Le Chemin de fer du Pacifique à l’Atlantique/01

Le Chemin de fer du Pacifique à l’Atlantique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. --37).
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LE
CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE

I.

DE SAN-FRANCISCO À NEW-YORK.


I.

Je quittai Yokohama le 1er avril 1860, et après un voyage de mer de vingt-quatre jours accompli dans les meilleures conditions à bord du Japan, paquebot de la Pacific Mail Steam Ship Company, je mis pied sur le continent américain, en Californie. En entrant dans la rade, nous avions été croisés par un bateau à vapeur rempli de passagers endimanchés qui se rendaient en partie de plaisir à l’une des îles voisines de San-Francisco. Le temps était superbe, et un soleil resplendissant égayait les costumes à vives couleurs dont les San-Franciscaines aiment à se vêtir. Le vapeur passa tout près de nous, et pendant quelques instans nous pûmes distinguer les figures fraîches et souriantes des passagers. Les musiciens du bord exécutèrent en notre honneur un air populaire de bienvenue, et hommes et femmes nous saluèrent de la main et de la voix, nous jetant un joyeux welcome in California. Tout cela passa comme une vision de bonheur, et me fit songer avec quelque amertume que depuis longues années j’avais été privé de pareils spectacles.

En quittant le Japon pour retourner en Europe, mon intention était de ne m’arrêter que quelques jours à San-Francisco. Je m’étais proposé de jeter un coup d’œil rapide sur la ville et les environs, puis de continuer mon voyage sans plus de retard. En débarquant en Californie, je m’étais confirmé dans cette résolution. San-Francisco n’est pas pour le nouveau-venu d’un abord agréable. Le pays est nu, maussade, poudreux, la ville mal pavée, fort mal entretenue; les maisons d’habitation, les édifices, les hôtels, sont bâtis à la hâte, manquent de caractère, et semblent rivaliser de mauvais goût et de luxe à bon marché; les habitans circulent affairés, courant droit devant eux, indifférens les uns aux autres, se heurtant sans dire gare, se marchant sur les pieds sans demander pardon. Au milieu de gens si pressés et d’allures si promptes, je me sentais mal à l’aise, venant surtout d’un pays où l’on marche lentement, et où l’on trouve encore aujourd’hui des Européens qui croient montrer de la dignité en se faisant suivre, dans les rues de Yokohama, de domestiques armés à pied et à cheval.

Quelques heures suffirent à changer toutes ces impressions. Mon entrée dans l’hôtel m’avait déjà procuré une agréable diversion : selon l’usage, on m’avait demandé d’inscrire mon nom sur un gros livre placé, pour l’inspection de tout venant, dans le vestibule, qui servait en même temps de salle d’attente; là, étendus sur les bancs et les chaises, se tenaient une vingtaine de Californiens lisant, fumant, chiquant et crachant, et qui n’interrompirent leurs respectives occupations que pour me soumettre pendant quelques instans à un prompt et minutieux examen. On m’avait conduit dans une chambre bien tenue et élégamment meublée. Una jeune servante, tout en disposant mon lit, avait pris à mon égard le rôle d’un juge d’instruction: elle m’avait demandé comment je m’appelais, d’où je venais, si je comptais faire un long séjour à l’hôtel et quel était le but de mon voyage, tout cela poliment et de la manière la plus naturelle. Sur ma réponse que je venais du Japon et que j’allais à Paris, elle répliquait qu’elle n’avait, pour son compte, qu’à se louer des voyageurs arrivant de « l’autre côté, » qu’elle en connaissait beaucoup qui étaient de parfaits gentlemen (question de pourboire, je suppose, car on est en général généreux sous ce rapport en Chine comme au Japon), et qu’assurément plusieurs de mes compatriotes (elle me traitait en Japonais tout simplement) devaient se la rappeler. Notre conversation se prolongea sur ce ton pendant que je débouclais mes malles, et je sortis de l’Ocddental Hotel en riant pour aller porter quelques lettres d’introduction dont je m’étais muni en partant de Yokohama.

L’aimable et cordial accueil qu’on me fit partout! « Asseyez-vous donc; gardez votre chapeau, l’on s’enrhume facilement ici; prenez un cigare, nous en avons de bons; voulez-vous accepter un rafraîchissement? Voici une table où vous pourrez travailler, si le cœur vous en dit; il faut faire comme chez vous et venir nous voir souvent. Je vous présenterai ce soir à ma femme ; il faut que vous veniez dîner chez moi; je vous conduirai à la campagne où je demeure, et j’irai vous prendre à l’hôtel. » Ce fut partout la même chose : point de gêne, pas la moindre affectation. J’aurais connu ce monde-là depuis dix ans que je n’y aurais pas été plus à l’aise qu’après dix minutes d’entretien. — Voilà des gens par trop aimables, me dis-je, pour que je me prive de leur société. — J’acceptai donc de nombreuses invitations.

En revenant à l’hôtel, je passai par Montgommery-street, la principale rue de San-Francisco. A chaque pas, je m’arrêtais, surpris et charmé du spectacle qui se déroulait sous mes yeux. J’arrivais du Japon, je venais de passer cinq années dans une petite colonie où les femmes sont très clair-semées, où les nouveau-venus font sensation et où c’est un cachet de rare distinction de s’élever jusqu’à l’élégance. Ici quel merveilleux contraste! Tout ce que la civilisation a de plus raffiné sollicitait mon étonnement : à chaque instant, je me trouvais en présence d’une nouvelle et fastueuse toilette; les costumes les plus élégans, les modes Les plus extravagantes, se croisaient; les plus jolies figures attiraient mes regards. J’ai revu les grandes cités de l’Europe depuis que j’ai quitté San-Francisco; mais nulle part je n’ai retrouvé tant de beauté, d’élégance et de charme que chez les femmes de la capitale de la Californie.

Les hommes sont loin d’approcher, comme types, de leurs belles compagnes. Celles-ci, vêtues des étoffes les plus riches, finement chaussées et gantées, le teint clair, les yeux brillans et les mouvemens pleins d’une grâce libre et attrayante, ont tout à fait grand air. La tenue des hommes est souvent négligée : ils portent des chapeaux mous, des vêtemens poudreux; ils ont l’air soucieux et fatigué, commun et impétueux ; ils marchent vite, droits et raides, et semblent dire : Je vois mon chemin devant moi, et j’irai jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.

La population aisée de San-Francisco se compose presque entièrement de ce que l’on appelle en anglais self-made men, et chez nous fils de leurs œuvres. Les fortunes héréditaires n’existent pas dans un état dont la richesse ne date que de quelques années. Ces hommes, pauvres hier, millionnaires aujourd’hui, dépensent la vie et l’argent aussi, largement l’une que l’autre. Pauvres, ils travaillent comme des esclaves, et tout travail leur est bon, pourvu qu’il soit bien payé : ils sont employés, mineurs, ouvriers, fermiers, spéculateurs, commissionnaires. Riches, ils aiment le luxe coûteux, les trotteurs pur-sang achetés de 10 à 50,000 francs, les grandes propriétés qui ne rapportent rien, les maisons de campagne, la table ouverte et les belles femmes des états de l’est et du sud, qui se font habiller à Paris et dont les petites mains ne savent retenir un instant l’or que les maris et les pères y jettent à profusion. Ces femmes de la Californie, — et je ne parle ici que de la haute société, femmes de banquiers, de négocians, de propriétaires, — importées dans le pays comme tout ce qu’y représente l’élégance et le luxe, ressemblent à des enfans gâtés dont chaque fantaisie est une loi. Les hommes de leur côté ont l’air d’athlètes sortant de la lutte, mais dédaignant le repos et prêts à rentrer dans l’arène ; ils ont la véhémence, le ton brusque et haut, l’aspect rude des gens adonnés à un violent exercice de leurs facultés. Leurs femmes semblent auprès d’eux d’élégans jouets dans les mains de géans. Puis ces femmes ont été élevées dans les meilleurs pensionnats d’Amérique et d’Europe : elles savent le français, l’italien, l’allemand ; elles chantent, elles jouent du piano; il y en a même qui ont des prétentions à la science et qui aiment à causer beaux-arts et littérature. Les hommes ne méprisent pas les jolies choses dont leurs compagnes les entretiennent, cela paraît même les divertir à peu près comme les marionnettes intéressent un flâneur philosophe aux Champs-Elysées; ils prêtent l’oreille en souriant et sans souffler mot. Dans leurs entretiens, ce n’est ni de littérature ni de beaux-arts qu’ils s’occupent : la politique et le commerce, voilà leurs thèmes de conversation, et ils en discutent fortement, en connaissance de cause, souvent avec passion. Ils ne se vantent point, comme font les Anglais, d’avoir su le français ou l’allemand lorsqu’ils étaient jeunes. Non, ils n’ont jamais rien su de tout cela, ils n’ont pas eu le temps de l’apprendre, ils se font même une gloire trop facile de leur manque d’éducation; mais ils connaissent bien leur pays, ses richesses, ses ressources, son administration : ils savent ce qu’ils veulent, et ils ont appris à fond ce qu’il est nécessaire de savoir pour agir selon leur volonté. La plupart du temps, leur ambition première est d’amasser une grosse fortune, et souvent ils y réussissent; ils viseraient à autre chose que le succès leur serait encore assuré, car ils ont en eux la volonté simple et droite qui ne s’amoindrit pas en visées mesquines, qui ne veut qu’une chose à la fois, mais qui la veut ardemment. Ajoutez à cela une certaine insensibilité morale, un franc mépris des susceptibilités d’honneur des nations dont les ancêtres étaient des chevaliers, un manque absolu d’expansion, le don si rare de se contenter de sa propre approbation, le talent de parler d’affaires générales et de garder une réserve prudente au sujet des affaires personnelles, et vous aurez, autant qu’il m’a été possible d’en juger, un portrait assez fidèle du parvenu californien. Ses qualités, très réelles cependant, n’excluent pas chez lui une immense et souvent puérile vanité qu’il se plaît à manifester surtout dans l’étalage d’un luxe de mauvais goût. Ainsi les bons tableaux sont beaucoup plus rares à San-Francisco qu’ils ne devraient l’être dans une ville aussi opulente ; quant à la bonne musique, elle en est tout à fait absente. L’école de Dusseldorf avec ses petits bonshommes, qui ressemblent à des photographies enluminées, est en possession d’approvisionner les galeries californiennes ; en musique, on donne volontiers la palme aux Italiens, et l’on ignore de parti-pris les grands maîtres allemands. L’éducation d’art d’un peuple est la plus longue à faire, et l’Amérique me paraît être encore bien arriérée sous ce rapport.

Ma promenade m’avait ramené aux environs de l’hôtel. En jetant un coup d’œil sur ma toilette, je m’aperçus que j’étais couvert de poussière. Le vent souffle à San-Francisco pendant la plus grande partie de l’année; la pluie y est rare, le sol est sablonneux. Il résulte de cet état atmosphérique des nuages de poussière pour ainsi dire en permanence. Les gens du pays y sont habitués; mais les étrangers n’en prennent pas aisément leur parti.

Quoique je vinsse de débarquer, j’avais appris déjà qu’il est inusité et inutile d’en appeler aux garçons de l’hôtel pour se faire servir autre chose qu’à manger et à boire. La réputation des hôtels américains a été surfaite. Ces hôtels sont vastes, mais c’est tout ce que l’on peut en dire. Ils ne sont pas, il s’en faut de beaucoup, aussi bien tenus que les hôtels européens, et l’on y est fort mal servi. On trouve de l’eau, et le soir le gaz allumé dans sa chambre; puis, à certaines heures de la journée, une servante irlandaise apparaît pour faire le lit. Tout le service d’intérieur se borne à ces légers soins. En dehors de cela, il ne faut rien demander aux gens de l’hôtel, qui font la sourde oreille aux coups de sonnette. Ils arrivent quelquefois pour prendre les ordres et se retirent sans les exécuter. Les réclamations au bureau n’ont pas d’effet durable, et le plus simple est encore de ne pas exiger d’être mieux servi que le voisin. Les habitués s’arrangent de manière à n’avoir rien à demander, ou bien ils gagnent à force de pourboires la faveur spéciale d’un domestique qui à cette condition consent à s’occuper d’eux.

La vie d’hôtel est d’un bon marché relatif en comparaison des prix exorbitans auxquels s’élèvent les moindres objets en Amérique. On paie à San-Francisco 3 dollars (environ 15 francs) par jour, et pour ce prix l’on est petitement logé et convenablement nourri. Les boissons se comptent à part : une bouteille de vin ordinaire coûte de 5 à 10 francs, une bouteille de vin de Champagne 25 francs, une bouteille de vin fin de 25 à 50 francs. A la table d’hôte, la plupart des habitués ne boivent que de l’eau glacée. Dans les hôtels de New-York, les prix sont plus élevés que dans ceux de San-Francisco; mais, somme toute, on peut vivre à aussi bon marché dans les grands hôtels de l’Amérique que dans ceux de Paris.

L’heure du dîner approchant, je me rendis, pour avoir mes habits brossés et mes bottes cirées, chez un shoeblack (décrotteur) en plein vent dont j’avais en me promenant remarqué l’enseigne et la chaise. L’homme prit possession de mes pieds comme d’objets entièrement détachés du reste de mon corps, et, les plaçant sur deux petits blocs de bois, il les poussait et tournait au gré de son travail. Il cirait des deux mains et très vite. J’allais lui en faire compliment lorsqu’une large ceinture, couverte de plaques d’argent et qu’il portait par-dessus son tablier, attira mon attention. « Qu’est-ce que cela? » lui demandai-je. Pour toute réponse, il leva en l’air une des deux brosses, et, tout en continuant de travailler de l’autre, il me désigna un écriteau accroché à côté de la chaise. J’y lus que le propriétaire s’intitulait le « champion du monde des cireurs de bottes, » et qu’il provoquait l’univers entier à lui disputer la ceinture qu’il portait. Dans ce défi d’un genre nouveau pour moi, il proposait de cirer de vingt à cent paires de bottes contre « tout venant » pour une somme de 50 à 200 dollars. Je compris alors que je n’avais pas affaire à un simple mortel. Quelle que soit l’occupation qu’on ait choisi, il est admirable de pouvoir se proclamer le premier dans son genre. J’offris à ce noble champion des décrotteurs 25 cents (1 franc 25 cent.), prix ordinaire du travail qu’il venait de faire, et je m’éloignai en portant la main à mon chapeau. J’eus la satisfaction de voir que mon salut me fut gravement rendu.

De retour à l’hôtel, je rencontrai un de mes nouveaux amis, qui me donna rendez-vous pour le lendemain au Cliff-house. C’est une espèce de café-restaurant situé au bord de la mer, à quelques kilomètres de la ville, et fréquenté indistinctement par toutes les classes de la société californienne, mais surtout par les gens de plaisir (the fast people). Mon ami me conduisit chez un loueur de voitures où il paraissait favorablement connu ; sa recommandation me valut la promesse d’avoir pour le lendemain un cheval qui trotterait un mille (1 kilomètre 2/3) en moins de trois minutes. N’ayant pas grande confiance en mon talent d’écuyer pour conduire un cheval si rapide, je demandai quelque peu timidement si la fameuse bête n’avait pas de vice et si elle était douce et tranquille. Le loueur de chevaux me toisa de la tête aux pieds et me répondit d’un ton sévère : « Non, monsieur, mes chevaux n’ont aucun vice. Quant à être tranquille, vous feriez éclater cent chaudières toutes à la fois sous le nez de cette bête, qu’elle ne remuerait pas même un œil pour voir ce qui se passe ; c’est le cheval le plus tranquille du monde entier. » Il ne faut pas avoir de trop grandes exigences. J’avais vu avant mon dîner le premier cireur de bottes et le cheval le plus tranquille de l’univers. Satisfait de ne pas avoir perdu ma journée, je m’acheminai vers la table d’hôte.

On dîne, dans les grands hôtels de San-Francisco, de trois à sept heures ; mais l’heure des tables d’hôte est six heures. Les femmes y assistent en toilette de soirée ; les hommes, fidèles à leur droit d’agir en toute circonstance à leur guise, restent en costume de ville. La vaste et belle salle à manger de l’Occidental Hotel était remplie de quarante tables distinctes. Chaque table comptait de huit à dix couverts. Cette disposition a sur celle de nos grandes tables d’hôte l’avantage de permettre à chaque convive de choisir sa compagnie et de dîner avec elle en partie séparée. Je m’assis auprès de mes compagnons de voyage à une table qui occupait le centre de la salle. Nous nous communiquâmes nos impressions de la journée, et nous tombâmes tous d’accord que San-Francisco était une ville fort attrayante, que ses habitans étaient généreux et hospitaliers, ses femmes charmantes, et qu’il ne fallait pas penser à quitter un séjour si agréable aussi vite que nous l’avions projeté en débarquant du Japan.

Quoique la salle à manger contînt ce soir-là de cent cinquante à deux cents convives, ce fut notre petite table qui eut l’honneur d’attirer l’attention générale. Tout le monde savait que nous arrivions du Japon et de la Chine, et il n’en fallait pas davantage pour éveiller la curiosité. Les hommes nous jetèrent un froid coup d’œil, les coudes appuyés sur la table ; mais leur examen ne fut pas de longue durée. Nous ne leur offrions rien de particulier, et en nous regardant ils ne suivaient que leur coutume de chercher l’inconnu de préférence an connu. L’attention des femmes me frappa davantage par la manière singulière dont elle se manifestait. Elles nous étudiaient en détail, l’un après l’autre, et cela avec le même sang-froid, avec la même absence d’effronterie ou de modestie qu’elles auraient mis à examiner un meuble ou un tableau. Il n’y avait rien de provoquant dans le franc regard de ces beaux yeux limpides, rien qui invitât à un sourire d’intelligence, ou qui excitât un mouvement de vanité ; mais il n’y avait rien non plus de cette pudique réserve que nous considérons comme le principal charme de la jeune femme et de la jeune fille.

Le repas fini, un aimable Californien, M. V… S…, me proposa d’aller au théâtre. « Nous avons ici deux espèces de spectacles, me dit-il, les décens et ceux qui ne le sont pas. Sans doute il vous paraîtra intéressant de comparer les uns et les autres. Je vous conseille de commencer par le Théâtre-Olympique et la Bella Union, deux salles que la bonne société ne fréquente guère et où les honnêtes femmes ne mettent jamais les pieds. Vous irez un autre soir à notre théâtre sérieux, le Californien, où l’on ne joue aujourd’hui que d’ennuyeuses pièces. » Je n’avais rien à objecter contre ce programme, et nous partîmes en nombreuse compagnie, composée presque exclusivement de nouveaux débarqués du Japan.

Dans les pays où les gouvernemens ont pris en main la défense de la morale publique, des théâtres comme l’Olympique et la Bella Union de San-Francisco ne pourraient s’ouvrir deux jours de suite. Les costumes des actrices, leurs façons d’être, les paroles des pièces qu’elles jouent, dépassent de beaucoup en licence tout ce que l’on voit et entend de plus risqué sur nos scènes inférieures. Le raisonnement des Américains sur ce sujet scabreux est très simple. « C’est un spectacle immoral, nous en convenons; mais c’est affaire aux gens moraux de n’y point venir, s’ils ne veulent pas être choqués. Quant aux habitués, ils n’ont pas grand’chose à y apprendre, et il faudrait des sujets plus révoltans pour froisser leur sensibilité. De tous les amusemens que San-Francisco offre aux hommes de cette classe, ces théâtres-là sont encore, et de beaucoup, les moins dangereux. »

Les « autres amusemens » auxquels mon ami faisait allusion sont ceux qu’on trouve dans les maisons de jeu et les cabarets. La seule mention particulière que méritent ces établissemens, c’est que le nombre, eu égard à la population de San-Francisco, en est excessif. Les tripots ont été fermés par la loi, mais ils continuent d’exister clandestinement. Ce n’est qu’en de rares occasions, lorsque le scandale est public, que la police intervient. Ces établissemens, dont le principal se trouve dans la grande rue même de Montgommery, ne sont aujourd’hui fréquentés que par des hommes qui n’ont pas de réputation à perdre. Les gentlemen désireux de risquer de l’argent sur une carte se réunissent chez eux ou dans les cabinets particuliers de quelque restaurant en vogue. On y joue, dit-on, fort gros jeu.

A propos des cabarets (public houses), notons en passant qu’ils ont des pratiques du matin au soir. A table, l’Américain se contente souvent d’eau ou de lait glacé. Certes, si on ne le voyait boire que là, on serait tenté de le proclamer l’homme le plus sobre du monde; mais entre les repas c’est tout autre chose. Avant ou après déjeuner, le matin ou le soir, tout prétexte lui est bon pour aller « prendre un drink. » La qualité de ces boissons varie beaucoup : ce sont des mélanges dans la composition desquels un nombre considérable de liqueurs et d’ingrédiens trouvent leur place. On les appelle un cocktail, un punch, un cobbler, ou d’un autre nom quelconque dont la signification change suivant la localité. À San-Francisco et dans la Californie en général, on en consomme en très grande quantité. Dans les états de l’est, on est, dit-on, plus sobre, et les hommes d’un âge mûr et qui ont une certaine position à garder n’entrent dans les public houses qu’accidentellement ; mais la population californienne ne se gêne en rien, et dans les cabarets de San-Francisco on rencontre à toute heure du jour des représentans de toutes les classes de la société. La boisson favorite des gens du peuple est le whiskey, et ce qu’un mineur de la Californie ou de Nevada peut en absorber est incroyable.

Quelques jours après être allé à la Bella Union, mon ami me mena au Théâtre-Californien. La salle est grande et belle ; les acteurs restent dans les limites de la médiocrité et ne sont ni bons ni mauvais ; l’orchestre est détestable, le public un peu plus bruyant qu’en Europe, mais convenable d’ailleurs. On jouait ce soir-là un drame de Shakspeare et une de ces farces mythologiques dans le genre de celles qui valurent à certains de nos théâtres leurs meilleures recettes. Le public, j’entends le public d’élite de San-Francisco, ne semblait point choqué d’un programme si bizarrement composé, et applaudissait avec autant de chaleur les vers du poète et les bouffonneries du parodiste.

Je l’ai dit plus haut, et je le répète ici : comme artiste ou plutôt comme appréciateur du beau, l’Américain est assurément fort inférieur à l’Européen. Les beaux-arts n’ont, jusqu’à présent, qu’une page blanche dans l’histoire des États-Unis, et la vanité patriotique des Américains les empêche seule de faire franchement des emprunts à leurs voisins d’outre-mer, plus favorisés qu’eux sous ce rapport. Il leur arrive parfois d’apporter de leurs excursions en Europe des copies plus ou moins bonnes des tableaux de maîtres anciens ou les productions originales de quelque peintre en vogue ; mais il suffit de voir dans quel milieu ils placent ces produits exotiques pour comprendre que le sentiment de l’harmonie fait grandement défaut à l’acquéreur, et qu’il a été guidé dans son choix ou par un avis intéressé ou bien par un simple caprice. D’ailleurs même ces amateurs de parade, qui ont au moins le mérite de reconnaître l’infériorité de leur pays au point de vue des arts, sont chez eux en grande minorité. La plupart des Américains avec lesquels je me suis trouvé en rapport laissaient voir ou confessaient même qu’ils étaient incapables de mesurer la distance qui sépare Michel-Ange, Rembrandt et Beethoven du vulgaire des hommes. Les conceptions de ces maîtres demeurent inaccessibles à des intelligences tournées naturellement vers le côté pratique de la vie humaine. Cette inaptitude d’appréciation du beau trouve souvent son expression dans la raillerie et un mépris apparent. Le parvenu tire quelquefois une sorte de gloire de ne savoir rien démêler aux beautés d’une symphonie, et il n’est pas fâché de raconter que son éducation a été complètement négligée, qu’il ne doit sa propre grandeur qu’à lui-même. Nul ne lui reprocherait ce travers; ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est de vouloir s’en faire, par gloriole patriotique, un titre à l’admiration. Pour moi, je ne le crois pas de bonne foi en pareille matière. Il est beaucoup trop fin pour ne pas admettre dans son for intérieur qu’après tout l’Européen a sur lui par-ci par-là quelque supériorité incontestable; le difficile est de l’avouer à un homme sur lequel il sait avoir sous tant d’autres rapports, d’immenses avantages. N’est-il pas libre, n’est-il pas intelligent, hardi, fort, citoyen de la plus jeune, de la plus riche des grandes nations modernes? Qu’aurait-il à envier aux antiques civilisations de l’Occident? Un vieillard aussi a mainte supériorité incontestable sur un jeune homme; la jeunesse pourtant, avec et malgré tous ses défauts, est encore ce qu’il y a de plus enviable au monde.

Il me reste à dire quelques mots de San-Francisco et de ses environs. La ville est bâtie régulièrement et sur un plan qui prouve que les premiers colons avaient pressenti l’importance qu’elle devait prendre un jour dans le commerce du monde. Les rues sont larges, garnies de trottoirs, tirées au cordeau, et se coupent à angles droits. L’éclairage au gaz est d’un usage général. On voit à San-Francisco de grandes maisons d’habitation construites en pierre de taille et qui doivent avoir coûté des sommes énormes au prix où la main-d’œuvre s’est maintenue en Californie; on voit aussi des magasins luxueusement décorés et de jolies villas, résidences particulières des riches marchands qui ont leurs bureaux au centre de la ville, dans Montgommery-street, Californian-street, etc. Les églises et chapelles, consacrées au culte d’un grand nombre de congrégations, ne manquent pas. La synagogue juive est une des plus vastes du monde; mais toute cette architecture est banale, et aucun édifice ne mérite de l’étranger une attention particulière.

Des voies ferrées sillonnent la ville dans tous les sens, et pour quelques cents on se rend en omnibus américain d’un bout de San-Francisco à l’autre. L’omnibus est peut-être la seule chose vraiment bon marché que j’aie trouvée en Californie. Une simple course de fiacre se paie de 12 à 25 francs, et, si le cocher croit s’apercevoir qu’il a affaire à un étranger, il n’hésitera point à exiger le double ou le triple de ce qui lui est dû. La police des rues est mal faite; l’administration municipale laisse beaucoup à désirer. Les Californiens auxquels on en fait l’observation répondent volontiers : « La ville est si jeune! vous verrez ce qu’elle sera dans cinquante ans! »

Les environs de San-Francisco sont arides et tristes, et n’offrent aucun attrait au promeneur. Sur les bords de la mer cependant, le paysage revêt en certains endroits un caractère de grandeur sauvage et menaçante. De noirs rochers plongent à pic dans les flots écumans, qui se ruent avec un bruit effroyable sur les brisans formés par les débris de quelques îlots dispersés irrégulièrement le long de la côte. En face de Cliff-house, dont j’ai parlé plus haut, il y a deux écueils battus et souvent submergés par les flots, et qui servent de refuge à de nombreux troupeaux d’énormes lions de mer. Une loi spéciale de l’état protège ces animaux contre les chasseurs. Ils s’aventurent si près du rivage que l’on distingue à l’œil nu chaque mouvement de leurs croupes luisantes et difformes, et leurs hurlemens lugubres se font entendre jour et nuit malgré l’intense clameur soulevée par la grande voix de l’Océan.

A quelques journées de marche de San-Francisco, dans le voisinage des hautes chaînes de montagnes, le paysage californien prend un caractère d’incomparable grandeur. La beauté de la vallée de Yosémité frappe d’admiration le voyageur. Les grands arbres (big rees), qui dans l’été forment un but fréquent d’excursion et dont un spécimen se trouve au Palais de Cristal de Londres, atteignent la hauteur de la flèche de Strasbourg. L’arbre, une espèce de cèdre, est appelé en Amérique Washingtonia, et nulle autre part au monde on n’a rencontré le pareil.


II.

Je devais enfin penser à me rapprocher davantage de l’Europe, but de mon voyage, et à quitter San-Francisco, où la plus agréable des sociétés m’avait retenu bien au-delà de mes intentions. Les journaux annonçaient d’ailleurs que le chemin de fer Central et le chemin de l’Union du Pacifique avançaient rapidement leurs travaux, que bientôt ils allaient se joindre, et que la plus longue ligne ferrée qui existe au monde, réunissant l’est à l’ouest de l’Amérique, San-Francisco à New-York, l’Océan-Pacifique à l’Océan-Atlantique allait être inaugurée d’un jour à l’autre. Puisque je me trouvais en Californie en un moment si propice, je me promis d’assister à un événement dont la portée au point de vue politique, commercial et civilisateur dépasse même les calculs de l’exagération américaine.

Je fixai, de concert avec quatre de mes compagnons de voyage, mon départ pour le lundi 10 mai 1869, jour où le premier train direct devait partir de San-Francisco, ou plutôt de Sacramento, pour New-York. Mes préparatifs de départ furent bientôt terminés. A ce sujet, j’eus encore le plaisir de faire, en la personne d’un des principaux tailleurs de San-Francisco, une connaissance essentiellement américaine. Présenté par un ami californien au chef d’un grand établissement où je m’étais rendu pour me procurer quelques articles de toilette, il me fallut d’abord, bon gré mal gré, entrer dans des détails circonstanciés sur la situation politique du Japon. Mes récits ayant obtenu l’approbation du maître de céans, il poussa la bonté jusqu’à nous offrir un verre d’excellent whiskey que nous vidâmes, lui à mon heureux voyage, et moi à la prospérité du commerça californien en général et du sien en particulier. En passant, et comme on offrirait par exemple un cigare au milieu d’une conversation, on m’apporta les vêtemens que j’avais demandés, et le prix excessif en fut négligemment indiqué et encaissé. Nous nous séparâmes en échangeant de cordiales poignées de main ; je reçus en même temps du maître tailleur la satisfaisante assurance qu’il avait été heureux de faire ma connaissance, et qu’il comptait sur ma visite à mon retour dans le pays. — « C’est un particulier, dit mon ami en riant beaucoup de ma figure étonnée, qui a su se faire une belle fortune et qui s’est retiré des affaires. Ayant beaucoup d’activité dans l’esprit et ne voulant pas encore se reposer, il consacre ses loisirs à surveiller la confection de vêtemens, de chemises et de cravates; comme il lui serait impossible d’user et de garder pour lui tout ce qu’une vingtaine d’ouvriers travaillant jour et nuit lui fabriquent, il a la complaisance de céder le surplus de sa garderobe, moyennant un bénéfice raisonnable, à des amis qui, comme vous, lui ont été dûment présentés. » — « Et pourquoi, demandai-je, l’appelez-vous colonel? — Cela, je n’en sais rien, répondit mon ami; mais, s’il en a pris le titre, vous pouvez être assuré qu’il y a un droit incontestable, car il est homme à exiger ce qui lui est dû sans aller pourtant au-delà. »

C’est un fait avéré que l’on rencontre dans l’Amérique du Nord un très grand nombre d’hommes titrés ou qualifiés. Cette singularité, choquante parmi des républicains, s’explique en partie par les changemens fréquens et périodiques qui s’opèrent dans le personnel de l’administration et du gouvernement du pays. A l’avènement de chaque président, on voit, pour ainsi dire, disparaître toute une série de hauts fonctionnaires : le nouvel élu amène avec lui une armée d’hommes nouveaux, d’autant plus avides de tous les privilèges du pouvoir qu’ils savent d’avance combien est limitée la durée de leur triomphe. Ces dignitaires éphémères, en rentrant à leur tour dans la vie privée, conservent souvent la qualité attachée à la fonction qu’ils ont exercée. En outre les administrateurs ou directeurs de sociétés particulières n’hésitent point de leur côté à s’affubler en public du titre dont leurs actionnaires ou commettans les ont honorés, et le premier venu, placé à la tête d’une compagnie quelconque, se croit autant de droits au titre de président que le général Grant lui-même.

Cette prétention de se faire appeler général, colonel, président, gouverneur, juge, s’accorde mal avec les principes démocratiques des citoyens de la grande république; cependant, puisque ce n’est après tout qu’une manifestation différente du même sentiment de vanité qui fait commettre en Europe à des hommes d’ailleurs fort honorables des petitesses ayant pour objet la faveur d’obtenir un ruban, une particule ou un costume, il ne nous siérait guère de jeter la pierre aux chasseurs de titres creux américains.

Dans la soirée du 7 mai, je me rendis au Théâtre-Californien pour y voir rassemblé une dernière fois le monde élégant de San-Francisco. Pendant un entracte, la toile se releva, et l’un des acteurs s’approcha de la rampe en habit noir et en cravate blanche. On l’applaudit avant qu’il eût ouvert la bouche. « Messieurs et mesdames, dit-il lorsque le silence se fut rétabli, la direction du Théâtre-Californien vient de recevoir une dépêche télégraphique de l’extrémité du chemin de fer central annonçant que le dernier rail, celui qui unira le Central à l’Union et qui complétera le Grand-Pacifique National, sera posé demain à midi. » L’orateur n’en dit pas davantage, des applaudissemens enthousiastes lui coupèrent la parole. Il remercia le public comme si ces marques d’approbation lui étaient personnelles, et se retira rayonnant de satisfaction. Il fut rappelé jusqu’à trois fois et finalement couvert de fleurs destinées sans doute à une chanteuse qui devait paraître dans une autre pièce.

Le lendemain, samedi 8 mai, tout San-Francisco était en rumeur. On allait célébrer l’achèvement de ce que, dans ces jours d’enthousiasme, on n’appela plus que la grande œuvre, c’est-à-dire la jonction du chemin de fer Central et de l’Union du Pacifique. Cette célébration, qui eut lieu en même temps dans toute la Californie, était cependant un peu prématurée. Le travail, il est vrai, en tant qu’il ne regardait que les Californiens, était en quelque sorte terminé. Les dépêches télégraphiques annonçaient qu’à midi précis on poserait à Promotory-Point le dernier rail sur la dernière traverse du Central-Pacifique ; mais d’un autre côté les travaux du chemin de l’Union n’avaient pas marché, depuis une semaine, avec l’extravagante vitesse que les Californiens, fiévreusement surexcités, avaient imprimée aux leurs. Les unionistes, dont le siège principal était à Chicago et le point de départ à Omaha, ne devaient atteindre que deux jours plus tard le point de jonction. Il aurait été plus juste de ne célébrer l’achèvement de l’œuvre que ce jour-là, le 10 mai ; mais les Californiens avaient fait leur siège : la fermeture des banques et ateliers avait été annoncée, on avait réglé l’ordre des processions, rédigé les discours, préparé les banquets, tout était prêt pour le 8, et, impatiens comme des enfans, les habitans de San-Francisco ne se souciaient pas d’attendre, même quarante-huit heures, que leurs rivaux fussent comme eux arrivés au point d’embranchement.

La ville était donc ce jour-là en grande fête : les maisons étaient garnies de drapeaux, les navires pavoisés de haut en bas ; un salut de cent coups de canon fut tiré; les rues étaient encombrées d’une foule endimanchée ; de nombreux cortèges, formes par les membres des associations ou corps de métiers, francs-maçons, gymnastes, volontaires, mécaniciens, pompiers, se succédaient sans interruption. Les pompiers eurent la palme, peut-être parce qu’ils firent le plus de tapage. Ils promenaient une vingtaine de pompes à vapeur traînées par de magnifiques attelages à quatre chevaux, et c’était parmi les machinistes à qui ferait siffler sa pompe le plus fort et le plus longuement. Ce vacarme ne contribua pas peu à porter l’enthousiasme au comble. Les honneurs de la journée furent cependant pour une locomotive neuve sortant d’un des ateliers de San-Francisco. Elle était placée sur un char tiré par vingt superbes chevaux gris attelés avec de grosses chaînes de fer en cinq rangs de quatre de front chacun. Deux grands gaillards conduisaient cet imposant attelage. Sur la locomotive, un nombre considérable d’ouvriers étaient groupés en costume de travail. C’était d’un grand effet, et la foule applaudissait avec ardeur. Puis venaient des musiciens jouant faux, les ordonnateurs de la fête à cheval, moitié honteux, moitié fiers de servir de point de mire à la curiosité publique, des soldats, des artisans, des membres de la Société philharmonique. Bref, la moitié de la ville figurait dans ce cortège, et l’autre moitié se pressait sur son passage. Le soir, il y eut illumination générale.

J’avais assisté avec intérêt à toute la fête; mais ce qui m’amusa plus encore, ce fut d’en lire le compta rendu dans les divers journaux californiens. L’exagération dont le journaliste américain aime à faire preuve est divertissante. Il est difficile de lire un journal sans trouver sujet de rire : quelques rédacteurs excellent surtout à enfiler des phrases creuses et à débiter des mots sonores; il y en a qui pratiquent de préférence le paradoxe, ou font étalage d’un grossier cynisme; d’autres enfin écrivent sur un ton de bouffonnerie pathétique dont b secret n’existe qu’en Amérique. A l’occasion de grands événemens nationaux, comme l’inauguration du chemin de fer du Pacifique, tous les journalistes sont d’accord pour faire parade d’un patriotisme théâtral qu’ils développent à l’envi dans des articles d’un lyrisme inoui. On manque rarement en pareille circonstance de jeter la pierre « aux vieilles civilisations décrépites de l’Europe, » ajoutant « qu’il leur aurait fallu des siècles pour accomplir des travaux que quelques fils hardis et entreprenans de la libre Amérique ont mis en quelques mois tout achevés devant les yeux éblouis de l’univers. » On peut lire des phrases de ce genre dans la plupart des journaux américains du 8 au 15 mai 1869. On y peut voir aussi, à propos du chemin de fer, de curieux spécimens de style épistolaire : ce sont des lettres de félicitations que quelques maires, présidens de chambres de commerce et autres personnages en évidence échangeaient entre eux à cette époque. Tout cela est écrit en pur galimatias et semble marcher sur des échasses. La simplicité est ce qui fait le plus défaut à la presse américaine.

Cependant, il faut l’avouer, l’enthousiasme avait dans ces jours-là une sérieuse raison de se manifester, car une œuvre vraiment grande venait d’être accomplie. La nature et les événemens, — des montagnes supposées inaccessibles et la guerre civile, — s’étaient opposés à l’achèvement de l’entreprise ; mais l’énergie et l’optimisme, ces brillans apanages de la jeunesse et d’un peuple jeune, avaient fini par vaincre tous les obstacles. L’homme, dans le cours des siècles à venir, exécutera sans doute encore d’autres œuvres qui égaleront en étendue et en dépense de force et de courage le chemin du Pacifique ; mais le monde n’est pas assez vaste pour donner lieu à des entreprises beaucoup plus grandes, et l’on comprend le sentiment qui inspire à un journaliste de l’Illinois la phrase suivante : « nous ne sommes pas assez riches pour célébrer l’événement avec autant d’éclat que nos grands voisins de Chicago, mais nous sommes tous plus fiers que nous ne l’étions auparavant d’avoir droit au titre de citoyen des États-Unis. »


III.

Pendant que l’on célébrait à San-Francisco l’achèvement du chemin de fer californien et que les journaux portaient aux nues ceux qui l’avaient conçu et exécuté, les travaux se poursuivaient avec une ardeur sans égale dans les environs de Promotory-Point, le point de jonction désigné entre les deux sections de la grande ligne. Les résultats obtenus dans les derniers mois avaient non-seulement dépassé tout ce qui, comme activité de construction, avait été fait jusqu’alors, mais même ce que les ingénieurs les moins timides avaient cru possible d’atteindre sous ce rapport.

Au mois de mars, les travailleurs du Central-Pacifique avaient posé dans un seul jour 10 kilomètres de rails. Aussi avaient-ils nommé l’endroit où le soir le travail s’était arrêté Challenge-Point, provoquant ainsi les ouvriers de la compagnie de l’Union à en faire autant. Ceux-ci n’avaient pas tardé à répondre au défi par un travail plus surprenant encore : une journée leur suffit à poser 11 kilomètres 2/3 de rails. De leur côté, les Californiens, ne voulant admettre aucune supériorité lorsqu’il s’agissait de lutter de vitesse dans la construction de la grande ligne, réunirent toutes les forces capables d’être employées sur un seul point, et en onze heures de travail posèrent et fixèrent, à la satisfaction de la commission officielle chargée de la surveillance des travaux, dix milles, c’est-à-dire près de 17 kilomètres de rails. Ce fait sans précédent fut accompli le 28 avril 1869, sous la direction de l’inspecteur-général Charles Croker. Un témoin oculaire, le correspondant de l’Alta California, rapporte que les premiers 240 pieds de rails furent posés en 80 secondes, les seconds 240 pieds en 75. On ne va guère plus vite à pied lorsqu’on se promène sans se presser.

Voici d’autres faits authentiques ayant trait à ce travail extraordinaire : un train contenant 2 milles de rails, c’est-à-dire environ 210 tonneaux de fer, fut déchargé par une escouade de Chinois en 9 minutes et 37 secondes. Les premiers 6 milles de rails furent posés en 6 heures 42 minutes, et pendant ce temps, où chaque travailleur mettait en jeu toutes ses forces, pas un d’eux, sur 1,500, ne demanda un instant de repos. Ce qui donne encore une plus saisissante idée de l’enthousiasme qui s’était communiqué à cette armée d’ouvriers, c’est le fait que tous les rails, formant ensemble une longueur de 17 kilomètres et pesant environ 1,000 tonneaux, — un beau chargement de navire, — furent posés par huit hommes seulement, choisis comme les plus expérimentés et les plus durs à la fatigue dans un corps de 10,000 travailleurs.

Tout l’ouvrage se fit, ce jour-là, en courant. Un wagon chargé de fer se dirige en tête de la ligne, apportant les rails nécessaires à la continuation de la voie. Il est traîné par deux chevaux attelés en tandem et lancés au galop. Un wagon vide, qui vient d’opérer sa livraison de rails, se porte à sa rencontre. Ceci a tout l’air d’un contre-temps, car deux wagons allant en sens contraire ne pourraient circuler sur une seule voie ferrée. Cependant le wagon chargé poursuit son chemin sans ralentir son allure; le wagon vide a été arrêté, et des bras d’hommes l’ont soulevé et rangé à côté de la ligne. Le wagon chargé passe outre, les conducteurs échangeant un hurrah avec leurs compagnons de travail. A la dernière limite de la ligne, deux hommes mettent des blocs de bois en avant du wagon, qui s’arrête aussitôt. Quatre autres ouvriers, placés dos deux côtés de la voie, tirent à l’aide de crochets une paire de rails du wagon, la posent et l’ajustent sur les traverses en bois installées à l’avance par les coulies chinois, qui passent à bon droit pour d’excellens terrassiers ; puis le wagon est poussé en avant de la longueur du double rail qui vient d’être posé, et la même opération recommence. Les tracklayers (poseurs de rails) sont suivis par une brigade d’ouvriers qui assurent le rail avec toute l’exactitude nécessaire et qui le fixent au moyen de rivets et de boulons. Ce sont des mécaniciens qui sont chargés de ce travail, exigeant beaucoup d’expérience et un certain jugement. Une bande de Chinois s’avance derrière eux pour compléter l’ouvrage qu’ils ont commencé. Enfin vient l’arrière-garde, encore composée de Chinois, travaillant sous l’inspection de surveillans irlandais et allemands ; armés de pioches et de pelles, ils recouvrent les extrémités des traverses de terre fortement tassée, afin de leur donner plus de solidité.

Pendant ce temps, les ingénieurs, inspecteurs et sous-inspecteurs des travaux se montrent sur tous les points. On les voit à cheval courir sans cesse le long de la ligne, corrigeant, louant, encourageant, s’assurant enfin que tout est vite et bien fait. Au front de la ligne, dans une voiture découverte, se tiennent M. Charles Crocker, l’inspecteur en chef, et M. Stonbridge, son premier aide-de-camp ; ils sont là, attentifs et soucieux, la lorgnette à la main, surveillant l’action comme des généraux d’armée. À midi, l’on est à peu près certain de la victoire. Le gouverneur Stanford, président du chemin de fer central, perdra 500 dollars, qu’il a pariés avec M. Minckler, le chef des tracklayers, touchant la possibilité d’accomplir en un jour le travail proposé. Le boarding-house train (train-hôtel), composé de maisons en bois montées sur des roues et où les ouvriers blancs mangent et dorment, vient d’arriver. Les Chinois forment bande à part ; mais leur dîner aussi (ils le prennent en plein air) est préparé d’avance, et tous, Caucasiens et Asiatiques, attaquent le repas avec la vigueur que donne la satisfaction d’une grande tâche bien remplie. Le repas est terminé, et l’on se remet à l’ouvrage avec une ardeur nouvelle. Les jours ne sont pas encore bien longs, et le soleil s’approche visiblement de l’horizon. Les ombres s’allongent et prennent des formes fantastiques ; mais on ira jusqu’au bout. Tout le monde semble électrisé : de lourdes masses de fer sont enlevées, portées, posées, ajustées avec autant d’aisance que si le poids en avait miraculeusement diminué ; les clous, rivets, boulons, semblent trouver d’eux-mêmes leurs places ; les marteaux volent, les chevaux galopent leur plus grand train. « En avant, John Chinaman ! Du courage. Paddy ! Allons, allons, nous n’avons pas de temps à perdre ! » Ainsi crient les surveillans, excitant les hommes au travail comme on les exciterait au combat ; mais c’est inutile : chacun fait de son mieux. Soudain tout s’arrête. Une grande clameur, des hurrahs formidables, s’élèvent du front de la ligne. C’est fini. Les derniers rails ont été posés, et l’œuvre que l’on s’était proposée le matin a été accomplis avant la tombée de la nuit. Peu s’en faut que Caucasiens et Chinois ne s’embrassent.

Pour se faire une idée des difficultés vaincues en cette mémorable journée, il ne faut pas oublier que l’on se trouvait au milieu d’un désert, loin de toute ville et même de toute habitation. Lorsque les ouvriers, réunis ce jour-là au nombre de quinze cents sur un seul point, abandonnèrent le travail pour prendre le repas de midi, ils étaient arrivés à 10 kilomètres de l’endroit où ils avaient déjeuné le matin et laissé leur attirail de campement. Les provisions, tentes, ustensiles, instrumens, effets, le feu et l’eau, tout avait été porté en avant, sans confusion, à mesure que les travaux du chemin de fer avançaient. Cette armée d’ouvriers fut donc pourvue régulièrement de tout ce qui lui était nécessaire pour la nourrir et l’abriter, et cela dans des endroits où le matin il n’y avait pas vestige de route ou de provisions.

Le lieu où s’arrêta le travail le 28 avril fut nommé Victory-Point, ce qui voulait dire qu’en fin de compte les Californiens avaient battu les unionistes, sans leur laisser même l’espoir d’une revanche[1]. Ces derniers ne se découragèrent cependant pas, et continuèrent à travailler avec une telle diligence que le 10 mai, quarante-huit heures plus tard seulement que les Californiens, ils eurent atteint l’extrême limite de leur embranchement et touchèrent à Promotory-Point aux ouvrages les plus avancés du chemin Central. Le dernier rail, unissant les deux sections de la grande ligne, allait donc être posé.

Promotory-Point, territoire de l’Utah, cité déjà plusieurs fois dans cette étude, est situé à 4,943 pieds au-dessus du niveau de la mer, entre 41 et 42 degrés de latitude nord et 112 et 113 degrés de longitude ouest. C’est un groupe de buttes provisoires élevées sur la pointe nord-est du grand Lac-Salé, à une cinquantaine de kilomètres des villes de Corinne de Brigham, à environ 800 milles de San-Francisco et 2,500 milles de New-York. C’est en cet endroit que, le 10 mai 1869, un millier de personnes représentant toutes les classes de la société américaine se trompaient réunies pour célébrer l’achèvement de la grande ligne nationale, formée par la réunion des deux sections : le Central Pacific, qui, en passant la Sierra-Nevada à des hauteurs de 7,042 pieds (station de Summit), s’étend sur une longueur de 689 milles (1,148 kilomètres) entre Sacramento et Promotory-Point[2], et l’Union Pacific, dont le point de départ est la ville d’Omaha, et qui, franchissant les Montagnes-Rocheuses à une hauteur de 8,424 pieds (station de Sherman), a 1,086 milles (1,810 kilomètres) de longueur.

Le gouverneur Leland Stanford, président du chemin de fer central, se trouvait à Promotorv-Point depuis la veille de la célébration. Son voyage de San-Francisco avait été marqué par un accident qui aurait pu devenir fatal. Après avoir passé la station de Truckee, à 119 milles de Sacramento, le train qui devait conduire le président et ses amis au point de jonction avait rencontré un obstacle formidable formé par un arbre d’une cinquantaine de pieds de long, qui était tombé sur la voie. Heureusement le machiniste s’en était aperçu, et avait eu le temps de ralentir la marche du train. Cependant un choc s’ensuivit; la locomotive dérailla, un voyageur reçut de fortes contusions, et les marche-pieds de toutes les voitures furent, d’un côté, arrachés par l’arbre. à n’y eut pas d’autre accident, et, la locomotive remise en place, on put continuer le voyage. L’événement se répandit dans le public, mais sans produire aucun fâcheux effet; on est trop optimiste en Amérique pour voir autre chose dans les événemens que ce qu’ils peuvent présager de favorable. « Comme c’est heureux, disait-on, que Stanford et ses amis n’aient pas été tués! Cela aurait fait grand tort à la fête de Promotory-Point. » Puisque M. Stanford se rendait à cet endroit pour y représenter le chemin de fer central, la remarque était parfaitement juste ; je doute cependant qu’on eût pensé à la faire en Europe.

Les envoyés du chemin de l’Union du Pacifique, MM. Thomas Durant, vice-président, Dillon et Duff, directeurs, arrivèrent dans la matinée du 10 mai. Les préparatifs pour poser d’une manière solennelle les derniers rails furent bientôt faits. On avait laissé entre les deux extrémités des lignes un espace libre d’environ 100 pieds. Deux escouades, composées d’hommes blancs du côté des unionistes et de Chinois du côté des Californiens, s’avancèrent en correcte tenue d’ouvriers pour combler cette lacune. On avait dans les deux camps choisi l’élite des travailleurs, et c’était plaisir à voir comme ils s’acquittèrent vivement de leur besogne. Les Chinois surtout, graves, silencieux, alertes, s’entr’aidant adroitement l’un l’autre, furent l’objet de l’admiration et de l’approbation générales. « Ils travaillaient comme des prestidigitateurs, » dit un témoin oculaire.

À onze heures, les deux troupes se trouvèrent face à face. Deux locomotives s’avancèrent de chaque côté l’une au-devant de l’autre, pour exhaler dans un jet de vapeur un salut qui déchira les oreilles. En même temps le comité expédiait à Chicago et à San-Francisco une dépêché télégraphique adressée à l’Association des journaux des états de l’est et de l’ouest et ainsi conçue : « tenez-vous prêts à recevoir les signaux correspondans aux derniers coups de marteau. » Par un procédé très simple, les fils télégraphiques de la ligne principale correspondant avec les états de l’est et de l’ouest avaient été mis en communication électrique avec l’endroit même où le dernier boulon allait être placé. À Chicago, à Omaha, à San-Francisco, les trois principaux bureaux télégraphiques les plus rapprochés de Promotory-Point, on s’était arrangé de manière à correspondre directement avec New-York, Washington, Saint-Louis, Cincinnati et autres grandes cités. Dans ces dernières enfin, on avait pris des dispositions particulières à l’aide desquelles la grande ligne télégraphique communiquait avec les signaux électriques à incendie établis dans ces villes. Grâce à ces ingénieuses précautions, les coups de marteau frappés à Promotory-Point pour fixer le dernier rail du Grand-Pacifique trouvèrent un écho immédiat dans tous les états de la république.

La traverse sur laquelle devait reposer le dernier rail était en bois de laurier, le boulon qui devait unir la traverse au rail en or massif, le marteau dont on devait se servir en argent. Le docteur Harkness, député de la Californie, présenta ces objets à MM. Stanford et Durant. « Cet or extrait des mines et ce bois précieux coupé dans les forêts de la Californie, dit-il, les citoyens de l’état vous l’offrent pour qu’ils deviennent parties intégrantes de la voie qui va unir la Californie aux états frères de l’est, le Pacifique à l’Atlantique. » Le général Safford, député du territoire d’Arizona, offrit un autre boulon fait de fer, d’or et d’argent. « Riche en fer, or et argent, dit-il, le territoire d’Arizona apporte cette offrande à l’entreprise qui est comme le grand trait d’union des états américains, et qui ouvre une nouvelle voie au commerce. » Les derniers rails avaient été apportés par l’administration de l’Union. Le général Dodge, député, prononça en les désignant un discours qui se terminait ainsi : « Vous avez accompli l’œuvre de Christophe Colomb. Ceci est le chemin qui conduit aux Indes. » Le dernier enfin, le député de Nevada offrit un troisième boulon, celui-là en argent, et dit : « Au fer de l’est et à l’or de l’ouest, Nevada joint son lien d’argent. »

MM. Stanford et Durant, les présidens des deux chemins de fer, auxquels était échu l’honneur de fixer le dernier rail, s’avancèrent alors pour procéder à l’œuvre. Au même moment, la dépêche suivante fut transmise à San-Francisco et à Chicago : « Tous les préparatifs sont terminés. Otez vos chapeaux. Nous allons prier. » Chicago, prenant la parole au nom des états de l’Atlantique, répondit : « Nous comprenons, et nous vous suivons. Tous les états de l’est vous écoutent. » Quelques-instans après, les signaux électriques, répétant de par l’Amérique entière chaque coup de marteau frappé en ce moment au milieu du continent, apprirent aux citoyens, qui écoutaient dans un silence religieux, que l’œuvre venait d’être accomplie. Cette communion simultanée dans une grande et belle pensée produisit un effet dont les assistans seuls peuvent se faire une idée. Cette voix venant des régions mystérieuses du centre du continent, annonçant au monde l’achèvement d’une grande œuvre, fit vibrer les plus nobles cordes du cœur humain : il y eut des larmes d’émotion et des cris de joie. Enfin les chapeaux volèrent en l’air, et ce furent des hurrahs, des « vive l’Amérique ! vive la grande république ! » comme on n’en avait jamais entendu en plus belle occasion. Dans les principales villes des États-Unis, l’événement fut célébré par des saints de cent coups de canon ; à Chicago et en beaucoup d’autres endroits, il y eut des fêtes dans le genre de celle de San-Francisco. Dans le compte-rendu de la fête de Chicago, je trouve les détails suivans : la procession se composait de 813 véhicules, parmi lesquels 19 charrettes chargées de bois, 20 omnibus, 15 pompes à incendie et 30 vélocipèdes. Le chroniqueur n’explique pas pourquoi les charrettes étaient chargées de bois, ni comment les vélocipèdes avaient pris et conservé l’allure solennelle d’une marche de procession.

À Promotory-Point, on avait pendant ce temps continué à débiter des discours et à expédier des dépêches. Le président Grant et le vice-président Colfax avaient reçu les avis officiels signés des présidens des deux lignes de chemins de fer. Les principaux journaux, représentés ce jour-là sur le lieu d’inauguration par des correspondans spéciaux, avaient également eu leur part dans cette dépense d’électricité, et, comme toutes ces dépêches et beaucoup d’autres, échangées entre les présidens de chambres de commerce, les gouverneurs, les maires, les juges, envoyées aussi de particulier à particulier, furent, en même temps que les réponses et commentaires, dûment publiées dans les journaux américains, ceux-ci furent, durant quelques jours, aussi exclusivement réservés aux nouvelles du chemin de fer du Pacifique que quelques journaux français l’ont été, il y a peu de temps, aux détails d’un grand crime qui venait d’être commis. Comme cela arrive toujours en pareille occasion, ou dit des choses sensées et bonnes, ridicules et absurdes; puis le bruit s’apaisa, et l’entreprise, sortant du domaine philosophique, entra de plain-pied dans la vie pratique et commerciale pour devenir l’objet de l’exploitation moins bruyante des hommes d’affaires.


IV.

L’intérieur de l’Amérique du Nord, depuis le Missouri jusqu’à l’Océan-Pacifique, resta longtemps encore après la découverte du Nouveau-Monde une terra incognita. On peut lire dans d’anciens recueils de voyages les récits fabuleux de quelques hardis aventuriers qui avaient osé pénétrer dans ces immenses contrées; mais ces récits n’ont d’autre valeur que celle d’une lecture intéressante. Le plus remarquable sans contredit est le compte rendu d’une expédition organisée et menée à fin par des Espagnols qui au printemps de 1548 partirent des bouches du Mississipi dans la direction de l’ouest. Ils traversèrent les vastes régions connues depuis sous les noms de Louisiane, Texas, Nouveau-Mexique et Arizona, et après avoir perdu le plus grand nombre de leurs compagnons de misère, quatre d’entre eux seulement, presque nus, affamés, à moitié morts, n’ayant plus d’aspect humain, arrivèrent enfin, au bout de huit années de marche, huit ans dont chaque journée avait été marquée par des souffrances, des périls, des privations de toute sorte, aux bords de l’Océan-Pacifique, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la Basse-Californie. Le chef de cette odyssée était Cabeça de Vacca, gentilhomme castillan qui jadis avait servi dans l’expédition de Narvaez en Floride.

Dans un ouvrage publié à Londres en 1778, nous avons trouvé un document d’une valeur historique plus utile à nos yeux. C’est la narration d’un voyage que Jonathan Carver, du Connecticut, officier au service du roi, avait accompli à travers l’Amérique du Nord. Après être parti de Boston, avoir passé à Albany, longé les lacs Ontario, Erié et Michigan, il avait traversé les états de Wisconsin et de Minnesota, et ne s’était arrêté que dans le territoire de Dakota, où des obstacles insurmontables l’empêchèrent de poursuivre sa marche, ainsi qu’il se l’était proposé, jusqu’au bord du Pacifique. Le récit de ses aventures, qu’il a écrit lui-même, est d’un vif intérêt. Les commentaires et les réflexions dont il l’accompagne décèlent un homme instruit et d’un esprit pénétrant. « une colonie fondée sur les rivages du Grand-Océan, écrit-il, assurerait non-seulement de nouvelles ressources au commerce et conduirait à d’importantes et utiles découvertes, mais elle ouvrirait aussi avec la Chine et les établissemens britanniques de l’Inde des communications qui abrégeraient considérablement celles qui existent maintenant par le cap de Bonne-Espérance et le détroit de Magellan. Je ne doute pas que l’on ne traite à présent mes projets de chimères, mais je ne doute pas non plus que dans un temps prochain ils ne deviennent des réalités. Que ceux qui recueilleront les fruits de l’idée que j’ai semée se souviennent, je les en prie, de celui qui le premier leur a montré la route de la fortune! » Si ce n’était ce touchant appel à la reconnaissance de la postérité, l’on croirait ces lignes écrites, non pas il y a près d’un siècle, mais de nos jours, après la constitution de l’état californien et la formation des compagnies du Pacific-Railroad.

A la suite de l’expédition si malheureusement échouée de Jonathan Carver, il faut placer celles de Pike et Long, de Lewis et Clark, de Bonneville, et en dernier lieu celle de l’infatigable Fremont, dont l’autorité fit plus pour attirer l’attention des Américains vers l’intérieur du continent que les relations et rapports de ses prédécesseurs. En 1836, un habile ingénieur, John Plumbe, né dans le pays de Galles, mais élevé aux États-Unis et imbu d’idées américaines, demeurant à Dubuque (Iowa), conçut et répandit le projet d’un chemin de fer qui, partant des grands lacs, devait aboutir au Pacifique en coupant les territoires de l’Orégon. Jusqu’à sa mort, qui eut lieu en Californie plusieurs années après la découverte des mines d’or, Plumbe ne cessa d’être le chaleureux avocat de son hardi projet; il réussit même à lui assurer un commencement d’exécution en provoquant l’établissement des voies ferrées unissant les états du Mississipi avec le réseau des états de l’est.

L’idée d’une union plus intime entre les populations de l’Atlantique et celles du Pacifique commença enfin à se faire jour parmi les classes éclairées de la société américaine. Les hommes politiques comprirent qu’une colonie étrangère sur les bords du Pacifique pouvait, le temps aidant, devenir une sérieuse rivale de la grande république, et qu’il était urgent de s’assurer, au moyen de voies rapides de communication entre l’est et l’ouest, de la possession de ces territoires à moitié déserts, au risque même de faire une acquisition stérile. Lewis Clarke, Wilkes, Asa Whitney et d’autres personnages influens n’hésitèrent plus à exprimer hautement cette opinion. Whitney surtout ne cessa, pendant plusieurs années, de plaider avec une louable obstination dans le sein des assemblées législatives et dans les réunions populaires la cause dont il s’était déclaré l’ardent champion. Il alla jusqu’à offrir de construire à ses frais un chemin de fer depuis le Mississipi jusqu’à Puget-Sound (la Californie n’ayant aucune importance à cette époque), à la seule condition que le gouvernement lui allouât pour toute subvention 30 milles de terrain sur toute la longueur de la ligne. Cette exigence pourra paraître excessive; pourtant l’expérience a démontré que les prétentions de Whitney n’étaient que modestes. Depuis, l’état s’est vu forcé de consentir des concessions bien plus fortes pour assurer la construction définitive de cette grande voie. A l’époque dont nous parlons, c’est-à-dire entre 1845 et 1850, le projet n’était pas encore assez mûr pour rallier à ses mérites l’opinion générale. On s’effrayait, non sans quelque raison, de l’immensité de l’œuvre à accomplir.

Les possessions américaines ne s’avançaient alors, de l’est à l’ouest, que sur une zone mesurant un millier de milles au plus. Sur les côtes du Pacifique, un seul territoire, habité par de rares colons, dépendait des États-Unis. Entre ces limites extrêmes s’étendait un désert de 2,300 milles (plus de 3,700 kilomètres) embrassant d’immenses régions stériles et sillonné par deux chaînes de montagnes dont les cimes couvertes de neiges éternelles, les épouvantables abîmes, les torrens furieux, les plateaux arides, les vallées inaccessibles, formaient aux yeux du public, égaré plutôt que guidé par les récits de voyages, un tableau fantastique rempli de dangers et d’épouvante. On répétait de tous côtés qu’il était impossible de construire un chemin de fer au milieu de ces contrées inhospitalières, et qu’au lieu de se lancer dans de folles entreprises il valait mieux s’occuper d’affaires plus pressantes et d’un intérêt plus direct. Heureusement pour l’histoire du progrès, il se rencontre des hommes qui ne reculent pas devant l’impossible, et l’Amérique, on peut le dire à sa gloire, est peut-être la terre la plus féconde en héros de ce genre.

En 1850, le vieux Thomas Benton présenta au congrès le premier bill relatif à l’établissement d’une voie ferrée se dirigeant vers le Pacifique. N’osant toutefois aborder de front le plan, jugé irréalisable, d’une ligne directe et non interrompue, il tourna la difficulté en proposant de construire la sienne dans les endroits praticables seulement et de relier entre eux ces différens tronçons, dans les passages trop difficiles, au moyen de chaussées ordinaires. Ce bill, protégé contre l’oubli par l’autorité du nom de Benton et soutenu plus fortement encore par les événemens qui transformèrent si vite la Californie, finit par donner des résultats sérieux : en mars 1853, le congrès vota une somme de 150,000 dollars (750,000 fr.) pour l’étude de la meilleure route à travers le continent du nord. Dans la même année, six expéditions différentes s’organisèrent sous la conduite des ingénieurs Stevens, Mac Clellan, Saxton, Gunnison, Beckwith, Wipple, Williamson et Pope. Elles furent suivies en 1854 de trois autres expéditions, le congrès ayant alloué une nouvelle subvention de 190,000 dollars (950,000 fr.) pour achever les études commencées.

Dix routes différentes, situées entre les 32e et 49e parallèles et partant de points qui s’étendaient depuis Fulton (Arkansas) jusqu’à Saint-Paul (Minnesota) pour aboutir toutes à l’Océan-Pacifique, entre la baie de San-Diego (Basse-Californie) et Puget-Sound (territoire de Washington), furent ainsi simultanément étudiées. Les résultats de ces pénibles travaux, qui avaient coûté près de 2 millions de francs, ont été consignés dans un magnifique recueil, composé de treize volumes grand in-quarto, orné de cartes, de plans et de dessins, et formant au point de vue de l’histoire naturelle et de la topographie la base la plus sérieuse de connaissances sur l’intérieur de l’Amérique septentrionale. Les routes étudiées différaient en longueur de 1,533 à 2,290 milles; mais les divers explorateurs n’en concluaient pas moins à la possibilité de conduire un chemin de fer depuis le Mississipi jusqu’au Pacifique. C’était un grand pas de fait. L’entreprise, ainsi ébauchée, en resta là pendant une dizaine d’années. Le parti du sud, alors au pouvoir, représenté au département de la guerre par Jefferson Davis, prétendait choisir les tracés qui se rapprochaient le plus de ses territoires; le parti républicain de son côté, ne consultant aussi que ses intérêts, agissait dans le sens contraire, et pendant quelque temps on put croire que d’énormes dépenses de travail et d’argent avaient été faites en pure perte.

A mesure que les années s’écoulèrent, les raisons de mettre les deux océans en prompte communication devinrent de plus en plus pressantes. L’importance des états de l’ouest, de la Californie particulièrement, s’accrut de jour en jour. Dès 1861, on évaluait à 217 millions de francs le produit annuel des mines de métaux précieux exploitées dans les états du Pacifique[3], et des populations entières se précipitaient vers ces terres, qui semblaient dispenser la richesse à tout homme hardi et intelligent. Restait cette grave question de finances : qui allait fournir les premiers 125 millions jugés alors nécessaires pour faire le premier pas sur cette route dangereuse, c’est-à-dire pour franchir les plateaux de la Sierra-Nevada? Les Californiens, habitués depuis la découverte de l’or à compter par millions et naturellement les plus intéressés dans la question, ne désespérèrent pas de pouvoir recueillir cette somme : ce furent eux qui les premiers tentèrent l’exécution pratique de la grande entreprise.

Un ingénieur civil, Thomas Judah, homme habile et d’un ferme courage, convaincu surtout et persévérant, eut l’adresse d’amener à ses vues quelques capitalistes de Sacramento, les Huntington, Crocker et autres; il leur persuada de lui procurer les fonds nécessaires pour étudier sur les lieux mêmes le passage des sierras. Il partit dans l’été de 1860, et, après avoir affronté des fatigues sans nombre, il revint quelques mois plus tard, plus ardent que jamais et insistant de nouveau auprès de ses amis sur la nécessité de consacrer une seconde campagne à l’exploration commencée par lui. Son enthousiasme fut contagieux, et au printemps de 1861 se formait à Sacramento, d’après les conseils de Judah, la compagnie du chemin de fer Central du Pacifique ; puis Judah se mit de nouveau en route pour les montagnes. Le rapport publié par lui à son retour fut concluant sur la question qui paraissait la plus insoluble : il prouva qu’il était possible de traverser la Sierra-Nevada à une hauteur de 7,000 pieds et avec une base de 70 milles au moyen de rampes dont les plus fortes ne dépasseraient pas 105 pieds par mille.

Les explorations de Judah ne s’étaient étendues que jusqu’à 125 milles de Sacramento. Pour ce qui concernait la route depuis le versant opposé de la montagne jusqu’au Lac-Salé, on s’en rapportait aux plans du lieutenant Beckwith, l’un des chefs d’expédition en 1854. L’objet principal néanmoins avait été pleinement atteint: il était démontré, à l’entière satisfaction de ceux qui y prenaient un intérêt actif, qu’on pouvait franchir la sierra en chemin de fer et établir ainsi des communications faciles entre la Californie et le Nevada. Il n’est pas inutile de faire observer à ce sujet que les mines d’argent de ce dernier état avaient pris une grande extension, et que d’autres veines, également abondantes, venaient d’être découvertes sur le versant oriental des sierras. On estimait que, dès l’ouverture du service, le chemin de fer Central serait chargé du transport des métaux précieux, acquittant à eux seuls un droit annuel d’environ 25 millions de francs. Quant aux frais de construction de la ligne, Judah les évaluait à 63 millions de francs pour l’ensemble des travaux ordinaires (140 milles), et à 750,000 francs par mille pour les endroits les plus difficiles du tracé. Les directeurs se déclarèrent satisfaits et du rapport et de ces conclusions. Ils ne mirent aucunement en doute l’exactitude des données pratiques fournies par l’ingénieur non plus que la possibilité de réunir tous les capitaux nécessaires pour mettre leur projet à exécution.

A partir de ce moment, on ne perdit plus de temps; on était bien résolu d’aller en avant. La froideur des San-Franciscains, qui ne se rallièrent que plus tard à l’entreprise, ne découragea point les capitalistes ce Sacramento. C’était le 1er octobre 1861 que Judah avait lu son rapport au comité. Le 11 du même mois, il se rendit à Washington en qualité d’agent de la compagnie et chargé de pouvoirs et d’instructions pour solliciter le concours du gouvernement central.

Le moment ne paraissait guère bien choisi pour remplir une semblable mission. L’Amérique venait de se partager en deux camps, le nord et le sud. Il n’y avait plus d’intérêt et de passion que pour les questions politiques. Toutefois le chemin de fer du Pacifique eut la bonne fortune de fixer à ce dernier point de vue l’attention publique. Les mines en quelque sorte inépuisables de l’ouest étaient seules en état de pourvoir aux exigences de la guerre civile. La Californie était, à proprement parler, le coffre-fort de la république. Il importait de mettre ses trésors en sûreté, et le seul moyen d’arriver à ce but était d’ouvrir au plus vite des communications directes, rapides, sûres et faciles entre les états du nord et ceux du Pacifique. Il faut ajouter aussi que l’on s’était à cette époque accoutumé en Amérique à ne compter que par millions et milliards. Jamais, depuis que le monde existe, on n’avait dépensé autant d’argent pour les entreprises les plus gigantesques que les Américains n’en dépensèrent en peu d’années pour s’entretuer. Des sommes énormes dont l’énoncé en temps de paix aurait fait hésiter les financiers les moins timides, et qui dans le congrès aurait certainement soulevé des discussions interminables, passaient pour ainsi dire inaperçues. Le chemin de fer du Pacifique fut regardé comme une nécessité militaire. C’en fut assez pour justifier tout ce qu’on pouvait tenter ou dépenser en sa faveur. Le bill relatif à la construction de la ligne et à la subvention de l’état fut soumis au congrès par l’intermédiaire d’Aaron Sergent, représentant de la Californie; il passa sans trop de difficulté, et fut, le 1er juillet 1862, approuvé par le président Abraham Lincoln. Divers amendemens, votés successivement le 3 mars 1863, le 2 juillet 1864, le 3 mars 1865 et le 3 juillet 1866, complétèrent l’acte du congrès. La libéralité des subventions qu’il accordait dut satisfaire les plus exigeans directeurs de la compagnie.

L’acte du congrès autorisait l’établissement d’une ligne principale allant de San-Francisco à Omaha (Nebraska), et de trois sections. La grande ligne prenait le nom de chemin de fer national du Pacifique; elle se subdivisait en deux parties, le chemin de fer Central et le chemin de fer de l’Union. La compagnie autorisée à construire la première devait prendre Sacramento pour point de départ et se porter directement, à travers la Californie, le Nevada et l’Utah, à la rencontre du tracé de l’Union; ce dernier, partant d’Omaha, se dirigerait vers l’ouest en suivant autant que possible la ligne droite entre Omaha et le Lac-Salé. Les subventions du gouvernement devaient être allouées aux deux compagnies en proportion directe de la longueur de ligne établie par chacune d’elles. Les points de départ seuls étaient fixés de manière à ce que la compagnie qui serait la plus active aurait la plus forte part dans la distribution des secours. Cette précaution avait été prise en vue d’imprimer aux travaux la plus grande diligence possible; elle produisit le résultat qu’on en espérait. Les différentes dates de paiement devaient être réglées sur le rapport d’une commission spéciale nommée par le gouvernement et chargée de la haute surveillance. Chaque fois que cette commission informait le gouvernement qu’une section de 20 milles venait d’être terminée, et qu’elle formait sous tous les rapports un chemin de première classe, la subvention partielle devait être versée à la compagnie. Enfin, comme dernière garantie contre les abus de l’administration centrale et pour sauvegarder pleinement les intérêts du public, l’état imposa d’office deux directeurs à chacune des compagnies. Ces fonctionnaires devaient siéger avec le comité ordinaire, vérifier les comptes et tenir régulièrement les actionnaires et le gouvernement au courant des affaires. La ligne entière devait, sous peine de confiscation, être terminée le 1er juillet 1876.

À ces conditions, et à d’autres encore d’un intérêt secondaire que je passe sous silence, les États-Unis concédaient les subventions et privilèges qui suivent au chemin de fer du Pacifique : 1° concession gratuite de 12,800 acres[4] de terrains adjacens à la ligne pour chaque mille, ce qui donnait pour le parcours entier un total de 16 millions d’acres de terrain, évalués, selon l’estime de 2 dollars 1/2 l’acre, à 40 millions de dollars (200 millions de francs) ; 2° un emprunt sous forme d’obligations d’état, remboursable en trente-six ans, à 6 pour 100 d’intérêt payable par le trésor public, et s’élevant à près de 30,000 dollars par mille de voie, soit pour toute la ligne à 275 millions de francs. La délivrance de cette subvention ne devait pas se faire dans la même proportion sur tous les points de la ligne ; les ouvrages les plus pénibles, tels que le percement de la Sierra-Nevada et celui des Montagnes-Rocheuses, avaient droit à une rétribution de 48,000 dollars (240,000 francs) par mille, ceux qui, offrant moins de difficulté d’exécution, exigeaient encore des frais extraordinaires, à 32,000 dollars (160,000 francs) par mille, le reste enfin à 16,000 dollars (80,000 francs) par mille; 3° le privilège d’émettre des obligations pour une somme égale à l’emprunt et ayant priorité sur ce dernier; ces obligations étaient remboursables en trente ans, et portaient un intérêt de 6 pour 100 par an; elles équivalaient, comme l’emprunt, à une somme d’environ 55 millions de dollars (275 millions de francs).

Les deux compagnies entraient donc en campagne pourvues ensemble d’un capital nominal et d’un crédit estimé au pair à 150 millions de dollars (40 millions de terrains, 55 de subvention officielle et autant d’obligations à émettre), soit 750 millions de francs. Les frais généraux de construction, y compris les bâtimens de toute sorte et le matériel, étaient évalués à 50,000 dollars par mille, c’est-à-dire pour la distance totale de San-Francisco à Omaha à 94,900,000 dollars (474,500,000 fr.). Ces chiffres ne sont pas d’une exactitude rigoureuse, bien entendu : pour qu’ils le fussent, il faudrait attendre la publication des comptes de la compagnie; mais ils serviront à donner une idée suffisante de la munificence du gouvernement américain et de la situation financière des deux compagnies au moment où les travaux allaient être commencés d’une manière sérieuse. Faisons pourtant remarquer que cette situation n’était pas aussi brillante qu’elle le paraît au premier abord : les terrains alloués aux compagnies et figurant sur leur actif pour 40 millions de dollars ne représentaient en réalité qu’une valeur future, car il était impossible d’en disposer autrement qu’en faibles parcelles, et au fur et à mesure que l’avancement de la voie les rendrait accessibles; de plus l’emprunt et les obligations ne se vendant pas au pair, ils eurent à subir une dépréciation d’environ 10 pour 100, et les obligations ne furent pas toujours d’un placement facile.

Telle qu’elle était, l’affaire n’en restait pas moins superbe, et l’on ne perdit pas de temps pour en tirer tout le parti possible. On trouva aisément des personnes honorables, dont les noms offraient des garanties solides, pour placer à la tête des deux compagnies. Le général John Dix accepta la présidence de celle de l’Union; M. Thomas Durant en fut nommé vice-président et directeur général. Celui-ci devint bientôt l’âme de l’entreprise, de hautes fonctions militaires et diplomatiques ayant obligé le général Dix à sacrifier sa position aux devoirs publics. En Californie, on choisit MM. Leland Stanford et Huntington comme président et vice-président du chemin de fer Central.

Afin de se rendre compte des obstacles que, malgré l’aide énergique du gouvernement, les compagnies eurent à vaincre, il faudrait parcourir les rapports des ingénieurs Judah, Montagne, Gray, Dodge, Evans, Seymour, Reed, Casement et antres. Ils montraient jusqu’à l’évidence, et plus clairement que je ne saurais le faire, l’incommensurable différence des modes de construction d’une voie ferrée dans les pays civilisés avec ceux auxquels on est forcé d’avoir recours au milieu d’un désert de plus de 3,000 kilomètres d’étendue. Le matériel du chemin de fer Central dut être commandé dans les états de l’est, et ne put être amené en Californie que par la voie de mer, après avoir doublé le cap Horn. L’Union, plus favorisée sous ce rapport, n’en eut pas moins d’immenses frais à payer pour le transport de son matériel jusqu’à Omaha, qui n’était encore qu’un simple village dépourvu de toutes ressources. Des convois de vivres et d’approvisionnemens de toute espèce durent constamment suivre les ouvriers ; c’étaient comme autant de villes ambulantes : on voyait dans ces campemens improvisés des églises, des restaurans, des hôtels, des public houses, des bureaux de journaux, des ateliers d’imprimerie, des tripots ; tout cela s’arrêtait quelques jours, au plus quelques semaines, dans le même endroit, et poussait plus loin au fur et à mesure des progrès de la ligne.

On traversa de vastes espaces sans trouver une goutte d’eau. Il fallait creuser sur place des puits artésiens ou pratiquer des rigoles communiquant avec des cours d’eau torrentiels souvent éloignés de plusieurs milles. Puis on avait à se défendre contre les agressions continuelles des tribus indiennes et à maintenir sans cesse l’ordre, chose peut-être la plus difficile, dans cette nuée de travailleurs. La compagnie de l’Union à elle seule n’employa jamais moins de 20 à 25,000 hommes. Et quels hommes ! il faut les avoir vus pour s’en faire une idée. Assurément un grand nombre d’entre eux étaient de braves et honnêtes ouvriers ; mais de quel ramas de gens tarés et sans aveu ils étaient entourés ! Tout individu portait pour sa défense personnelle un et quelquefois deux revolvers, sans compter le bowie-knife obligé. La loi de Lynch, la seule justice applicable en un tel milieu, régnait sans appel. On ne saura jamais ce qu’il y a eu de crimes et d’actes de violence commis dans cet étrange monde ; il fallait une main de fer pour le diriger et maintenir dans ses rangs une apparence d’ordre et de discipline. Disons cependant que les mormons et les Chinois se conduisirent en général d’une manière exemplaire, et qu’il n’y eut presque pas de plainte à formuler contre eux ; ils se distinguaient surtout par leur sobriété, tandis que l’ivrognerie était le vice le plus commun et le plus dangereux de leurs camarades. L’administration du chemin de fer Central n’hésita pas à recourir à la force pour supprimer le débit des liqueurs spiritueuses ; elle fit défoncer les tonneaux de whiskey, et renvoya les marchands se plaindre aux juges de San-Francisco ou de Sacramento. C’était un acte sage, mais d’une illégalité flagrante. La compagnie aima mieux payer des amendes aux plaignans que de souffrir plus longtemps les ravages de l’intempérance parmi les ouvriers. Chose singulière, on n’est pas, sur cette terre classique de la liberté, aussi scrupuleux que nous pourrions l’être en Europe : la violence, si elle est jugée nécessaire, n’y a rien qui blesse, et on la pratique ouvertement. « Je suis d’avis, écrivait l’ingénieur Evans au vice-président Durant, qu’il faut, exterminer les Indiens ou du moins en réduire le nombre au point de les rendre inoffensifs. Pour en arriver là, on doit leur faire une guerre de sauvages et user de moyens que les non-intéressés qualifieront de barbares. Je suis persuadé qu’en fin de compte cette manière d’agir sera au fond la plus charitable et la plus humaine[5]. »

Je ne m’arrête plus aux embarras financiers que les deux compagnies eurent encore à démêler, et dont la principale cause fut la rareté du numéraire durant la guerre civile. Qu’il suffise de dire que ces derniers obstacles furent victorieusement surmontés, et que les travaux purent marcher lentement d’abord, et plus tard avec une rapidité sans égale. J’ai cité plus haut un paragraphe de l’acte du congrès en vertu duquel les subventions de l’état revenaient de droit aux compagnies en raison directe de la longueur de ligne construite par chacune d’elles. Lorsque les deux sections se rapprochèrent de plus en plus l’une de l’autre, cette particularité devint la cause d’une véritable course au clocher. A mesure que les travaux avançaient, on voyait plus clairement dans le public que la voie ferrée du Pacifique était une noble entreprise au point de vue de l’état en même temps qu’une affaire lucrative pour les entrepreneurs. Dans les environs du point de raccord, les terrains ne pouvaient manquer d’acquérir une valeur exceptionnelle. Il était important d’obtenir le contrôle de la section voisine du Lac-Salé, où le trafic devait être considérable. Puis l’amour-propre s’en mêla; ce fut entre les compagnies rivales à qui irait le plus vite. Les extrémités de chaque section présentaient un spectacle des plus curieux; les parties en cours d’exécution depuis Omaha et Sacramento étaient aussi animées que si elles eussent été en pleine exploitation. On ne songeait plus à la dépense : l’essentiel était d’aller vite. Le nombre d’ouvriers employés atteignit en ce moment son maximum ; le matériel et les provisions affluaient vers les points occupés — sans relâche et naturellement pour ainsi dire. Il y eut beaucoup de gaspillage : un train venait-il à dérailler, on se contentait d’en retirer ce qui était entier, laissant le reste pourrir à côté de la voie. On posa deux milles de rails par jour, puis trois, quatre, cinq. On atteignit le maximum le jour dont j’ai déjà parlé, et où l’on mit en place dix milles de rails en onze heures de travail.

Le 10 mai 1869, sept ans en avance sur le terme fixé par l’état, les deux compagnies étaient arrivées au terme de leurs engagemens. Des 1,775 milles formant la distance totale d’Omaha à Sacramento[6], on en avait construit 20 en 1863, 20 autres en 1864, 60 en 1865, 205 en 1866, 291 en 1867, enfin 1,092 dans les derniers seize mois, depuis janvier 1868 jusqu’au commencement de mai 1869.

La section d’Omaha à Ogden, construite par l’Union, a une longueur de 1,030 milles; d’Ogden à Sacramento (section du chemin de fer central), la distance est de 748 milles. Il ne faudrait pas croire cependant que, pour avoir eu moins de chemin à faire, les Californiens aient été battus par les unionistes. C’est le contraire qui est vrai, car en tenant compte des difficultés de passage dans la Sierra-Nevada (les Montagnes-Rocheuses, traversées par l’Union, n’offrent pas les mêmes obstacles), il avait toujours été admis que la plus longue partie du tracé du Pacifique serait construite par cette dernière compagnie. Après avoir franchi la sierra, les Californiens exécutèrent en seize mois 562 milles, tandis que l’Union n’en acheva que 530 dans le même espace de temps.

Les Américains prétendent en manière de proverbe que, pour faire bien, il faut faire vite. Toutefois il n’est guère possible de construire 17 kilomètres de voie ferrée en un jour sans commettre par-ci par-là quelques fautes plus ou moins graves. On peut voir, d’après un grand nombre de faits, à quel point d’insouciance fonctionnaires et employés en étaient venus, combien ils méprisaient le danger et se jouaient de toute responsabilité. Je n’en citerai qu’un seul exemple, relevé par M. Snow, commissaire du gouvernement. « Un mécanicien reçoit l’ordre de faire avancer une locomotive; il s’y refuse en disant qu’elle est en trop mauvais état, et qu’elle éclatera, si on la chauffe. On le renvoie du service. Un second mécanicien reçoit le même ordre, fait la même réponse et partage le sort de son camarade. Enfin un troisième est prêt à obéir. Il part. — Une heure après, la machine faisait explosion, tuant du même coup l’ingénieur, le chauffeur et le mécanicien. Cela se passait à Rawlings-Springs le 13 février 1869. » Aussi la commission de surveillance, présidée parle général G. K. Warren, tout en faisant la part de l’éloge et des encouragemens, fut-elle d’avis que la section centrale devrait encore dépenser 4,493,380 dollars (22 millions environ), et celle de l’Union 6,771,710 (près de 34 millions), pour que le chemin de fer du Pacifique devînt sous tous les rapports, comme l’avait spécifié l’acte du congrès, une ligne de première classe.

Ce reliquat de 56 millions de francs se trouvera certainement, et personne ne peut songer à plaindre les compagnies, qui, à ce qu’il paraît, ont réalisé de grands bénéfices. On ne s’en fâche pas, et on est généralement d’accord que ces bénéfices ont été bien mérités. Ceux qui gagnent beaucoup à la moisson ont risqué leur avoir dans les semailles, et durant toute la durée des travaux ils ont fait preuve de patience et de hardiesse sans se démentir un seul jour. Ils ont accompli une des plus rares œuvres de civilisation des temps modernes, une œuvre qui comporte avec elle tout un monde nouveau d’idées et d’intérêts, et qui amènera, l’on n’en saurait douter, un déplacement considérable de l’équilibre industriel et politique des nations humaines. Ces vastes plaines si fécondes et devenues d’un facile accès, ces terres qui se donnent pour rien et qui nourrissent aisément leurs propriétaires, ces mines dont les richesses paraissent inépuisables, cette contrée enfin où l’homme est libre, appelleront à elles les pauvres et les opprimés. La spéculation ne sera pas seule à s’emparer de l’idée d’une émigration en masse organisée sur une vaste échelle; la philanthropie, il faut l’espérer, aura sa large part dans l’exploitation de ce moyen si sûr et si digne de diminuer le fléau du paupérisme dans l’Occident. Le gouvernement des États-Unis prêtera un concours efficace à ce mouvement, et l’intérieur du continent septentrional verra bientôt s’élever des villes industrieuses et florissantes, rivalisant d’activité, de puissance et de bien-être avec les cités assises sur l’un et l’autre océan. Honneur soit rendu aux hommes qui ont conçu l’idée du chemin de fer du Pacifique! honneur à ceux qui ont dirigé et exécuté l’œuvre! Si leurs noms manquent d’éclat, s’ils sont inconnus à l’Europe, tandis que tout Américain est familier avec celui de M. de Lesseps, c’est qu’en vérité les grandes choses deviennent plus rares chez nous qu’aux États-Unis, et que les Américains, qui font souvent beaucoup de bruit autour de choses mesquines, savent garder une contenance calme en présence d’œuvres vraiment grandes. « Ils ont fait leur devoir, disent-ils des hommes qui les ont accomplies, et la satisfaction de leur conscience doit leur suffire. » — « Et, ajoute la critique, ils ont par la même occasion gagné beaucoup d’argent. »


RODOLPHE LINDAU.

  1. Je relève dans le Journal de Chicago les détails suivans relatifs au fait que je viens de raconter. «Pour poser ces 10 milles de rails dans un jour, 8,500 hommes furent employés. Ils avaient à leur disposition 800 chevaux, 8 locomotives et un grand nombre de charrettes. Cette armée et tout son attirail obligé marchaient à la rencontre d’une armée de force égale. Pour poser, ajuster et fixer les 10 milles de rails, on avait eu besoin de 31,500 traverses, de 4,037 rails, de 8,140 coussinets, de 16,180 rivets et de 120,000 boulons Tout cela arrivait ce jour-là de divers endroits à une distance de 5 à 12 milles du centre d’opération. » Le correspondant spécial de l’Alta California, témoin oculaire de ces derniers travaux, a publié à ce sujet un article fort remarqué et auquel j’ai fait plus d’un utile emprunt.
  2. Le point de jonction définitif entre les deux lignes sera Ogdan, à 53 milles de Promotorv-Point.
  3. La commission de statistique des États-Unis a évalué le rapport total de ces mines pour l’année 1867 à 375 millions de francs. La répartition s’opère ainsi qu’il suit : Californie 125 millions, Nevada 100, Montana 50, Colorado 50, Orégon et Washington 25, Idaho 25. Dans la même année, on a exporté de San-Francisco pour 241,824,620 francs d’argent tout monnayé. En 1866, l’exportation avait été de 20 millions plus forte.
  4. L’acre vaut 40 ares 46 centiares.
  5. Rapport du 15 janvier 1855.
  6. On communique de Sacramento à San-Francisco par bateaux à vapeur; mais un chemin de fer entre les deux villes est en voie d’exécution.