Le Chancellor/Chapitre XXXIX

Hetzel (p. 122-125).

xxxix

— 5 et 6 janvier. — Cette scène nous a profondément impressionnés. La réponse d’Owen, étant données les circonstances, est faite pour accabler les plus énergiques.

Dès que mon esprit a repris quelque calme, j’ai vivement remercié le jeune Letourneur, dont l’intervention m’a sauvé la vie.

« Vous me remerciez, répond-il, quand vous devriez peut-être me maudire !

— Vous, André !

— Monsieur Kazallon, je n’ai fait que prolonger vos misères !

— Il n’importe, monsieur Letourneur, dit alors miss Herbey, qui s’est approchée, vous avez fait votre devoir ! »

Toujours le sentiment du devoir qui soutient cette jeune fille ! Elle est amaigrie par les privations ; ses vêtements, déteints par l’humidité, déchirés par les chocs, flottent misérablement, mais pas une plainte ne s’échappe de sa bouche, et elle ne se laissera pas abattre.

« Monsieur Kazallon, me demande-t-elle, nous sommes destinés à mourir de faim ?

— Oui, miss Herbey, ai-je répondu presque durement.

— Combien de temps peut-on vivre sans manger ?

— Plus longtemps qu’on ne le croit ! Peut-être de longs, d’interminables jours !

— Les personnes fortement constituées souffrent davantage, n’est-ce pas ? dit-elle encore.

— Oui, mais elles meurent plus vite. C’est une compensation ! »

Comment ai-je pu répondre ainsi à cette jeune fille ? Quoi ! je n’ai pas trouvé un mot d’espoir à lui donner ! Je lui ai jeté la vérité brutale à la face ! Est-ce que tout sentiment d’humanité s’éteint en moi ? André Letourneur et son père, qui m’entendent, me regardent à plusieurs reprises avec leurs grands yeux clairs que la faim dilate. Ils se demandent si c’est bien moi qui parle ainsi.

Quelques instants après, quand nous sommes seuls, miss Herbey me dit à voix basse :

« Monsieur Kazallon, voudrez-vous me rendre un service ?

— Oui, miss, ai-je répondu avec émotion, cette fois, et prêt à tout faire pour cette jeune fille.

— Si je meurs avant vous, reprend miss Herbey, — et cela peut arriver, quoi que je sois plus faible, — promettez-moi de jeter mon corps à la mer.

— Miss Herbey, j’ai eu tort…

— Non, non, ajoute-t-elle en souriant à demi, vous avez eu raison de me parler ainsi, mais promettez-moi de faire ce que je vous demande. C’est une faiblesse. Je ne crains rien vivante… mais morte… Promettez-moi de me jeter à la mer. »

J’ai promis, Miss Herbey me tend la main, et je sens ses doigts amaigris presser faiblement les miens.

Une nuit s’est encore passée. Par instants, mes souffrances sont tellement atroces que des cris m’échappent ; puis, elles se calment, et je reste plongé dans une sorte de stupeur. Quand je reviens à moi, je m’étonne de retrouver mes compagnons encore vivants.

Celui de nous qui paraît supporter le mieux ces privations, c’est le maître d’hôtel Hobbart, dont il a été peu question jusqu’ici. C’est un petit homme, de physionomie ambiguë, au regard caressant, souriant souvent d’un sourire « qui ne meut que ses lèvres », les yeux habituellement fermés à demi, comme s’il voulait dissimuler ses pensées, et dont toute la personne respire la fausseté. C’est un hypocrite, j’en jurerais. Et en effet, si j’ai dit que les privations semblent avoir moins prise sur lui, ce n’est pas qu’il ne se plaigne. Au contraire, il gémit sans cesse, mais je ne sais pourquoi ses gémissements me paraissent affectés. Nous verrons bien. Je surveillerai cet homme, car j’ai sur lui des soupçons qu’il est bon d’éclaircir.

Aujourd’hui, 6 janvier, M. Letourneur me prend à part, et, m’emmenant à l’arrière du radeau, il manifeste l’intention de me faire une « communication secrète ». Il désire n’être ni vu ni entendu.

Je me rends à l’angle de bâbord, et, comme le soir commence à se faire, personne ne peut nous voir.

« Monsieur, me dit à voix basse M. Letourneur, André est bien faible ! Mon fils meurt de faim ! Monsieur, je ne puis voir cela plus longtemps ! Non, je ne puis voir cela ! »

M. Letourneur me parle d’un ton où je sens de la colère contenue, et son accent a quelque chose de sauvage. Ah ! je comprends tout ce que ce père doit souffrir !

« Monsieur, dis-je en lui prenant la main, ne désespérons pas. Quelque navire…

— Monsieur, reprend le père en m’interrompant, je ne viens pas vous demander des consolations banales. Il ne passera pas de navire, vous le savez bien. Non. Il s’agit d’autre chose. — Depuis combien de temps mon fils, vous-même et les autres, n’avez-vous mangé ? »

À cette question qui m’étonne, je réponds :

« C’est le 2 janvier que le biscuit a manqué. Nous sommes au 6 janvier. Voilà donc quatre jours que…

— Que vous n’avez mangé ! répond M. Letourneur. — Eh bien, moi, il y en a huit !

— Huit jours !

— Oui ! j’ai économisé pour mon fils ! »

À ces paroles, des pleurs s’échappent de mes yeux. Je saisis les mains de M. Letourneur… Je puis à peine parler. Je le regarde !… Huit jours !

« Monsieur ! lui dis-je enfin, que voulez-vous de moi ?

— Chut ! Pas si haut ! Que personne ne nous entende !

— Mais parlez !…

— Je veux…, dit-il en baissant la voix…, je désire que vous offriez à André…

— Mais, vous-même, ne pouvez-vous… ?

— Non ! non !… Il croirait que je me suis privé pour lui !… Il me refuserait… Non ! il faut que cela vienne de vous…

— Monsieur Letourneur !…

— Par pitié ! rendez-moi ce service… le plus grand que je puisse vous demander… D’ailleurs… pour votre peine… »

Ce disant, M. Letourneur me prend la main et la caresse doucement.

« Pour votre peine… Oui… vous en mangerez… un peu !… »

Pauvre père ! En l’entendant, je tremble comme un enfant ! Tout mon être frémit, et mon cœur bat à se rompre ! En même temps, je sens que M. Letourneur me glisse dans la main un petit morceau de biscuit.

« Prenez garde qu’on ne vous voie ! me dit-il. Les monstres ! Ils vous assassineraient ! Il n’y en a que pour un jour… mais demain… je vous en remettrai autant ! »

L’infortuné se défie de moi ! Et peut-être a-t-il raison, car, lorsque je sens ce morceau de biscuit entre mes mains, je suis sur le point de le porter à ma bouche !

J’ai résisté, et que ceux qui me lisent comprennent tout ce que ma plume ne saurait exprimer ici !

La nuit est venue, avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes. Je me glisse près d’André Letourneur, et je lui présente ce petit morceau de biscuit, « comme venant de moi. »

Le jeune homme se jette dessus. Puis :

« Et mon père ? » dit-il.

Je lui réponds que M. Letourneur a eu sa part… moi, la mienne,… que demain… les jours suivants, je pourrai sans doute lui en donner encore… qu’il prenne !… qu’il prenne !…

André ne m’a pas demandé d’où me venait ce biscuit, et il l’a porté avidement à ses lèvres.

Et ce soir-là, malgré l’offre de M. Letourneur, je n’ai rien mangé !… rien !