Amyot (p. 207-217).
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XXIII.

L’Enlèvement.

Le Cèdre-Rouge et Fray Ambrosio n’étaient pas restés inactifs depuis leur dernière entrevue jusqu’au jour où don Miguel était parti pour la grande chasse aux chevaux sauvages.

Ces deux personnages si bien faits pour s’entendre avaient manœuvré avec une adresse extrême.

Fray Ambrosio, dont tous les instincts cupides avaient été tenus en éveil depuis qu’il avait si bien volé au pauvre Joaquin le secret du placer, s’était hâté de récolter une formidable collection de bandits, comme il en foisonne sur les frontières indiennes.

En quelques jours, il s’était trouvé à la tête d’une troupe de cent vingt aventuriers, hommes de sac et de corde, dont il se croyait d’autant plus sûr que le but réel de l’expédition ne leur avait pas été révélé, et qu’ils croyaient simplement être engagés pour faire une partie de guerre et aller à la chasse aux chevelures.

Ces hommes, qui tous connaissaient de réputation le Cèdre-Rouge, brûlaient de partir, tant ils étaient sûrs avec un tel chef de faire une productive expédition.

Deux hommes seuls faisaient tache dans cette troupe entièrement composée de drôles de toutes sortes, et dont le moins compromis avait au moins trois ou quatre meurtres sur la conscience. Ces deux hommes étaient les chasseurs canadiens Harry et Dick, qui se trouvaient, pour des raisons que le lecteur a devinées sans doute, fourvoyés à leur grand regret au milieu de ces bandits.

Pourtant nous devons dire, pour rendre complétement justice aux soldats de Fray Ambrosio, que c’étaient tous de rudes chasseurs, habitués de longue main à la vie du désert, qui en connaissaient tous les périls et n’en redoutaient nullement les dangers.

Fray Ambrosio qui craignait pour ses soldats l’influence du mezcal et du pulque, les avait fait camper à l’entrée du désert, à une distance assez grande du Paso del Norte, afin qu’ils ne pussent pas facilement s’y rendre.

Les aventuriers passaient joyeusement le temps à jouer, non pas leur argent, ils n’en avaient pas, mais les chevelures que plus tard ils comptaient enlever aux Indiens, et qui chacune leur représentait une somme assez ronde.

Cependant Fray Ambrosio, dès que son expédition avait été complétement organisée, n’avait plus eu qu’un désir, celui de se mettre en route au plus vite.

Mais pendant deux jours le Cèdre-Rouge fut introuvable.

Enfin, Fray Ambrosio parvint à le découvrir au moment où il rentrait dans son jacal.

— Qu’êtes-vous donc devenu ? lui demanda-t-il.

— Que vous importe, répondit brutalement le squatter, ai-je donc des comptes à vous rendre ?

— Je ne dis pas cela ; cependant, liés comme nous le sommes en ce moment, il serait bon que je pusse savoir où vous prendre quand j’ai besoin de vous.

— Après ? j’ai fait mes affaires comme vous avez fait les vôtres.

— Bon, êtes-vous content ?

— Très-content, répondit-il avec un sourire sinistre ; vous apprendrez bientôt le résultat de mes courses et de mes démarches.

— Tant mieux ; si vous êtes content, moi aussi je le suis.

— Ah ! ah !

— Oui, tout est prêt pour le départ.

— Partons !

— Je ne demande pas mieux.

— Demain si vous voulez.

— Ou cette nuit.

— C’est cela : vous êtes comme moi, vous n’aimez pas voyager de jour à cause de la chaleur du soleil.

Les deux complices sourirent de cette délicate plaisanterie.

— Mais avant de partir, continua le squatter en redevenant sérieux, nous avons encore quelque chose à faire ici.

— Quoi donc ? demanda Fray Ambrosio avec candeur.

— C’est étonnant comme vous avez la mémoire courte ; prenez-y garde, ce défaut pourrait quelque jour vous jouer un vilain tour.

— Merci. Je tâcherai de m’en corriger.

— Oui, le plus tôt possible sera le mieux ; en attendant, je vais vous rafraîchir la mémoire.

— Je vous serai obligé.

— Et doña Clara, croyez-vous donc que nous allons la laisser en arrière ?

— Hum ! Ainsi, vous y tenez toujours ?

— Pardieu, plus que jamais.

— C’est qu’elle n’est pas facile à enlever en ce moment.

— Bah ! pourquoi donc cela ?

— D’abord, elle n’est pas à l’hacienda.

— Ceci est une raison.

— N’est-ce pas ?

— Oui, mais elle est quelque part, hein ? fit le squatter avec un rire goguenard.

— Elle est avec son père à la chasse aux chevaux sauvages.

— La chasse est finie, les chasseurs sont en route pour revenir.

— Vous êtes bien instruit.

— C’est mon métier. Voyons, voulez-vous toujours me servir ?

— Il le faut bien.

— Voilà comme je vous aime. Il ne doit pas y avoir grand monde à l’hacienda ?

— Une dizaine d’individus tout au plus.

— De mieux en mieux. Écoutez-moi : il est quatre heures de l’après-midi, j’ai une course à faire ; rendez-vous à l’hacienda, je m’y trouverai ce soir à neuf heures avec vingt hommes résolus ; vous m’ouvrirez la petite porte du corral, et laissez-moi agir ensuite, je réponds de tout.

— Enfin, puisque vous le voulez… fit en soupirant Fray Ambrosio.

— Allons-nous recommencer encore ? dit d’un ton menaçant le squatter en se levant.

— Non, non, c’est inutile, s’écria le moine, je vous attendrai.

— Bon ! Adieu, à ce soir.

— À ce soir.

Sur ce, les deux complices se séparèrent.

Tout arriva comme ils l’avaient arrangé entre eux.

À neuf heures du soir, le Cèdre-Rouge se trouva à la petite porte, qui lui fut ouverte par Fray Ambrosio, et le squatter s’introduisit dans l’hacienda avec ses trois fils et une troupe de bandits.

Les peones, surpris dans leur sommeil, furent garrottés avant même de savoir ce dont il s’agissait.

— Maintenant, dit le Cèdre-Rouge, nous voici maîtres de la place ; la jeune fille peut venir quand elle le voudra.

— Eh ! fit le moine, tout n’est pas fini encore ; don Miguel est un homme résolu ; il est bien accompagné, il ne laissera pas ainsi enlever sa fille sous ses yeux sans la défendre.

— Don Miguel ne viendra pas, répondit le squatter avec un sourire sardonique.

— Comment le savez-vous ?

— Cela ne vous regarde pas.

— Nous verrons.

Mais les bandits avaient oublié le père Séraphin.

Le missionnaire, réveillé par le bruit insolite qu’il entendait dans l’hacienda, s’était levé en toute hâte ; il avait entendu les quelques mots échangés entre les deux complices, ces quelques mots suffirent pour lui faire deviner l’épouvantable trahison qu’ils méditaient.

N’écoutant que son cœur, le missionnaire se glissa dans le corral, sella un cheval, et, ouvrant une porte de dégagement dont il portait la clef sur lui afin de rentrer et de sortir de l’hacienda lorsque son ministère l’exigeait, il s’élança à fond de train dans la direction qu’il supposait que les chasseurs devaient prendre pour revenir à l’hacienda.

Malheureusement le père Séraphin n’avait pu accomplir sa fuite sans que l’oreille exercée du squatter et de ses bandits qui, en ce moment, buvaient à longs traits dans une salle basse les liqueurs de l’hacendero, entendît des bruits suspects et inquiétants.

— Malédiction ! s’écria le Cèdre-Rouge en se précipitant, le rifle à la main, vers une fenêtre qu’il brisa d’un coup de poing, nous sommes trahis !

Les bandits se jetèrent en désordre dans le corral où leurs chevaux étaient attachés et se mirent en selle.

En ce moment une ombre passa avec rapidité dans la campagne en face du squatter.

Le Cèdre-Rouge épaula rapidement son rifle et fit feu.

Puis il se pencha en dehors.

Un cri étouffé arriva jusqu’à lui.

Mais celui sur lequel avait tiré le bandit courait toujours.

— C’est égal, murmura le squatter, ce bel oiseau a du plomb dans l’aile. Alerte ! alerte ! en chasse ! en chasse !

Et, tous les bandits, roulant comme un ouragan, se précipitèrent à la poursuite du fugitif. Le père Séraphin était tombé évanoui dans les bras de Valentin.

— Mon Dieu ! s’écria le chasseur avec désespoir, qu’est-il donc arrivé ?

Il porta doucement le missionnaire dans un fossé qui bordait la route et l’étendit au fond.

Le père Séraphin avait l’épaule fracassée, le sang sortait à flots de sa blessure.

Le chasseur jeta un regard autour de lui.

En ce moment on entendit une rumeur sourde semblable au roulement d’un tonnerre lointain.

— Il s’agit de nous faire tuer bravement, don Pablo, dit-il d’une voix brève.

— Soyez tranquille, répondit froidement le jeune homme.

Doña Clara était pâle et défaite, elle tremblait.

— Venez, dit Valentin.

Et, d’un mouvement brusque comme la pensée, il s’élança sur le cheval du missionnaire.

Les trois fugitifs partirent à fond de train.

Cette fuite dura un quart d’heure.

Valentin s’arrêta.

Il mit pied à terre, fit signe aux jeunes gens de l’attendre, s’étendit sur le sol et commença à ramper sur les mains et sur les genoux, glissant comme un serpent au milieu des hautes herbes qui le cachaient, s’arrêtant par intervalles pour regarder autour de lui et prêter une oreille attentive aux bruits du désert.

Tout à coup il s’élança vers ses compagnons, saisit les chevaux par la bride et les entraîna rapidement derrière un tertre, où tous trois restèrent blottis sans voix et sans haleine.

Un bruit formidable de chevaux se fit entendre ; une vingtaine de silhouettes noires passèrent comme une trombe à dix pas de leur cachette sans les voir, à cause des ténèbres.

Valentin respira avec force.

— Tout espoir n’est pas perdu, murmura-t-il.

Il attendit avec anxiété pendant cinq minutes.

Ceux qui les poursuivaient s’éloignaient de plus en plus ; bientôt le bruit de leurs pas cessa de troubler le silence de la nuit.

— À cheval ! dit Valentin.

Ils se remirent en selle et repartirent, non pas dans la direction de l’hacienda, mais dans celle du Paso.

— Lâchez la bride ! lâchez la bride ! disait le chasseur ; encore ! encore ! Nous n’allons pas.

Tout à coup un hennissement sonore traversa l’espace, et, porté sur l’aile du vent, arriva jusqu’aux fugitifs.

— Nous sommes perdus ! murmura Valentin, ils nous ont dépistés.

C’était en effet ce qui était arrivé.

Le Cèdre-Rouge était un trop vieux routier de la prairie pour être longtemps mis en défaut ; il avait reconnu son erreur et revenait bien certain cette fois de tenir la piste.

Alors commença une de ces courses fabuleuses comme les habitants seuls des prairies peuvent en voir, courses qui enivrent et donnent ce vertige que nul obstacle n’est assez fort pour arrêter ou ralentir, car le but, c’est la réussite ou la mort.

Les chevaux à demi sauvages des bandits, semblant s’identifier avec les passions des maîtres féroces qui les montaient, glissaient dans la nuit avec la rapidité du coursier fantôme de la ballade allemande, franchissaient les précipices et volaient avec une vitesse qui tenait du prodige.

Parfois un cavalier roulait avec son cheval du haut d’un rocher et tombait dans un abîme en poussant un cri de détresse, et ses compagnons passaient sur son corps, emportés comme par un tourbillon, répondant par un hourra de colère à ce cri d’agonie, dernier et lugubre appel d’un frère.

Cette poursuite durait depuis deux heures déjà, sans que les fugitifs eussent perdu un pouce de terrain ; leurs chevaux, blancs d’écume, poussaient de sourds râlements de fatigue et d’épuisement en soufflant par leurs nazeaux une fumée épaisse.

Doña Clara, les cheveux dénoués et flottant au vent, le visage animé, l’œil étincelant, les lèvres serrées, excitait incessamment sa monture du geste et de la voix.

— Tout est fini ! dit le chasseur, sauvez-vous ! Je vais me faire tuer ici pendant que vous courrez dix minutes encore, et vous serez sauvés. Je tiendrai bien ce temps-là, allez !

— Non, répondit noblement don Pablo, nous nous sauverons ou nous périrons ensemble.

— Oui, dit la jeune fille.

Valentin haussa les épaules.

— Vous êtes fou, dit-il.

Tout à coup il tressaillit, ceux qui les poursuivaient approchaient rapidement.

— Écoutez, dit-il, laissez-vous prendre tous deux ; moi, ils ne me poursuivront pas, ce n’est pas à moi qu’ils en veulent ; je vous jure que si je reste libre, dût-on vous cacher au fond des entrailles de la terre, je vous délivrerai.

Sans répondre, don Pablo mit pied à terre.

Valentin s’élança sur son cheval.

— Espérez, cria-t-il d’une voix stridente, et il disparut.

Aussitôt qu’il fut seul avec sa sœur, don Pablo la fit descendre de cheval, l’assit au pied d’un arbre, se plaça devant elle un pistolet de chaque main et attendit.

Il n’attendit pas longtemps.

Presque immédiatement il fut cerné par les bandits.

— Rendez-vous ! cria le Cèdre-Rouge d’une voix haletante.

Don Pablo sourit dédaigneusement.

— Voilà ma réponse, dit-il.

Et de deux coups de pistolet il jeta deux bandits sur le sol.

Puis il lâcha ses armes inutiles et croisa ses bras sur sa poitrine en disant :

— Faites à présent ce que vous voudrez, je suis vengé !

Le Cèdre-Rouge bondit de fureur.

— Tuez ce chien ! s’écria-t-il.

Schaw se précipita vers le jeune homme, l’enlaça de ses bras nerveux, et approchant la bouche de son oreille :

— Ne résistez pas, dit-il, laissez-vous tomber comme mort.

Don Pablo suivit machinalement son conseil.

— C’est fait, dit Schaw. Pauvre diable, il n’avait pas la vie dure.

Il repassa son couteau à sa ceinture, prit le soi-disant cadavre par les épaules et le traîna dans un fossé.

À la vue du corps de son frère qu’elle croyait mort, doña Clara poussa un cri de désespoir et s’évanouit.

Le Cèdre-Rouge plaça la jeune fille en travers sur le devant de sa selle, et toute la troupe repartant au galop s’enfonça dans les ténèbres où bientôt elle disparut.

Don Pablo se releva lentement, il jeta un regard triste autour de lui.

— Ma pauvre sœur ! murmura-t-il.

Alors il aperçut son cheval auprès de lui.

— Valentin seul peut la sauver, dit-il.

Il monta sur son cheval et se dirigea vers le Paso, en s’adressant cette question, à laquelle il lui était impossible de répondre : Mais pourquoi donc cet homme ne m’a-t-il pas tué ?

À quelques pas du village, il aperçut deux hommes arrêtés sur la route et causant entre eux avec la plus grande animation.

Ces hommes s’avancèrent à grands pas vers lui ; le jeune homme poussa un cri de surprise en les reconnaissant.

C’étaient Valentin et Curumilla !