Le Chancellor/Chapitre XXIV

Hetzel (p. 76-78).

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— 4 décembre. — Le premier mouvement de révolte a été arrêté par l’attitude énergique du capitaine. Robert Kurtis sera-t-il aussi heureux à l’avenir ? Il faut l’espérer, car l’indiscipline de l’équipage rendrait terrible une situation déjà si grave.

Pendant la nuit, les pompes ne peuvent plus franchir. Les mouvements du navire sont lourds, et, comme il lui est très-difficile de s’élever à la lame, il reçoit des paquets de mer qui l’assomment et pénètrent par les panneaux. Autant d’eau ajoutée à l’eau de la cale.

La situation va bientôt devenir aussi menaçante qu’elle l’était aux dernières heures de l’incendie. Les passagers, l’équipage, tous sentent que ce navire leur manque peu à peu sous les pieds. Ils voient monter lentement, mais incessamment, ces flots qui leur paraissent alors aussi redoutables que l’ont été les flammes.

Cependant, l’équipage travaille toujours sous les menaces de Robert Kurtis, et, bon gré mal gré, les matelots luttent avec énergie, mais ils sont à bout de forces. D’ailleurs, ils ne peuvent épuiser cette eau qui se renouvelle sans cesse et dont le niveau s’élève d’heure en heure. Ceux qui manœuvrent les seaux sont bientôt obligés de quitter la cale, où, déjà immergés jusqu’à la ceinture, ils risquent d’être noyés, et ils remontent sur le pont.

Une seule ressource reste alors, et, le lendemain 4, après un conseil tenu entre le lieutenant, le bosseman et le capitaine Kurtis, la résolution est adoptée d’abandonner le navire. Puisque la baleinière, la seule embarcation qui reste, ne peut nous contenir tous, un radeau va être immédiatement établi. L’équipage continuera de manœuvrer les pompes jusqu’au moment où ordre sera donné d’embarquer.

Le charpentier Daoulas est prévenu, et il est convenu que le radeau sera construit sans retard avec les vergues de rechange et les bois de la drôme, préalablement sciés à la longueur nécessaire. La mer, relativement calme en ce moment, facilitera cette opération, toujours difficile, même dans les circonstances les plus favorables.

Donc, sans perdre de temps, Robert Kurtis, l’ingénieur Falsten, le charpentier et dix matelots, munis de scies et de haches, disposent et taillent les vergues avant de les lancer à la mer. De cette manière, ils n’auront plus qu’à les lier fortement et à disposer un bâtis solide sur lequel reposera la plate-forme du radeau, qui mesurera environ quarante pieds de long sur vingt à vingt-cinq de large.

Nous autres passagers et le reste de l’équipage, nous sommes toujours aux pompes. Près de moi se tient André Letourneur, que son père ne cesse de regarder avec une profonde émotion. Que deviendra son fils, s’il lui faut lutter contre les flots, dans des circonstances où un homme bien constitué ne se sauverait pas sans peine ? En tout cas, nous serons deux qui ne l’abandonnerons pas.

On a caché l’imminence du danger à Mrs. Kear, qu’un long assoupissement tient à peu près sans connaissance.

Plusieurs fois, miss Herbey a paru sur le pont, pendant quelques instants seulement. Les fatigues l’ont pâlie, mais elle est toujours forte. Je lui recommande de se tenir prête à tout événement.

« Je suis toujours prête, monsieur, » me répond la courageuse jeune fille qui retourne aussitôt près de Mrs. Kear.

André Letourneur suit la jeune fille du regard, et un sentiment de tristesse se peint sur sa figure.

Vers huit heures du soir, le bâtis du radeau est presque terminé. On s’occupe de descendre des barriques vides et hermétiquement bouchées, qui sont destinées à assurer la flottaison de l’appareil, et que l’on assujettit solidement entre les bois de la drôme.

Deux heures après, de grands cris se font entendre dans la dunette. Mr. Kear paraît, en criant :

« Nous coulons ! nous coulons ! »

Aussitôt, je vois miss Herbey et Falsten, qui transportent Mrs. Kear inanimée.

Robert Kurtis court à sa cabine. Il en revient aussitôt avec une carte, un sextant et une boussole.

Des cris de détresse retentissent, la confusion règne à bord. L’équipage se précipite vers le radeau, dont le bâtis, auquel la plate-forme manque encore, ne peut le recevoir…

Impossible de dire toutes les pensées dont mon esprit est traversé en ce moment, ni de peindre la rapide vision qui se fait en moi de ma vie tout entière ! Il me semble que toute mon existence se concentre dans cette minute suprême qui va la terminer ! Je sens les planches du pont fléchir sous mes pieds. Je vois l’eau monter autour du navire, comme si l’Océan se creusait sous lui !

Quelques matelots se réfugient dans les haubans en poussant des cris de terreur. Je vais les suivre…

Une main m’arrête. M. Letourneur me montre son fils, tandis que de grosses larmes coulent de ses yeux.

« Oui, dis-je en lui serrant convulsivement le bras. À nous deux, nous le sauverons ! »

Mais, avant moi, Robert Kurtis a rejoint André, et il va le porter dans les haubans du grand mât, quand le Chancellor, que le vent poussait alors rapidement, s’arrête soudain. Une secousse violente se produit.

Le navire s’enfonce ! L’eau me gagne les jambes. Instinctivement, je saisis un cordage… Mais, tout à coup, l’engloutissement s’arrête, et, lorsque le pont est à deux pieds déjà au-dessous du niveau de la mer, le Chancellor reste immobile.