Amyot (p. 292-299).
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VIII.

La Prison.

Don Miguel avait été transféré dans la prison de Santa-Fé.

Les Français, habitués aux mœurs philanthropiques qui, en Europe, où la vie d’un homme est comptée pour beaucoup, sont à l’ordre du jour, ne pourront se figurer combien d’atrocités renferme ce moi prison au Mexique.

Dans les pays d’outre-mer, le système pénitentiaire n’est pas, nous dirons, dans son enfance, nous mentirions ; nous serons plus vrai en avouant du premier coup qu’il est complétement ignoré et qu’il n’existe même pas à l’état de projet.

Les États-Unis de l’Amérique du Nord exceptés, les prisons sont, en Amérique, ce qu’elles étaient au temps de la domination espagnole, c’est-à-dire des bouges infects, où les malheureux qui y sont renfermés souffrent mille tortures.

Au rebours de chez nous, où tant que le crime d’un homme n’est pas prouvé juridiquement, il est regardé comme simple prévenu, c’est-à-dire presque comme innocent, là, aussitôt qu’on est arrêté on est considéré comme coupable ; en conséquence, toute considération, toute pitié s’évanouissent, pour faire place à des traitements brutaux et barbares.

Jetés sur un peu de paille dans des trous sans air, et parfois habités par des serpents ou autres animaux immondes, les prisonniers ont souvent, au bout de vingt-quatre heures, été trouvés morts et à moitié dévorés dans ces antres hideux.

Nous avons été témoin, maintes et maintes fois, des tortures atroces infligées, par des soldats grossiers et cruels, à de pauvres diables dont les crimes auraient, dans notre pays, mérité tout au plus une légère peine disciplinaire.

Cependant, dans les grands centres de population, les prisons sont mieux tenues que dans les bourgades et les villages, et dans ce pays où l’argent est le plus puissant levier, un homme riche parvient facilement à se procurer tout ce qu’il veut et à rendre au moins sa position tolérable.

Don Miguel et le général Ibañez avaient obtenu à force de sollicitations et au poids de l’or à être enfermés ensemble.

Ils habitaient deux misérables chambres dont tout l’ameublement consistait en une table boiteuse, quelques butaques recouvertes en cuir et deux cadres à fond de cuir qui leur servaient de lits.

Ces deux hommes, si fortement trempés, avaient supporté sans se plaindre toutes les avanies et les humiliations dont on les avait abreuvés pendant le cours de leur procès, résolus à mourir comme ils avaient vécu, la tête haute, le cœur ferme, sans donner aux juges qui les avaient condamnés la satisfaction de les voir faiblir au moment suprême.

C’était vers le soir du même jour où nous avons rencontré Valentin dans la clairière, l’obscurité tombait rapidement, et l’unique meurtrière, car nous ne pouvons donner le nom de fenêtre à l’espèce de fente étroite qui servait à éclairer la prison, ne laissait plus pénétrer qu’une lueur faible et incertaine.

Don Miguel se promenait à grands pas dans la prison, tandis que le général, nonchalamment étendu sur un des cadres, fumait tranquillement sa cigarette en suivant de l’œil, avec un plaisir d’enfant, les légers nuages de fumée bleuâtre qui montaient en tournoyant au plafond et qu’il chassait incessamment de sa bouche.

— Eh bien ! dit tout à coup don Miguel, il paraît que ce n’est pas encore pour aujourd’hui.

— Oui, répondit le général, à moins, ce que je ne crois pas, qu’ils veuillent nous faire les honneurs d’une exécution aux flambeaux.

— Comprenez-vous quelque chose à ce retard ?

— Ma foi non ; je me suis vainement creusé la tête pour deviner la raison qui les empêche de nous fusiller, et, de guerre lasse, j’y ai renoncé.

— C’est comme moi : un moment j’ai cru que c’était une tactique pour tâcher de nous amollir par les appréhensions continuelles de la mort, incessamment suspendue sur notre tête comme une autre épée de Damoclès, mais cette idée m’a semblé tellement absurde que j’y ai renoncé.

— Je suis entièrement de votre avis ; pourtant il doit se passer quelque chose d’extraordinaire autour de nous.

— Qui vous le fait supposer ?

— Ceci : depuis deux jours notre digne geôlier, nô Quesada, devient non pas poli avec nous, cela lui serait impossible, mais moins brutal ; je me suis aperçu qu’il rentre ses griffes, il cherche à sourire ; il est vrai que son visage est si peu habitué à prendre cette expression, que le seul résultat qu’il obtienne est de faire une ignoble grimace.

— Que concluez-vous de cela ?

— Moi, dit le général, rien de positif ; seulement je me demande d’où provient ce changement incompréhensible dont je cherche vainement la cause ; il serait aussi absurde de l’attribuer à la pitié qu’il éprouve pour la position dans laquelle nous nous trouvons que de supposer que le gouverneur viendra nous demander pardon de nous avoir jugés et condamnés.

— Eh ! fit don Miguel en hochant la tête, tout n’est pas fini encore, nous ne sommes pas morts.

— C’est vrai ; mais soyez tranquille, nous le serons bientôt.

— Notre vie est entre les mains de Dieu, il en disposera à son gré.

— Amen ! dit en riant le général, qui tordait entre ses doigts une nouvelle cigarette.

— Ne trouvez-vous pas extraordinaire que depuis un mois que nous sommes détenus ici, nos amis ne nous aient pas donné signe de vie ?

Le général haussa les épaules avec insouciance.

— Hum ! dit-il, un homme prisonnier est bien malade, nos amis ont sans doute craint de nous affliger par le spectacle de leur douleur ; voilà pourquoi ils se sont privés du plaisir de nous faire visite.

— Ne raillez pas ainsi, général ; vous les accusez à tort, j’en suis convaincu.

— Dieu le veuille ! Pour moi, je leur pardonne de grand cœur leur indifférence et l’oubli dans lequel ils nous ont laissés.

— Je ne puis croire que don Valentin, cette nature d’élite si franche et si loyale, lui pour lequel j’avais une si profonde amitié, n’ait pas cherché à me voir.

— Bah ! Comment, don Miguel, près de la mort comme vous l’êtes, vous croyez encore à des sentiments honorables chez l’homme !

En ce moment, il se fit un assez grand bruit de ferraille au dehors, et la porte de la chambre dans laquelle se trouvaient les condamnés s’entre-bâilla pour livrer passage au geôlier, qui précédait un autre personnage.

L’obscurité presque complète qui régnait dans la prison empêcha les condamnés de reconnaître le visiteur, qui portait une longue robe noire.

Eh ! eh ! murmura le général à l’oreille de son compagnon, je crois que le général Ventura, notre aimable gouverneur, a enfin pris son parti.

— Comment cela ? répondit don Miguel à voix basse.

Canarios ! il nous envoie un prêtre, ce qui signifie que demain nous serons exécutés.

— Ma foi, tant mieux ! ne put s’empêcher de dire don Miguel.

Cependant le geôlier, petit homme trapu, à la mine de fouine et au regard louche, s’était tourné vers le prêtre qu’il avait engagé à entrer, en lui disant d’une voix rauque :

— C’est ici, señor Padre, voilà les condamnés.

— Veuillez nous laisser seuls, mon ami, répondit l’étranger.

— Voulez-vous que je vous laisse ma lanterne ? Il commence à faire assez sombre, et quand on cause on aime assez à se voir.

— Bien, laissez-la ; je vous remercie. Vous m’ouvrirez lorsque je vous appellerai en frappant contre la porte.

— C’est bon, on le fera ; et il se tourna vers les condamnés, auxquels il dit d’un ton bourru : Eh ! seigneuries, voilà un prêtre, profitez-en pendant que vous le tenez ! Dans votre position, on ne sait pas ce qui peut arriver d’un moment à l’autre.

Les prisonniers haussèrent les épaules avec dédain sans répondre. Le geôlier sortit.

Lorsque le bruit de ses pas se fut éteint dans le lointain, le prêtre, qui, jusqu’à ce moment, était demeuré le corps penché en avant et l’oreille tendue, se redressa et marcha droit à don Miguel.

Cette manœuvre de l’étranger surprit les deux hommes, qui attendirent avec anxiété ce qui allait arriver.

La lanterne laissée par le geôlier ne répandait qu’une lueur faible et tremblotante, qui suffisait à peine pour distinguer les objets.

— Mon père, dit l’hacendero d’une voix ferme, je remercie celui qui vous a envoyé pour nous préparer à la mort, je désirais vivement remplir mes devoirs de chrétien avant d’être exécuté. Si vous voulez passer avec moi dans la chambre à côté, je vous confesserai mes fautes ; ce sont celles qu’un honnête homme commet d’ordinaire, car mon cœur est pur et je n’ai rien à me reprocher.

Le prêtre ôta son chapeau, saisit la lanterne et l’approcha de son visage pâle, dont les traits nobles et doux furent soudain frappés par la lumière.

— Le père Séraphin ! s’écrièrent les deux hommes avec un étonnement mêlé de joie.

— Silence ! commanda vivement le prêtre. Ne prononcez pas mon nom si haut, mes frères ; tout le monde ignore ma présence ici ; seul, notre geôlier est mon confident.

— Lui ! fit don Miguel avec stupeur, cet homme qui depuis un mois nous abreuve de dégoûts et d’humiliations !

— Cet homme est à nous désormais. Ne perdons pas de temps, venez, j’ai des moyens sûrs de vous faire sortir de la prison et de quitter la ville avant que l’on puisse se douter de votre fuite ; les chevaux sont préparés, une escorte vous attend ; venez, messieurs, les minutes sont précieuses.

Les deux prisonniers échangèrent un regard d’une éloquence sublime.

Puis le général Ibañez alla tranquillement s’adosser à une butaque tandis que don Miguel répondit :

— Merci, mon père ; vous avez entrepris la noble tâche de compatir à toutes les douleurs, et vous ne voulez pas manquer à votre mandat ; merci de la proposition que vous nous faites, mais nous ne pouvons l’accepter : des hommes comme nous ne doivent pas donner raison à leurs ennemis en fuyant comme des criminels. Nous avons combattu pour un principe sacré, nous avons succombé ; nous devons à nos compatriotes, nous nous devons à nous-mêmes de subir bravement la mort. Lorsque nous avons conspiré, nous savions fort bien ce qui nous attendait si nous étions vaincus. Encore une fois, merci ; mais nous ne sortirons de cette prison que libres, ou pour marcher au supplice.

— Je n’ai pas le courage de vous blâmer, messieurs, de votre résolution héroïque ; en pareil cas j’agirais de même. Il vous reste un bien faible espoir, attendez : peut-être d’ici à quelques heures, des événements imprévus viendront-ils changer la face des choses.

— Nous n’espérons plus rien, mon père.

— Cette parole est un blasphème dans votre bouche, don Miguel. Dieu peut ce qu’il veut ; espérez, vous dis-je.

— J’ai tort, mon père, pardonnez-moi.

— Maintenant je suis prêt à entendre votre confession.

Les prisonniers s’inclinèrent.

Le père Séraphin les confessa l’un après l’autre et leur donna l’absolution.

— Holà ! cria le geôlier à travers la porte ; hâtez-vous, il se fait tard ; bientôt il sera impossible de sortir de la ville.

— Ouvrez, répondit le missionnaire d’une voix ferme.

Le geôlier parut.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Éclairez-moi, et conduisez-moi hors de la prison ; ces caballeros refusent de profiter de la chance de salut que je suis venu leur offrir.

Le geôlier secoua la tête en haussant les épaules.

— Ils sont fous, dit-il.

Et il sortit suivi du prêtre, qui, du seuil de la porte, fit un dernier geste d’espoir à ses pénitents en leur montrant le ciel.

Les prisonniers restèrent seuls.