parjure !

Alors ils enfourchèrent leurs destriers et laissèrent courre : leurs lances se brisèrent, et ils se heurtèrent de leurs chevaux, de leurs écus, de leurs corps, si rudement qu’ils touchèrent de l’échine l’arçon d’arrière ; mais Méléagant vola par-dessus la croupe de son destrier. Aussitôt Lancelot saute à terre, dégaine, jette l’écu sur sa tête et court à celui qu’il hait à mort. Méléagant se défend en bon chevalier, car il était preux, s’il était traître et félon ; mais sa blessure s’était remise à saigner et Lancelot le pressait plus vivement qu’il n’avait fait la première fois.

Quand le roi vit qu’à nouveau la bataille tournait mal pour son fils, il ne put le souffrir : il fut encore implorer la reine au nom de Dieu et des services qu’il lui avait rendus.

— Sire, dit-elle, allez les départir.

Et le roi s’empressa de mander à Lancelot que la reine voulait qu’il laissât maintenant la bataille.

— Dame, le voulez-vous ? cria Lancelot.

— Oui, fit-elle.

— Et vous ? demanda Lancelot à Méléagant.

— Oui, car je vous retrouverai quand il me plaira.

Lancelot mit à regret son épée au fourreau, disant à son adversaire qu’il sût bien que c’était par force. Puis il passa la journée avec sa dame, et le lendemain il repartit, comme il devait, vers le pont Sous l’Eau, en quête de monseigneur Gauvain, accompagné de quarante chevaliers.