Le Chasseur de scarabées

Traduction par Louis Labat.
Du mystérieux au tragiquePierre Lafitte, Idéal Bibliothèque (p. 71-86).
LE CHASSEUR DE SCARABÉES


— Une curieuse aventure ? fit le Docteur. Oui, mes amis, j’ai eu vraiment une curieuse aventure. Et je n’espère pas avoir jamais la pareille, car il est contraire à tous les principes de la chance que de tels événements se produisent deux fois dans la vie d’un homme. Vous m’en croirez si vous voulez : voici, à la lettre, comment les choses se passèrent.

Je venais d’être reçu médecin, mais n’avais pas encore abordé la pratique, et je logeais en garni dans Gower Street. La numérotation de la rue a changé depuis, mais la maison que j’habitais est la seule avec une bow-window, à gauche en venant du Métropolitain. Une veuve du nom de Murchison gérait l’immeuble : elle avait pour locataires un ingénieur et trois étudiants en médecine. J’occupais une chambre sous les toits, la moins chère de toutes ; et si peu qu’elle me coûtât, c’était encore plus que je ne pouvais me permettre. Mes pauvres ressources diminuaient à vue d’œil, et je sentais plus impérieusement chaque semaine la nécessité de faire quelque chose. Cependant, je répugnais à l’exercice de la médecine, car tous mes goûts me portaient vers la science, et plus spécialement vers la zoologie, pour laquelle j’ai toujours eu un faible. J’avais presque renoncé à la lutte, et me résignais déjà aux misères de l’existence professionnelle, quand je me trouvai, dans des circonstances extraordinaires, au bout de mes indécisions.

Un matin, j’avais mis la main sur un numéro du Standard ; j’en explorais de-ci de-là le contenu, et, les nouvelles faisant défaut, j’allais jeter le journal ; mais, tout d’un coup, en tête de la colonne des annonces, mes yeux rencontrèrent les lignes suivantes :

« On demande, pour un ou deux jours, les services d’un jeune médecin. Indispensable homme vigoureux, maître de ses nerfs, résolu, connaissant l’entomologie, et renseigné de préférence sur coléoptères. Se présenter en personne, aujourd’hui même, avant midi, 77 bis, Brook Street ».

J’ai déjà dit mon goût très vif pour la zoologie. L’étude des insectes m’intéressait entre toutes ; et j’avais, entre tous les insectes, étudié les scarabées. Les collectionneurs de papillons ne manquent pas ; mais les scarabées comptent des variétés infiniment plus nombreuses, et, chez nous, plus accessibles : ce qui explique que j’eusse tourné vers eux mon attention et formé une collection qui comprenait bien une centaine de variétés. Quant aux autres particularités requises dans l’annonce, je me savais capable de dominer mes nerfs, et j’avais gagné le prix du lancement des poids aux épreuves sportives entre hôpitaux. J’étais l’homme manifestement désigné pour la fonction vacante. Cinq minutes plus tard, un cab me portait vers Brook Street.

Chemin faisant, je réfléchissais, tâchant à conjecturer de mon mieux quelle sorte d’emploi pouvait réclamer des qualités aussi singulières. De la vigueur, de la résolution, une éducation médicale, et la connaissance des scarabées… comment se conciliaient entre elles ces diverses exigences ? Puis, il y avait ceci de décourageant que la situation, loin d’être stable, dût, au contraire, prendre fin d’un jour à l’autre. Plus j’y songeais, moins je comprenais ; mais, au bout du compte, j’en revenais toujours à me dire que, quoi qu’il arrivât, je n’avais rien à perdre, puisque j’avais épuisé mes ressources et que n’importe quelle aventure, même désespérée, venait à son heure pourvu qu’elle m’apportât honnêtement quelques souverains. On craint d’échouer quand on peut avoir à payer son échec : la Fortune n’avait rien à tirer de moi en cas d’insuccès. Je ressemblais au joueur décavé à qui l’on permet encore de tenter la chance.

La maison portant le numéro 77 bis de Brook Street était une de ces tristes mais imposantes demeures, brunes de couleur, plates de façade, respectables et solides d’aspect, où se reconnaît le style des George. Un jeune homme en sortait au moment où je descendais du cab, et je le vis s’éloigner rapidement dans la rue. Mais j’observai qu’en passant devant moi il me jeta un regard où la curiosité se mêlait de malveillance. Sa rencontre me parut d’un bon augure : car il avait tout l’air d’un candidat évincé ; et le dépit qu’il ressentait de mon arrivée signifiait sans doute que la place demeurait libre. Je gravis plein d’espoir les larges degrés du perron, et, soulevant le lourd marteau de la porte, je frappai.

Un valet de pied, en poudre et livrée, vint m’ouvrir. Évidemment, j’avais affaire à des gens riches et du grand monde.

— Vous désirez, Monsieur ?… interrogea le domestique.

— J’ai lu dans le Standard

— C’est bien. Lord Linchmere va vous voir à l’instant dans la bibliothèque.

Lord Linchmere ?… Je connaissais le nom, mais il ne me rappelait pour l’instant rien de précis. Je suivis le domestique ; et il m’introduisit dans une vaste pièce meublée de livres, où était assis, derrière un bureau, un homme de petite taille, à la figure avenante, mobile et soigneusement rasée, avec de longs cheveux gris brossés en arrière. Il m’examina des pieds à la tête, d’un œil malicieux et pénétrant, tout en tenant de la main droite ma carte que le domestique lui avait remise. Puis il sourit avec satisfaction, et je compris qu’extérieurement du moins il me trouvait à sa convenance.

— C’est mon annonce qui vous amène, n’est-ce pas, docteur Hamilton ? demanda-t-il.

— En effet, Monsieur.

— Remplissez-vous bien les conditions stipulées ?

— Je le crois.

— Vous êtes un homme solide, si j’en juge sur les apparences ?

— Très solide.

— Et résolu ?

— Il me semble.

— Avez-vous jamais su ce que c’est que de se sentir exposé à un danger imminent ?

— Jamais.

— Croyez-vous qu’en pareil cas vous auriez de la décision et du sang-froid ?

— Je l’espère.

— Et moi, j’en ai la conviction. Ce qui, chez vous, m’inspire surtout confiance, c’est que vous ne prétendiez pas savoir par avance ce que vous feriez dans une situation où vous vous trouveriez pour la première fois. J’ai idée que, dans la mesure où des avantages personnels s’imposent, vous réalisez l’homme que je cherche. Ceci établi, passons au second point.

— Lequel ?

— Parlez-moi des scarabées.

Je le regardai pour voir s’il plaisantait : au contraire, il se penchait avidement par dessus son bureau, et il y avait dans ses yeux comme une angoisse.

— J’ai peur que vous ne sachiez pas grand’chose des scarabées, cria-t-il.

— Mais pardon, Monsieur ! c’est le seul sujet scientifique sur lequel je sache vraiment quelque chose.

— J’ai plaisir à vous l’entendre dire. Parlez-moi donc des scarabées.

Et je lui parlai des scarabées. Je n’affirmerai pas que j’en dis rien de très original ; mais j’en déterminai brièvement les caractères en m’étendant sur l’espèce la plus commune, non sans faire quelque allusion aux spécimens de ma petite collection et à certaine étude sur les Nécrophores que j’avais publiée dans le Journal de la Science Entontologique.

— Quoi ! vous ne seriez pas collectionneur, peut-être ? s’exclama lord Linchmere. Vous ne voulez pas dire que vous soyez vous-même collectionneur ?

Les yeux lui dansaient de joie.

— Mais alors, vous êtes l’homme même que je cherche à Londres. Je pensais bien que parmi cinq millions d’individus il devait exister, cet homme. Le difficile, c’était de mettre la main sur lui. J’ai, en vous trouvant, cette chance extraordinaire.

Il frappa un gong posé sur la table : le domestique apparut.

— Priez Lady Rossiter de vouloir bien venir jusqu’ici, ordonna-t-il.

Peu d’instants après, Lady Rossiter entra dans la chambre. C’était une femme entre deux âges, petite, et qui ressemblait beaucoup à Lord Linchmere avec sa figure toujours en action et ses cheveux grisonnants. Mais l’expression d’angoisse que j’avais observée chez Lord Linchmere se marquait bien davantage chez elle. On eût dit que l’ombre d’un chagrin voilait ses traits.

Au moment Lord Linchmere me présenta, elle tourna pleinement vers moi son visage, et j’aperçus, avec une pénible surprise, au-dessus de son sourcil droit, une entaille à demi cicatrisée longue de deux pouces. Bien qu’en partie dissimulée par du taffetas, je pus me rend compte que la blessure était sérieuse et récente.

— Evelyn, dit Lord Linchmere, le docteur Hamilton réalise de tous points notre programme. Il collectionne les scarabées et leur a consacré plusieurs articles.

— Vraiment ? fit Lady Rossiter. En ce cas, vous avez, je suppose, entendu parler de mon mari. Quiconque s’occupe de scarabées connaît de nom sir Thomas Rossiter.

Un faible rayon de jour commença de déchirer pour moi les ténèbres de cette affaire. Il s’établissait enfin un rapport entre ces gens et les scarabées ! Sir Thomas Rossiter possédait en l’espèce la réputation du savant le plus autorisé au monde. Il avait fait de l’étude des scarabées l’objet même de sa vie, et il avait écrit sur ces insectes un ouvrage qui épuisait la matière. Je me hâtai d’assurer Lady Rossiter que j’avais lu cet ouvrage et l’estimais à sa valeur.

— Connaissez-vous mon mari ? demanda-t-elle.

— Non, répondis-je.

— Vous le connaîtrez, intervint Lord Linchmere, avec décision.

Lady Rossiter, debout derrière le bureau, lui mit sa main sur l’épaule. Ainsi confrontés, il n’y avait pas de doute qu’ils ne fussent frère et sœur.

— Réellement, dit-elle, vous sentez-vous prêt pour cette épreuve, Charles ? C’est généreux à vous, mais vous m’emplissez de crainte.

Sa voix tremblait d’émotion ; et je crus deviner chez lui un trouble égal, nonobstant ses efforts pour n’en laisser rien paraître.

— Oui, oui, ma chère, tout est réglé, convenu ; et, pratiquement, je ne vois pas d’autre moyen.

— Il n’y en a certainement pas d’autre.

— Je ne vous abandonnerai jamais, Evelyn, jamais. Tout marchera bien, comptez-y, tout marchera bien. C’est comme un décret de la Providence qu’un instrument aussi parfait nous tombe dans les mains.

Ma position devenait embarrassante : je sentais qu’on avait momentanément oublié ma présence. Mais lord Linchmere revint tout d’un coup à moi — et à mon engagement.

— Ce que j’attends de vous, docteur Hamilton, c’est que vous vous mettiez entièrement à ma disposition. Je désire que vous m’accompagniez dans un court voyage, que vous restiez sans cesse à mon côté, et que vous me promettiez de faire, sans me poser aucune question, tout ce que je puis avoir à vous demander, si déraisonnable que cela vous semble.

— Voilà qui est beaucoup exiger, répliquai-je.

— Impossible, malheureusement, de m’expliquer davantage, car j’ignore moi-même le tour que prendront les choses. Rassurez-vous, d’ailleurs : je ne vous réclamerai rien que votre conscience n’approuve ; et je vous garantis qu’au bout du compte vous aurez quelque fierté d’avoir contribué à une aussi bonne œuvre.

— En supposant que tout finisse bien, fit Lady Rossiter.

— C’est juste : en supposant que tout finisse bien, répéta Lord Linchmere.

— Et les conditions ? demandai-je.

— Vingt livres par jour.

L’énormité du chiffre me stupéfia, et sans doute mon visage trahit ma surprise.

— Vous n’aurez pas manqué, dit lord Linchmere, d’être frappé, à la lecture de mon annonce, par la rare combinaison de qualités qu’elle exige. Des dons aussi variés veulent qu’on les paye tout leur prix. Je ne vous cache pas que vous aurez une tâche ardue, sinon même dangereuse. Il se peut d’ailleurs qu’un ou deux jours suffisent pour tout terminer.

— Plaise à Dieu ! soupira la sœur.

— Ainsi, docteur Hamilton, puis-je bien compter sur votre aide ?

— N’en doutez pas, répondis-je. Vous n’avez qu’à me dicter mon devoir.

— Et d’abord, vous allez rentrer chez vous, faire un paquet de tout ce qu’il vous faut pour un séjour de peu de durée à la campagne. Nous partirons ensemble de la gare de Paddington cet après-midi à 3 heures 40.

— Et nous irons loin ?

— Jusqu’à Pangbourne. Rendez-vous à 3 heures 30 devant la bibliothèque. J’aurai nos billets. Au revoir, docteur Hamilton ! À propos, il y a deux choses que j’aimerais vous voir emporter si vous les avez : en premier lieu, votre collection de scarabées ; puis, une canne, la plus grosse et la plus lourde possible.


On pense bien que je ne laissai pas de me livrer à mille réflexions depuis l’instant où je quittai Brook Street jusqu’à celui où je retrouvai à Paddington Lord Linchmere. Toute cette fantastique affaire prenait dans mon cerveau mille formes kaléidoscopiques, et je m’en donnai une bonne douzaine d’explications, toutes plus grotesques et improbables les unes que les autres. Pourtant, je sentais que la vérité devait, elle aussi, avoir quelque chose de grotesque et d’improbable. Finalement, je renonçai à tous mes efforts pour trouver une solution et me contentai d’exécuter fidèlement les instructions reçues. Muni d’un sac à main, de la boîte contenant ma collection et d’une canne plombée, j’attendais devant la bibliothèque de la gare lorsqu’arriva Lord Linchmere. Je le trouvai plus petit encore que je ne l’avais cru, frêle et malingre, et dans un état de nervosité visiblement accrue depuis le matin. Il portait un ulster de voyage épais et long, et tenait à la main un solide gourdin en bois de prunelier.

— J’ai les billets, dit-il, en m’emmenant vers le quai. Voici notre train. J’ai retenu un compartiment, car il y a deux choses dont je tiens à vous bien pénétrer durant le voyage.

Les deux choses dont il avait à me « pénétrer » eussent tenu dans une phrase : je devais me rappeler sans cesse que j’étais là pour le protéger, et, conséquemment, ne jamais l’abandonner une minute. Nous touchions presque à destination qu’il me le répétait encore, avec une insistance qui trahissait l’ébranlement de ses nerfs.

— Oui, dit-il enfin, répondant à mon regard plus qu’à ma parole, vous me voyez nerveux, docteur Hamilton. J’ai toujours été timide, et je le dois à ma frêle complexion physique. Mais j’ai l’âme forte, et j’affronterais un danger devant lequel frémirait peut-être un homme moins nerveux que moi. En faisant aujourd’hui ce que je fais, je n’obéis pas à un mouvement spontané, mais bien au sentiment du devoir ; et je brave un risque mortel indubitable. Que l’affaire prenne une vilaine tournure, et j’aurai quelques droits au titre de martyr.

Je commençais à me sentir excédé de ce qu’ainsi l’on me proposât continuellement des énigmes. Je crus le moment venu d’en finir.

— J’estime, Monsieur, déclarai-je, qu’il vaudrait infiniment mieux vous confier entièrement à moi. Je ne saurais vraiment agir de façon efficace si j’ignore quel objet nous avons en vue et où nous allons.

— Pour ce qui est du lieu où nous allons, inutile d’en faire mystère. Nous allons à Delamere Court, résidence de sir Thomas Rossiter, dont vous connaissez si bien l’œuvre. Quant à l’objet de notre visite, je ne sache pas qu’en l’état présent des faits nous ayons rien à gagner, docteur Hamilon, à ce que je vous en fasse pleine et entière confidence. Je puis vous dire que nous agissons j’entends par « nous » ma sœur et moi, qui avons à cet égard des vues identiques — simplement pour prévenir quelque chose comme un scandale de famille. Vous comprendrez par là mon scrupule à vous donner aucune explication qui ne soit pas strictement nécessaire. Il n’en irait pas de même si j’avais à vous demander votre avis. Tout ce que j’attends de vous, dans le cas actuel, c’est une aide active ; et je vous indiquerai, selon les circonstances, la meilleure façon de me la donner.

Cela n’admettait pas de réplique. Aussi bien un pauvre diable peut-il se permettre, pour vingt livres par jour, d’endurer bien des choses ; mais le procédé de Lord Linchmere ne m’en parut pas moins désobligeant. Il entendait faire de moi un instrument aveugle, comme le bâton qu’il tenait. Je réfléchis, cependant qu’un homme aussi sensible devait avoir l’horreur du scandale, et me rendis compte que pour qu’il se livrât entièrement à moi, il lui faudrait n’avoir plus d’autre ressource. Je devais m’en remettre à mes yeux et à mes oreilles du soin de percer le mystère ; mais je savais avec certitude ne pas compter vainement sur eux.

Cinq bons milles séparent Delamere Court de la gare de Pangbourne. Nous fîmes le trajet en voiture découverte. Lord Linchmere demeura tout le temps absorbé dans ses pensées. Il n’ouvrit la bouche qu’au moment où nous touchions presque à destination, et ce fut pour me donner un renseignement qui m’étonna.

— Peut-être ne savez-vous pas, me dit-il, que je suis médecin comme vous ?

— En effet, vous me l’apprenez, Monsieur.

— Oui, j’ai suivi les cours dans ma jeunesse, alors qu’entre la pairie et moi il y avait la place de plusieurs existences. Je n’ai pas eu l’occasion de pratiquer ; mais, tout de même, j’ai trouvé quelque utilité à cette éducation scientifique ; et je n’ai jamais regretté les années consacrées à l’étude de la médecine. Voici les portes de Delamere Court.

Nous étions arrivés devant deux hauts piliers couronnés de monstres héraldiques et flanquant l’entrée d’une avenue sinueuse. Par-dessus les buissons de lauriers et de rhododendrons, je pouvais apercevoir une longue maison à pignons multiples, ceinte de lierre, et qui avait pris le ton chaud, harmonieux et gai des vieilles briques. Mes yeux restaient fixés sur cette délicieuse demeure, quand mon compagnon me tira nerveusement par la manche. — Voilà sir Thomas, murmura-t-il. Parlez-lui de scarabées autant que vous pourrez.

Un personnage grand, mince, singulièrement osseux et anguleux, venait d’émerger d’une brèche dans la haie de lauriers. Il tenait une sorte de petit sarcloir et portait de longs gants de jardinier. Sous le chapeau à larges bords qui l’ombrageait, son visage me frappa par un air d’extrême austérité, avec ses traits irréguliers et durs et sa barbe inculte. La voiture ayant fait halte, Lord Linchmere en descendit vivement.

— Mon cher Thomas, comment allez-vous ? demanda-t-il d’une voix cordiale.

Mais sa cordialité n’éveilla pas d’écho. Le maître de céans m’examinait par dessus l’épaule de son beau-frère, et je saisis des bribes de phrases : « Désirs bien connus… haine des étrangers… intrusion sans excuse… parfaitement inexplicable… » Puis il y eut un colloque à mi-voix entre les deux hommes ; après quoi ils se rapprochèrent ensemble de la voiture.

— Docteur Hamilton, permettez que je vous présente à sir Thomas Rossiter, me dit Lord Linchmere. Vous vous découvrirez avec lui une étroite affinité de goûts.

Je m’inclinai. Sir Thomas, immobile et raide, m’observait sévèrement par-dessous le large bord de son feutre.

— Lord Linchmere m’assure, fit-il, que vous avez, sur les scarabées, certaines connaissances. Que savez-vous donc sur les scarabées ?

— Ce que j’en ai appris dans votre ouvrage sur les coléoptères, sir Thomas, répliquai-je.

— Énumérez-moi les espèces les plus connues des scarabées anglais.

Je ne m’attendais pas à un examen en règle ; par bonheur, j’étais prêt à le subir. Mes réponses durent satisfaire sir Thomas, car ses traits se détendirent.

— Vous semblez, Monsieur, avoir retiré quelque profit de mes livres. Il ne m’arrive pas tous les jours de rencontrer quelqu’un qui prenne un intérêt intelligent à de pareilles matières. On trouve du temps pour des futilités comme le sport ou les relations mondaines, et l’on dédaigne les scarabées. Je puis vous certifier que la plupart des idiots de ce pays ne savent même pas que j’ai fait un livre, ni que j’ai le premier décrit la véritable fonction des élytres. J’ai plaisir à vous voir, Monsieur, et ne doute pas de vous intéresser en vous montrant quelques-uns de mes spécimens.

Il monta dans la voiture, et, tandis que nous roulions vers la maison, il me fit part de ses récentes recherches sur l’anatomie de la coccinelle.

J’ai dit que sir Thomas Rossiter portait un large feutre rabattu sur les yeux. Il l’ôta en entrant dans le vestibule, et je m’avisai d’une particularité que son chapeau m’avait cachée. Son front, naturellement haut, qu’exhaussaient encore ses cheveux rejetés en arrière, était en état de perpétuel mouvement. Par suite d’une infirmité nerveuse, ses muscles, secoués d’un spasme continu, tantôt se contractaient et tantôt produisaient une sorte de remous giratoire dont je n’avais, auparavant, jamais vu l’analogue. Cela me frappa sitôt qu’il se tourna vers nous en nous introduisant dans sa salle d’études ; et l’effet en était rendu plus singulier par le contraste avec la dure fixité des yeux gris, embusqués au fond de deux arcades palpitantes.

— Je regrette, dit-il, que Lady Rossiter ne soit pas ici pour m’aider à vous y recevoir. À propos, Charles, Evelyn ne vous a-t-elle pas fait connaître la date de son retour ?

— Elle avait l’intention de rester à Londres quelques jours encore. Les dames, vous savez, pour peu qu’elles passent de temps à la campagne, ont vite un arriéré d’obligations mondaines. Et beaucoup des vieux amis de ma sœur se trouvent à Londres en ce moment.

— Elle est libre, et je ne veux pas déranger ses projets ; mais je serai heureux de la revoir. La maison me paraît vide sans elle.

— Je m’en doutais un peu, et c’est l’une des raisons qui m’amènent. Mon jeune ami le Docteur Hamilton s’intéresse si vivement aux questions dont vous avez fait votre domaine que je pensais bien ne pas vous contrarier en le priant de m’accompagner.

— Je mène une vie retirée, docteur Hamilton, et mon aversion pour les étrangers va toujours augmentant, confessa notre hôte. Je me suis demandé parfois si mon système nerveux ne laissait pas à désirer. Mes voyages de recherches m’ont conduit, dans ma jeunesse, en bien des pays insalubres où règne la malaria. Mais un confrère en entomologie est toujours le bienvenu, et vous me ferez le plus grand plaisir si vous voulez jeter un coup d’œil sur ma collection, que je puis, je crois, sans exagération, considérer comme la plus belle d’Europe.

Cela, certes, ne faisait aucun doute. Il possédait un vaste « cabinet » de chêne, disposé en tiroirs peu profonds, où s’alignaient, dûment classifiés et étiquetés, des scarabées de tous les coins du monde, noirs, bruns, bleus, verts, ou nuancés à l’infini. De ci de là, sa main glissait par-dessus les rangées d’insectes immobiles au bout de leurs tiges ; et saisissant un spécimen rare, le maniant avec la délicatesse et le respect qu’il eût montrés pour une relique, il m’en détaillait les caractéristiques, me disait les circonstances qui l’en avaient rendu possesseur. Oui, sûrement, il ne trouvait pas tous les jours un auditeur sympathique ; et il parla jusqu’à ce que, le crépuscule d’un jour de printemps ayant fait place à la nuit noire, le gong sonnât l’heure de s’habiller pour le dîner. Lord Linchmere, cependant, ne soufflait mot ; mais il ne quittait pas d’une semelle son beau-frère ; et je le surprenais constamment qui, d’un coup d’œil à la dérobée, lui fouillait le visage. Lui-même, ses traits décelaient une émotion violente : crainte, sympathie, attente, j’y pouvais tout lire. Lord Linchmere redoutait et prévoyait à coup sûr quelque chose ; mais en quoi consistait ce quelque chose, je n’arrivais pas à l’imaginer.

La soirée se passa tranquille, mais agréable, et je me serais senti tout à fait à l’aise si je n’avais eu l’impression d’une tension continue chez Lord Linchmere. Notre hôte, lui, gagnait à se faire connaître. Il ne cessait pas de nous entretenir avec affection de sa femme absente et de son petit garçon parti récemment pour le collège. Sans eux, disait-il, la maison n’était plus la même ; s’il n’avait eu ses études scientifiques, il n’aurait su comment tuer ses journées. Après le dîner, il nous tint un moment compagnie dans la salle de billard, et, finalement, alla se coucher de bonne heure.

Alors, pour la première fois, je vins à concevoir des soupçons sur l’état mental de Lord Linchmere. Notre hôte une fois retiré, Lord Linchmere me suivit dans ma chambre.

— Docteur, marmonna-t-il précipitamment, il faut que vous veniez avec moi. C’est chez moi que vous aurez à passer la nuit.

— Que voulez-vous dire ?

— J’aime mieux ne pas m’expliquer. Ceci fait partie de vos devoirs. Ma chambre touche à la vôtre ; vous pourrez rentrer chez vous au matin, avant que le domestique vienne vous éveiller.

— Mais pourquoi ? demandai-je.

— Parce que, dit-il, le fait de rester seul me rend nerveux. C’est une raison, s’il vous en faut une.

— Fantaisie de maniaque, pensai-je.

Mais l’argument des vingt livres prévalait contre bien des objections. J’accompagnai chez lui Lord Linchmere.

— La chambre n’a qu’un lit, fis-je observer.

— Un seul de nous l’occupera, répliqua-t-il.

— Et l’autre ?

— L’autre montera la garde.

— En vérité ? On croirait que vous vous attendez à une attaque.

— Peut-être.

— En ce cas, pourquoi ne pas fermer à clef votre porte ?

— Peut-être ai-je envie d’être attaqué.

Ceci confinait de plus en plus à l’extravagance. Il n’y avait pourtant rien à faire que se soumettre. Je haussai les épaules et m’assis dans le grand fauteuil devant la cheminée vide.

— Alors, je dois rester à veiller ? déplorai-je.

— Nous nous partagerons la nuit. Si vous veillez jusqu’à deux heures, je prendrai mon tour ensuite.

— Très bien.

— Vous m’appellerez à deux heures.

— Sans faute.

— Vous tiendrez vos oreilles ouvertes. Et si vous surprenez le moindre bruit, vous m’éveillerez à la seconde. Vous m’entendez bien : à la seconde ?

— Comptez sur moi.

Et je m’efforçai de prendre, moi aussi, un air grave.

— Surtout, pour l’amour de Dieu, gardez-vous de dormir ! conclut Lord Linchmere.

Puis, n’ayant retiré que son habit, il releva sur lui la couverture du lit et s’apprêta à prendre un peu de repos.

Ce fut pour moi une veillée mélancolique, et dont la mélancolie s’augmentait de ce que je la sentais folle. À supposer que Lord Linchmere eut, d’aventure, quelque raison de se croire en danger dans la maison de sir Thomas Rossiter, pourquoi diable négligeait-il de se protéger en verrouillant sa porte ? Son désir de se voir attaqué était simplement absurde. Quel motif pouvait-il avoir de désirer une attaque ? Et de qui désirait-il qu’elle lui vînt ? Apparemment, Lord Linchmere obéissait à une lubie singulière, dont le résultat était qu’un prétexte imbécile me privait d’une nuit de sommeil. Cependant, si déraisonnables fussent-elles, j’avais pris mon parti d’exécuter ses instructions à la lettre aussi longtemps qu’il me garderait à son service. Et je demeurai donc près de la cheminée vide, l’oreille tendue aux carillons d’une pendule qui, loin, quelque part, dans le corridor, marquait d’un gargouillis tous les quarts d’heure. Ce fut une interminable veillée. Sauf la pendule, rien ne troublait le silence de la vaste maison. Une petite lampe, de la table où elle était posée à côté de moi, projetait un rond de lumière sur mon fauteuil et laissait dans l’ombre les coins de la pièce. Sur le lit, Lord Linchmere respirait péniblement. Je lui enviais son calme sommeil, et mes paupières s’abaissaient de temps à autre ; mais toujours le sentiment du devoir me soutenait, et je me redressais, je me frottais les yeux, je me pinçais, résolu à monter jusqu’au bout cette faction ridicule.

J’y réussis. Du fond du corridor, la pendule carillonna deux heures. Alors, j’étendis la main sur le dormeur. Il se redressa instantanément, et sa figure manifesta l’émotion la plus vive.

— Vous avez entendu quelque chose ?

— Non, Monsieur. Il est deux heures.

— Je prends la garde. Vous pouvez vous coucher.

Je m’allongeai sous la couverture, comme il l’avait fait, et ne tardai pas à m’assoupir. La dernière chose dont j’eus conscience, ce fut le rond de lumière, et, à son centre, la petite silhouette cassée en deux, la figure tirée et anxieuse de Lord Linchmere.

Combien de temps je dormis, je l’ignore. Une brusque secousse à la manche m’éveilla en sursaut. L’ombre régnait dans la pièce ; mais une forte odeur d’huile m’avertit que la lampe venait seulement d’être éteinte.

— Vite ! vite ! me glissait dans l’oreille la voix de Lord Linchmere.

Je bondis hors du lit. Lord Linchmere me saisit le bras.

— Par ici ! murmura-t-il.

Et il m’entraîna vers un angle de la chambre.

— Chut ! Écoutez !

Au milieu de la grande paix nocturne, j’entendis nettement des pas s’approcher dans le corridor : des pas furtifs, étouffés et intermittents, comme ceux d’un homme qui, après chaque enjambée, fait par prudence une pause. Quelquefois, toute une minute s’écoulait sans le moindre bruit ; puis, une rumeur sourde, un craquement léger annonçaient une nouvelle avance. Mon compagnon tremblait de fièvre ; sa main, cramponnée à mon bras, avait les soubresauts d’une branche dans le vent.

— Qu’y a-t-il ? chuchotai-je.

— C’est lui !

— Sir Thomas ?

— Oui.

— Que veut-il ?

— Taisez-vous ! Et ne bougez pas sans que je vous le dise.

Je devinai qu’on tâtait la porte. La poignée joua, presque silencieusement ; et je vis s’indiquer, longue et pâle, une raie de lumière. Dans le corridor brûlait une lampe lointaine : cela suffisait tout juste pour que, du fond de la chambre obscure, l’extérieur devînt visible. Puis, la raie s’élargit, s’élargit encore, très doucement, très progressivement ; et sur le fond de clarté se profila un homme. Et l’homme s’accroupissait, se tassait sur lui-même, si bien qu’on eût cru voir l’ombre d’un nain obèse et difforme. Lentement, la porte s’ouvrit toute large, encadrant cette apparition sinistre. Et alors, tout d’un coup, l’homme accroupi s’élança. Ce fut comme le bond d’un tigre à travers la chambre. Puis, il y eut trois coups terribles frappés sur le lit avec un objet pesant.

La stupeur me paralysait. Je restais cloué sur place. D’un cri, mon compagnon me rendit à moi-même, en m’appelant au secours. La porte ouverte laissait entrer assez de lumière pour me permettre de distinguer les contours des choses : et j’aperçus le petit Lord Linchmere qui, les bras noués au cou de son beau-frère, s’accrochait vaillamment à lui, comme un bull-terrier de combat s’accroche des dents à un limier. Long et osseux, l’autre se débattait, se tournait, se retournait, cherchant à empoigner son adversaire ; mais celui-ci, l’ayant vigoureusement agrippé par derrière, ne lâchait pas prise, bien qu’il montrât, par ses appels épouvantés combien il jugeait la lutte inégale. J’accourus à la rescousse, et nous finîmes par coucher à terre sir Thomas, qui, pour ma part, m’avait mordu à l’épaule. Malgré ma jeunesse, ma vigueur et mon poids, il ne me fallut rien moins qu’un corps à corps désespéré pour triompher de sa frénésie. À la fin, nous lui liâmes les bras avec la cordelière de sa robe de chambre. Je lui tins les jambes tandis que Lord Linchmere essayait de rallumer la lampe. Cependant, des pas pressés résonnaient dans le corridor : attirés par nos cris, le maître d’hôtel et les deux autres domestiques firent irruption dans la chambre. Nous n’eûmes plus de peine, avec leur aide, à maîtriser notre prisonnier, qui gisait sur le parquet, les yeux en feu, l’écume aux lèvres. Un simple coup d’œil permettait de se rendre compte que l’on avait affaire à un fou furieux ; le lourd marteau tombé au pied du lit attestait ses intentions meurtrières.

— Pas de violence ! nous dit Lord Linchmere, comme nous relevions le malheureux, qui luttait encore. Une période d’abattement va suivre la crise. Je crois que la voilà déjà qui vient.

En effet, les convulsions diminuèrent, la tête, comme appesantie de sommeil, retomba sur la poitrine. Nous transportâmes lord Rossiter dans son appartement et l’étendîmes sur son lit, inanimé, la respiration haletante.

— Que deux hommes restent à le veiller, prescrivit Lord Linchmere. Et maintenant, docteur Hamilton, ajouta-t-il, si vous voulez bien revenir dans ma chambre, je vous donnerai une explication que mon horreur du scandale m’a peut-être fait différer trop longtemps. Advienne que pourra, vous n’aurez jamais lieu de regretter ce que vous aurez fait cette nuit.

Et quand nous fûmes seuls :

— Quelques mots, poursuivit-il, vous mettront au courant de toute l’affaire. Mon pauvre beau-frère est le meilleur garçon du monde, le plus affectueux des maris, le plus digne des pères. Mais il descend d’une famille marquée du sceau de la folie. Plus d’une fois déjà il a eu de ces accès homicides, d’autant plus tristes qu’il s’attaque de préférence aux personnes qu’il aime le mieux. Nous n’avons envoyé son fils au collège que pour le préserver du danger ; et il a dirigé l’une de ses tentatives contre sa femme, ma sœur, qui a pu s’enfuir avec les blessures dont vous avez vu les marques sur elle, hier, à Londres. Vous supposez bien qu’à ses heures de bon sens il n’a de tout cela nulle conscience, et qu’il rirait si l’on venait prétendre qu’il fût capable en certains cas de faire du mal aux gens qu’il aime. Une des caractéristiques habituelles de ces sortes de maladies, c’est l’impossibilité absolue d’en convaincre les malades.

Naturellement, nous nous préoccupions avant tout d’empêcher qu’il n’en vînt au crime. Mais l’affaire n’allait pas toute seule. Il vit en reclus et ne voit pas de médecins. Il importait cependant qu’un médecin pût avoir la certitude de sa folie ; car, sauf en de très rares occasions, il est sain d’esprit comme vous et moi. Heureusement, divers symptômes signalent toujours l’approche de ses crises et nous prémunissent contre le danger. Telle est plus spécialement cette contorsion nerveuse du front que vous aurez remarquée. Ce phénomène précède régulièrement de quatre à cinq jours un accès furieux. La dernière fois qu’il se produisit, Lady Rossiter partit pour Londres sous un prétexte quelconque et se réfugia dans ma maison de Brook Street.

Il me restait à faire devant un médecin la preuve de la folie de sir Thomas, condition indispensable pour le mettre hors d’état de nuire. Mais, d’abord, comment faire entrer chez lui un médecin ? Je me rappelai sa passion pour les scarabées et sa sympathie pour quiconque la partage. J’insérai une annonce dans les journaux ; et j’eus la chance de vous trouver. Il me fallait un gaillard de bonne trempe, car je savais que la folie de sir Thomas ne pouvait se manifester que par une tentative de meurtre, et j’avais toutes raisons de croire qu’elle me viserait, puisqu’aux heures de crise il a pour moi l’affection la plus vive. Cette tentative, je ne savais pas si elle se produirait de nuit ; je le présumais, car, en général, ces sortes de crises éclatent vers l’aube. Bien que très nerveux moi-même, je ne voyais aucun autre moyen de soustraire ma sœur à l’effroyable danger qui la menaçait. Je ne vous demande pas si vous consentez à signer ce certificat d’aliénation mentale.

— Sans nul doute. Mais il faut deux signatures.

— Vous oubliez que moi aussi j’ai le diplôme de médecin. Voici les papiers, sur cette table. Si vous voulez bien les signer, nous pouvons dès demain faire emmener le malade.

C’est ainsi que je rendis visite à sir Thomas Rossiter, le fameux entomologiste. Ainsi également que je gravis le premier échelon du succès : car Lady Rossiter et Lord Linchmere, devenus pour moi des amis fidèles, n’ont jamais oublié l’aide que je leur ai fournie dans le besoin. Sir Thomas a quitté la maison de santé. On le dit guéri. Je crois néanmoins que si je revenais passer une autre nuit à Delamere Court, je pousserais le verrou de ma porte.